Archives des Entrevues - Le Délit https://www.delitfrancais.com/category/entrevues/ Le seul journal francophone de l'Université McGill Wed, 25 Oct 2023 12:37:01 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.4.4 Des nuages aux abysses https://www.delitfrancais.com/2023/10/25/des-nuages-aux-abysses/ Wed, 25 Oct 2023 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=53032 Entrevue avec le duo de musique instrumentale Luminescent.

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Le 5 octobre dernier, Luminescent sortait son deuxième album Abysses. Ce duo de musique instrumentale, formé en 2015 et basé à Montréal, est composé de deux musiciens aux instruments complémentaires : Pierre-Olivier Bolduc au handpan (percussion mélodique en métal) et Coralie Gauthier à la harpe. Le groupe se distingue par ses sonorités originales mélangeant éléments de musique contemporaine, comme le jazz, et musique ancienne. Le Délit s’est entretenu avec le groupe à l’occasion de ce nouvel album.

Le Délit (LD) : Après un premier album Nuages sorti en 2017, vous voilà de retour avec une nouvelle offre musicale. Comment vous sentez-vous après la sortie d’Abysses?

Coralie Gauthier (CG) : C’était vraiment l’aboutissement d’un projet à long terme. Cela fait presque deux ans qu’on travaille sur cet album-là, sur l’enregistrement des pièces, le lancement… C’est le fun d’avoir pu montrer ça à tout le monde, aux gens qui nous suivaient depuis notre premier album et qui ont vu l’évolution de notre musique. Ça fait vraiment plaisir.

Pierre-Olivier Bolduc (PB) : On se sent très bien. Un peu épuisés, mais ça s’est très bien passé.

LD : Aviez-vous déjà prévu ce deuxième album après Nuages?

PB : On savait déjà, mais ça a quand même pris plusieurs années avant que ça se manifeste concrètement. On a eu le soutien du Conseil des Arts de Montréal et du Conseil des Arts et des Lettres pour réaliser l’album, donc c’est ça aussi qui nous a donné un bon élan pour tout faire.

CG : Après notre premier album, on s’est dit qu’on allait en lancer un autre, mais la pandémie a ralenti un peu nos affaires. Finalement, c’était un mal pour un bien, parce que ça nous a permis de pousser nos pièces plus loin, d’y intégrer des musiciens invités et plus d’arrangements, ce qui a donné toute sa complexité au nouvel album.

PB : Notre premier album était vraiment plus relax, les musiques étaient plus lentes et un peu plus douces. Là on est vraiment allés plus dans des influences comme le jazz, la musique indonésienne et la musique indienne. C’est une autre aventure, complètement différente de celle du premier album.

LD : Après avoir exploré le ciel, vous vous tournez vers les océans avec Abysses. Faites-vous un lien particulier entre ces deux univers, en établissant une connexion entre vos deux albums?

CG : C’était pas nécessairement prévu que cela donne un parallèle entre les nuages dans le ciel et les abysses dans les profondeurs, mais ce sont des univers qui se complètent bien. On est très inspirés par les éléments de la nature. C’est ce qui guide toutes nos inspirations pour nos pièces et notre univers visuel et créatif. C’est pour cela que l’on a choisi d’aller dans les abysses, parce que cela allait super bien avec notre concept de luminescence : des créatures d’océan qui produisent leur propre lumière. On trouvait cela beau comme image d’imaginer que même dans les endroits les plus sombres, on peut trouver une certaine forme de lumière. La pièce thème de notre premier album s’appelait « Nuages », cela nous faisait penser à une mélodie planante, qui flotte.

« On trouvait cela beau comme image d’imaginer que même dans les endroits les plus sombres, on peut trouver une certaine forme de lumière »

PB : On s’est aussi mis dans le mood avec cet album-là. On est allés faire une résidence de création à Marsoui en Gaspésie, au bord de la mer. On a essayé de se mettre dans le contexte des abysses en essayant d’aller chercher des éléments pour nous inspirer. Certaines couleurs musicales évoquent certaines émotions que l’on peut ressentir par rapport aux abysses.

LD : Avez-vous déjà fait de la plongée?

PB : Je fais beaucoup de snorkelling en surface, mais j’adore l’eau, les sports d’eau. Mon signe astrologique c’est Poissons.

CG : Moi, j’en ai déjà fait une fois et je ne suis pas allée très loin. Je n’ai pas plongé dans les abysses! C’est une expérience qui a beaucoup marqué mon imaginaire.

LD : Avez-vous une relation particulière avec la nature?

PB : J’adore la nature, le plein air pour me ressourcer, me connecter. On est proche de la nature.

CG : C’est pareil pour moi. C’est en partie pour me ressourcer, mais c’est aussi une grande source d’intérêt. Je suis une ornithologue amatrice. Quand je vais faire des marches en forêt avec des amis, je suis toujours derrière, parce que je m’arrête partout pour observer et essayer d’identifier les plantes et les insectes. C’est une source infinie de découvertes.

LD : Quelles sont vos inspirations, à part la nature? Est-ce que les voyages que vous avez fait ont une influence sur vos créations?

PB : Oui, c’est sûr. Aussi, avec la diversité culturelle qu’il y a à Montréal, on a la chance de rencontrer des gens qui viennent de partout dans le monde. C’est ça, la beauté de la chose. On a pu rencontrer des gens qui viennent de loin, et qui ont pu ajouter des couleurs spéciales à notre album.

CG : On peut prendre l’exemple des gamelans balinais [orchestre traditionnel indonésien composé de xylophones, gongs et tambours, ndlr] qui se retrouvent sur notre album : j’ai découvert cela il y a peut-être dix ans lors d’un voyage en Asie. Je tenais vraiment à aller en Indonésie, parce que je voulais les entendre en direct, car ils me fascinaient. C’est ce qui m’a ouvert l’oreille par rapport à ce style particulier. J’ai aussi eu la chance, après mon baccalauréat en musique à Montréal, de prendre des cours de gamelan. Notre collaborateur Arya est le directeur de l’ensemble de l’Université de Montréal. C’est en écoutant de la musique ensemble que l’on décidait ce que l’on voulait intégrer à notre musique, en fonction de ce qui nous plaisait.

PB : Pour la musique indienne, notre autre collaborateur joue une percussion appelée tabla. Cela fait des années que je m’imprègne de cette culture-là dans ma musique ou dans mon enseignement. Par exemple, là-bas, ils enseignent par la voix, avant même de toucher à l’instrument. Cela crée des formes rythmiques intéressantes, que l’on essaye d’intégrer dans notre musique. On a la chance d’avoir un quartier indien à Montréal. Il y a beaucoup de concerts de musique indienne. Nos instruments se marient bien avec ces influences.

LD : Le handpan est un instrument peu connu, comment apprend-on à en jouer?

PB : C’est vraiment intuitif. Cela fait des années que je suis musicien, on dirait que les percussions m’ont mené à ça. C’est le rêve d’un percussionniste d’avoir accès à la mélodie. On a l’impression de jouer du tabla ou du gamelan, mais en plus de ça, on a toutes les notes qui permettent de bien accompagner la harpe. C’est un instrument très riche qui permet beaucoup de possibilités, et c’est moins difficile que d’apprendre la harpe, le violon ou le piano. C’est un instrument qui est plus limité sur le plan des notes et des gammes. C’est un nouvel instrument unique, qui a été créé en 2001 en Suisse, puis qui s’est répandu tranquillement. Je ne sais pas si c’est par sa forme ou son son envoûtant, ou un peu des deux, mais beaucoup de gens y portent maintenant de l’intérêt. C’est un instrument intéressant à regarder visuellement et le son est doux. Il y a quelque chose de réconfortant.

« C’est le rêve d’un percussionniste d’avoir accès à la mélodie »

LD : Dans cet album vous explorez de nouvelles sonorités. Qu’est ce qui le différencie du premier?

CG : Il y a plusieurs choses. On a rajouté cinq instruments que l’on avait pas sur le premier album : les tablas, joués par Saulo Olmedo Evans, les gamelans, joués par Arya Suryanegara, du kalimba, de l’euphone et de la batterie. Cela fait un bel ajout en termes de couleurs, cela a élargi notre palette sonore. Puis, on a voulu intégrer différentes influences. Dans notre premier album, on essayait plus d’établir notre direction artistique, notre style. Dans cet album, on a essayé de repousser nos limites sur les styles et les techniques de jeu. Notre jeu a beaucoup évolué depuis 2017.

PB : Cela nous a permis de montrer l’évolution de notre jeu et nos influences. Lors de mes débuts au handpan, je ne savais pas trop où j’étais situé, sur le plan de mes influences. J’essayais des trucs. Est-ce qu’on arrive vraiment à se démarquer avec cet album-là? Cela reste une musique qui est pratiquement unique. Il faut dire que l’on est l’un des seuls duos actifs de harpe et handpan à travers le monde. C’est pas une fusion qui a été vraiment développée encore.

LD : Composez-vous vos morceaux ensemble?

CG : Cela dépend. Jusqu’à maintenant, on a beaucoup fonctionné à partir de séances d’improvisations. On identifie ce que l’on veut garder. S’il y a des parties qui nous intéressent, on les travaille plus, on les structure et cela finit par faire des pièces. Pour le dernier album, on a fonctionné un peu différemment. Pierre-Olivier composait une pièce et je rajoutais la harpe par-dessus. Puis, je composais une pièce et on ajoutait du handpan par-dessus. On se partage le travail de composition le plus collectivement possible.

« Je ne vais pas savoir ce que je joue, il faut que je fasse confiance à mes mains »

PB : Pour le premier album, je suis arrivé avec beaucoup de mes compositions que l’on a retravaillées. Coralie utilise plus les partitions, moi je suis très intuitif, je ne lis pas la musique. On a deux approches différentes, qui se complètent bien.

CG : Moi, ce projet m’a beaucoup fait travailler l’improvisation et à apprendre les pièces par cœur, parce que je viens d’une formation classique au conservatoire. Cela me fait complètement sortir de ma zone de confort, parce que dans presque toutes nos pièces il y a des longs solos, c’est tout improvisé. Je ne vais pas savoir ce que je joue, il faut que je fasse confiance à mes mains.

PB : Cet album-là m’a donné un grand défi. Cela m’a appris à faire plus de chromatisme [une échelle musicale composée de douze degrés successifs en demi-ton comme les touches d’un piano, ndlr]. Je suis plus percussionniste et on est plus limité pour les mélodies, alors cela m’a un peu appris à plus moduler, à utiliser plus de mélodies.

Vous pouvez retrouver toute la programmation de Luminescent sur leur site internet.

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Addictions, dépendances et obsessions en création littéraire https://www.delitfrancais.com/2023/09/27/addictions-dependances-et-obsessions-en-creation-litteraire/ Wed, 27 Sep 2023 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=52537 Rencontre avec Laurance Ouellet Tremblay.

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Pour cette édition spéciale, Le Délit a rencontré Laurance Ouellet Tremblay, écrivaine et professeure de création littéraire et de théorie psychanalytique à l’Université McGill, dans le but de mieux comprendre les liens entre les sujets de l’addiction, de la dépendance et de l’obsession, et celui de la littérature. La création artistique, à travers divers époques et courants, a souvent été associée à la consommation de substances qui altèrent l’esprit et la perception. Ces substances seraient-elles réellement bénéfiques à la création? D’où l’écrivain d’aujourd’hui tire-t-il son matériau? Ces questions, parmi bien d’autres, seront adressées dans cette entrevue.

Le Délit (LD) : Vous enseignez la création littéraire et la théorie psychanalytique à McGill depuis 2018. Peut-on faire le lien entre votre travail et les sujets de l’addiction, de la dépendance et de l’obsession? D’où vient votre intérêt pour ces thèmes?

Laurance Ouellet Tremblay (LOT) : C’est pas tout à fait en lien, il ne faut pas essayer de tout mettre dans le même panier. Ce qui m’intéresse dans la théorie psychanalytique, c’est qu’on comprend que la cure de la parole, que parler, chez l’humain, peut révéler plusieurs choses, mais on comprend aussi que nous sommes assujettis au langage. Cette condition-là, c’est ce que j’appelle le scandale de la parole créatrice, le fait qu’il faille faire du nouveau avec ce vieux code usé qu’est le langage. Et c’est un peu le paradoxe de l’écrivain, finalement, donc ces questions-là d’écriture et d’assujettissement m’intéressent beaucoup. Maintenant, la dépendance, c’est aussi une forme d’assujettissement, n’est-ce pas? C’est quelque chose qui m’a toujours beaucoup intéressée puisque par nature, je suis intéressée aux œuvres, disons plus radicales, plus expérimentales. Aussi, c’est un fait que chez les écrivains et les artistes, de tout temps, il y a eu une certaine culture de la consommation, pas chez tous et toutes, mais chez certains. C’était un choix qu’ils faisaient consciemment d’aller explorer. Consommer, c’est altérer son esprit, que ce soit par les drogues ou l’alcool. Donc qu’est-ce que ça module dans la création? Qu’est-ce que ça lui permet? Qu’est-ce que ça lui retire? Ce sont ces questions-là, en fait, qui m’intéressaient et je me suis dit que je pourrais monter un cours là-dessus et interroger les œuvres d’écrivains ayant côtoyé ces substances.

« Il faut défaire une certaine idéalisation de ce phénomène-là. Je ne crois pas que l’on écrive de meilleurs poèmes, en tout cas, selon mon expérience, lorsque l’esprit est affecté »

LD : Vous êtes l’autrice de cinq œuvres, dont un recueil de poésie intitulé La vie virée vraie, publié l’année passée. Est-ce qu’on peut retrouver les sujets de l’addiction, de la dépendance et de l’obsession dans vos propres œuvres?

LOT : Oui, dans la dernière, définitivement. Et aussi dans ma vie, dans ma pratique d’écriture. En fait, je suis une poète qui a flirté avec l’altération de l’esprit et qui a vu ce que ça pouvait permettre ou non. Le dernier livre que j’ai écrit a été composé complètement au club de jazz, sous l’influence de la musique jazz live et donc aussi de l’alcool, et sous une certaine influence de la marijuana, je l’avoue, vu que c’est légal maintenant. Il faut défaire une certaine idéalisation de ce phénomène-là. Je ne crois pas que l’on écrive de meilleurs poèmes, en tout cas, selon mon expérience, lorsque l’esprit est affecté. Par ailleurs, le fait d’altérer mon esprit, par exemple dans les soirées jazz, m’amène à vivre des expériences qui ne font pas partie du quotidien, qui ne sont pas dans la routine, des expériences qui sortent de l’ordinaire un peu. Et ça, ça exalte la création. Mais par la suite, c’est le retravail, et ce retravail-là, il se produit lorsque l’on est sobre. Dans mon recueil, je parle de consommation, surtout d’alcool, mais ce n’est pas le thème central, ça fait seulement partie de la vie, finalement.

LD : Est-ce que le fait d’écrire peut devenir lui-même une obsession, une dépendance? Vivez- vous cela vous même en tant qu’écrivaine?

LOT : C’est intéressant. Pas tout à fait, mais j’ai connu des écrivains qui avaient un rapport à l’écriture beaucoup plus invasif, effectivement, beaucoup plus obsessionnel. Mais, comme vous dites, par exemple, le fait de travailler un poème jusqu’à l’épuisement, jusqu’à sa fin, jusqu’à on ne sait pas où, c’est l’expérience de l’écrivain ou de l’écrivaine. Je crois que c’est avec l’expérience qu’on finit par comprendre quand le texte est prêt, quand le texte est mûr, disons-le comme ça. Avant, c’est du tâtonnement, donc oui, ça peut se comparer à un certain type d’obsession qui est très prenant, mais je ne ferais pas de parallèle si direct que ça.

« On est dans une époque où l’autofiction et le rapport à soi sont mis de l’avant, n’est-ce pas? Maintenant, les écrivains trouvent le matériau de leur écriture un peu dans leur quête intérieure »

LD : Pensez-vous que l’écriture peut agir comme échappatoire à l’obsession ou aux addictions?

LOT : C’est complexe. Premièrement, ce qu’il faut comprendre, c’est que dans ma perspective, ce n’est vraiment pas thérapeutique, mais ce n’est en rien un jugement de valeur. C’est plutôt d’observer ce que l’altération de l’esprit permet dans la pratique. Est-ce que l’écriture peut être une échappatoire? Je pense que l’écriture peut avoir une fonction thérapeutique, dans beaucoup de cas : l’écriture en général, l’écriture d’un journal intime, l’écriture d’une lettre, parce qu’elle permet de réfléchir et d’acquérir une certaine distance face au moment vécu. Maintenant, est-ce que l’écriture littéraire peut être une échappatoire aux addictions? C’est intéressant. Dans le cours, on voyait The Recovering de Leslie Jamison. Il y a toute une tradition d’hommes qui ont bu, dans la littérature, mais elle, c’est une femme qui a bu beaucoup lors de ses études en littérature, dans cette volonté d’imitation de Poe, de Kerouac et des écrivains buveurs et fumeurs. Et elle s’est bien rendue compte que ça l’amenait un peu dans le mur, donc elle a arrêté de boire. Et vraiment, d’un point de vue qui n’est pas prosélyte, qui n’essaye pas de convaincre, elle nous raconte son processus dans ce livre autofictionnel. En ce sens-là, l’écriture devient la scène d’exposition de son changement d’habitudes, disons-le comme ça. Mais je crois que l’écrivain n’écrit pas à vocation thérapeutique. Ça dépend du cas. Je ne mettrais vraiment pas de loi globale par rapport à l’écriture comme moyen de se sauver des addictions.

LD : Qu’est-ce qui vous a amenée à vouloir étudier et maintenant enseigner la théorie psychanalytique?

LOT : C’est une longue histoire. Ma directrice de thèse, Anne Élaine Cliche, était très versée dans la théorie psychanalytique. C’est son approche, c’est une spécialiste. Son enseignement m’a fascinée, donc j’ai commencé à étudier cela, et à moi-même, faire une psychanalyse et à comprendre les liens, les chemins de traverse qu’il y avait entre la littérature et la psychanalyse, la manière de dire les choses. On est dans une époque où l’autofiction et le rapport à soi sont mis de l’avant, n’est-ce pas? Maintenant, les écrivains trouvent le matériau de leur écriture un peu dans leur quête intérieure. Et la psychanalyse, c’est une enquête, c’est une manière d’investiguer qui on est, de comprendre notre architecture subjective, disons. C’est pour ça que ça me passionne profondément, ça dépasse la simple thérapie. C’est une explication de comment fonctionne la psyché humaine, qui n’a de cesse de nous étonner. On est de drôles de bêtes!

Laurance Ouellet Tremblay enseigne au Département de langue et de littératures françaises. Elle donnera un cours au trimestre d’hiver sur les théories littéraires et psychanalytiques, intitulé « FREN 335 Théories littéraires 1 ».

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Quand la photographie alerte sur la fin d’un mode de vie https://www.delitfrancais.com/2023/09/13/quand-la-photographie-alerte-sur-la-fin-dun-mode-de-vie/ Wed, 13 Sep 2023 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=51967 Entrevue avec Jonathan Fontaine, lauréat du concours World Press Photo 2023.

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Le 29 août, Le Délit s’est rendu en avant-première au vernissage de la 16e édition de l’exposition World Press Photo 2023. Désignée par le New York Times comme « le plus important événement en photojournalisme», l’exposition est prolongée de deux semaines cette année et sera ouverte au public du 30 août au 15 octobre au Marché Bonsecours à Montréal.

La Fondation World Press Photo, basée aux Pays-Bas, est une organisation à but non lucratif, engagée pour la liberté de la presse. Celle-ci est inscrite dans La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme comme le droit « de recevoir et de répandre, sans considération de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit ». Cette liberté fondamentale représente un enjeu considérable pour les photojournalistes, qui sont souvent menacés lorsqu’ils se rendent sur le terrain dans certains pays moins démocratiques. Par ailleurs, elle ne cesse de reculer dans le monde depuis 2012, d’après un récent rapport de l’UNESCO. La Fondation World Press Photo propose un concours annuel aux photographes et photojournalistes internationaux, dont les œuvres sont ensuite exposées, qu’elles soient gagnantes ou non, pour mettre en lumière des enjeux sociétaux souvent dissimulés par certains gouvernements. Le Délit a eu l’occasion de réaliser une brève entrevue avec le lauréat de l’édition 2023, Jonathan Fontaine.

« Tu n’as pas d’appartement ; ta vie est un sac à dos »

Depuis 2013, ce photojournaliste français parcourt le monde pour réaliser des reportages photographiques. Cette année, il a reçu le premier prix pour sa série de photographies intitulée L’ultime voyage du nomade, dans laquelle il expose les conséquences du réchauffement climatique sur le nomadisme pastoral, en déclin dans la corne africaine. Ces nomades se déplacent avec leur troupeau, mais parce que les animaux périssent lors des grandes sécheresses, ils sont contraints d’abandonner leur mode de vie et de se sédentariser dans des camps, où ils deviennent des réfugiés climatiques. L’image gagnante représente Samira, jeune fille de seize ans, observant l’un
de ces camps de réfugiés, situé en Éthiopie.

Le Délit (LD) : Comment choisissez-vous vos destinations quand vous partez faire vos reportages?

Jonathan Fontaine (JF) : Il y a plusieurs facteurs. Parfois, je connais un petit peu le pays et le sujet que j’ai envie de réaliser. Ça m’arrive d’aller dans un pays que je ne connais pas et d’y trouver le reportage à faire. Donc, la destination n’est pas toujours commandée ou prévue. Je voyage non-stop depuis dix ans. Je suis constamment à la recherche de ce que je peux faire et à la découverte de nouveaux pays. Avant tout, je suis voyageur, photographe, et journaliste. Un exemple : l’Éthiopie fait un grand barrage sur le Nil, ce qui amoindrit l’eau au Soudan et en Égypte. Je me dis qu’il y a un truc qui se passe et j’y vais. Après, cela peut changer : on a une idée entre-temps et quand on est sur le terrain, soit c’est différent, soit ça change.

LD : Ciblez-vous particulièrement des pays en développement?

JF : Oui, je ne fais pas beaucoup le Canada (rires). Ce qui m’intéresse dans mon travail, c’est plutôt l’impact que la vie humaine, l’économie humaine, a sur les gens. Cela passe par la déforestation, le changement climatique. C’est pour cela que souvent, les pays les plus touchés restent en Afrique, en Amérique du Sud, et dans des parties de l’Asie. Donc, c’est sûr que je ne choisis pas les États-Unis. De toute façon, j’aime bien découvrir des cultures différentes de la mienne. On apprend toujours. Moi, j’ai une culture occidentale. Quand on est dans une forêt avec des gens qui sont nomades, il y a un décalage. Mais les gens, ils vivent comme ça et ils sont heureux, ou malheureux de ne plus vivre comme cela. Quand certains profitent des avions et d’une économie riche, d’autres en souffrent…

« Moi, l’art, j’aime quand il est engagé »

LD : Ne culpabilisez-vous pas parfois quand vous êtes sur place et comparez votre sort au leur?

JF : Non, c’est ma motivation. C’est parce que je viens de pays aisés que je me dis que c’est un devoir d’aller documenter ce savoir pour le ramener et changer les choses à ma manière. Cela amène beaucoup plus d’attention à ces injustices, alors c’est vrai que si je pouvais gagner tous les ans, cela m’aiderait!

LD : J’ai lu que vous vous déplacez à vélo pour réaliser vos reportages, n’est-ce pas trop difficile parfois?

JF : Ça c’est nouveau. Je commence à explorer de nouvelles façons de voyager. Et le vélo, j’aime beaucoup. Donc relier les chemins par la terre, cela permet de croiser des villages, faire des rencontres, et dénicher des histoires. C’est comme faire un documentaire. On trouve quelque chose et on reste vivre avec les gens. Je suis encore en train d’explorer ce mode de déplacement. Pour l’instant je ne vois pas ça comme une façon de faire, parce que je continue à voyager, à prendre l’avion, même si j’essaie de me limiter à deux vols par an. Mais si pendant mon voyage, je veux changer de pays, je m’impose de prendre le bus, ce qui est bien parce que l’on rencontre beaucoup plus de gens par les transports en commun qu’en avion. Une méthode lente, mais qui s’oppose justement à la mondialisation, qui veut que tout soit rapide. C’est un choix. Pas beaucoup de photojournalistes font comme moi. D’autres préfèrent voyager au gré des commandes, ou alors se baser dans un même pays pendant longtemps, c’est un autre modèle. Moi j’ai mon modèle à moi. Tu n’as pas d’appartement ; ta vie est un sac à dos.

LD : Quand vous faites vos photos, vous sentez-vous plus artiste ou journaliste?

JF : Journaliste.

LD : Vous donnez la priorité au message plutôt qu’à la beauté artistique?

JF : C’est ça. Disons que je privilégie le côté… intérêt général. Le journaliste rapporte la réalité à la presse internationale. Je me considère donc juste comme un rapporteur. Je rapporte les informations, et après, c’est la politique qui doit faire la suite. Clairement, c’est un grand débat, parce que les gens me disent : « Mais si, tu es un artiste! » Si on me perçoit comme artiste, d’accord, mais moi je me sens plutôt photographe-journaliste, documentariste. Mais, il y a différents types de photographes. Certains sont plus artistiques, contemporains. Moi, l’art, j’aime quand il est engagé.

Vous pouvez aller voir l’exposition World Press Photo au Marché Bonsecours jusqu’au 15 octobre pour y découvrir les photographies de Jonathan Fontaine, et de bien d’autres artistes engagés à travers la planète.

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Commémorer les soulèvement étudiants de 2012 https://www.delitfrancais.com/2023/04/05/commemorer-les-soulevement-etudiants-de-2012/ Wed, 05 Apr 2023 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=51651 Entrevue avec le coréalisateur de 2012/Dans le coeur.

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À l’affiche depuis le 31 mars dernier, le documentaire 2012/Dans le cœur retrace les événements majeurs des grèves étudiantes contre le Plan Nord, initiative minière dans des territoires autochtones, proposée par le gouvernement de Jean Charest. Les images offrent un tableau cru des violences policières et des propagandes médiatiques déployées pour minimiser et faire taire les revendications de milliers d’étudiants québécois. Le Délit a rencontré l’un des coréalisateurs du film, Arnaud Valade, afin qu’il réponde à nos questions quant au processus de création de cette œuvre commémorative.

Le Délit (LD) : En guise d’introduction, pouvez-vous me dire comment vous avez vécu les grèves étudiantes de 2012?

Arnaud Valade (AV) : En 2012, j’avais 16 ans, j’étais en secondaire 5. Mon frère, Maxence, et ma sœur étaient déjà très impliqués dans l’organisation des luttes étudiantes depuis 2011. Quand la grève s’est généralisée dans les milieux universitaires, il y a eu un appel dans les écoles secondaires pour également se mettre en grève. C’était illégal de le faire. On s’est réunis, puis on a organisé un petit mouvement de grève sauvage dans les écoles secondaires. À ma première manifestation, j’ai fait l’expérience de la répression, de la violence policière. Comme beaucoup de monde le disait à l’époque, on est tous devenus anarchistes en trois semaines.

LD : Comment est né le projet du film?

AV : C’est un projet qui a un embryon depuis 2015. Rodrigue Jean, le coréalisateur, voulait filmer un essai cinématographique sur ce qu’il s’est passé à Victoriaville, en mai 2012. Mais il y a eu beaucoup de réticence dans le financement de cette idée, alors, pendant un moment, on l’a mise de côté, jusqu’en début de l’année 2021, où Rodrigue et moi, on avait envie de reprendre le projet, pour commémorer les 10 ans. Pour nous, l’impor- tant c’était de marquer la mémoire de ce mouvement du côté des gens qui s’organisaient à l’époque, du côté militant. Le but du film n’était pas nécessairement d’avoir un regard nostalgique vers le passé, mais plutôt d’actualiser le mouvement et de continuer l’écriture de l’histoire de luttes et mouvement sociaux du Québec. Notre but était de montrer comment – malgré la très grande diversité du groupe, nous étions majoritairement des étudiants blancs et privilégiés – faisions l’expérience de la violence policière pour la première fois et étions désignés comme ennemis du pouvoir.

« Le but du film n’était pas d’avoir un regard nostalgique vers le passé, mais de continuer l’écriture de l’histoire de luttes »

LD : Le film est composé d’une série de vidéos prises par les différents acteurs de la grève de 2012 : des vidéos télévisées par Radio-Canada, des vidéos prises par les hommes politiques québécois, et les nombreuses vidéos des étudiants grévistes. Quel a été votre processus pour faire de toutes ces images un collage cinématographique?

AV: On avait grappillé à droite et à gauche toutes les images des gens qui étaient présents pendant les rassemblements majeurs, au Palais des Congrès en mars, et à Victoriaville en mai, pour écrire un film qui allait démentir les communiqués qui avaient été faits par la police et relayés par les médias. Il y avait déjà un petit bassin de vidéos connues sur les réseaux, et à partir de celles-là, on a essayé de contacter les personnes qui avaient filmé, ou qui avaient été filmées, pour leur demander si elles n’avaient pas davantage d’images. On se demandait « C’est qui cette personne? Est-ce qu’elle existe encore? Est-ce qu’elle a encore ces images? » On a écrit à des dizaines et des dizaines de personnes pour avoir de l’info. Finalement, on a retrouvé les gens et leurs images.

LD : Avec la voix narrative de Safia Nolin, la musique est un fil conducteur dans le déroulement du film. Pouvez-vous me parler davantage de la création de cette musique et de son rôle dans le film?

AV : C’est un bon ami à moi qui s’appelle Jacob Desjardins, qui a composé la musique. On avait une sensibi- lité commune, car lui aussi a été très investi dans la grève de 2012 : il était très touché par notre projet et les images. Il utilise des synthétiseurs modulaires pour modifier les ondes sonores. C’est un travail d’artisan de jouer avec la matière première des ondes acoustiques. Il a composé pendant toute la durée du montage, en parallèle avec la réalisation du film. Nous, ce qu’on voulait, c’était quelque chose d’ambivalent, qui viendrait appuyer et accompagner les images, sans trop les connoter.

LD : Quel est l’effet espéré de votre film sur le public?

AV : Le film s’adresse à la jeunesse d’aujourd’hui, qui n’a pas vécu cette grève : je veux lui montrer ce dont les étudiants étaient capables à l’époque en s’organisant en groupes révolutionnaires. Mais il s’adresse également aux gens qui l’ont vécue de près ou loin en 2012, pour remercier ceux qui y ont participé et ceux qui ont été blessés émotionnellement, économiquement et physiquement par cet engagement social. Il y a des personnes qui traînent encore ça sur le dos, des blessés dont on n’a jamais parlé, qui portent encore de graves blessures aujourd’hui. Pour nous, ce film est une garantie que la mémoire de ces gens-là n’est pas perdue, parce que ce sont eux qui ont porté à bout de bras le mouvement. Le film est à leur honneur.

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Lida Moser au Canada français https://www.delitfrancais.com/2023/03/15/lida-moser-au-canada-francais/ Wed, 15 Mar 2023 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=51229 La photo documentation du monde rural québécois des années 1950.

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Lida Moser est une photographe américaine née en 1920 et décédée en 2014. Elle a commencé sa carrière à New York dans les années 1940 aux côtés de la photographe de renom Berenice Abbott. Elle a travaillé comme photojournaliste pour des publications comme Life et Look. Elle s’est orientée vers la photographie de paysages et de voyages, capturant des images étonnantes de l’Europe, de l’Asie et de l’Amérique latine. Parmi ses voyages, elle s’est rendue au Canada français pour y photographier le monde rural en 1949 et en 1950. En 1994, les archives du Québec achètent et conservent son corpus photographique. La semaine dernière, le chercheur Norman Cornett a présenté un film produit en 2017 sur les voyages québécois de Moser. Il a accepté de répondre aux questions du Délit sur les secrets de cette artiste méconnue.

Le Délit (LD) : Est-ce que vous pouvez nous présenter brièvement la figure de Lida Moser et les éléments biographiques majeurs?

Norman Cornett (NC) : Oui! Elle est née en 1920 à New York, d’une famille russe juive issue de l’immigration. Elle se démarque d’abord par son orientation vers les arts, spécifiquement vers la photographie. Elle était l’assistante d’une des plus grandes photographes américaines de l’époque, Berenice Abbott. Grâce à elle, Moser travaille sur un corpus de Eugène Atget, photographe français remarquable. Abbott, elle-même ancienne assistante du photographe Man Ray, qui a passé de nombreuses années à Paris, agit comme mentor artistique et photographique de Lida Moser. Donc d’emblée, Moser prête l’oreille à la réalité culturelle, esthétique, photographique de la France et des expatriés américains comme Man Ray et Berenice Abbott. Moser était francophile sans parler un seul mot de français. Et c’est ce regard francophile qui l’a sûrement attirée vers le Canada français en 1950. Un deuxième élément important dans la vie et l’art de Lida Moser, c’est la spiritualité. Moi, ma spécialité, c’est le rapport entre religion, culture et politique : les relations entre l’esthétique et la spiritualité m’importent énormément. Dans le corpus, que Moser avait réalisé en 1950, de voyages consacrés à ce qu’on appelait à l’époque le Canada français – on ne parlait pas du Québec en 1950 : le Québec, les Québécois, les Québécoises, c’est un phénomène de la Révolution tranquille des années 1960 – il y a une réelle quête spirituelle.

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LD : Qu’est-ce qui la motive à entreprendre ses deux voyages photographiques dans les régions rurales du Canada francophone?

NC : Pendant la Seconde Guerre mondiale, le Canada français attire l’attention de l’historien américain Hugh Mason Wade, qui publie en 1946 The French Canadian Outlook. En fait, Wade a remarqué que les Canadiens francophones s’opposent à la guerre en Europe contre l’Allemagne nazie, et donc il veut creuser et retracer l’histoire de la mentalités des Canadiens francophones. Au Canada français de l’époque, il y avait une autre mentalité : une mentalité qui diffère de l’identité nord-américaine anglo-protestante. Donc Lida Moser, par sa photographie, voulait explorer, tâter le terrain de cette autre mentalité esthétique, spirituelle, voire politique.

Dans les années 1950, il y a une vague culturelle et artistique des road trips popularisée par le roman de Jack Kerouac On the road (1957). Ce qui est remarquable dans le cas de Lida Moser, c’est que la plupart du temps, ce sont les hommes qui réalisent ces road trips : comme Jack Kerouac ou le photographe suisse Robert Frank. Alors, moi en tant qu’historien, en tant que chercheur, je me pose la question : comment se fait-il que cette femme juive new-yorkaise prend la décision de réaliser un road trip dans le Canada français? Il y a d’abord les enjeux de l’altérité parce que, pour les New Yorkais comme elle, le fait qu’à la frontière entre New York et ce qu’on appelait le Canada français, il y avait une autre langue et une autre religion, le catholicisme, c’est très intéressant, très intriguant. Dans la religion juive, on ne peut pas tomber dans l’iconographie, dans le visible. C’est contre les dix commandements mosaïques. Donc elle voulait aller là où on parlait français, là où on était catholique, là où on faisait des statues de saints, là où on créait une iconographie ecclésiastique et liturgique, que ce soit le petit Jésus, que ce soit la Vierge Marie. Pour elle, c’était un terrain défendu, mais elle n’acceptait pas que ça demeure défendu.

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LD : Elle traverse le Québec dans les années 1950 après avoir signé un contrat avec Vogue. Elle photographie le Canada francophone juste avant la Révolution tranquille : un Québec entre modernité et tradition, entre monde rural et urbanisation. Pourquoi cette période de transition et de changement est-elle si intéressante pour Lida Moser?

NC : Pour les chercheurs et chercheuses, l’authenticité des hommes n’étaient pas dans les villes, mais en campagne, chez les paysans et paysannes. Moser a peut-être été inspirée par le travail de sa tutrice Berenice Abbott qui, au début du siècle, a photographié toute la transformation urbaine de New York, avant que la ville ne devienne la gigantesque métropole par excellence du monde occidental. Il faut noter que dans le cercle de la New School of Social Research, Abbott fait face à de nombreuses questions sur la transformation de la condition humaine. Elle étudie les implications de l’urbanisation massive sur la société et les relations humaines. Comment humaniser le tissu urbain? Dans cette ligne de pensée, quand Lida Moser arrive au Québec à l’été 1950, elle se rend compte que là, les êtres humains sont personnels, individuels. Ils ont une identité. On ne les efface pas dans le tout urbain, cosmopolite, métropolitain. Tout comme Berenice Abbott, elle voulait affirmer qu’il y a une conscience sociale humaine. Et elle le fait souvent en faisant référence aux enfants parce que pour elle, l’enfance, c’est la pierre de touche de la condition humaine.

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LD : Est-ce que les Américains, très critiques et hostiles à la pensée anticapitaliste dans le climat de la peur rouge, percevaient du communisme ou du socialisme dans la photographie de Moser?

NC : Pourquoi Lida Moser portait tant d’intérêt aux enfants inconnus, anonymes? Pourquoi portait-elle tant d’intérêt aux paysans, aux fermiers, aux pêcheurs? Parce que le « commun des mortels » comptait dans sa perspective esthétique. Le travail de Marcel Duchamp, fameux artiste avant-gardiste qui a créé la Fontaine en 1917, transforme notre vision du quotidien en nous invitant à de nouvelles perspectives incongrues. Il y a dans cette première moitié du siècle, ce que moi j’appelle un changement de paradigme esthétique. C’est que la beauté ne se trouve pas seulement dans les Picasso, pas seulement dans les Van Gogh. La beauté se trouve dans les êtres humains communs, ordinaires, justement.

LD : Est ce que on peut donc rapprocher sa photographie au travail de Dorothée Allen ou de Vivian Maier?

NC : Oui, c’est la même école! L’école de la Grande Dépression qui dit qu’on peut trouver la beauté dans tous les recoins de la condition humaine, même les plus pauvres, même les plus démunis, même les plus illettrés. Et d’ailleurs, Lida Moser- dans ce corpus qui appartient maintenant à la Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) – met en avant, dans la plupart des cas, des gens complètement analphabètes. Mais elle a vu un rayonnement et du potentiel humain dans ces gens sans aucune éducation.

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LD : Comment est-ce que Lida Moser appréhende et prépare ces deux voyages au Canada français, le premier en été 1949 avec Vogue et le second en décembre 1950 pour le magazine Look?

NC : Alors, vous savez que dans l’art, il y a des gens qui vont privilégier l’aléatoire. On s’est rendu compte que l’aléatoire avait une grande valeur, il permettait de créer dans l’instant, in situ, sur le lieu même. Et ça, ça nous renvoie au courant de l’écriture automatique. Moi j’appelle ça l’écriture intuitive. Dans quelle mesure va-t-on valoriser ce qui est intuitif, ce qui est spontané? Lida Moser travaille sur-le-champ, dans l’instant même! Prenons en compte que dans les années 1950 la musique par excellence aux États-Unis c’est le jazz, qui implique l’improvisation et l’intuition. On crée là sur-le-champ! Donc en fait, la photographie de Lida Moser est peut-être l’équivalent, en termes artistique et esthétique, du jazz. Elle est là. Elle constate. Elle cadre. Tout ça dans l’instant! Pour moi, la clé de la photographie de Lida Moser, c’est l’élan vital inscrit dans l’intuition.

LD : En quoi Lida Moser peut-elle être considérée comme une photographe pionnière du féminisme?

NC : Je tiens à souligner la différence entre la production photographique en 1950 et 2023. Faire une photo en 1950, c’est tout un processus épuisant et incertain. Gardons en tête que Lida Moser réalise ses photos de A à Z et c’est aussi pour cet avantage et ce sentiment d’indépendance qu’elle choisit la photographie. Elle se penchait beaucoup sur le cinéma au début, mais le cinéma implique beaucoup d’autres gens dans le processus et la réalisation créative. Dans la photographie, c’était elle qui était maîtresse du début jusqu’à la fin, y compris en chambre noire. Elle qui est artiste, féministe, elle devient photographe parce qu’elle en était la maîtresse de chaque étape et ne devait se soumettre à aucune autre personne, et surtout pas aux hommes. Il ne faut pas s’étonner de son élan féministe! Elle a passé ses années de formation aux côtés de Berenice Abbott qui avait révolutionné le cercle artistique de New York en s’affichant publiquement comme lesbienne. Lida Moser est avant tout une femme affranchie, qui ne connaît pas de barrières : elle va s’exprimer coûte que coûte.

LD : Pourquoi la BAnQ a‑t-elle acheté et conservé, depuis 1994, le corpus photographique de Lida Moser des années 1949 et 1950?

NC : En tant qu’historien et historien de l’art, je vais vous dire que Lida Moser est une documentariste hors-pair. Par ses photos, elle a tout documenté du Canada français d’autrefois. Ce monde d’avant, il n’existe que grâce à ses photos. Berenice Abbott, quand elle a vu que New York avait commencé une transformation architecturale, s’est dit qu’il fallait tout photographier, sinon les paysages d’avant allaient disparaître pour de bon. Est-ce qu’il y avait cette même urgence dans le raisonnement de Lida Moser? Elle a dû penser que si elle ne photographiait pas le Canada français en 1950, celui qu’elle avait sous les yeux tel quel, il risquait de disparaître. En 1994, la BAnQ a demandé, malgré les défis budgétaires, d’acheter l’œuvre photographique relative au Québec de Lida Moser.

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LD : Malgré ses œuvres très marquante et originale, comment explique-t-on qu’elle soit restée une figure méconnue dans l’histoire de la photographie du vingtième siècle?

NC : D’abord, c’est une femme solitaire. Donc elle n’a pas bénéficié du soutien à la médiatisation de ses œuvres contrairement à d’autres photographes hommes américains. C’est seulement avec des décennies de recul qu’on se rend compte à quel point Lida Moser faisait partie de la pensée avant-gardiste. Seulement aujourd’hui, certains chercheurs commencent à lui consacrer des thèses. Un autre point majeur, c’est son manque de financement. Il faut savoir que Lida Moser a grandi dans un milieu très modeste alors que la photographie était une activité très coûteuse. Elle assurait le processus créatif du début jusqu’à la fin et elle assumait également tous les coûts. Toute son œuvre a été à ses dépens. Elle a dû faire de nombreux sacrifices économiques et financiers pour nous livrer sa vision artistique. Et là, tout d’un coup, on découvre ce corpus à couper le souffle : des images idylliques, idéalistes, paradisiaques du Canada français d’autrefois. Elle a su capturer un monde qui ne reviendra jamais.

Vous pouvez retrouver les 3634 photographies du corpus relatif au Québec de Lida Moser à la BAnQ, à Montréal, ou bien sur son site internet, Advitam.

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Une vie pour le théâtre https://www.delitfrancais.com/2023/01/11/une-vie-pour-le-theatre/ Wed, 11 Jan 2023 12:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=50369 Rencontre avec Lorraine Pintal, directrice du TNM depuis 1992.

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Depuis plus de 30 ans à la tête du Théâtre du Nouveau Monde (TNM), dont elle est à la fois la directrice artistique et la directrice générale, Lorraine Pintal revient avec Le Délit sur son parcours et en particulier sur la réussite du projet de revitalisation du TNM. Tout au long de son mandat, elle a rebâti l’une des scènes les plus emblématiques du théâtre montréalais. Elle nous confie aussi son regard sur l’état de la culture à Montréal et au Québec, et l’importance du théâtre dans la société.

Le Délit (LD) Si on résume votre parcours, peut-on dire que vous avez dédié votre vie au théâtre?

Lorraine Pintal (LP) : Oui, on peut le dire. Je suis même très heureuse parce que j’ai réussi à trouver plusieurs avenues d’expression de l’art théâtral. Par exemple, la télé, même si ce n’est pas de l’art vivant, c’est tout de même un prolongement de ma nature de metteuse en scène. Au départ, c’est vrai, ma formation c’est l’art vivant, c’est le théâtre ; mes longues années de pratique c’est vraiment le théâtre, autant en mise en scène qu’en écriture et jeu d’acteur. J’ai été comédienne pendant plus de 20 ans quand même!

Mon passage au Conservatoire d’art dramatique, c’est vraiment la formation la plus précieuse que j’ai eue. Et ça, ça ne se perd jamais : l’amour de la scène fait partie de mon ADN. Maintenant, je suis passée de l’autre côté comme metteuse en scène et j’ai beaucoup aimé travailler dans d’autres disciplines, dans d’autres médias comme la radio ou la télé. Les deux en parallèle, la direction du théâtre et les médias, j’ai pu le faire un certain nombre d’années, mais pas de manière permanente. Simplement la radio, le fait d’animer une émission hebdomadaire, en plus de diriger le TNM et de faire la mise en scène, est devenu très éprouvant au bout d’un moment.

LD : Au sein de votre théâtre, qu’est-ce qui vous a empêché de mêler à la fois le jeu et la mise en scène?

LP : À l’époque, quand je suis arrivée au TNM [en 1992, ndlr], il y avait très peu de femmes metteuses en scène, ce qui fait que je répondais à un besoin important, et mon agenda s’est rapidement rempli de propositions. J’avais tellement de mises en scène à prendre en charge que même si on m’offrait des rôles pour jouer au théâtre, je ne pouvais pas les accepter. Et petit à petit, c’est ainsi que ça fonctionne malheureusement, j’ai été cataloguée dans la mise en scène. Petit à petit, les gens ont dit : «non, elle a fait de la mise en scène, alors on va pas lui proposer des rôles». Aujourd’hui, je le sais, je suis attitrée au TNM. Les gens me considèrent comme étant la directrice artistique de ce théâtre, mais le jeu reviendra sûrement dans ma vie quand je quitterai mon poste ; je retrouverai mes premières amours.

«Le Conservatoire, c’est vraiment la formation la plus précieuse que j’ai reçue. Et ça, ça ne se perd jamais : l’amour de la scène fait partie de mon ADN»

LD : Comment s’est faite votre nomination à la tête du TNM?

LP : Le TNM, comme toute grande institution culturelle, toutes disciplines confondues, fonctionne avec un jury. Un comité de sélection a été mis en place et a organisé un appel de candidatures. En l’occurrence, le comité de sélection était formé par le conseil d’administration du TNM et présidé par le fondateur du théâtre, Jean-Louis Roux, qui m’a interpellée pour que je présente ma candidature. Ils ont retenu à peu près quinze noms et finalement c’est ma candidature qui a été choisie.

LD : En quoi consiste le métier de directrice de théâtre?

LP : Moi, en fait, j’ai deux chapeaux, ceux de directrice artistique et directrice générale. C’était une volonté du comité de sélection qui m’a engagée, que l’artistique prédomine, et ils ont raison. C’est très important que la majorité des décisions soient approuvées par une direction qui n’est qu’artistique. La direction générale reste quand même un travail presque à temps plein dans ce théâtre, notamment pour gérer l’administratif. Je suis plus à l’aise dans mon rôle de directrice artistique : programmer, inviter des metteurs en scène, accepter des projets, commander des textes, réunir des équipes de création, accompagner les créateurs. J’aime être très proche de la production, donc des conditions de pratique qu’on offre aux créateurs, aux artistes. Je suis aussi de très près le financement privé pour qu’on puisse financer nos productions et faire de grandes tournées au Québec, voire à l’international.

LD : Quand vous êtes arrivée au TNM, le théâtre souffrait d’un manque d’attractivité et d’un déséquilibre financier. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Quels ont été les changements que vous avez opérés?

LP : J’ai fait partie de ces gens qui ont reçu le projet de rénover le TNM en 1996–97 (la première étape de la revitalisation). Nous sommes en ce moment dans la phase 2 de la revitalisation qui se fait 25 ans après la première. Il faut être patient, mais c’est clair que la réussite du projet est visible. Tout partait de l’état délabré du théâtre et du désengagement de l’État : il y avait moins de subventions donc moins de fréquentation, moins d’attraction du public, des budgets déficitaires et pas de financement privé (ça n’existait pas à l’époque).

Pour reconstruire le TNM, il a donc fallu commencer par le bâtiment. C’était très important car c’est un vieux théâtre qui date de 1912 pour la partie ancienne. Moi, quand je suis arrivée, on entrait encore par un hall temporaire sur Sainte-Catherine, construit du temps de l’ancien propriétaire, qui tombait en ruine. Et quand les gens s’asseyaient dans les sièges ils s’enfonçaient jusqu’au sol. Le pire problème, surtout, c’était la dispersion de l’équipe du théâtre : la scène était ici, les salles de répétition dans un autre bâtiment de la ville, et nos ateliers, décors, costumes et archives étaient dans l’Est. Il n’y avait ici que les techniciens et les spectacles, ce qui faisait que la chimie dans nos équipes était assez déplorable. Quand on s’est tous retrouvés sous un même toit en 1996, on a créé une osmose, une harmonie nouvelle. On a inventé le «théâtre rénové», et à partir de là c’était l’explosion! Les subventions ont augmenté, on a eu plus d’abonnés, on vendait mieux nos spectacles, on a commencé à briller à l’international, on a fait des sorties, organisé des matinées scolaires et rajeuni le public du théâtre. Grâce à cet essor, on a tout triplé : le budget (9 millions de dollars), les subventions, le nombre d’abonnés et le nombre de productions. Aujourd’hui, le théâtre est à nouveau en chantier, on ajoute une deuxième salle qui est la petite salle Réjean Ducharme, pour des productions plus expérimentales, ouverte à la diversité des peuples autochtones, et qui va permettre de toucher un autre public.

Robert Mailloux

LD : Vous vous êtes aussi engagée dans la vie sociale et culturelle de Montréal, notamment en portant des projets théâtraux avec les patients de l’Institut de santé mentale. Comment pensez-vous que le théâtre soit utile à la société?

LP : Ah ça! Le théâtre contribue au bonheur collectif à tous les niveaux! Ici, on adhère au slogan partagé par le Musée des beaux-arts et d’autres institutions : «L’art fait du bien». D’où les nombreux programmes de médiation culturelle qu’on a mis sur pied au TNM. Moi, ma cause, c’est l’art thérapie et les maladies mentales. Ça fait au moins sept ans que je fais chaque année de la mise en scène avec les patients de l’Institut en santé mentale, avec le Théâtre Aphasique. J’observe leur progrès d’année en année, cela les transforme. Ils doivent premièrement créer un personnage et s’y identifier, ça permet de sortir quelqu’un atteint d’une maladie mentale ou d’une dépression de son inconfort et de prendre plus facilement la parole. Après cette expérience-là, ils sont plus ouverts, ils vivent plus facilement en société. Moi, je ne considère pas que je travaille avec des gens malades mais avec des acteurs. Avec moi, ils oublient qu’ils ont la maladie mentale presque tatouée sur le front, ils découvrent un plaisir neuf : l’amusement dans la rigueur. Ensuite, ils vivent l’expérience sur scène devant 500 personnes et leur personnalité se transforme, s’affirme. Donc, oui, le pouvoir bénéfique du théâtre pour la société, j’y crois énormément, et pas uniquement pour les publics atteints de maladie mentale.

«C’est ma fierté de travailler dans un théâtre francophone, car le dynamisme culturel renforce l’identité du Québec. Nous, on a besoin de sentir qu’on a une langue qui s’exprime et qui est toujours vivante»

LD : Toujours dans cette idée d’utilité sociétale du théâtre, la pandémie a‑t-elle renforcé l’importance du théâtre comme lieu d’émotion collective?

LP : Oui, parce que la pandémie nous a privé de tous les rassemblements humains et a renforcé l’omniprésence des nouvelles technologies. Or je pense qu’une grande partie de la population a besoin de rassemblement, de contact. Je dis souvent que le théâtre est un substitut à la religion, parce que la religion c’était de grands rassemblements le dimanche ; les gens se retrouvaient sur le parvis de l’église et discutaient. Maintenant, les théâtres sont devenus des cathédrales de la culture parce que des gens viennent ici, font un effort pour venir ici : ils achètent leurs billets, trouvent un stationnement, vont manger au restaurant, font garder les enfants et au moment où ils s’assoient dans la salle, à 840, ils entrent comme en religion. Ils se rendent vulnérables, ouverts au monde et aux émotions. Quand le rideau tombe, je pense qu’ils ressortent transformés. C’est pareil avec la musique et tous les arts. Je crois tellement que l’art provoque des changements importants dans notre société!

Pour nous qui sommes d’expression francophone, c’est d’autant plus important de faire vivre les lieux culturels. C’est ma fierté de travailler dans un théâtre francophone, car le dynamisme culturel renforce l’identité du Québec. Nous, on a besoin de ça, de sentir qu’on a une langue qui s’exprime et qui est toujours vivante. Le théâtre c’est ça : c’est l’art vivant où la parole est au premier plan. Je pense que les politiciens devraient s’en rendre compte et subventionner davantage l’art vivant parce qu’il est le ciment de toute population. Cela s’est vu après la pandémie. Je le sens. Depuis qu’ils sont revenus en salle, les gens sont beaucoup plus émotifs. Les spectateurs sont émus de s’asseoir dans un théâtre, les acteurs sont émus de jouer devant un public, et moi je suis émue de voir que tout le monde est ému.

On a besoin de ces moments où on pleure tous ensemble. Ces moments où l’on rit, on pleure, on écoute, où on est provoqués et où on réagit. Par exemple, dans la pièce à l’affiche en ce moment, Le Roman de Monsieur de Molière de Mikhaïl Boulgakov, il y a beaucoup d’absurdité et pourtant ça touche beaucoup les gens. Boulgakov était un dissident d’origine ukrainienne sous le régime de Staline. On avait choisi la pièce avant que la guerre éclate en Ukraine, mais l’actualité lui donne une résonance très particulière dans l’oreille du public et c’est très émouvant.

«Je dis souvent que le théâtre est un substitut à la religion. […] Les théâtres sont devenus des cathédrales de la culture»

LD : En effet, Boulgakov trouve un écho singulier à l’heure où la guerre fait rage entre l’Ukraine et la Russie, d’autant plus que cette programmation résulte d’une coïncidence. Quels sont d’ordinaire les enjeux de votre programmation ?

LP : L’enjeu, c’est à la fois d’attirer du nouveau public et de fidéliser le public, c’est-à-dire plaire aux abonnés. Quand je choisis la programmation je réfléchis beaucoup au timing et je me dis par exemple : «un Jean Genet, est-ce que ça va intéresser? Est-ce que le public va aimer voir un Genet cette saison-là?». Cela se décide 18 mois à l’avance environ. La programmation de cette année est donc celle d’il y a deux-trois ans, celle de l’année du Covid. Quant à la sélection, elle s’effectue en comité, moi j’ai simplement un droit de véto, mais on essaie toujours de se mettre d’accord au sein de l’équipe, et d’équilibrer entre «classiques» et «pièces risquées».

Jouer les grands classiques, c’est notre mission, c’est mon mandat et j’en suis fière ; le TNM n’était pas un théâtre avec une page blanche quand je suis arrivée, il y avait une longue tradition des classiques ici. Il y a peu de théâtres à Montréal qui font des grands classiques. On est une des rares salles à présenter à la fois Shakespeare, Goldoni, Molière, Beaumarchais, Labiche et en même temps des grands classiques québécois : Michel Tremblay, Normand Chaurette, Michel Bouchard.

On aide aussi la jeune création. On commande des textes à des auteurs et beaucoup à des autrices, parce que je me suis donnée le mandat de faire entendre davantage la parole des femmes. C’est d’ailleurs très bien reçu par les abonnés, ils acceptent de nous faire confiance. S’il y a deux spectacles pour lesquels ils sont dubitatifs dans l’année, parce que là ils ont été un peu décoiffés, mais que les quatre autres leur procurent une grande satisfaction intellectuelle ou esthétique, ils sont toujours contents à la fin.

LDDe manière générale, quel regard portez-vous sur l’activité culturelle à Montréal?

LP : Moi, je trouve que l’activité à Montréal est fabuleuse et, d’ailleurs, la ville est reconnue pour son dynamisme à travers le monde. Par exemple, il est certain que les artistes montréalais révolutionnent la danse sur la scène internationale. Le théâtre jeunesse est également très réputé et de même pour la qualité de nos acteurs, de nos auteurs, de nos autrices, de nos metteurs en scène. On est souvent cité en exemple. On est tellement dynamique que le public de la métropole [environ 250 000 personnes aux dernières statistiques, ndlr] n’est pas assez nombreux pour que toutes nos salles soient remplies en même temps. À cela se sont ajoutés des arts comme des arts du cirque qui sont extrêmement populaires parce qu’ils font du gros divertissement, et les nouveaux théâtres en banlieue! Brossard, Laval, Longueuil. L’offre est énorme. Qu’on arrive à se sortir du lot avec des salles pleines ou presque, c’est à la fois formidable et inespéré. Le décalage entre offre et demande est d’ailleurs un peu probléma- tique. Il faut attirer plus les gens, être plus ouverts, plus accessibles. Il faut aller chercher les gens qui ne viennent jamais dans les salles de spectacles. Ils vont aller en humour, ils vont aller en chanson et peut-être voir les spectacles d’été, mais il y a encore des frontières. Par exemple, on a fait Nelligan, l’opéra de Tremblay, avec Marc Hervieux qui jouait Nelligan. Marc Hervieux, c’est d’une grande accessibilité ; on a tellement rempli qu’on a levé des supplémentaires. On aurait pu jouer, je pense, six mois d’affilée. Le grand défi des prochaines années, c’est de rajeunir et développer le public, de rendre nos lieux accessibles. Sinon, le risque c’est que dans dix, quinze ans cette offre culturelle n’existe plus, surtout pour nous, francophones. Si le français est en perdition, le théâtre francophone a un rôle à jouer pour préserver l’identité française et francophone. Il y a de gros signaux d’alarme dus à l’invasion des tablettes, des réseaux sociaux, d’internet où tout est en anglais. Ça n’a pas de sens. Moi, je regarde ma fille et je vois l’offre gigantesque qui existe sur les canaux en anglais comme Netflix. Nous, on a notre culture québécoise et il faut se battre pour l’affirmer. Les Québécois sont forts, sont solides ; ils tiennent à leur culture et c’est ça qui est impressionnant. Quand on parle de nous sur la scène internationale, particulièrement en France, c’est souvent comme le village gaulois qui résiste contre l’envahisseur anglophone. Et ils ont raison, on résiste, on est des résistants. Moi je suis immensément fière de ça! On a des gens qui ont du talent et pas de passé lourd à assumer qui entrave la création. De fait, il y a beaucoup d’espoir et de liberté au sein de la jeune création.

«Les Québécois sont forts, sont solides ; ils tiennent à leur culture et c’est ce qui est impressionnant»

LD Vous avez évoqué tout à l’heure le moment où «ça allait s’arrêter». Cela signifie-t-il que vous vous préparez à quitter le théâtre ?

LP : Oui, cela fait déjà plusieurs années que le conseil m’a demandé un plan de succession. Encore une fois, la pandémie a beaucoup ralenti les choses. Je dois dire que le projet de construction de la salle Réjean Ducharme, comme c’est moi qui le mène depuis presque 20 ans, rend le passage de flambeau un peu difficile avant qu’elle soit finie, parce que c’est trop gros, c’est énorme. Le conseil est conscient que ça va demander un temps de transition d’au minimum un an, et on n’est pas encore dans cette dynamique-là pour l’instant. Je fais partie de cette réflex- ion, mais je pense que le moteur principal de la longévité d’une direction, quelle que soit la sphère, c’est une espèce d’enthousiasme qui ne se dément pas. Quand on est constamment animée par de nouveaux projets, par l’envie de faire entendre de nouvelles voix, d’explorer de nouvelles formes d’expression, et que tout ça roule, il n’y a pas de nécessité de changement. Mais oui, je sais qu’après 30 ans il faut penser au départ ; je prépare ça, on prépare ça. Pour assurer une bonne transition, il y a encore un certain nombre d’années où je dois prendre le temps de mettre ce théâtre en ordre pour léguer un établissement solide à la personne qui va reprendre ma position. La réalité, c’est que le théâtre a été fragilisé par la pandémie. Je pense que nous sommes tous conscients que nous vivons les pires années : 2022–23, 2023–24. Une fois rendus en 2024–25, par contre, la récession sera derrière nous, tout comme l’inflation et la pandémie. On sera revenu à une certaine normalité, mais pour l’instant ce n’est pas le cas. Je prends souvent l’image du capitaine du Titanic, car on a beau danser sur les étages supérieurs, quand le navire coule, le capitaine ne prend pas la première barque pour se sauver du naufrage, non, il reste jusqu’au bout. Alors je resterai là jusqu’à la fin des difficultés.

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« Une microécole de cinéma » à McGill https://www.delitfrancais.com/2022/10/26/une-microecole-de-cinema-a-mcgill/ Wed, 26 Oct 2022 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=49496 Entrevue avec Philippe Léonard au Critical Media Lab.

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L’Université McGill ne comporte actuellement aucun programme de formation en création d’arts visuels, mais certaines initiatives telles que le Critical Media Lab (CML) (Laboratoire de médias critiques, tdlr), nouveau laboratoire multimédia au sein du Département d’anthropologie, émergent tranquillement afin de donner la possibilité à celles et ceux intéressé·e·s par les arts visuels de les explorer. Le Délit a rencontré Philippe Léonard, directeur associé du CML, afin de discuter du laboratoire et de la création d’ethnographies sensorielles, une forme de cinéma expérimental visant à explorer les perceptions sensorielles à travers la caméra.

Le Délit (LD): Pouvez-vous nous parler un peu de votre parcours?

Philippe Léonard (PL): J’ai complété un baccalauréat et une maîtrise en cinéma à l’École de cinéma de l’Université Concordia. Durant ma maîtrise, j’ai fait un échange à Paris, et ensuite j’ai déménagé à New York pendant un bout de temps et c’est là que j’ai un peu fait la transition entre l’école et le monde professionnel. J’ai d’abord beaucoup travaillé en publicité et dans des projets qui étaient un peu éloignés de mes intérêts et de mes valeurs. J’ai aussi essayé les plateaux de tournage classiques avant de réaliser que cela ne me correspondait pas trop, donc je me suis réorienté vers une approche solitaire plutôt expérimentale et documentaire qui ressemble plus à un travail photographique ou d’arts visuels. Ce choix m’a amené à travailler avec d’autres artistes tels que des musicien·ne·s, des danseur·se·s; j’ai fait beaucoup de visuels pour la scène et des vidéoclips. Mon travail personnel est très proche des vidéos d’arts, des trucs plus abstraits, qui cadrent bien avec l’approche de l’ethnographie sensorielle (sensory ethnographytdlr), ce qui me relie davantage à McGill. Je suis en contact avec Pre Lisa Stevenson et Pr Eduardo Kohn depuis plusieurs années; il·elle·s apprécient beaucoup mon regard patient, mon écoute, et mon ouverture à la différence, deux caractéristiques très liées au monde anthropologique.

«Les plateaux de tournage classiques… ne me correspondaient pas trop, donc je me suis réorienté vers une approche solitaire plutôt expérimentale et documentaire»

En 2017, j’ai remplacé Lisa Stevenson en tant que chargé de cours pour le cours d’ethnographie sensorielle, ce qui était vraiment super. N’ayant pas de doctorat, il était difficile pour Lisa et Eduardo d’imaginer comment je pourrais m’intégrer à McGill, jusqu’à ce qu’il y ait une collaboration entre McGill et l’initiative de Leadership pour l’Écozoïque (Leadership for the Ecozoictdlr), un groupe de recherche en lien avec la crise climatique et les problèmes environnementaux. L’idée de «l’Écozoïque» est une façon de réagir à l’Anthropocène plutôt que de se laisser abattre; c’est une façon de chercher à repenser nos structures, et nos façons de faire, afin de briser la séparation entre nature et culture, et voir que la nature et la culture forment un tout.

Camille Matuszyk | Le Délit Les locaux du Critical Media Lab se trouvent au premier étage de Peterson Hall, sur McTavish.

LDVos œuvres comportent-elles certains thèmes de prédilection?

PL: Durant ma maîtrise à Concordia, j’ai réalisé un mémoire qui posait un regard critique sur les espaces publics et le tourisme de masse et de consommation. Je restais longuement dans ces espaces afin d’observer un peu ce qui s’y déroulait en trouvant des façons différentes de les représenter à travers le cinéma. Sinon, un thème un peu plus classique que j’aime aussi représenter est la transformation des images par le dispositif cinématographique. Comment représenter des perceptions sensorielles sans chercher à tout comprendre au sens conventionnel du terme? Ce thème me rapproche donc de l’ethnographie sensorielle, où l’on donne presque une forme d’agentivité au «sens» lui-même puisqu’il y a toujours plusieurs façons de percevoir une situation, un événement. Nous avons tendance à penser qu’il y a une seule façon d’observer ou d’entendre, mais lorsqu’on commence à décortiquer ce que l’on entend en ce moment, par exemple, on se rend compte qu’il faudrait au moins cinq ou six micros, car il y a différentes surfaces, des résonances et des dimensions diverses qui affectent de manière différente ce que l’on perçoit dans cette salle. C’est donc super intéressant d’explorer le fonctionnement des perceptions sensorielles, et comment on peut créer des nouveaux sens, à travers une combinaison de plusieurs de nos cinq sens.

J’essaie aussi de remettre en question le langage du milieu cinématographique, souvent relié au militaire. Même la technologie cinématographique est liée au domaine militaire, par son grand recours aux drones et stabilisateurs, des outils qu’on doit remettre en question d’un point de vue éthique selon moi. Aussi, l’idée de «shooter» en anglais, c’est horrible (rires). Mais l’expression trouve aussi son origine dans l’histoire de la technologie cinématographique, qui a débuté avec le fusil photographique; les premières expérimentations qui ont mené aux images en mouvement viennent effectivement d’un fusil qui «tirait» pour prendre des images, mais j’essaie tout de même d’éviter le terme «to shoot», j’aime mieux dire «filmer» ou «filming». Je suis davantage dans une posture de réception envers le monde, les images et les expériences plutôt que dans une posture de «chasseur» qui cherche à «capturer» des moments, une certaine forme d’agressivité qu’on peut parfois relever dans le cinéma ou même la photographie documentaire selon moi.

Camille Matuszyk | Le Délit «Au début septembre, cette salle comportait 25 bureaux», explique Léonard. «Nous les avons tous sortis. Le plan est de créer une configuration d’espace qui peut se réorganiser selon le type d’activités qui a lieu, par exemple un atelier ou une projection.»

LDSelon vous, l’ethnographie sensorielle permet-elle de détourner un peu l’aspect militaire du cinéma que vous soulignez?

PL: Je pense que c’est le souhait. Les œuvres qui suivent cette approche vont tenter de mettre le·a spectateur·trice dans une situation où l’on ne donne pas l’impression qu’une œuvre cinématographique peut être comprise d’une seule façon, ce qui peut souvent être le cas dans les documentaires plus traditionnels, où le langage dirige de façon importante les points de vue des spectateur·trice·s.

«L’idée à long terme est d’avoir une microécole de cinéma dans le Département d’anthropologie pour servir toute la communauté de McGill »

L’expérience de visionnement est toujours une forme de catharsis, et l’ethnographie tente d’explorer cela chez les spectateur·trice·s. L’idée même de projection en psychologie nous dit aussi que lors d’une projection au cinéma, ce qu’on voit à l’écran, dans l’environnement d’une salle avec des sièges confortables, fait en sorte qu’on oublie notre corps et qu’on atteint une sorte d’état de rêve.

Camille Matuszyk | Le Délit

LDPouvez-vous nous expliquer un peu la mise en place du CML? Quand a‑t-il été formé, et qu’est-ce qui a motivé sa création?

PL: En fait, c’est le résultat du travail acharné de Pre Lisa Stevenson et Pre Diana Allan; c’est leur projet depuis des années, de créer un CML. Les deux professeures ont fait leur stage postdoctoral à Harvard, avec Lucien Taylor, le réalisateur de Léviathan, un canon du genre, donc elles ont ce bagage qu’elles tentent d’apporter à McGill. Je leur lève vraiment mon chapeau, surtout à Lisa Stevenson, qui donne le cours d’ethnographie sensorielle à McGill depuis 15 ans maintenant, sans aucune ressource technique ni laboratoire de montage, mais en arrivant tout de même chaque année à enseigner à des étudiant·e·s à faire des films avec les moyens du bord, ce qui est vraiment génial et permet de développer autre chose de vraiment intéressant, je crois.

Le CML a officiellement été fondé l’an dernier, mais l’idée existe depuis longtemps. C’est vraiment excitant présentement, car on est sur le point d’y arriver, il manque seulement quelques pièces d’équipement à recevoir. On a commencé à faire des événements, des projections, des ateliers. J’aimerais aussi éventuellement intégrer l’aspect résidence d’artistes afin d’avoir des gens de l’extérieur de McGill, des «out-siders» du monde universitaire qui viendraient tenter de créer un pont entre le monde externe et le monde universitaire, qui est souvent un monde très hermétique. Par exemple cette semaine nous organisons deux projections à la Cinémathèque québécoise, reliées à la publication du livre Expanded Nature: écologies du cinéma expérimental publié sous la direction de Elio Della Noce et Lucas Murari aux éditions Light Cone, un distributeur de films expérimentaux à Paris. Il s’agit d’une collection d’essais portant sur la relation entre le cinéma expérimental et les pratiques écologiques.

«Je suis content d’être au CML, car je trouve qu’on cherche à faire quelque chose de plus “artisan” , où chaque projet est unique »

Il y a maintenant tout un réseau de laboratoires photographiques dirigés par des artistes, beaucoup en Europe, mais il y en a aussi ici, qui développent eux-mêmes leur pellicule. Les artistes participant à ce mouvement cherchent à travailler de plus en plus avec des pratiques plus écologiques et saines. Il·elle·s tentent davantage de représenter les perspectives de la nature au sein du cinéma, en la laissant agir sur la réalisation d’un film, en laissant, par exemple, une caméra sur un trépied un peu lousse, ce qui permet au vent de pousser la caméra, et donc d’intégrer des mouvements un peu décidés par la nature.

Camille Matuszyk | Le Délit

LDLe CML sera-t-il ouvert à tous·tes les étudiant·e·s de McGill?

PL: Les activités, les projections et les ateliers sont ouverts à toutes et à tous. Ce qui est plus compliqué à déterminer est l’accès à l’équipement et à l’espace de montage, car on a peu d’équipement pour le moment, donc celui-ci est réservé aux gens présentement inscrits au cours d’ethnographie sensorielle à la session d’automne. Ensuite, à la prochaine session, l’idée est de rendre l’équipement accessible à tout le monde, mais il faudra déterminer comment fonctionnera l’adhésion au CML, quel genre de formation devra être donnée pour pouvoir utiliser l’équipement, etc. Pour le moment, nous avons 4–5 kits de caméras donc on ne peut pas servir toute la communauté de McGill, mais on espère que si l’intérêt est là, l’Université comprendra qu’on a besoin de plus de financement pour acheter plus d’équipement. Mais oui, l’idée à long terme est d’avoir une microécole de cinéma dans le Département d’anthropologie pour servir toute la communauté de McGill.

Camille Matuszyk | Le Délit «Cette salle deviendra éventuellement une salle de montage», explique Léonard. «Les étudiant·e·s membres du CML pourront venir à leur guise avancer leur projet; le but est vraiment de les rendre autonomes.»

LDQue pensez-vous du fait que CML soit actuellement situé dans une université qui n’a pas d’école de cinéma? Cela apporte-t-il des avantages ou des difficultés à vos approches d’enseignement?

PL: Pour avoir été formé à l’École de cinéma, je peux dire que je suis content d’avoir fait cette formation, mais que ça apprend aussi une certaine façon de faire les choses, qui est davantage reliée aux besoins de l’industrie, qui suit un modèle de création de films, comme le dit son nom, plus «industriel». L’École de cinéma de Concordia s’en va de plus en plus dans cette direction aussi, car Concordia veut agrandir l’École et accueillir davantage d’étudiantes et étudiants pour servir l’industrie cinématographique grandissante à Montréal.

L’École de cinéma est vraiment un état d’esprit différent selon moi. Je suis content d’être au CML, car je trouve qu’on cherche à faire quelque chose de plus «artisan», où chaque projet est unique. C’est aussi le cas à l’École de cinéma, mais ici on a davantage la possibilité de pouvoir s’asseoir avec chaque étudiant·e désirant créer un film et comprendre les bons outils qui vont servir le projet, par exemple. Parfois, la bonne caméra pour un projet peut être la caméra d’un cellulaire, d’autres fois une caméra pellicule, et pour certains projets, une grosse caméra numérique, mais je ne crois pas qu’une même caméra peut servir tous les projets, et c’est ce que l’on enseigne un peu à l’École de cinéma, on apprend la même caméra à tout le monde.

Les projections de cinéma expérimental co-organisées par le CML à la Cinémathèque québécoise auront lieu le mercredi 26 octobre à 21h et le jeudi 27 octobre à 18h30. Le CML organise également une conférence donnée par Elio Della Noce le vendredi 28 octobre prochain à 10h au 3475 rue Peel.

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Pluralité des arts sur le campus https://www.delitfrancais.com/2022/09/21/pluralite-des-arts-sur-le-campus/ Wed, 21 Sep 2022 11:15:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=48833 Le Délit s’entretient avec le McGill Arts Collective.

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Le McGill Arts Collective (Collectif d’arts de McGill, tdlr), est un nouveau club étudiant qui vise à rassembler les artistes du campus de tous les niveaux et toutes les disciplines artistiques, afin de créer une communauté multidisciplinaire qui se réunit toutes les deux semaines. Le Délit s’est entretenu avec Brune Bettler, coprésidente du club, et Zoe Dubin, outreach executive (agente de liaison, tdlr), afin de discuter de ce nouveau club étudiant et du manque d’espaces artistiques multidisciplinaires sur le campus.

Le Délit (LD): Qu’est-ce que le McGill Arts Collective?

Brune Bettler (BB): C’est le premier club étudiant d’arts multimédias à l’Université. Notre but est de créer une communauté d’artistes à McGill; on trouve qu’il manquait une communauté d’artistes interdisciplinaire sur le campus. Du coup, on voulait créer un club qui organiserait des événements toutes les deux semaines pour encourager la créativité et réunir les artistes de McGill.

Zoe Dubin (ZD): Il y a des clubs d’arts visuels, de musique… mais il n’y a pas vraiment de club où des artistes de disciplines différentes peuvent se réunir et discuter de leurs œuvres et de leurs projets; donner cette possibilité aux étudiant·e·s est très important pour nous.

LD: Une expérience préalable en art est-elle nécessaire pour se joindre au McGill Arts Collective?

ZD: C’est ouvert à toutes et à tous! On veut vraiment attirer des gens de tous les niveaux artistiques; les gens avec beaucoup d’expérience vont, par exemple, pouvoir se porter volontaires pour présenter leurs œuvres aux autres membres du club afin d’obtenir des rétroactions, tandis que celles et ceux qui sont moins familier·ère·s avec divers domaines artistiques pourront donner leurs avis sur les œuvres des autres et participer à nos divers événements en s’initiant à plusieurs formes d’arts. Seule la créativité est requise!

«Il n’y a pas vraiment de club où des artistes de disciplines différentes peuvent se réunir et discuter de leurs œuvres et de leurs projets; donner cette possibilité aux étudiant·e·s est très important pour nous»

LD: Les artistes qui présenteront leurs œuvres seront-ils·elles toutes et tous des étudiant·e·s de McGill, ou prévoyez-vous aussi inviter des artistes de la communauté montréalaise qui ne sont pas nécessairement à McGill?

BB: Pour l’instant, ce sera seulement des étudiantes et étudiants de McGill. Lorsque le club va s’agrandir, on aimerait bien inclure des artistes de Montréal aussi.

LD: Votre site internet mentionne que votre club organisera deux types d’événements: des tables rondes, et des événements thématiques. Quelle est la différence entre les deux?

ZD: Les tables rondes seront des événements qui auront lieu de façon régulière. On encouragera vraiment la discussion critique d’œuvres d’art que les volontaires voudront présenter. Les événements thématiques, quant à eux, seront plus éclectiques, et les participant·e·s seront amené·e·s à explorer ou découvrir des disciplines artistiques multiples.

LD: Brune, tu as cocréé le club avec Darren Li au printemps 2022. Pourquoi l’avoir créé à ce moment-là, et par quoi votre décision a‑t-elle été motivée?

BB: En fait, nous sommes les deux dans la Faculté des sciences; Darren est en biologie quantitative, et je suis en biologie lymphatique. Nous trouvions qu’à McGill, il y avait beaucoup de clubs étudiants concentrés sur l’école et très peu de clubs artistiques. Comme l’a mentionné Zoe, il y a déjà des clubs artistiques à l’Université, mais de ces clubs, il y en a énormément qui sont spécialisés dans une seule forme d’art. Darren faisait de la peinture, moi, de la photographie. L’idée nous est venue de créer une nouvelle communauté où nous pourrions regrouper des gens de tous les domaines artistiques. Nous pensons que le club pourra compléter nos études et notre vie à Montréal et à McGill, car cela nous permettra de ne pas faire que des sciences et des mathématiques!

LD: Quelle est la procédure pour rejoindre le McGill Arts Collective?

BB: Pour l’instant, on a trois formes d’adhésion. Pour être membre toute l’année, il faudra payer 15 dollars au total, et cela donnera accès à tous nos événements de l’année. Nous nous sommes un peu inspiré·e·s du format du Outdoors Club de McGill (Club de plein air de McGill, tdlr) ; c’est un club énorme avec plein de gens qui aiment passer du temps ensemble. Au sein de ce groupe, il y a différentes spécialités; certaines personnes vont faire du vélo, d’autres du camping, de la randonnée, etc. Nous aimerions donc faire un peu la même chose avec le McGill Arts Collective. Pour celles et ceux qui ne veulent pas être membre à l’année ou qui sont intéressé·e·s par un seul événement, il sera toujours possible de payer cinq dollars à la porte pour y participer. Sinon, pour les autres, les gens pourront toujours nous suivre sur nos médias sociaux (les coordonnées sont incluses à la fin de cet article, ndlr), ou encore s’inscrire à notre infolettre où on partagera nos événements futurs et des suggestions d’événements artistiques à aller voir à Montréal.

«Dans l’équipe exécutive, nous sommes huit, majoritairement toutes et tous en U3, mais il y en a aussi en U4, et nous provenons des Facultés des arts, des sciences et de génie»

LD: Vos événements seront-ils bilingues ou seront-ils plutôt organisés dans une seule langue?

BB: J’avoue que nous n’y avons pas encore trop pensé, mais ce sera sûrement majoritairement en anglais.

ZD: Je crois que les tables rondes seront majoritairement en anglais, mais s’il y a beaucoup de membres qui parlent en français, nous créerons un petit espace pour le français.

LD: Votre premier événement était le 8 septembre dernier, au parc Jeanne-Mance. Comment s’est-il déroulé?

BB: Nous nous sommes retrouvé·e·s à Jeanne-Mance entre 18h et 21h. Il y avait au moins une quinzaine de personnes qui sont restées pendant les trois heures, en plus de plusieurs autres qui partaient et revenaient. C’était vraiment une opportunité pour n’importe qui de venir nous voir et se renseigner sur le club, en plus de rencontrer d’autres personnes créatives. Au total, je dirais qu’environ 45 personnes sont venues nous voir. Il y avait des gens de toutes les facultés, tous les programmes, qui sont venus pour rencontrer des gens et passer un bon moment. C’était somme toute un événement social pour nous faire connaître et pour commencer à regrouper notre petite communauté.

LD: En ce moment, à quoi ressemble la démographie de votre club?

BB: Nous venons vraiment juste de commencer, donc nous n’avons pas encore de statistiques. Dans l’équipe exécutive, nous sommes huit, majoritairement toutes et tous en U3, mais il y en a aussi en U4, et nous provenons des Facultés des arts, des sciences et de génie. En termes d’art, pour le moment, nous avons des gens en peinture, en photographie, en mode, en dessin et en danse.

Vous pouvez retrouver le McGill Arts Collective sur Instagram, Facebook, leur site internet et au mcgillartscollective@gmail.com. Le prochain événement du club sera un événement de peinture et poésie le 22 septembre prochain à 18h à la Porte Jaune au 3625 Aylmer.

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Un théâtre qui rassemble https://www.delitfrancais.com/2022/08/31/un-theatre-qui-rassemble/ Wed, 31 Aug 2022 12:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=48618 Et si l’on faisait du théâtre dans un centre commercial?

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Je m’installe à une table pliante et je pense : «c’est la première fois que je mène une entrevue dans une église». Devant moi, Hugo Fréjabise m’offre un café filtre. C’est ce que sa troupe de théâtre et lui ont pu négocier avec une église à Beaubien: un sous-sol pour leurs répétitions et une machine à café. 

Le théâtre, au Québec, n’a jamais été simple. Pour exister, la relève doit penser le théâtre à côté des institutions et des voies traditionnelles. Outre la salle de spectacle, elle a recours à la rue, aux églises, aux parcs et même – quand il le faut – au centre commercial. Le Rassemblement Diomède, collectif d’artistes dans lequel Hugo Fréjabise est auteur et metteur en scène, fait rayonner le théâtre in situ à Montréal depuis 2018.

Du théâtre à la rue

Le mot «théâtre», du grec theatron, signifie «lieu où l’on regarde». Mais Hugo rappelle qu’on se trompe toujours avec l’étymologie. Le theatron, en Grèce Antique, c’est avant tout la place publique, là où se passe l’action. On a trop cantonné le théâtre à un lieu fermé, à des institutions. Dans le théâtre, on trouve de la musique, de la danse, de la littérature. «J’utilise le mot théâtre pour tout», avoue-t-il en souriant. Pour lui, le théâtre est synonyme de communication, de jeu, de politique. 

«Aujourd’hui, le poids de l’administratif est violent. Du moment où on demande une autorisation pour jouer quelque part, n’est-on pas dans une forme de torsion de l’art ?»

Hugo Fréjabise

L’important, pour la relève, est de mettre le théâtre au centre de la ville pour y inviter les gens démocratiquement. «Le théâtre, tel que nous le pensons, devrait rejoindre plein de personnes, mais dans les faits, il n’y a que 10% de la population qui va au théâtre», se désole Hugo. «Et si c’est plutôt la bourgeoisie ou majoritairement des personnes blanches qui y vont, ce n’est pas un hasard. Si telle personne voit du théâtre, c’est qu’elle a été amenée à le faire, que cette culture lui a été proposée.» Mais au-delà de la publicité et des tactiques de communication, comment proposer le théâtre comme culture? 

«Notre idée est de sortir le théâtre de ses salles, de jouer dans des endroits publics. C’est dans ces moments-là qu’il y a des frictions. Et tant mieux. Au théâtre, on dit souvent “le théâtre est fait pour déranger” mais est-ce qu’il le fait vraiment?  Aujourd’hui, le poids de l’administratif est violent. Du moment où on demande une autorisation pour jouer quelque part, n’est-on pas dans une forme de torsion de l’art ?» En posant la question, la relève cherche avant tout à ouvrir un dialogue. «Tout le monde est dérangé par tout le monde, c’est ça la société ! Il faut encore savoir converser et être en désaccord. Il faut jouer sur ce lien avec l’humain.»

Au printemps 2022, le Rassemblement Diomède avait lancé une invitation littérale. Après la présentation de leur pièce Le Banquet dans un parc, la troupe a festoyé autour d’un barbecue avec les spectateurs. «J’aime le côté sacré du théâtre, mais tout ça, ce n’est qu’une coquetterie. Ce qui est fort, c’est d’avoir du théâtre quotidien», dit Hugo. «Des pièces qui se jouent au parc,  là où les gens tombent dessus par hasard. Mais pour imprégner la société de théâtre, il faut un énorme travail de pédagogie.» 

Jouer ou ne pas jouer: telle est la question

Déranger, le Rassemblement Diomède n’a pas peur de le faire. En février 2022, en pleine vague pandémique, la troupe avait réussi à jouer sa pièce Hôtel Promontoire quelques fois au Complexe Desjardins avant de se mériter un avis d’éviction. À l’entrée du centre, un baladeur était fourni à chaque spectateur: c’est dans nos oreilles que s’échangeaient les répliques, incarnées par les acteurs silencieux qui jouaient discrètement autour de la fontaine.

«Le centre commercial emblématise ce besoin de paix: administrativement, on fait tout pour que les choses soient paisibles, confortables et dans ce sens-là, on interdit le dialogue»

Hugo Fréjabise

«On a choisi le centre commercial parce qu’un marché, historiquement, est un lieu où on peut discuter. Et à ce moment, c’était le seul endroit encore ouvert. On voulait jouer sur les flous juridiques.  On ne cherchait pas à poser problème, on jouait aux heures de la fermeture des commerces. Reste qu’en quatre fois, on a perturbé ce gros système qu’est Desjardins.» En effet, lors de la dernière représentation, alors que la troupe jouait en bas, Hugo négociait seul avec les policiers. Je lui avoue que la scène m’avait amusée et avait ajouté au spectacle parce qu’elle faisait écho au propos de la pièce qui se déroulait dans mes oreilles; une pièce sur le besoin de résister, incarné par le motif de la guerre qu’on attend, qu’on espère presque. 

«Ce n’est jamais le bon moment pour se battre», acquiesce Hugo. «Le centre commercial emblématise ce besoin de paix: administrativement, on fait tout pour que les choses soient paisibles, confortables et dans ce sens-là, on interdit le dialogue. Le dialogue, la politique, c’est un petit peu la guerre. Les agents de sécurité ne veulent pas discuter. Ils veulent aplatir le discours, ont peur du désordre. La police n’arrêtait pas de répéter qu’en fait, ils étaient d’accord avec moi. Et ça m’enrageait. Je leur disais: arrêtez, ne dites pas ça. Vous avez le droit de nous mettre dehors, au moins ne faites pas semblant !» La démocratie du théâtre in situ s’étend aussi dans le jeu avec le public qui se demande: qui ici regarde avec moi?»

Au-delà du rideau

Le problème de tout art dans une société capitaliste est la récupération, puis l’administration de ces questions artistiques par le système. J’interroge Hugo sur Joussour, une compagnie de théâtre qu’il avait cofondée trois ans auparavant au Liban, avec la scénographe Nadine Jaafar. Il confirme mes pensées: parfois, c’est plus difficile d’intégrer le théâtre dans une société occidentale aisée que dans un pays accablé de crises comme le Liban. «J’ai travaillé majoritairement à Ouzaï, avec des jeunes des bidonvilles qui n’avaient jamais fait de théâtre. Il y avait mille problèmes, mais en attendant, dans ces quartiers démunis, des jeunes dialoguaient, s’amusaient, devenaient vulnérables, se mettaient à nu. Est-ce qu’on est plus vrai sur scène ou dans la vie? Derrière l’artifice du personnage, il y a de la vérité. Je me sens sincère à travers ces artifices-là. C’était très exotique pour eux, mais je me sentais pleinement dans ce que je devais faire au théâtre. Au Liban, tous les problèmes d’administration n’existaient plus. Les théâtres nous ouvraient leurs portes la semaine même.»

«Il faut utiliser les lieux désaffectés, les églises vides, les salles de théâtre. Proposons des soirées de la relève»

Hugo Fréjabise

La souplesse administrative et le dialogue semblent plus difficiles – ou plus longs –  à Montréal. «Je le dis, mais je ne le dis pas trop fort. Ce n’est pas une question d’argent. À Beirut, on discutait, on se disputait, mais on arrivait à quelque chose. En Argentine, il y a des théâtres partout. Les directeurs de l’Université de Gaza font plein de choses. C’est révoltant d’avoir tout sous la main ici, mais de ne pas pouvoir en profiter. Il faut utiliser les lieux désaffectés, les églises vides, les salles de théâtre. Proposons des soirées de la relève. Ouvrons les théâtres douze heures par jour au lieu de deux. Ou du moins, commençons à en parler.»

En mai 2022, Hugo Fréjabise et d’autres protestataires ont manifesté à l’intérieur du Théâtre du Nouveau Monde. Chaque semaine, il aborde des questions de théâtre dans l’émission radiophonique Le Quatrième Mur. L’activité publique du Rassemblement Diomède est annoncée sur leurs réseaux.

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À la croisée des chemins https://www.delitfrancais.com/2022/04/06/a-la-croisee-des-chemins/ Wed, 06 Apr 2022 13:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=48401 Entretien avec l’artiste multidisciplinaire Nicholas Dawson.

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Nicholas Dawson est auteur, éditeur, artiste, chercheur, militant. Ses dernières publications incluent le livre Désormais, ma demeure, paru en 2020 et ayant gagné le Grand prix du livre de Montréal en 2021 ainsi que le Prix de la diversité Metropolis Bleu la même année. Il a également fait paraître Nous sommes un continent, correspondance dans laquelle sa voix se mêle à celle de l’autrice Karine Rosso. Le Délit l’a rencontré au sujet de ces deux publications. 

Le Délit (LD) : Pensais-tu, plus jeune, que tu écrirais des livres et serais chercheur, parmi d’autres occupations? Quelles facettes respectives de ta personnalité associes-tu aux langues que tu maîtrises, soit le français, l’anglais et l’espagnol?

Nicholas Dawson (ND) : Pour répondre à la première partie de la question, je ne sais pas trop comment je me projetais quand j’étais plus jeune. Par contre, j’étais très intéressé par toutes les formes d’expression artistique: j’ai fait de l’improvisation, j’ai appris à jouer quelques instruments de musique, je dessinais beaucoup, puis je me suis intéressé à la lecture, à la musique, au théâtre, aux arts visuels, à l’écriture. Je rêvais certainement d’être artiste, peu importe la discipline, mais je ne savais pas si ce rêve était vraiment atteignable. Je peux dire, donc, que j’ai réalisé mon rêve d’enfance! 

Quant à la seconde question, je vous dirais que je ne sépare pas les choses comme ça. Les langues que je parle, et qui m’habitent, sont mobiles, mouvantes; elles se déplacent selon les contextes, les lieux dans lesquels je me trouve, les personnes avec qui je parle. Ce serait trop facile, trop catégorique, et franchement ennuyeux, de dire que le français occupe une place intellectuelle, l’anglais une place transactionnelle et l’espagnol une place émotive. Ce serait surtout faux et très cliché. Je pleure, je crée, je chante et j’aime dans ces trois langues, même si j’en maîtrise certaines plus que d’autres. Les langues, comme d’ailleurs les facettes de ma personnalité, sont toujours plurielles, instables, précaires. 

LD: La recherche-création se fait la colonne vertébrale de tes travaux artistiques et académiques. Elle est aussi au centre des préoccupations dans Nous sommes un continent. Que représente cette approche pour toi? Que permet-elle?

ND: Pour moi, sur le plan académique, la recherche-création a été une approche salutaire qui m’a autorisé à aborder le multilinguisme, les épistémologies alternatives, les cultural studies, les expériences de soi et personnelles, les enjeux de marginalisation (dont les enjeux raciaux et queer), sans avoir à me soumettre automatiquement à des règles centenaires traditionnelles qui reproduisent des dynamiques de pouvoir encore en place à l’université et qui maintiennent souvent les personnes marginalisées (et leurs méthodes, épistémologies et langages) dans la honte et le silence. La recherche-création était pour moi une approche qui me permettait de créer, de chercher et de théoriser avec des engagements politiques clairs et radicaux. 

« Ce serait trop facile, trop catégorique, et franchement ennuyeux, de dire que le français occupe une place intellectuelle, l’anglais une place transactionnelle et l’espagnol une place émotive. Ce serait surtout faux et très cliché. Je pleure, je crée, je chante et j’aime dans ces trois langues »

LD: Comment te positionnes-tu dans le champ littéraire québécois? Ressens-tu parfois une certaine fatigue ou une frustration liée au fait d’être étiqueté comme un écrivain de la diversité, de la communauté LGBTQ+, etc.? Comment faire l’équilibre entre la reconnaissance des obstacles engendrés par notre identité, et le désir d’universaliser, de créer des ponts entre soi-même et l’autre?

ND: Je ne suis pas fatigué de ça: ma carrière et ma visibilité dans le milieu ont été bâties entre autres par des revendications de représentation, des prises de positions antiracistes et anti-queerphobes. Ce serait malhonnête de ma part de me plaindre de cette catégorisation dont je fais l’objet alors que j’y ai moi-même contribué. Par contre, je suis fatigué de la difficulté qu’on a, dans le milieu, à croiser les enjeux et les expériences; le plus souvent, on me considère comme un écrivain «de la diversité», et plus récemment on me considère comme un écrivain queer. C’est extrêmement rare qu’on arrive à croiser les deux expériences, alors que mon travail croise toujours ces enjeux (avec aussi les enjeux de genre, de classe et d’affect). 

Par ailleurs, j’avoue que je n’ai absolument pas le «désir d’universaliser», que je ne considère pas comme un synonyme de «créer des ponts entre soi-même et l’autre». Je ne sais honnêtement pas ce que ça veut dire, «universaliser», et si c’est de se défaire de ce qui fait de chacun·e de nous des personnes singulières pour mieux être accueilli·e·s par les autres, alors je refuse complètement toute forme d’universalisation. C’est avec la singularité des gens, leurs récits, leurs expériences et leurs formations identitaires, qu’on crée des ponts : on accueille l’autre en tant que sujet, non pas en tant qu’objet exempt de toute forme de je. Je crois que les ponts se créent lorsqu’on arrive à considérer les autres, et à les écouter, en tant que sujets singuliers, dont les expériences individuelles sont inscrites dans une grande histoire sociale dans laquelle nous nous inscrivons également, avec nos expériences, nos langues, nos couleurs et nos subjectivités. Dans ma thèse, j’écris : «je + je c’est plein de nous». Il n’y a rien d’universel là-dedans, mais c’est un véritable pont qui se crée entre deux expériences de subjectivation. 

« La recherche-création était pour moi une approche qui me permettait de créer, de chercher et de théoriser avec des engagements politiques clairs et radicaux »

LD: Pour les personnes immigrantes ou de seconde génération, on parle souvent de ce sentiment d’être étranger peu importe où on va en raison de cette double-culture qui, en grandissant, est assez difficile à habiter. Comment te situes-tu aujourd’hui par rapport à cet héritage métissé, en quoi a‑t-il évolué et quels modes de pensée t’ont aidé à accepter ou à vivre avec cette «étrangeté»? Tu mentionnes notamment cette idée du soi transnational, transpersonnel, pourrais-tu la détailler?

ND: Je ne me sens pas étranger partout – en fait, oui, mais c’est plus compliqué que ça. Ce que je sens, c’est qu’on me fait sentir étranger pas mal partout, et même le mot étranger n’est peut-être pas le bon. On me fait souvent sentir comme un non-sujet, ou en tout cas, un sujet soumis aux manipulations et aux catégorisations des autres. Par exemple, au Chili, il arrive qu’on me dise que je ne suis pas un vrai Chilien à cause de mes privilèges (économiques, surtout), alors effectivement je me sens étranger dans mon pays natal. Mais il arrive aussi qu’au Chili on me dise que je suis un vrai Chilien parce que je parle «chilien» – ça m’est beaucoup arrivé quand je faisais des blagues ou quand je m’exprimais avec des mots argotiques de Santiago. Le résultat ici n’est pas tant de me sentir étranger – puisqu’on me dit au contraire «tu es des nôtres, tu corresponds au lieu où nous sommes et où tu es né» –, mais plutôt de sentir qu’il est impossible d’avoir une réelle agentivité d’appartenance et de mon récit des origines. Pareil au Québec: on me dit la plupart du temps que je suis un vrai Québécois parce j’écris, j’enseigne, je parle la langue, je suis «presque né ici», etc. Mais souvent on me demande : «tu te sens plus Québécois ou plus Chilien», ce qui est une question excessivement violente parce qu’elle me force à faire un choix – on ne pose pas cette question à des personnes nées ici et pas issues de l’immigration, et donc ce choix impose toujours qu’on ne soit jamais au bon endroit. D’une façon ou d’une autre, ce qu’on fait, c’est qu’on essaie de choisir, de classer, de catégoriser à ma place. Donc ce n’est pas tout à fait un sentiment d’étrangeté qu’un sentiment de perte d’agentivité, ce qui est à mon avis un des résultats politiques, mais aussi psychiques, les plus violents de la xénophobie et du racisme. 

LD : Dans Nous sommes un continent, Karine et toi parlez de votre rapport mitigé au français, bien qu’il soit votre langue d’écriture. Quelle place l’hétérolinguisme occupe, selon toi, dans la littérature québécoise?

ND : J’entretiens un doute avec le français, qui est parent du doute qu’on a quand on écrit, peu importe notre rapport aux langues et au nombre de langues qu’on parle, mais qui est aussi différent parce qu’on n’a simplement aucune certitude qui nous précède sur le savoir de cette langue. 

« Je crois que les ponts se créent lorsqu’on arrive à considérer les autres, et à les écouter, en tant que sujets singuliers, dont les expériences individuelles sont inscrites dans une grande histoire sociale dans laquelle nous nous inscrivons également, avec nos expériences, nos langues, nos couleurs et nos subjectivités »

Je ne suis pas sûr de comprendre la seconde partie de la question: l’hétérolinguisme dans la littérature québécoise est… partout. [rires] Je veux dire, on joue beaucoup au Québec avec les registres de langues, avec les régionalismes et avec la forme en général. On utilise aussi souvent l’anglais – moi-même je le fais pas mal. Mais ça demeure un hétérolinguisme, dans le sens où l’usage de l’anglais est la plupart du temps un usage tel que fait dans le monde social québécois (très montréalais en fait) en français, et non pas dans une entreprise de rupture des structures linguistiques. Mais on accueille relativement bien l’hétérolinguisme, à mon avis, dans le milieu littéraire québécois ; c’était très, très rare qu’on m’ait empêché d’utiliser l’espagnol ou qu’on m’ait obligé à le traduire. À la limite, j’ai connu beaucoup plus de résistance avec l’usage de l’anglais que de l’espagnol, une résistance qui n’est évidemment pas liée à l’hétérolinguisme en soi comme pratique, mais bien à l’anglais qui est peut être considéré par certain·e·s, dans une approche un peu nationaliste et un peu colonisée selon moi, comme la langue ennemie. Ça, c’est un autre débat, et j’avoue que je n’embarque pas dans ces logiques historico-nationalistes qui flirtent un peu trop selon moi avec une conception très coloniale et très «puriste» de la langue française. 

LD : Dans ce même livre, Karine et toi échangez sur le passage de «l’écriture de la colère» à « l’écriture compatissante», en parlant entre autres de l’épuisement qui peut parfois s’enchaîner à force de dénoncer, de militer; un mouvement qui relève de la nécessité, mais qui entraîne aussi une lourde charge émotionnelle. Comment arrives-tu à garder l’équilibre entre ces deux postures tout aussi importantes l’une que l’autre? 

ND : Qui a dit que je garde l’équilibre? [rires] Je blague à moitié: la fatigue et l’épuisement professionnel sont monnaie courante parmi les militant·e·s et les personnes marginalisées. Ça m’est arrivé plus d’une fois. Je dirais que j’essaie de mieux choisir mes combats, de créer des réseaux de solidarité pour mieux se partager la tâche des dénonciations, des actions et d’autres formes de militantisme, qui sont aussi des communautés de soin et de sécurité. J’essaie aussi d’être davantage compatissant avec moi-même: ne pas embarquer dans la prochaine chicane ou dans le prochain scandale peut parfois être très salutaire, malgré la honte, le sentiment de désolidarisation ou juste le FOMO que ça peut produire. Il faut avoir de la compassion pour soi et pour les autres, pour les limites de nos luttes, pour militer et écrire sur nos expériences de marginalisation. Sinon, ça peut rapidement devenir violent, pour soi et pour les autres. 

« L’hybridité et les métissages sont pour moi des manières de demeurer dans l’arène, en situation de doute et de questionnements, des manières de m’assurer de ne pas fixer ce que je crée, de ne pas m’asseoir sur des certitudes qui peuvent devenir des prisons ou au contraire des maisons beaucoup trop confortables »

LD : En plus d’écrire, tu as aussi une pratique photographique que tu intègres à Désormais, ma demeure. Qu’est-ce que la photographie te permet d’exprimer que l’écriture ne peut pas, et comment conçois-tu le mélange des genres et des médiums qui caractérise cette œuvre? Quelles sont les choses ou les thématiques que tu trouves les plus difficiles à exprimer par le langage écrit?

ND : Encore une fois, j’ai du mal à séparer les choses comme ça. Je ne sais pas, honnêtement, pourquoi je vais toujours voir ailleurs – dans les dernières années, je fais moins de photo et beaucoup plus d’art sonore. Je crois que c’est à penser comme ma pratique d’écriture: l’hybridité et les métissages sont pour moi des manières de demeurer dans l’arène, en situation de doute et de questionnements, des manières de m’assurer de ne pas fixer ce que je crée, de ne pas m’asseoir sur des certitudes qui peuvent devenir des prisons ou au contraire des maisons beaucoup trop confortables. Je veux pouvoir me déplacer le plus possible, parce que rien n’est stable pour moi, à commencer par l’identité. C’est peut-être simplement, donc, par une chose très, très simple: l’adéquation fond/forme. Je travaille sur l’instabilité des identités, ça se fait donc par une éternelle instabilité de formes. 

« J’ai l’impression que les textes et les livres que j’écris sont la simple démonstration de processus d’apprentissage toujours ouverts, en cours, inachevés. Je vois l’édition de la même manière : elle me permet de demeurer dans cet état d’apprentissage constant »

LD : Qu’est-ce que ton travail d’éditeur représente pour toi, par rapport à ta pratique d’auteur? Comment se complètent-elles, ou au contraire, entrent-elles en opposition l’une à l’autre?

ND : Elles ne sont pas en opposition, mais parfois elles sont en conflit, ou plutôt en tension. J’apprends à lire et à écrire, c’est mon truc de toujours. En tant qu’écrivain, je n’ai pas l’impression d’arrêter, d’arriver à un résultat de connaissance de l’écriture quand le livre est achevé et publié. Au contraire, j’ai l’impression que les textes et les livres que j’écris sont la simple démonstration de processus d’apprentissage toujours ouverts, en cours, inachevés. Je vois l’édition de la même manière: elle me permet de demeurer dans cet état d’apprentissage constant. De ce fait, je ne suis pas un éditeur qui dit aux auteur·rice·s «ceci est mieux comme ça et c’est tout» comme si j’avais la vérité. J’entre en conversation avec eux·lles et leurs œuvres, nous cheminons ensemble, nous entrons dans un processus de manière à continuer à apprendre ensemble ce qu’est écrire et lire. Cela se fait en maintenant une tension entre ce qu’on vit, ce qu’on lit et ce qu’on écrit, entre les relations. C’est cette tension que j’entretiens entre l’édition et mon écriture. Des fois, c’est confortable, la plupart du temps ce ne l’est pas. Et c’est très bien ainsi.

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Une gommette sous un bleuet https://www.delitfrancais.com/2022/03/30/une-gommette-sous-un-bleuet/ Wed, 30 Mar 2022 13:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=48277 Le Délit rencontre Catherine Côté, photographe culinaire.

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Catherine Côté est photographe culinaire et réalise notamment des projets pour des producteur·ice·s alimentaires, des chefs, des restaurants et des livres de recettes. Le Délit l’a rencontrée afin de discuter de sa pratique artistique et du processus de création derrière les projets de photographie culinaire. 

Le Délit (LD) : Parlez-nous un peu de votre parcours. Pourquoi êtes-vous devenue photographe culinaire?

Catherine Côté (CC) : J’ai étudié en Intégration multimédias au Cégep de Sainte-Foy, puis j’ai débuté mon parcours professionnel en tant que développeuse web. J’ai fait de la programmation de sites Internet pendant environ sept ou huit ans et en travaillant pour trois agences publicitaires. Ensuite, j’ai commencé à développer un intérêt pour la photo de nourriture ; ça a débuté par des soupers entre ami·e·s, où je prenais en photos des plats et partageais des recettes. Puis à un certain moment, comme je savais créer des sites web, j’ai créé un blogue culinaire. À Québec, il y a une espèce de communauté de gens qui adorent la nourriture et les restaurants qui se sont ensuite mis à parler de mon blogue. Un peu grâce à ces réseaux-là, l’éditeur de Québec Amérique a éventuellement repéré mon blogue et m’a offert mon premier contrat de photos culinaires.

Me lancer en photo culinaire n’était pas nécessairement un « vrai plan » au départ, mais tranquillement, les contrats se sont mis à arriver, puis à un certain moment, j’ai commencé à travailler un peu moins pour les agences publicitaires afin d’avoir plus de temps à consacrer à ces contrats. J’ai fait le saut vers la photographie culinaire à temps plein à la fin 2012, début 2013. 

« Au final, chaque photo me prend environ une heure, mais la première photo de la journée sera toujours plus longue et prend parfois le double du temps à réaliser »

LD : Quel est le rôle du·e la photographe culinaire dans le procesus de création d’une photo?

CC : C’est souvent un travail d’équipe. Le·a photographe est responsable du bon déroulement des choses et de la satisfaction de tout le monde. C’est aussi d’essayer de penser d’avance au look des aliments : est-ce qu’on a pensé à tout ce qu’il fallait ? Est-ce que j’ai posé toutes les questions aux client·e·s afin de ne pas avoir de surprises une fois rendu·e·s à la séance photo? Puis c’est aussi d’apporter des idées et d’écouter, il faut toujours tâter un peu le pouls de ce que le·a client·e a besoin et de ce qu’il·elle aime. Chaque photographe a aussi habituellement un style, une signature, mais c’est sûr que j’aime croire que je suis assez polyvalente. Par exemple, certains projets peuvent nécessiter des photos un peu plus foncées, tandis que d’autres, des styles super colorés ou très éclairés. Ensuite, une fois sur le plateau de photos, il y a beaucoup de feeling aussi, parfois ça ne sert à rien de prévoir d’avance un style trop préparé non plus ; sur place, on joue avec les décors, avec la vaisselle, on teste plein de combinaisons différentes pour voir ce qu’on peut faire de beau, dépendamment du style voulu. 

LD : Quelle est la durée moyenne de la réalisation d’un projet photo culinaire?

CC : Pour la plupart des photos dans mon portfolio, j’essaie de ne pas dépasser six à huit photos par jour. Parfois, ce n’est pas toujours possible selon les contrats et si la complexité des concepts n’est pas trop grande, il m’arrive d’aller jusqu’à 10 photos par jour. Au final, chaque photo me prend environ une heure, mais la première photo de la journée sera toujours plus longue et prend parfois le double du temps à réaliser, comme on doit s’installer et décider de la direction du style des photos, qui donnera ensuite un peu le ton au reste du projet. Un livre de cuisine, par exemple, prendra en moyenne 10 jours de séances photos, pour environ 60 à 80 photos par livre. 

LD : Y a‑t-il certains aliments ou types de recettes qui sont particulièrement difficiles à photographier?

CC : Oui, les lasagnes et les pâtés, comme le pâté chinois ou les pâtés à la viande, c’est ce que je trouve le plus difficile à rendre « beau ». Ce qui est difficile, mais très plaisant à photographier cependant, ce sont les hamburgers et les sandwichs ; on doit prendre notre temps afin que tous les étages soient bien visibles et parfois ajouter un cure-dent en arrière et créer des tourniquets de viande. Tout l’effort se finit par un très beau résultat.

« Sur place, on joue avec les décors, avec la vaisselle, on teste plein de combinaisons différentes pour voir ce qu’on peut faire de beau »

LD : Vous arrive-t-il de revisiter certaines recettes, par exemple en ajoutant certains ingrédients qui ne sont normalement pas utilisés, afin de changer la texture d’un plat pour qu’il paraisse mieux à la caméra?

CC : Une fois, j’ai eu un contrat de photos de crème glacée, où on devait faire des formes particulières, donc ce n’était vraiment pas une option de travailler avec de la vraie crème glacée ; on a plutôt fait une recette de fausse crème glacée, avec de la purée de pommes de terre Betty Crocker et de la margarine. Dans ces moments-là, je fais souvent affaire avec des stylistes culinaires ; pendant les premières années, je m’occupais moi-même de styliser les aliments, mais avec le temps, c’était important pour moi d’avoir une personne responsable de cela sur les plateaux, afin que je puisse me concentrer sur le reste. Parfois aussi, lorsque quelque chose doit être en hauteur ou bien tenir d’une certaine façon, je peux, par exemple, mettre une gommette en dessous d’un bleuet, un cure-dent par-ci, un morceau de papier collant par-là. 

Comme mes client·e·s sont des producteur·ice·s alimentaires et des chefs, on n’altère pas vraiment leur nourriture, ce sont des photos naturelles. Et ce qu’on prend en photos, on risque de le manger pendant l’heure du dîner, donc c’est rare qu’il y ait beaucoup d’altérations. Parfois aussi, je mets quelques sous en dessous des verres pour changer un peu leur angle et éviter un effet lightbulb, c’est-à-dire l’effet créé par le fait que plus la caméra est loin, plus les objets ont un peu l’air de tomber.

LD : En lien avec ce que vous venez de mentionner concernant la nourriture que vous mangez le midi, avez-vous des stratégies implantées en photographie culinaire pour éviter le gaspillage des aliments?

CC : C’est beaucoup le ou la chef qui s’en occupe, mais souvent, je dirais que les séances photos sont aussi du « développement recettes » pour les client·e·s, donc ils et elles vont aimer ce qui est cuisiné et vont vouloir le manger pour dîner. L’horaire des photos tient très souvent compte de cela. Par exemple, on va planifier ce qu’on mange pour dîner et prendre les photos de la recette en question juste avant la pause. Sinon, c’est sûr que ça arrive que j’aie beaucoup de restants provenant de séances photos dans mon frigo, je vais parfois les porter dans les frigos de partage en basse-ville de Québec, ou sinon il m’arrive d’appeler des ami·e·s en leur disant par exemple : « J’ai beaucoup de saucisses dans mon frigo, je ne vais pas m’en sortir toute seule ». Je suis toujours contente de faire profiter les gens autour de moi. Je dirais que les restants de nourriture sont quand même un « beau problème » de mon travail, que j’arrive habituellement à gérer. Je fais attention au gaspillage le plus possible, mais par contre, si je prends une photo d’un plat avec de la viande et que ce plat reste pendant des heures sur la table, je ne prends pas de chances non plus. 

Vous pouvez suivre les prochains projets de Catherine Côté sur son site web, sa page Facebook et sa page Instagram.

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Minutie et dextérité https://www.delitfrancais.com/2022/03/30/minutie-et-dexterite/ Wed, 30 Mar 2022 13:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=48281 Le Délit rencontre Gabrielle Dalessandro, styliste culinaire et accessoiriste.

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Gabrielle Dalessandro est styliste culinaire et accessoiriste. Elle œuvre dans le domaine culinaire depuis 20 ans. Le Délit l’a rencontrée afin de discuter de sa pratique artistique et du processus de création derrière le stylisme culinaire.

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Le Délit (LD) : Parlez-nous un peu de votre parcours. Pourquoi êtes-vous devenue styliste culinaire?

Gabrielle Dalessandro (GD) : J’ai débuté mon parcours avec des études en diététique, puis avec un double DEC en arts. Lors de mon deuxième cours d’arts, mon professeur m’a demandé ce que je faisais en diététique, car selon lui, j’étais vraiment une artiste. J’ai réfléchi et j’ai eu l’idée de jumeler mes passions liées à l’alimentation, la chimie et les arts, donc les aliments sont devenus mon médium.

«  J’ai un plaisir fou à défaire la perfection maintenant, mais c’est un chaos harmonieux, c’est ça le défi »

LD : Avez-vous des esthétiques ou des styles particuliers que vous utilisez souvent pour styliser les aliments?

GD : Je m’adapte selon les styles demandés. Au départ, lorsque j’ai commencé ma carrière, tout devait être parfait, c’était un facteur très difficile pour moi, parce qu’en tant qu’artiste, on aime la liberté, mais le côté scientifique prenait le dessus. Par exemple, on devait couper une tarte aux pommes avec un couteau de précision, alors qu’aujourd’hui, le plaisir que j’ai, c’est de lancer une fourchette dans une tarte aux pommes, aussi imparfaite soit-elle. J’ai un plaisir fou à défaire la perfection maintenant, mais c’est un chaos harmonieux, c’est ça le défi.

LD : Pour quelles occasions les gens ont-ils recours aux services d’une styliste culinaire?

GD : J’ai d’abord été employée à temps plein pendant 10 ans pour une entreprise, ce qui est très rare pour les stylistes culinaires. Ensuite, j’ai eu à m’adapter à la vie de pigiste et je fais un peu de tout aujourd’hui: des publicités, du travail avec Instagram, du lifestyle, des livres de recettes, des décors pour les arrière-plans des photos… Il suffit que quelqu’un m’appelle avec un projet alimentaire, et je réponds à la demande du client ! 

LD : Qu’est-ce qu’un lifestyle?

GD : C’est en quelque sorte d’« humaniser » les projets alimentaires, en mettant en scène des gens en mouvement avec des aliments, en train de manger ou boire. 

« Je vois cela comme une sculpture qui demande une très grande minutie et beaucoup de précision »

LD : Vous arrive-t-il de revisiter certaines recettes en ajoutant, par exemple, certains ingrédients ou en ajoutant des éléments non comestibles pour que la texture paraisse mieux dans un lifestyle ou dans une photo?

GD : C’est là que le défi chimique fait son entrée. Mais aussi, l’expérience aide énormément, car après avoir fait environ 50 livres de recettes, on connaît mieux les modifications que nécessiteront différentes recettes. Par exemple, maintenant, je suis souvent en mesure de lire une recette et de prévoir qu’une sauce sera trop liquide pour la caméra et que je devrai l’épaissir, ou encore qu’un pain nécessitera un peu plus de lumière. Parfois, il faut aussi prendre des raccourcis; si j’ai seulement deux heures pour faire cuire une dinde, je n’aurai pas le choix de modifier les recettes originales. 

LD : Sur un plateau de photographie culinaire, qu’est-ce qui différencie le rôle du styliste culinaire des autres personnes présentes?

GD : C’est toujours un travail d’équipe. Ce qui nous différencie, c’est vraiment nos spécialités. Par exemple, pour un sushi, le chef sera responsable de le faire, comme c’est sa spécialité. Ensuite, moi je vais prendre le produit et ajouter chaque grain de sésame noir et beige, et ajouter quelque chose pour améliorer l’adhésion si nécessaire. Même chose pour les œufs de poissons sur un sushi; je vais les placer au centre un par un, je vois cela comme une sculpture qui demande une très grande minutie et beaucoup de précision. C’est un métier à part entière.

LD : Quelle est la durée moyenne de la réalisation du stylisme d’un aliment?

GD : Ça roule ! Lorsque je parlais de « chaos harmonieux » plus tôt, c’est vraiment ça, il faut faire le mieux possible, le plus rapidement possible, en respectant les temps alloués pour chaque contrat. C’est aussi très relatif, par exemple, une soupe est plus rapide à styliser que certains autres plats.

LD : Certains aliments ou certains types de recettes sont-ils particulièrement difficiles à styliser?

GD : Tout ce qui est en sauce est assez difficile ! Par exemple, lorsque tu mets une sauce sur une viande, si tu manques ton coup, tu salis l’assiette et la viande, donc je fais souvent des farces et je dis que je vais prier le dieu de la sauce pour qu’il m’aide à faire le bon jet. Ensuite, il y a aussi la texture de la sauce qui doit être travaillée. Certains concepts avec de la sauce nécessitent aussi beaucoup de dextérité, comme avoir un aliment sur une fourchette dans les airs et devoir faire couler de la sauce dessus, ou encore travailler avec du fromage qui fond. Ce n’est pas impossible, mais c’est plus difficile. 

«  Parfois, il faut aussi prendre des raccourcis ; si j’ai seulement deux heures pour faire cuire une dinde, je n’aurai pas le choix de modifier les recettes originales »

LD : Puis à l’opposé, certains aliments ou recettes sont-ils plus plaisants ou simples à styliser?

GD : La sauce, je trouve ça très plaisant, car j’aime le défi. Sinon, au début de ma carrière, les desserts me faisaient peur, car j’ai étudié en diététique et je connais la chimie des aliments, mais je ne connaissais pas bien la pâtisserie, jusqu’à ce que je doive réaliser 63 tartes pour un livre de tartes. Maintenant, lorsque j’ai un contrat de livres de recettes, je commence toujours par les desserts, car j’adore ça.  

LD : Y a‑t-il des stratégies implantées en stylisme culinaire afin d’éviter le gaspillage alimentaire?

GD : Ça dépend des plateaux. Lorsque je travaillais pour une grande entreprise, au départ, nous redistribuions les restes à des organismes. Mais si je crains une possibilité d’intoxication, comme j’ai étudié en diététique, je ne prends pas de risques non plus et je jette. Par exemple, si je fais une fausse crème glacée, une fausse crème fouettée ou si je mets de la vaseline sur des tomates, je ne veux pas que personne mange ça, mais tout va au compost quand c’est possible. Sur les plateaux, tout le monde finit aussi par repartir avec certains plats ou aliments.

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Entrevue avec Bryan Buraga sur l’Initiative de démocratisation https://www.delitfrancais.com/2022/02/09/entrevue-avec-bryan-buraga-sur-linitiative-de-democratisation/ Wed, 09 Feb 2022 13:00:45 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=47037 Le Délit discute de l’engagement de l’ancien président de l’AÉUM dans cette nouvelle campagne.

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Le Délit s’est entretenu avec Bryan Buraga, ancien président de l’AÉUM, afin d’en apprendre davantage sur le travail de la nouvelle Initiative de démocratisation (McGill Student Union Democratization Initiative campaign) des associations étudiantes de McGill dont il est l’organisateur. Cette nouvelle campagne politique, affiliée à l’AÉUM, a pour but de décentraliser et de déhiérarchiser l’AÉUM et l’ensemble des associations étudiantes mcgilloises.

Le Délit (LD): Comment fonctionne la campagne de l’Initiative de démocratisation?

Bryan Buraga (BB): L’Initiative de démocratisation des associations étudiantes de McGill est une coalition d’étudiant·e·s qui souhaitent transférer le pouvoir des associations étudiantes directement aux étudiant·e·s mcgillois·e·s. Nous avons remarqué des problèmes persistants au sein des associations étudiantes: un manque de participation des étudiant·e·s, qui se plaignent par ailleurs que leurs associations ne les représentent pas, ainsi que plusieurs échecs institutionnels. Ce que nous essayons de faire, c’est de recréer et de réformer les structures des associations étudiantes de manière à redonner le pouvoir aux étudiant·e·s. Cela implique un système de démocratie directe où les étudiant·e·s ont le dernier mot lors des assemblées générales des départements et des facultés pour donner des mandats et adopter des politiques comme il·elle·s le souhaitent.

«Ce que nous essayons de faire c’est de recréer et de réformer les structures des associations étudiantes de manière à redonner le pouvoir aux étudiant·e·s»

Bryan Buraga, ancien président de l’AÉUM

LD: Quelle est la visibilité de l’Initiative et de ses activités et engagements sur le campus? Recrutez-vous de nouveaux membres?

BB: En ce moment, nous travaillons avec […] plusieurs groupes d’activistes sur le campus comme Désinvestissement McGill. Il y a aussi une nouvelle organisation qui se consacre à la démocratisation de l’Université dans son ensemble. Nous sommes donc connectés à un tas d’espaces différents avec des étudiant·e·s qui sont intéressé·e·s par cet enjeu. 

LD: Dans la politique qui a établi l’Initiative, il est écrit que «comme les associations étudiantes de McGill reflètent les gouvernements, elles reflètent aussi leurs problèmes». Quels sont donc les problèmes évoqués à ton avis?

BB: Cette structure institutionnelle présente dans notre société perpétue les inégalités sociétales et certaines façons de penser. Il y a une culture au sein de l’AÉUM qui favorise une forme de conservatisme pour maintenir le statu quo, je suppose. Plus concrètement, les dirigeant·e·s exécutif·ve·s de l’AÉUM sont pourvu·e·s de plusieurs pouvoirs grâce à leur position. Le conseil législatif – la branche de représentant·e·s électoraux·les censée obliger les dirigeant·e·s à rendre des comptes – ne fait très souvent pas son travail. 

«Lorsqu’il n’y a pas la transparence que le corps étudiant revendique, cela ne fait que diminuer d’une part la participation démocratique et d’autre part le pouvoir que les associations ont pour mobiliser les étudiant·e·s»

Bryan Buraga, ancien président de l’AÉUM

Quand le conseil législatif a tenté de faire passer une motion pour exiger qu’une explication soit donnée [quant à l’absence du président] ou qu’il démissionne, le conseil d’administration ne l’a pas ratifiée. Donc, lorsqu’il n’y a pas la transparence que le corps étudiant revendique, cela ne fait que diminuer d’une part la participation démocratique et d’autre part le pouvoir que les associations ont pour mobiliser les étudiant·e·s, autrement dit pour amener les étudiant·e·s à croire en leur pouvoir collectif et à l’utiliser […] afin d’obtenir les changements dont il·elle·s ont besoin et qu’il·elle·s réclament.

LD: Certes, les élu·e·s ont beaucoup de pouvoir, mais penses-tu que le corps étudiant devrait être plus indulgent dans ses attentes envers ses dirigeant·e·s élu·e·s? 

BB: Je pense qu’il faut reconnaître que les élu·e·s sont des êtres humains et qu’il·elle·s ont besoin de concilier vie professionnelle et vie privée et s’assurer qu’il·elle·s gardent une bonne santé mentale. Les problèmes de santé mentale des cadres et des représentant·e·s au cours des dernières décennies sont bien documentés dans la presse étudiante, mais cela ne devrait pas être utilisé comme une excuse pour ne pas faire son travail correctement. Je pense aussi que le problème se pose lorsque des élu·e·s utilisent cela presque comme un bouclier pour éviter d’être tenu·e·s responsables. La transparence – la garantie que les étudiant·e·s sont tenu informé·e·s et que les processus démocratiques sont suivis – est un principe fondamental que les étudiant·e·s attendent de leurs élu·e·s. Mais je pense aussi que les cadres ont souvent dit être surchargé·e·s de travail. Cela montre bien que redistribuer le pouvoir exécutif permettrait à davantage de personnes de participer au processus de représentation. Déléguer le pouvoir de la population étudiante entre les mains d’un groupe de six personnes, qui représente les besoins de 24 000 étudiant·e·s, n’est peut-être pas le meilleur système.

LD: Pourquoi penses-tu que la dispersion du pouvoir serait utile? Est-ce que cela allégerait la charge de travail actuellement imposée à l’exécutif? 

BB: Tout d’abord, je pense que l’on passerait d’une structure de pouvoir très oligarchique, où la communauté exécutive décide par décret de ce que fait l’association étudiante dans son ensemble, à une prise de décision démocratique par la population étudiante. La politique [de démocratisation, ndlr] elle-même s’inspire beaucoup de l’approche de l’Association pour une Solidarité Syndicale Étudiante (ASSÉ), qui avait réussi à rassembler [en 2012, ndlr] un large éventail de syndicats étudiants différents à travers le Québec dans le but unique d’éliminer les frais de scolarité. Même s’ils n’ont pas atteint cet objectif, l’ASSÉ a réussi à mettre en pause la hausse des frais de scolarité et à créer suffisamment de critiques contre le gouvernement pour qu’il soit écarté du pouvoir.

Répartir les responsabilités permet à plus de personnes de prendre part au processus de construction de l’association étudiante. Ça [permet aussi] de s’assurer que les responsabilités soient confiées à des représentant·e·s qui ont la capacité de les exercer et qui sont passionnément attaché·e·s aux étudiant·e·s pour lesquel·le·s il·elle·s se battent. Cela ne veut pas dire que les dirigeant·e·s de l’AÉUM n’ont pas l’intérêt des étudiant·e·s en tête, mais ayant moi-même occupé ce poste auparavant, je sais qu’il y a un certain état d’esprit dans lequel on est presque coincé·e·s. C’est comme une bulle.

«Répartir les responsabilité permet à plus de personnes de prendre part au processus de construction de l’association étudiante»

Bryan Buraga, ancien président de l’AÉUM

LD: Tu as mentionné l’idée d’avoir plus d’étudiant·e·s impliqué·e·s dans la prise de décision et dans l’administration de l’Association étudiante. En quoi est-ce différent du fait d’embaucher plus de personnes pour les tâches administratives qui sont sous la responsabilité des membres de l’exécutif? En quoi les deux approches sont-elles différentes, et quels sont les avantages de l’une par rapport à l’autre?

BB: Beaucoup d’étudiant·e·s nous ont dit à quel point l’AÉUM était bureaucratique, notamment par rapport à la création de nouveaux clubs et services. Il y a un processus d’un mois après avoir rempli un formulaire de demande qui va d’abord à un comité, pour ensuite être approuvé par le conseil législatif, puis ratifié par le conseil d’administration. Une grande partie de ce processus n’a tout simplement pas besoin d’exister: l’AÉUM pourrait les automatiser.

Pour donner un exemple, l’organisation de la Faculté des Arts est telle que les étudiant·e·s de différents programmes ne se parlent pas nécessairement au quotidien et sont donc incapables de s’organiser, tandis que les étudiant·e·s de la Faculté de droit et l’École de travail social en sont capables. Dans ces programmes, beaucoup des cours sont suivis par la même cohorte, avec le même groupe de personnes. Donc la cohésion est déjà là parce que les décisions que les étudiant·e·s prennent collectivement affectent les gens qu’il·elle·s voient tous les jours. Je pense que c’est fondamentalement ce qui manque dans les plus grosses associations étudiantes. Il y a une déconnexion entre les étudiant·e·s qui sont pourtant affecté·e·s par les mêmes problèmes. En ramenant le pouvoir au niveau des départements et en voyant les gens que vous côtoyez tous les jours parler des problèmes auxquels vous êtes confrontés, c’est comme ça qu’on renforce le pouvoir [de la démocratie étudiante]. Les structures actuelles de nos associations étudiantes ne facilitent pas du tout cela.

LD: Est-ce que la structure actuelle de l’AÉUM l’a éloignée de son rôle de de défense des intérêts des étudiant·e·s?

BB: Oui, je dirais que oui. Plus la prise de décision est éloignée des personnes qu’elle affecte, plus les décisions sont mauvaises.

LD: Pourquoi?

BB: Parce que personne ne sait exactement comment les décisions vont affecter les gens. Par exemple, à McGill, le Centre des opérations d’urgence gère depuis le début la réponse de l’Université à la pandémie, mais il ne compte aucun·e membre étudiant·e. Et au cours des deux dernières années, nous avons vu l’Université McGill prendre des décisions unilatérales qui ont eu des conséquences sur la vie des étudiants. Il s’agit de briser la bulle de prise de décision, pour aboutir aux meilleures décisions, pour comprendre pleinement leurs implications, et pour avoir une discussion où les étudiant·e·s peuvent dire exactement comment elles les affectent. Encourager le dialogue entre les étudiant·e·s qui peuvent être de différentes convictions politiques créera un système démocratique beaucoup plus cohésif au sein de notre Université.

LD: Un des principes derrière la centralisation des décisions est que cela permettrait un plus grand degré d’efficacité et d’équité, par exemple pour ce qui est des dossiers techniques. Pour quelles raisons cette centralisation est-elle remise en question par l’Initiative de démocratisation?

BB: Nous avons remarqué que les personnes qui se présentent aux postes de l’Association étudiante sont souvent de «type A» ; elles ont beaucoup à dire et sont particulièrement motivées à faire partie de l’AÉUM, presque comme une classe d’élite sociale. Mais en réalité, quand vous vous présentez au conseil législatif, la moitié des élu·e·s sont sur leur téléphone ou ne font même pas attention à ce qui est dit. Je n’appellerais pas ça de l’efficacité en tant que tel.

«Au conseil législatif, la moitié des élu·e·s sont sur leur téléphone ou ne font même pas attention à ce qui est dit. Je n’appellerais pas ça de l’efficacité en tant que tel»

Bryan Buraga, ancien président de l’AÉUM

Le processus actuel exclut également de nombreuses personnes qui seraient autrement qualifiées et qui n’ont tout simplement pas le capital social ou les relations nécessaires pour gagner ce qui est essentiellement un concours de popularité. Ainsi, en ramenant le pouvoir à l’échelle étudiante et en faisant débattre les gens sur le mérite de leurs idées en tant qu’individus et non sur leurs relations, je pense que nous allons également favoriser une compréhension commune de ce qu’est le mouvement étudiant et de la manière dont nous pouvons nous battre collectivement pour ce dont les étudiant·e·s ont besoin.

LD: La structure actuelle de l’AÉUM met-elle des obstacles aux différentes grèves actuelles qui se produisent?

BB: Oui, absolument. Dans le cas de la Faculté des Arts, pour procéder au vote de grève, il faut une pétition remplie par au moins 200 personnes pour convoquer l’assemblée générale, puis il faut que 500 personnes s’y présentent. C’est sans parler du triste état des associations départementales: la moitié n’organise même pas d’assemblées générales ou ne rencontre pas régulièrement l’ensemble de la cohorte étudiante. Donc, il faut redonner du pouvoir à ces associations en organisant des réunions régulières, en créant des institutions où les étudiant·e·s peuvent fréquemment exprimer leurs doléances et obtenir du soutien. [Ainsi,] il·elle·s seront en mesure de répondre rapidement lorsque des problèmes se présenteront, plutôt que de devoir se mobiliser de manière très désordonnée.

À l’échelle des facultés, par exemple avec les 8000 étudiant·e·s de la Faculté des Arts, il est très difficile de faire respecter la grève. L’Association des étudiants en sciences politiques, d’un autre côté, compte environ 1000 ou 1500 étudiant·e·s qui suivent tous·tes les mêmes cours et qui prennent des décisions ensemble. Il est alors plus facile de faire respecter une grève. C’est pour cela que nous avons vu le succès de la Faculté de droit et que nous avons convaincu quelques professeurs de changer leurs méthodes d’enseignement pour un apprentissage hybride. Si nous pouvons améliorer la cohésion, cela permettra une mobilisation plus efficace des étudiant·e·s.

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L’éthique animale sous la loupe https://www.delitfrancais.com/2022/02/09/lethique-animale-sous-la-loupe/ Wed, 09 Feb 2022 13:00:45 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=47035 Première partie de notre entrevue avec le philosophe moral François Jaquet.

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Le Délit s’est entretenu avec François Jaquet, maître de conférences en éthique à l’Université de Strasbourg, pour parler de son travail, d’éthique animale et de métaéthique. Voici la première partie de cette entrevue, qui aborde les thèmes de l’éthique animale et des normes morales. Les propos ont été condensés à des fins de présentation.

Le Délit (LD): Pour les lecteurs qui ne vous connaissent pas, parlez-nous un peu de vous. Quel est votre parcours? Et qu’est-ce qui vous a amené à étudier l’éthique, en particulier la métaéthique et l’éthique animale?

François Jaquet (FJ): J’ai grandi en Suisse, à Genève, et autour de l’âge de 18 ans, je suis devenu végane. Il se trouve que j’ai rencontré quelques personnes qui étaient véganes et plus ou moins antispécistes, et l’antispécisme m’est un peu apparu comme une évidence. J’en parle parce que c’est à cette époque-là que s’est développé mon intérêt pour la philo. Après avoir passé ma «matu» [diminutif de «maturité», l’examen de fin d’études du lycée en Suisse, ndlr], j’ai pourtant fait une licence en sciences politiques car l’Université de Genève m’aurait obligé à étudier une langue si je voulais faire de la philosophie, et – il faut dire ce qui est – j’étais un peu nul en langues. C’est seulement plus tard que je me suis redirigé vers la philosophie, d’abord en faisant un bout de bachelor puis un doctorat au département de philosophie de l’Université de Genève. Ma thèse portait sur la «théorie de l’erreur», selon laquelle tous les jugements moraux sont faux. J’ai défendu l’idée que même si l’on accepte cette théorie, on peut néanmoins continuer de faire des jugements moraux et adopter une genre de fiction morale – et plus particulièrement, une fiction utilitariste. Là, ça fait trois ans que je fais plutôt de l’éthique animale et que je m’intéresse plus particulièrement à la notion de spécisme.

LD: Parlons donc d’abord de spécisme. Le spécisme, c’est quoi?

FJ: Le spécisme, comme je le comprends, est une forme de discrimination basée sur l’appartenance d’espèce. C’est-à-dire qu’on est spéciste quand on traite certains individus moins bien que d’autres, et que cette différence de traitement s’explique par l’espèce à laquelle les individus appartiennent.

LD: Le spécisme est-il différent de l’anthropocentrisme?

FJ: J’aime bien dire qu’il y a une différence entre le spécisme et l’anthropocentrisme. Le spécisme, c’est traiter certains individus mieux que d’autres selon l’espèce à laquelle ils appartiennent. Mais ça peut être n’importe quelle espèce: on peut traiter certains animaux mieux que d’autres parce qu’ils sont des chiens plutôt que des cochons, par exemple. L’anthropocentrisme, en revanche, c’est vraiment traiter les êtres humains mieux que les autres animaux du fait de l’espèce à laquelle ils appartiennent.

«On grandit tous dans une culture où on nous encourage à privilégier les humains par rapport aux autres animaux»

François Jaquet

LD: Je vois, donc l’anthropocentrisme serait juste une sous-catégorie du spécisme. Est-ce que le spécisme est l’équivalent animal, en quelque sorte, du sexisme ou du racisme?

FJ: C’est une bonne approche de définir le spécisme de manière à le faire correspondre au racisme et au sexisme, mais cette fois-ci sur le plan de l’espèce. Si votre définition du spécisme est complètement différente de la bonne définition du racisme, alors vous n’avez pas une bonne définition du spécisme. 

LD: Mais il y a quand même des différences entre le spécisme et, disons, le racisme, n’est-ce pas? Vous en avez parlé pendant la Conférence étudiante sur le droit animal et environnemental. Par exemple, le racisme se définit parfois comme «la croyance que les races existent». Mais le spécisme, ce n’est pas exactement la croyance que les espèces existent…

FJ: Il y a vraiment pleins de choses différentes qu’on appelle «racisme» en philosophie. On peut parler de préjugés racistes – ça, c’est clairement une croyance –, on peut parler de discriminations racistes – ce qui est plutôt une disposition comportementale… On pourrait tracer le même genre de distinctions pour le spécisme. Mais la forme de spécisme qui a le plus intéressé les philosophes, c’est le spécisme comme discrimination, donc comme traitement inégal.

Voir aussi: Pour un véganisme de sollicitude

LD: Sommes-nous tous des spécistes?

FJ: Non, pas forcément. Si le spécisme est le fait de discriminer selon l’espèce, de traiter certains individus moins bien que d’autres du fait de l’espèce à laquelle ils appartiennent, on peut très bien imaginer des individus qui ne font pas ça. En tout cas, il y a pas mal d’individus qui essayent de ne pas faire ça. Mais ce n’est pas pour autant qu’ils y arrivent toujours.

«Les agents moraux se rendent compte qu’il y a des normes qui transcendent les conventions»

François Jaquet

LD: Je reformule un tout petit peu la question: avons-nous tous des instincts spécistes?

FJ: Je pense que oui. Comme pour tous les phénomènes sociaux, je pense qu’il y a deux types d’explication pour le spécisme. Le premier type est plutôt culturel, ou environnemental: c’est sûr qu’on grandit tous dans une culture où on nous encourage à privilégier les humains par rapport aux autres animaux. L’effet de la culture, on le voit assez bien quand on regarde ce qui se passe dans le développement des enfants. Il y a des études assez récentes qui montrent que les enfants sont un peu spécistes, mais beaucoup moins que les adultes. Là, on voit quand même l’impact de la culture. 

Puis, l’autre facteur, à mon avis, est ce qu’on appelle le tribalisme. Le tribalisme, c’est cette disposition qu’on a à peu près tous à privilégier les membres des groupes sociaux auxquels on appartient. [Cette disposition] a l’air d’être innée et est probablement inscrite dans notre génétique. C’est pour cette raison que ça s’appelle tribalisme d’ailleurs, parce que c’est un trait de caractère qu’on a hérité de nos ancêtres tribaux. Lorsqu’on vivait tous dans des tribus, cela nous fournissait vraiment un avantage reproductif de savoir identifier et privilégier les membres de notre groupe et de développer des dispositions négatives vis-à-vis des membres des autres groupes. Aujourd’hui, même si les tribus ont disparu, il est probable que cette disposition explique l’existence du racisme. La race – ou l’ethnie – est simplement devenue un nouveau marqueur de l’appartenance à un groupe. Mais l’espèce aussi est un marqueur très saillant.

Ces deux facteurs font en sorte que, dans notre société, si vous ne vous posez pas la question, vous avez toutes les chances d’être spéciste.

LD: Est-ce que les animaux sont spécistes?

FJ: Ça dépend en bonne partie de la définition qu’on adopte du spécisme. Si vous dites simplement que le spécisme consiste à traiter certains individus mieux que d’autres en fonction de l’espèce à laquelle ces individus appartiennent – la définition que je privilégie –, vous êtes peut-être obligé de dire que certains animaux sont spécistes. Ce sera le cas si certains animaux discriminent selon l’espèce.

Il y a des gens qui ont envie de résister à cette implication en disant que le spécisme est un traitement inégal et injuste en fonction de l’espèce. Si on dit ça, alors on ne peut pas dire que les animaux sont spécistes puisque les animaux ne sont pas des agents moraux. Ça n’a aucun sens de dire qu’un chat a mal agi en tuant une souris, par exemple, car les chats ne sont pas moralement responsables. Même s’ils peuvent discriminer selon l’espèce, ils ne peuvent pas discriminer de manière injuste selon l’espèce; cela ne peut être immoral.

L’entrée des animaux à l’arc de Noah, Jan Bruegel de Elder

LD: Donc seuls les «agents moraux» peuvent être les agents d’une injustice. Mais comment détermine-t-on qui est un agent moral et qui n’en est pas un?

FJ: C’est aussi un sujet assez controversé, mais j’ai ma petite théorie sur la question. Je pense que pour être un agent moral – donc, pour avoir des devoirs moraux –, il faut maîtriser les concepts moraux. Ça veut dire qu’il faut être capable de délibérer en termes moraux. Ça n’a aucun sens de dire qu’un individu a bien ou mal agi moralement s’il n’a pas les concepts de «moralement bon» ou «moralement mauvais».

Pour pouvoir maîtriser et utiliser les concepts moraux, je pense qu’il faut être capable de distinguer les normes morales des autres types de normes – par exemple, des normes dites «conventionnelles». Un exemple de norme conventionnelle: en France, on roule à droite sur la route tandis qu’en Angleterre, on roule à gauche. Les normes conventionnelles dépendent d’une décision collective mais pourraient être complètement différentes si on en avait décidé différemment. Les normes morales ne sont pas comme ça: la torture resterait immorale même si on décidait tous ensemble qu’elle est acceptable. Les normes morales sont non conventionnelles et, pour maîtriser les concepts moraux, il faut savoir faire cette distinction. Il faut pouvoir dire: «Ah oui, la norme selon laquelle la fourchette doit être posée à gauche, ce n’est pas une norme morale».

C’est important parce que jusqu’à un certain âge, les enfants sont incapables de faire cette distinction. Jusqu’à un certain âge, ils ne maîtrisent pas vraiment les concepts moraux et ne sont donc pas des agents moraux. Les animaux non plus. Il y a des normes sociales qui s’appliquent aux animaux, mais il est très peu probable qu’ils arrivent à distinguer une norme conventionnelle et une norme non conventionnelle. Donc, on ne peut pas dire que les animaux ont des devoirs moraux.

LD: Donc, il y a même des humains adultes qui ne sont pas des agents moraux?

FJ: Ça aussi, c’est assez controversé, mais il y a des études qui montrent que les psychopathes ne sont pas capables de faire ce genre de distinction. Ils vous expliqueront par exemple qu’il est mal de torturer quelqu’un «parce que c’est interdit par la loi». Mais la loi est une norme conventionnelle. Ils expliquent donc une faute morale par une convention, ce qui montre qu’ils ne maîtrisent pas vraiment les concepts moraux. Pour cette raison, il y a des philosophes qui disent que les psychopathes ne sont pas des agents moraux. C’est un peu bizarre parce qu’on a envie de dire qu’un tueur en série est moralement un salaud. Mais s’il ne maîtrise pas les concepts moraux, on fait peut-être la même erreur qu’on ferait si on disait que les avalanches ou les tsunamis sont immoraux.

LD: Est-ce qu’on peut mettre un «degré» à cette agentivité morale? Je m’explique: on pourrait argumenter que la religion, dans certains cas, nous force à ne pas faire la distinction entre une norme conventionnelle et une norme morale. L’homosexualité, par exemple, peut être considérée comme une faute morale d’après la religion, alors que vous argumenteriez certainement personnellement que c’est plutôt une faute conventionnelle. Et donc, pour ces adultes qui ne savent pas faire la différence entre une faute morale et une faute conventionnelle dans le cas spécifique de l’homosexualité, est-ce qu’on peut dire qu’ils ne sont pas des agents moraux?

FJ: Je pense qu’il faut quand même rendre compte de la possibilité pour les gens de faire d’authentiques erreurs morales. Je pense que les catholiques qui pensent que l’homosexualité – pour reprendre votre exemple – est immorale ne sont pas forcément en train de confondre les normes conventionnelles et les normes morales. Eux pensent vraiment que l’homosexualité est immorale, indépendamment de ce que dit l’Église catholique. Leur erreur est authentiquement morale. Il ne s’agit pas d’une confusion conceptuelle. Si, par contre, ils vous expliquent que l’homosexualité est immorale parce qu’elle est condamnée par l’Église catholique, alors là, ils confondent les deux types de normes. Mais je ne pense pas que ce soit ça exactement que pensent les homophobes catholiques. Selon eux, l’homosexualité est immorale, et c’est un fait qui transcende les conventions, et l’Église catholique ne fait que reconnaître ce fait.

Poker Game, Cassius Marcellus Coolidge

LD: Si j’ai bien compris, ce qui distingue un humain qui est un agent moral d’un humain qui ne l’est pas, c’est qu’un agent moral a la capacité de reconnaître l’existence de normes morales. Tout le monde aurait la capacité de reconnaître les normes conventionnelles – même les psychopathes – mais les agents moraux sont capables de distinguer ces normes conventionnelles des normes morales, même si, au cas par cas, ils peuvent se tromper. Est-ce bien ça?

FJ: Oui, les agents moraux se rendent compte qu’il y a des normes qui transcendent les conventions. Après, vous dites que «tout le monde se rend compte qu’il y a des normes conventionnelles», mais ça, je ne suis plus exactement sûr de savoir comment ça se passe au cours du développement des enfants. C’est possible que les normes prudentielles viennent avant les normes conventionnelles.

LD: C’est quoi, une norme prudentielle?

FJ: Une norme prudentielle, c’est ce que je dois faire – ou ce qu’il est rationnel pour moi de faire – parce que c’est bon pour moi. Prenons un enfant qui sait qu’il ne doit pas faire une bêtise s’il ne veut pas être puni. Il est conscient de cette norme, mais s’il doit l’expliquer, il le fera en termes de «si je fais [cette bêtise], je vais me faire punir». Là, ce n’est pas encore une norme conventionnelle; c’est seulement une norme prudentielle. Et les normes prudentielles fonctionnent un peu indépendamment des conventions.

En clair, les normes prudentielles et les normes morales sont toutes deux non conventionnelles. Mais comment les différencier? Parce que les psychopathes, par exemple, sont tout à fait capables de maîtriser les normes prudentielles – ils savent très bien ce qui est bon pour eux – mais ne peuvent pas distinguer les normes conventionnelles des normes morales. Une manière de tracer la distinction, c’est de dire que les normes prudentielles, elles, dépendent toujours des désirs de l’individu – l’enfant ne devrait pas faire de bêtise parce qu’il ne veut pas être puni. Les normes morales, quant à elles, sont vraiment beaucoup plus indépendantes des désirs de l’agent – on se soucie assez peu des désirs d’Hitler avant de condamner l’Holocauste.

«Je pense que si on voit un animal qui souffre, et qu’aucune raison importante ne s’oppose à lui venir en aide, il y a un impératif catégorique qui nous impose de lui venir en aide»

François Jaquet

LD: Une dernière question concernant l’éthique animale: si l’on part de la prémisse que les humains – ou du moins les agents moraux – ont la responsabilité d’intervenir lors d’une injustice, est-ce qu’alors les humains ont la responsabilité de ne pas intervenir dans le monde animal puisque les animaux ne sont pas capables d’une injustice?

FJ: On parle ici d’un devoir d’assistance. Mon impression, c’est que les devoirs d’assistance sont, en règle générale, indépendants de la cause de la souffrance de l’individu, du fait que cette souffrance soit due à une action immorale ou pas. Si un individu souffre, le simple fait qu’il souffre me semble une raison suffisante pour moi de lui venir en aide, qu’il souffre parce qu’on lui a fait du mal ou parce qu’il est victime d’un événement naturel. 

De ce point de vue, les animaux qui sont victimes de la prédation méritent aussi qu’on leur vienne en aide. Ils ne sont pas victimes d’un agent moral, mais le fait qu’ils souffrent me donne une raison d’intervenir. Qu’ils soient victimes de la prédation, d’une avalanche ou d’un chasseur, peu importe.

LD: En ce sens, vous rejoignez peut-être les théoriciens moraux de la vertu: il n’y a pas nécessairement des impératifs catégoriques, comme chez Kant, mais plutôt des attitudes vertueuses? Donc, si l’on voit un animal qui souffre, la chose vertueuse à faire, ce serait de lui venir en aide.

Voir aussi: Aristote et l’éthique de la vertu

FJ: Je pense que si on voit un animal qui souffre, et qu’aucune raison importante ne s’oppose à lui venir en aide, il y a un impératif catégorique qui nous impose de lui venir en aide. Et je pense que l’existence d’un tel devoir est plausible indépendamment de la théorie morale à laquelle on souscrit. C’est vrai pour un déontologiste: les déontologistes sont d’accord que nous avons des devoirs d’assistance envers les personnes en danger. Si on est conséquentialiste, on va dire la même chose: si l’acte d’assistance a de bonnes conséquences, il est obligatoire. Et si on est éthicien de la vertu, clairement, on va penser que la personne qui n’intervient pas lorsqu’elle voit un enfant se noyer dans un étang est une mauvaise personne. 

Ici, la particularité est de dire qu’on a aussi ces devoirs envers les animaux. Généralement, quand il s’agit des animaux, on se trouve toutes sortes d’excuses pour ne pas intervenir. On va dire que «le lion n’est pas un agent moral, donc il n’y a pas de raison d’intervenir et de sauver la gazelle», on va dire qu”«il ne faut pas bouleverser les écosystèmes». Mais si la victime du lion était un humain, c’est évident qu’on dirait qu’il faut sauver l’humain. Quand on adopte sur cette question une perspective antispéciste, on se rend assez facilement compte qu’on a beaucoup plus de devoirs d’assistance envers les animaux sauvages que ce qu’on pense habituellement. 

Consultez la deuxième partie de cette entrevue la semaine prochaine dans les pages du Délit!

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«C’est vraiment pas comme Pitch Perfect» https://www.delitfrancais.com/2022/02/02/cest-vraiment-pas-comme-pitch-perfect/ Wed, 02 Feb 2022 13:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=46774 Portrait des clubs a cappella mcgillois en pandémie.

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Le terme a cappella, ou «à la chapelle» lorsque l’expression est traduite mot à mot, fait originellement référence aux chants religieux chantés sans instruments dans ces édifices religieux. En musique vocale, l’expression réfère maintenant à tout type de chant performé sans accompagnement instrumental. À McGill, la communauté a cappella se divise en quatre groupes: Tonal Ecstasy, Effusion, Soulstice et Chromatones. Même si le R&B et la musique pop demeurent populaires, ces quatre groupes s’inspirent d’un éventail assez varié de genres musicaux et sont surtout distincts en raison de leur date de formation différente. Tonal Ecstasy a d’abord été fondé en 1998, puis Effusion en 1999, Soulstice en 2000 et Chromatones a suivi en 2012.   

Les clubs a cappella sont généralement composés d’un·e directeur·ice musical·e, une personne en charge de guider le groupe a cappella et d’encadrer leurs répétitions et leur technique, ainsi que d’un groupe de chanteur·se·s minimalement composé de sections regroupant les voix basse, tenor (milieu grave), alto (milieu aigu) et soprano. À ces tessitures peuvent aussi s’ajouter des voix baryton et mezzo-soprano et du beatbox afin de couvrir un plus grand registre musical. Même s’il n’est pas utilisé dans toutes les chansons, le beatbox demeure très important en a cappella, car il «aide à donner de l’énergie aux performances et à assurer qu’on respecte le rythme», souligne Mekayla Forrest, présidente de Chromatones. 

«Même s’il n’est pas utilisé dans toutes les chansons, le beatbox demeure très important en a cappella»

Un recrutement virtuel «différent» 

Avant la pandémie, selon la présidente de Tonal Ecstasy, Aliya Frendo, le groupe recevait à lui seul des centaines de personnes en audition à chaque semestre pour seulement quatre ou cinq places disponibles. En effet, même s’il y a quatre groupes, la compétition pour rejoindre un groupe a cappella à McGill demeure très forte. «La première année où j’ai fait les auditions, je n’ai pas été acceptée. Il y a une grande compétition, surtout pour les voix soprano et alto. Malheureusement, à chaque année, on doit refuser plusieurs personnes très talentueuses et, pour augmenter leurs chances, les gens intéressés auditionnent normalement pour les quatre clubs», explique Forrest. Chaque club est normalement composé d’environ 18 chanteur·se·s, et le rôle de chaque voix individuelle est important dans le but d’atteindre un bon blend, c’est-à-dire un son d’ensemble caractérisé par le mélange équilibré des voix, ce qui fait en sorte qu’aucune ne ressort trop du lot et que toutes se fondent ensemble.

Après le début de la pandémie, les quatre groupes de chant a cappella ont d’abord pris une pause, puis recommencé à recruter plus activement lors de la session d’hiver 2021 en organisant des auditions virtuelles collaboratives. Malgré cela, David Cruz, président de Soulstice, explique que ces auditions n’ont reçu qu’une douzaine de candidatures. Lors du semestre d’automne 2021, le retour en présentiel a toutefois aidé les clubs à augmenter le taux de participation aux auditions, toujours virtuelles quant à elles; Tonal Ecstasy a notamment reçu une soixantaine de candidatures et Chromatones, presque 90. De son côté, Soulstice a comblé toutes les places laissées vacantes par les gens qui ont quitté durant la pandémie avec «des personnes vraiment passionnées, qui voulaient être là.» Pour Effusion, le recrutement à l’automne 2021 a aussi été fructueux: «l’automne dernier, on a réussi à recruter sept ou huit nouveaux membres, à peu près le même nombre de personnes que lors d’une année normale», mentionne Celia Benhocine, présidente d’Effusion. 

Cette dernière ajoute cependant que l’automne dernier, «ça a été vraiment difficile d’avoir nos callbacks, la deuxième ronde des auditions, en ligne.» Selon Benhocine, «lors des callbacks, c’est très important d’évaluer si le son d’une personne s’agence avec le reste du groupe, si on peut voir qu’elle va grandir avec le groupe, si elle va bien s’entendre avec les membres. C’est donc plus difficile d’évaluer tout ça par Zoom, parce qu’on peut à peine interagir avec les gens, on n’a pas vraiment le temps de s’asseoir, puis de socialiser comme on pourrait le faire en personne.» Pour Forrest, cependant, les auditions en ligne ont l’avantage d’être plus «faciles» à organiser que celles en personne: «Normalement, avant la COVID, les candidat·e·s venaient nous voir en personne l’un·e après l’autre. C’est une bonne stratégie, mais c’est aussi très fatigant, alors que sur Zoom, c’est plus confortable.» 

Avant la pandémie, les quatre groupes de chant a cappella comptaient aussi beaucoup sur la Soirée des activités (Activities Night) semestrielle de l’Association étudiante de l’Université McGill pour recruter de nouveaux·elles chanteur·se·s. «Normalement Activities Night, c’est vraiment une belle opportunité pour tous les clubs de montrer aux étudiant·e·s de McGill toutes les différentes choses qu’il·elle·s peuvent faire. Quand c’est en ligne, ce n’est pas la même chose», affirme Cruz, qui se rappelle notamment les problèmes techniques de la Soirée des activités à l’automne 2021: «Je me suis connecté pendant cinq ou six heures, j’attendais et il n’y avait personne qui venait parce que personne ne pouvait venir, ça ne marchait pas, c’était terrible.» 

«Même s’il y a quatre groupes, la compétition pour rejoindre un groupe a cappella à McGill demeure très forte»

Chanter au rythme de la bande passante

Depuis l’annonce des restrictions sanitaires concernant les activités culturelles parascolaires à la suite de la vague Omicron, les clubs a cappella à McGill ont dû de nouveau effectuer un virage en ligne et reprendre les répétitions sur Zoom ou les enregistrements de voix en différé. Ce retour en ligne a aussi eu un impact négatif sur le recrutement. «Ce semestre-ci, pour le moment on a seulement une quinzaine de candidatures et je crois que ces personnes font les auditions pour les quatre groupes», affirme Forrest. «C’est difficile, car on a besoin de nouveaux·elles membres, mais ça ne peut pas être n’importe qui non plus.»

 «[Pour le moment] on essaye de garder le rythme de deux pratiques par semaine et de garder le moral un petit peu, jusqu’à temps qu’on puisse se retrouver en personne» explique Frendo, en parlant de Tonal Ecstasy. Isabelle Tardif-Sanchez, membre du même club, précise que ce retour en ligne est «vraiment difficile», car «dans un groupe a cappella, c’est super important de tous·tes s’écouter et d’être tous·tes ensemble pour vraiment s’assurer qu’on blend bien puis qu’on harmonise… La seule façon possible de pratiquer ensemble [sur Zoom, ndlr], c’est de se diviser dans des breakout rooms en sections et d’écouter chanter une seule personne à la fois… C’est extrêmement difficile de [blend] sans être physiquement tous·tes ensemble.» 

«Ce retour en ligne est “vraiment difficile”, car “dans un groupe a cappella, c’est super important de tous·tes s’écouter et d’être tous·tes ensemble pour vraiment s’assurer qu’on blend bien puis qu’on harmonise”»

Isabelle Tardif-Sanchez, membre de Tonal Ecstasy

Pour Chromatones, les difficultés de pratiquer le blend sur Zoom ont plutôt encouragé le groupe à utiliser les répétitions en ligne pour se concentrer «sur l’apprentissage des notes, dans l’espoir d’éventuellement retourner en présentiel plus tard dans le semestre afin de pratiquer le blend», dit Forrest. «On enregistre les voix, puis avant la prochaine répétition, je combine tous les enregistrements sur Garage Band et je crée un seul enregistrement que tous·tes les chanteur·se·s peuvent ensuite utiliser pour pratiquer. C’est difficile, mais on fait ce qu’on peut», ajoute-t-elle. De son côté, Benhocine mentionne que la mémorisation des chansons est aussi plus ardue lorsque l’a cappella se pratique en ligne : «[en présentiel], tu groove, tu entends les autres, donc ça te donne des indices sur ce qui s’en vient; c’est plus facile d’avoir une mémoire physique et musculaire de cette façon. Donc ça a été un ajustement d’apprendre des trucs par cœur à travers Zoom.»

Contrairement aux trois autre clubs qui ont continué les répétitions en ligne lors des semestres à distance, les défis que posent les problèmes de connexion sur Zoom ont plutôt encouragé Soulstice à concentrer leurs efforts sur la création d’un album en ligne composé d’une mise en commun d’enregistrements individuels et asynchrones. Pour la formation des nouveaux·elles membres potentiel·le·s pour le semestre d’hiver 2022, qui devra, pour le moment, se faire en ligne, Cruz affirme que cela représente encore «un défi, parce qu’on ne l’a pas encore fait.» En effet, il explique que «même les trois nouvelles personnes recrutées pendant notre période en ligne au début de la pandémie ont dû être formées comme si elles étaient des nouveaux·elles membres lorsqu’on est retourné en présentiel l’automne dernier.» Pour l’hiver 2022, Cruz ajoute que Soulstice prévoit tout de même tenter l’expérience des répétitions virtuelles: «On va peut-être essayer de faire des pratiques sur Zoom en demandant d’abord au·à la directeur·rice musical·e d’ouvrir son micro pour nous apprendre chaque partie. Après, on demanderait à chaque personne d’ouvrir son micro tour à tour et de chanter… on va voir si ça marche.»

«[En présentiel], tu groove, tu entends les autres, donc ça te donne des indices sur ce qui s’en vient; c’est plus facile d’avoir une mémoire physique et musculaire de cette façon. Donc ça a été un ajustement d’apprendre des trucs par cœur à travers Zoom»

Celia Benhocine, présidente d’Effusion

Une famille

Malgré les défis du virage en ligne, Benhocine, Cruz, Frendo, Forrest et Tardif-Sanchez soulignent cependant que Zoom et les autres plateformes numériques leur permettent au moins de garder contact avec leur groupe a cappella, qu’il·elle·s qualifient toutes et tous sans hésitation de «famille». «La meilleure décision que j’ai prise à l’université, c’était de rejoindre Soulstice, parce que je les aime tellement; le groupe est tellement fantastique, et je ne l’oublierai jamais», confie Cruz. 

«Zoom et les autres plateformes numériques leur permettent au moins de garder contact avec leur groupe a cappella, qu’il·elle·s qualifient toutes et tous sans hésitation de “famille”»


En effet, une bonne chimie de groupe est primordiale en a cappella, et Zoom permet au moins aux membres des groupes de se côtoyer virtuellement: «malgré la situation, les liens qu’on a en tant que groupe, on arrive à les maintenir. Puis on arrive quand même à rire à travers Zoom. Par exemple, si la connexion d’une personne bloque et qu’elle fige, ça fait des sons de robots et ça crée quand même des moments drôles, comme ceux qu’on aurait en personne», ajoute Benhocine. Forrest, de son côté, est membre de Chromatones depuis cinq ans et a aussi beaucoup d’amour pour son groupe. «Chromatones est une grande partie de ma vie à McGill. On fait tout ensemble. On forme aussi une communauté avec les autres groupes; avant la pandémie, on faisait souvent des activités et des soirées avec Soulstice, Effusion et Tonal Ecstasy. Le chant a cappella est une très bonne communauté. Des personnes qui aiment la musique et qui se mettent ensemble, c’est très magique.» Tardif-Sanchez, le sourire aux lèvres, souligne de manière similaire la richesse de la communauté a cappella: «C’est vraiment pas comme Pitch Perfect», dit-elle, en précisant que l’a cappella à McGill est une expérience beaucoup plus enrichissante et moins superficielle que ce que le film présente.

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Queer, féministe et interrégional https://www.delitfrancais.com/2022/01/26/queer-feministe-et-interregional/ Wed, 26 Jan 2022 13:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=46523 Rencontre avec les coréalisateur·rice·s du balado ToutEs ou pantoute.

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C’est à l’hiver 2019 qu’est né ToutEs ou pantoute, un balado queer, féministe et interrégional aux thématiques diverses; celles-ci touchent entre autres la culture, le politique, l’intime, le féminisme, la parentalité et les enjeux concernant les communautés LGBTQ+. Laurie Perron et Alexandra Turgeon sont les coréalisateur·rice·s et animateur·rice·s de cette émission qui entame sa troisième saison en ce mois de janvier, avec une équipe cette fois-ci agrandie. À chaque épisode, le balado accueille des expert·e·s et invite à la bienveillance, à la discussion, mais aussi à la révolte.

Alexandra Turgeon (elle) est née et a grandi en Abitibi; elle a étudié en communications et a travaillé en relations publiques avant de faire une maîtrise portant sur une analyse critique et féministe des discours politiques. En parallèle, elle s’intéresse à la radio et à la vulgarisation scientifique.

Laurie Perron (ielle) vient du Lac-Saint-Jean. Ielle vit de l’art depuis un an après son DEC en musique, ielle a presque complété un baccalauréat en littératures anglaise et française à l’Université de Montréal. Ielle écrit également des scénarios de cinéma et fait partie de plusieurs groupes de musique.

Le Délit (LD): Pouvez-vous me parler un peu de la naissance du balado? Comment en êtes-vous venu·e·s à ce projet? Pourquoi la baladodiffusion?

Laurie Perron (LP): On trouvait que l’un des angles qu’il manquait au discours féministe, queer, au discours militant, c’était l’angle rural, ou interrégional, qui n’était jamais représenté. Les questionnements sont toujours urbains, et comme nous étions à l’université en ville [Montréal, ndlr], nous faisions partie de ces questionnements et de ces discussions. Nos parcours font en sorte que ce n’est pas la réalité qu’on a toujours vécue. Pour moi, c’est l’angle qui m’a beaucoup accroché·e dans la nécessité de faire ce projet-là. Par ce même parcours de vie, la volonté de parler de tous ces enjeux-là de façon moins académique, plus accessible à tout le monde, et de permettre aux gens qui n’ont pas nécessairement le vocabulaire académique et théorique de pouvoir prendre part à la discussion, puisqu’on considère que l’expérience terrain, l’expérience de vie a aussi un apport essentiel aux discussions sur la façon de refaire le monde.

Alexandra Turgeon (AT): Si je peux broder autour de ce qu’est ToutEs ou pantoute, c’est un projet balado, on a déjà deux saisons qui existent et on commence la troisième. Notre formule, depuis le début, c’est de laisser la place à des expert·e·s qui vont parler des différents sujets des épisodes, puis, nous, on fait un wrap-up, on revient sur les entrevues. On fait beaucoup de recherche sur les sujets, puis on plonge aussi beaucoup dans nos réflexions, on amène du «senti» et du vécu par rapport à ce qu’on aborde, mais on commence toujours ça avec un·e expert·e qui met la table. Dans les premières saisons, il y avait plus d’une entrevue par épisode, mais plus ça va, plus on se rend compte qu’on veut se donner du temps pour parler des sujets, donc on est rendu·e·s à aborder un sujet en deux épisodes avec deux angles différents. On va prendre un angle de vulgarisation et de recherche; Laurie va souvent parler avec des artistes dont la démarche intègre le sujet sur lequel on se penche. Ça amène une vision complètement différente de celle, par exemple, d’une chercheuse qui va nous parler de sa recherche.

LD: Vous avez un peu anticipé ma prochaine question: le balado prend un angle queer, féministe et interrégional. Pouvez-vous parler un peu plus de l’approche interrégionale? 

LP: Comme Alexandra est dans le bas du fleuve, que je suis présentement à Montréal et que nos collaborateur·rice·s sont éparpillé·e·s sur le territoire, on fait tout à distance. Mais ça devient interrégional surtout par la volonté profonde et par la force des choses: en raison de nos origines respectives, c’est évident que nos considérations ne sont pas uniquement montréalaises. C’est aussi interrégional parce que ce n’est pas uniquement rural. On a vécu les deux, et on passe en entrevue des gens de Montréal, des gens de Saint-Félicien… Toutes les perspectives comptent, peu importe d’où elles viennent. Aussi, c’est une partie de l’intersectionnalité qui est rarement considérée.

«Ça fait du bien d’avoir un endroit où on peut soulever à quel point ça n’a pas de bon sens et s’insurger, de façon parfois humoristique. Ça fait du bien, avoir un endroit pour chialer»

LD: Le balado vient vraiment mettre de l’avant l’interdisciplinarité avec des sujets qui touchent tout autant la culture, les sciences humaines, l’urbanisme… Pourquoi cette approche? Quelle est son importance à vos yeux? 

AT: C’est parce que tout nous intéresse! Notre lunette est féministe, queer et interrégionale de par nos allégeances et/ou identités, mais une fois que tu as cette lentille pour observer les enjeux, tu peux tout observer. Ça part d’une réalisation que j’ai eue dans un séminaire de maîtrise: tout peut être observé à partir de la lunette du genre. J’avais hâte de parler d’urbanisme et de géographie, parce que c’est tellement à la base de tout dans nos vies, comment les villes sont conçues et construites, comment ça nous affecte, mais on ne pense pas à regarder ça d’un angle féministe ou conscient des enjeux queer. La parentalité est évidemment un enjeu féministe, mais on l’aborde souvent d’une façon relativement normative. Il y a vraiment des enjeux féministes liés au véganisme, même chose par rapport au racisme. Il y a plein de couches à tout qui peut être observé sous une lentille féministe intersectionnelle. 

LP: N’importe qui dont la réalité est différente pourrait reprendre tous les sujets; une personne racisée pourrait reprendre les sujets et avoir une lunette complètement différente. Au final, ça reste notre façon de voir et d’expérimenter la vie, mais la vie, c’est tous ces sujets-là. 

LD: Et comment cette approche interdisciplinaire vient-elle influencer votre choix d’invité·e·s ou le choix de sujets qui vont être abordés?

LP: Pour les choix de sujets, on a vraiment juste du plaisir parce qu’on n’est pas encore venu·e·s à bout des choses desquelles on a envie de parler ou des intérêts qu’on a en commun. C’est assez facile, mais on a aussi fait des appels aux auditeur·rice·s pour savoir ce dont il·elle·s auraient envie d’entendre parler. Je pense à Belle Grand Fille qui nous a suggéré de parler de véganisme; on l’a finalement invitée pour en parler. Je pense qu’on se laisse diriger principalement par notre intérêt à nous et par celui de la communauté qui nous suit.

AT: Oui, ça a commencé par un Google Sheets «on pourrait parler de ça», puis on n’en vient pas à bout. Il y a beaucoup de sujets qui nous viennent de gens qui nous disent «j’ai de l’expertise là-dedans». Je pense à la culture geek, la science-fiction, la fantaisie, et l’épisode sur les liens entre identité et ruralité, c’est Hugues [Lefebvre Morasse, artiste et chercheur, ndlr] qui nous a approché·e·s en disant «j’étudie là-dedans, ça m’intéresse vraiment, je peux vous en parler». C’est bien quand ça vient de l’extérieur parce que ça réduit nos angles morts. 

LP: Une chose dans nos choix de sujets qu’on ne fait pas: si ça ne nous concerne pas, si ça ne nous touche pas ou si on ne se sent pas en mesure d’apporter quoi que ce soit, on va laisser d’autres personnes en parler. 

Odrée Laperrière

LD: Dans la liste des « promesses solennelles » du site Web de ToutEs ou pantoute, vous mentionnez qu’une des promesses du balado est de «chialer à tout vent» sur «toute chose qui fait chier» telle que le patriarcat, les inégalités et l’homo-bi-trans-queer-phobie. Pourquoi avoir choisi d’explorer ces sujets sous l’angle du chialage?

LP: Parce que ça fait trop chier! On y va avec l’angle du chialage parce que, naturellement, c’est la première réaction qui nous vient dans un sens, parce qu’on parle d’enjeux parfois aberrants. Mais on essaie de ne pas rester là-dedans. On essaie de trouver des pistes de solutions, et quand il n’y en a pas, ou qu’on n’en voit pas, on trouve des gens qui essaient d’en trouver, on se réfère à des organismes ou des personnes qui sont en train de travailler là-dessus pour que ça bouge. 

AT: Dans les médias que j’écoute qui sont féministes et/ou qui s’intéressent à des enjeux qui touchent aux personnes marginalisées ou à des enjeux mal compris, je trouve que ça fait du bien d’entendre des gens soulever à quel point ça n’a pas de bon sens. Ça fait du bien d’avoir un endroit où on peut soulever à quel point ça n’a pas de bon sens et s’insurger, de façon parfois humoristique. Ça fait du bien, avoir un endroit pour chialer.

LD: Avez-vous remarqué des répercussions que vous auriez eues dans vos communautés, vos milieux? 

AT: J’habite présentement dans le Bas-Saint-Laurent, une région éloignée où il y a quand même une communauté queer et féministe intéressante en nombre. Je remarque qu’il y avait un sentiment de manque – bien qu’on n’était pas tous·tes seul·e·s à faire un projet médiatique avec la lunette qu’on a. Il n’y en a pas assez, et il n’y en a pas assez qui arrivent à survivre. Nous, ça commence à faire un moment qu’on est là, mais il y a plein d’initiatives qui ne sont pas nécessairement pérennes pour toutes sortes de raisons. L’une des choses que je sens, c’est que pour les personnes qui sont féministes et/ou queer en ruralité, il y a un sentiment de «enfin on s’adresse à moi, je suis pris·e en considération». On a des retours, mais ce sont souvent des retours particulièrement profonds. On reçoit de longs messages, des gens qui vont nous parler de leurs expériences. On dirait qu’on ouvre une porte à une réflexion intérieure que les gens se permettent de partager avec nous. Ça fait du bien de voir que ça ouvre aux réflexions.

LP: Ça m’apporte beaucoup aussi parce que souvent, ces réflexions sont étoffées. On reçoit des messages qui me font apprendre beaucoup de choses, des gens qui disent «c’est intéressant que vous ayez parlé de ça, mais vous avez oublié tout ça». Je dis merci pour toutes ces informations-là. On ne fait pas qu’apprendre des choses aux gens, on apprend beaucoup nous-mêmes en faisant le balado. D’ailleurs, l’une des raisons pour lesquelles on a commencé, c’est parce qu’on adore apprendre!

LD: Vous avez lancé le 13 janvier dernier la troisième saison du balado avec une super entrevue avec Gabriel Guertin-Pasquier sur l’asexualité, la place de la sexualité dans le couple, la distinction entre amour et amitié, et j’en passe. Vous avez aussi agrandi l’équipe avec une nouvelle collaboratrice: l’artiste multidisciplinaire afro-montréalaise Miriame Gabrielle Archin. Pouvez-vous me parler de cette nouvelle collaboration? Qu’est-ce qui a mené à accueillir Miriame dans votre balado? 

LP: J’ai rencontré Miriame dans une soirée de poésie il y a quelques années, et ça m’avait marqué·e quand elle a lu. J’ai repris contact avec elle pour l’inviter dans l’un des épisodes de la deuxième saison, qui est un épisode sur la charge émotionnelle raciale et sexuelle. Pendant l’entrevue, elle blaguait en disant qu’elle allait se partir un balado qui s’appellerait «Assis-toi sur ton sofa avec ton inconfort pis gère-toi». Quand on a eu l’opportunité d’intégrer de nouvelles personnes, on a voulu qu’elle fasse partie de ToutEs ou pantoute directement. 

«On ne fait pas qu’apprendre des choses aux gens, on apprend beaucoup nous-mêmes en faisant le balado. D’ailleurs, l’une des raisons pour lesquelles on a commencé, c’est parce qu’on adore apprendre!»

LD: À quoi peut-on s’attendre pour cette troisième saison du balado? Quelles répercussions aimeriez-vous avoir avec cette nouvelle saison?

AT: Il y aura 10 épisodes d’une heure chacun, avec des entrevues et des réflexions par après, puis le segment de Miriame qui viendra à la fin. On a des invité·e·s exceptionnel·le·s. Dans les épisodes à suivre, on va parler des relations interpersonnelles et du sexisme, du sexisme dans les relations de couple et de séduction – dans un contexte post-dénonciations, comment ça a pu jouer sur notre tolérance au sexisme et sur notre envie d’être dans des relations hétérosexuelles. Laurie fera un épisode sur tout ce qui est autre que les relations hétérosexuelles, comme l’amitié, d’autres configurations de relations. À chaque fois, nous recevrons une experte. On aura un épisode tout à Miriame, sur la colère. On va aussi parler de grossophobie, de spiritualité new-age, de tarot en lien avec la culture féministe et queer.

LP: On va parler du care, de la notion d’allié·e…

LD: J’ai remarqué que la notion d’amitié est un thème qui traverse les épisodes. Pouvez-vous me parler de cette notion et de la place qu’elle occupe dans le balado?

LP: L’amitié, c’est la valeur la plus forte, la chose la plus importante et la plus structurante dans ma vie. Alex et moi sommes ami·e·s depuis longtemps aussi! 

AT: C’est très important d’un point de vue féministe. D’un point de vue queer je me sens moins apte à en parler , il y a le concept de famille choisie qui est importante, où l’amitié est centrale. Chez les féministes hétérosexuel·le·s aussi, c’est important d’avoir un réseau soutenant. C’est une valeur centrale qui nous concerne dans nos façons de regarder les choses. On constate qu’on n’est pas seul·e, qu’on peut avoir un réseau structurant positif; ça donne beaucoup d’espoir et ça m’aide quand je me souviens de ça.

LP: C’est aussi quelque chose dont on ne parle pas souvent. Dans les revues à potins, on parle d’histoires d’amour et de gestion de relations de couple. On ne gère pas nos amitiés avec le même sérieux, mais pour moi, c’est aussi sérieux et aussi important, voire plus. Ça mérite sa place aussi souvent que possible.

Le balado ToutEs ou pantoute est disponible sur toutes les plateformes d’écoute ainsi que sur leur site Web https://www.toutesoupantoute.com/.

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Prostitution et études font-ils bon ménage? https://www.delitfrancais.com/2021/11/23/prostitution-et-etudes-font-ils-bon-menage/ Tue, 23 Nov 2021 19:19:29 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=45638 Rencontre avec deux travailleurs du sexe, étudiants universitaires.

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Adam* est arrivé le premier. C’est un garçon de 20 ans, étudiant mcgillois ; il apparaissait très à l’aise, bien que maladroit, en franchissant la porte de mon appartement.  « Je n’ai jamais fait ça, mais j’ai hâte. Avec une fille, en plus, ça serait une expérience inédite pour moi », me dit-il d’emblée. Il s’est très vite repris : « Enfin, je veux dire une expérience journalistique. » On a ri et l’interphone a sonné une 2e fois. C’était Maya*, la fille en question, 24 ans, également étudiante universitaire, encore plus extravagante qu’Adam et moi combinés. Elle aussi a franchi la porte et s’est exprimée sur sa virginité journalistique. Nous avons ri tous les trois ; l’échange s’est fait naturellement. Adam et Maya sont tous les deux travailleurs du sexe et ont accepté de discuter avec moi dans le cadre d’une entrevue informelle.

Dans un premier temps, on a discuté des services qu’ils offraient ainsi que des plateformes qu’ils utilisaient. Pour la jeune femme, il s’agit exclusivement de prestations virtuelles au moyen d’une caméra. Au début de la pandémie, c’est le format qui lui était imposé ; maintenant, c’est celui qu’elle préfère. Elle n’a plus à se soucier de sa sécurité, une inquiétude qui lui a causé des problèmes depuis ses 19 ans. Adam, quant à lui, utilise plusieurs sites internet, dont un site d’escortes spécialisé pour la clientèle gaie. C’est un géant de l’industrie plutôt sécuritaire qui, lorsqu’on a un profil de fer, est source de revenus amplement suffisants pour vivre – du moins, c’est ce que l’on croit au début. Sur cette plateforme, les escortes vivent leurs deux premières semaines de travail comme dans une utopie. Adam compare les profils frais, soit les nouveaux profils apparaissant sur le site internet, à des vêtements. Une nouvelle collection et les gens se précipitent vers les plus beaux articles ; mais une fois que la suivante est sur les étalages, à moins qu’une pièce soit une édition limitée ou devienne une pièce de collection, elle intéresse d’emblée moins de clients. Adam fait ça depuis plus ou moins un an, mais il sort d’une relation abusive dans laquelle son ex l’avait initié au sexe en échange de quelque chose. 

«C’est un géant de l’industrie plutôt sécuritaire qui, lorsqu’on a un profil de fer, est source de revenus amplement suffisants pour vivre – du moins, c’est ce que l’on croit au début»

Maya raconte que malgré la nécessité de devoir faire de l’argent, qui va de soi, c’est un emploi qu’elle aime faire parce que la transaction l’amène à reconcevoir son corps et le pouvoir qu’il possède – mais seulement quand on a le déclic. Lorsqu’elle demande à Adam s’il a ressenti ce déclic, il dit croire l’avoir eu dès la première fois qu’il a couché pour de l’argent, dans un contexte rassurant qui plus est. En effet, c’était un client que son ex connaissait ; il n’était pas seul avec lui au moment de la rencontre. Toutefois, cette excitation-là, Adam ne la ressent plus aujourd’hui. Bien qu’il pourrait très bien occuper un autre emploi à temps partiel, il choisit tout de même celui-ci, car il a du talent et à cause de son horaire chargé en tant qu’étudiant mcgillois. 

Avant même que j’aborde le sujet qui, cruellement, m’intéresse le plus, Adam pose la question de lui-même. « Maya, serais-tu à l’aise de raconter ta ou tes pires expériences? » Elle se lance alors dans son récit : « Quand je me prostituais encore en présentiel, je me présentais et m’identifiais comme non binaire. Après une journée de cours chargée à l’Université, j’ai rejoint ma coloc dans notre appartement du ghetto McGill. Elle aussi se prostitue et m’avait parlé d’un client régulier qui, je ne sais pas comment, était intéressé à moi. » Les deux ont décidé d’inviter l’homme, sans se douter qu’il serait accompagné de deux amis.

«Deux semaines plus tard, je découvre que l’un des deux amis est un auxiliaire d’enseignement dans le cours que je prenais» 

Maya, étudiante et 
travailleuse du sexe

« Ils sont rentrés sans cogner parce que ma coloc et moi ne fermons jamais la porte à clé. L’un des trois, celui que ma colocataire connaissait, a vu le drapeau non binaire accroché aux clés qui étaient insérées dans la serrure de la porte. Il a demandé ce que c’était. J’ai expliqué ce qu’était la non-binarité et sa réaction a été pleine de rage. Avec son haleine alcoolisée, il a dit que si j’étais un homme et une femme à la fois, alors j’avais de la masculinité en moi. Il a dit: “Tu sais ce que je leur fais, moi, aux hommes qui veulent coucher avec moi? Je les baise pas, je leur casse la gueule.” Il est venu agressivement vers moi et m’a poussé contre le canapé. Je ne sais plus ce qui s’est passé après : le choc était intense, tellement intense, que j’ai uriné sur le canapé. Ma coloc m’a ensuite raconté que ses deux amis l’avaient raisonné. Ils sont partis en crachant sur la porte d’entrée. Deux semaines plus tard, je découvre que l’un des deux amis est un auxiliaire d’enseignement dans le cours que je prenais. »

Adam raconte ensuite son histoire. Il y a environ un mois, il s’est retrouvé dans la chambre d’hôtel d’un homme qui, a priori, semblait stable et qui avait déjà payé. Rassuré, Adam s’est déshabillé en continuant de discuter avec son client. Petit à petit, la respiration du client s’est intensifiée jusqu’à un point où Adam n’entendait plus que son souffle ; plus un mot, juste ses yeux qui le regardaient. Son client avait l’air étranger à son propre corps : il venait de s’injecter de la méthamphétamine. Il a insisté que le jeune homme en consomme également, ce qu’Adam a refusé. Cela a tellement énervé le client qu’il a commencé à faire une crise de paranoïa, prétendant qu’Adam le filmait. « J’ai eu peur parce qu’il a commencé à s’agiter de plus en plus. Il s’est mis dans le cadre de porte, de façon à ce que je ne puisse pas sortir. Il n’était pas plus grand que moi, mais je ne suis pas non plus le plus large ni le plus dissuasif. J’ai eu un élan d’instinct de survie : j’ai remis mon pantalon, mon t‑shirt, mes chaussures – sans mes chaussettes, ma veste, ma casquette ni mon écharpe. J’avais mon téléphone, heureusement, et je me suis fermement avancé vers la sortie. Je l’ai poussé violemment contre le mur du couloir et je suis sorti. Après cet événement, je n’ai eu aucun moyen de le retrouver sur le site internet en question afin de le signaler, et de protéger l’ensemble de la communauté montréalaise qui utilise cette plateforme contre cette personne dangereuse », raconte Adam.

«S’ils disaient à leurs amis ce qu’ils faisaient comme travail, ils seraient aussitôt vus comme des “putes” ou encore  caractérisés comme objets sales à bannir du groupe» 

Nous nous sommes laissés en discutant de ce qui, selon Adam et Maya, devrait changer dans les mentalités de leurs amis étudiants pour que les deux puissent leur parler de cet aspect de leur vie. Tous deux ont relevé l’immense tabou lié à la prostitution, d’autant plus marqué dans leur cas, en raison de leurs origines ethniques. S’ils disaient à leurs amis ce qu’ils faisaient comme travail, ils seraient aussitôt vus comme des « putes » ou encore caractérisés comme objets sales à bannir du groupe. Enfin, Adam m’a remercié car, avant que je lui parle à l’occasion de cette entrevue, il ne savait pas que son permis d’étudiant étranger lui interdisait de se prostituer. Cela montre bien l’ignorance et l’évitement de ce sujet dans les sphères académiques, alors qu’il devrait être essentiel et normal de le savoir d’emblée.

*Prénoms fictifs. 

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Un balado intergénérationnel https://www.delitfrancais.com/2021/11/02/un-balado-intergenerationnel/ Wed, 03 Nov 2021 00:27:21 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=45278 Vingt kilomètres à pied est un balado théâtral et musical en cinq épisodes. Il retrace l’histoire de Reine, âgée de 17 ans lors du débarquement de Normandie, alors qu’elle fuit avec 150 enfants l’orphelinat dans lequel elle travaille. Le balado est inspiré de la vie réelle de Renée Lacour, la grand-mère de la créatrice et… Lire la suite »Un balado intergénérationnel

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Vingt kilomètres à pied est un balado théâtral et musical en cinq épisodes. Il retrace l’histoire de Reine, âgée de 17 ans lors du débarquement de Normandie, alors qu’elle fuit avec 150 enfants l’orphelinat dans lequel elle travaille. Le balado est inspiré de la vie réelle de Renée Lacour, la grand-mère de la créatrice et coautrice du balado, Bénédicte Bérubé. Le Délit a rencontré cette dernière afin de discuter du processus de création de Vingt kilomètres à pied et de l’importance des aîné·e·s dans le milieu artistique.

«J’ai créé une fiction à partir de faits véridiques qui retracent l’histoire de ma grand-mère lorsqu’elle avait 17 ans»

Le Délit (LD) : Comment t’est venue l’idée d’écrire un balado sur la vie de ta grand-mère?

Bénédicte Bérubé (BB) : Je voyais que ma grand-mère vieillissait, qu’elle devenait plus fatiguée, sa mémoire n’était pas la même non plus. En revenant d’un stage d’un an en Biélorussie, j’ai commencé à aller la voir plus fréquemment avec l’idée d’écrire un spectacle, un monologue sur sa jeunesse en temps de Deuxième Guerre mondiale. Ça n’a pas été facile parce que ma grand-mère voulait s’accrocher aux souvenirs heureux plutôt qu’aux souvenirs plus sombres de sa vie. Il y avait bien sûr des trous à remplir dans ses récits. Je cherchais du matériel pour remplir ces trous-là et pour pouvoir construire une histoire.  

Ma grand-mère avait 17 ans et travaillait dans un orphelinat en Normandie quand s’est déroulé le débarquement. Elle m’a prêté le livre Les orphelines de Normandie de Nancy Amis, on y trouve toute une histoire autour du récit de ma grand-mère et des orphelines dont elle s’occupait pour fuir les combats du débarquement. Le livre regroupe des témoignages de certaines enfants de l’orphelinat et des dessins réalisés par les fillettes et transmis à la grand-tante de Nancy Amis. En combinant les témoignages de ma grand-mère, de ceux du livre Les orphelines de Normandie et de certaines anecdotes provenant de ma famille du côté français, j’ai créé une fiction à partir de faits véridiques qui retracent l’histoire de ma grand-mère lorsqu’elle avait 17 ans. 

LD : En plus de te baser sur le livre d’Amis, sur les témoignages de ta grand-mère et de ta famille, as-tu aussi entrepris un travail de recherche dans les archives de la Deuxième Guerre mondiale?

BB : Je suis aussi allée consulter d’autres sources, notamment au Musée des civils, à Falaise, en France. J’ai aussi lu beaucoup d’articles et emprunté des livres à la bibliothèque pour me contextualiser un peu sur cette histoire-là. La source la plus marquante dans ma recherche a été une émission de radio qui rapportait des témoignages de personnes qui ont vécu la Deuxième Guerre mondiale, à l’occasion du 75e anniversaire du débarquement de Normandie. 

Dans l’émission, il y avait des témoignages très détaillés et très touchants sur des événements absolument horribles. Pour moi, c’était la première fois que j’entendais l’horreur de la guerre par la bouche de gens qui l’ont vécue, qui ont vu des personnes mourir à un mètre d’eux. Ça m’a ouvert les yeux et ça m’a inspirée dans l’écriture, parce que j’ai accédé un peu à ce côté plus émotif, mais aussi au côté plus horrible de la guerre auquel ma grand-mère ne me permettait pas d’accéder. Elle a sûrement vu des morts, elle a sûrement vécu des choses vraiment traumatisantes, mais soit ces expériences étaient enfouies très loin dans sa mémoire, soit elle ne voulait pas y retourner. 

«Le théâtre fait aussi partie de ma formation ; je le mêle au chant classique dans le balado»

LD : Ta formation au Conservatoire de musique de Montréal a‑t-elle influencé le processus de création derrière Vingt kilomètres à pied?

BB : J’ai passé neuf ans au Conservatoire de musique de Montréal, dans un profil en chant classique. J’ai fait pas mal d’opéra là-bas, de toutes sortes de styles musicaux différents : j’ai notamment touché au baroque, à la mélodie française, à la mélodie allemande, mais j’ai beaucoup accroché sur la mélodie française, et c’est pour cette raison qu’il y a des pièces de Debussy et de Poulenc dans le balado. Je trouve que leurs compositions illustrent bien l’action qui s’y déroule. Le théâtre fait aussi partie de ma formation ; je le mêle au chant classique dans le balado. J’ai eu des cours de théâtre durant mon passage au Conservatoire, mais j’ai surtout suivi une formation en théâtre d’un an en Biélorussie, de 2017 à 2018. Et c’est au retour de cette formation-là que j’ai voulu commencer le balado pour allier tout ce que j’ai développé à travers mes formations.

«J’ai appris à voir le texte, la musique, les chansons comme un tout et non pas comme des choses fragmentées»

LD : Comment le processus de création de ton balado différait-il de ce dont tu étais habituée à créer auparavant?

BB : Avant le balado, j’écrivais de la poésie et des chansons. Mais l’écriture dramatique, c’est vraiment autre chose. Il y a des codes différents à comprendre, à utiliser. J’ai vraiment appris ces spécificités-là à travers le projet Vingt kilomètres à pied. J’ai appris à voir le texte, la musique, les chansons comme un tout et non pas comme des choses fragmentées, contrairement au chant par exemple, où dans un concert de mélodies, c’est une chanson après l’autre. 

«On entend souvent dire qu’il est dur de garder son nom, de rester vivant dans l’industrie artistique lorsqu’on vieillit»

LD : Pour réaliser ton balado, tu as travaillé avec « une équipe intergénérationnelle entièrement composée de femmes. » Pourquoi cet aspect intergénérationnel dans ton équipe était-il important pour toi?

BB : Parce que j’avais envie d’apprendre. J’avais envie d’apprendre autant des gens qui avaient des années d’expérience derrière eux que des gens qui en avaient moins ; j’avais envie de collaborer avec des gens qui avaient différentes expériences, différents points de vue. Je trouvais aussi cela important, car on entend souvent dire qu’il est dur de garder son nom, de rester vivant dans l’industrie artistique lorsqu’on vieillit. Les écoles génèrent toujours de nouveaux·lles acteur·rice·s et chanteur·se·s, et c’est normal, c’est très bien qu’il y ait une relève. Mais c’était important pour moi de faire cohabiter cette relève-là avec des gens qui avaient plus d’expérience.

«Je vois la richesse de chaque génération, jusqu’à l’expérience que ces artistes ont acquise avec les années»

LD : Dirais-tu que ces rencontres avec des gens ayant plus d’expérience ont enrichi ta perception de l’art puisque, comme tu le relèves, il peut être difficile de demeurer « vivant » dans l’industrie artistique passé un certain âge?

BB : Effectivement, en travaillant avec ma grand-mère, je pense que j’ai déjà une sensibilité, puis une ouverture vers les gens plus âgés. Je vois leur importance. Je pense que c’est pour ça que j’ai fait ce projet-là. C’est aussi pour ça que j’ai voulu travailler avec Kim Yaroshevskaya pour le balado ; j’avais envie qu’elle ait sa voix dans cette œuvre-là, qu’elle donne sa voix au personnage qui avait à peu près le même âge qu’elle. Mais oui,  à travers le processus, à travers tout ce que j’ai appris de Maryse Pelletier (à l’écriture, ndlr) et de Lucie Caucho (à la musique, ndlr), je vois la richesse de chaque génération, jusqu’à l’expérience que ces artistes ont acquise avec les années. C’est ce qui fait des personnes plus âgées des allié·e·s de taille et de cœur ; ils et elles ont passé à travers tant d’expériences.

«Ils et elles ont passé à travers tant d’expériences»

Les cinq épisodes de Vingt kilomètres à pied sont disponibles gratuitement sur les plateformes Apple Podcasts, Breaker, Google Podcasts, Podbay, Spotify et Radio Public.

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Les racines d’un arbre à souhaits https://www.delitfrancais.com/2021/10/26/les-racines-dun-arbre-a-souhaits/ Wed, 27 Oct 2021 02:31:09 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=45106 Le Délit s’entretient avec Karen Tam.

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Détentrice d’un doctorat en études culturelles et d’une maîtrise en sculpture, Karen Tam explore les cultures sino-canadiennes et sino-québécoises à travers les arts visuels. Son œuvre extérieure L’Arbre à souhaits était exposée jusqu’à la fin septembre au Quartier chinois de Montréal. Le Délit a rencontré l’artiste pour discuter de cette œuvre et des arts sino-canadiens dans les archives.  

Le Délit (LD) : Parlez-nous un peu de votre pratique artistique. Par quoi est-elle guidée? 

Karen Tam (KT) : Je travaille beaucoup avec les sculptures et les installations pour réimaginer les espaces de rencontres entre la culture chinoise et l’Occident. Par exemple, certaines de mes installations recréent l’intérieur des restaurants chinois en Amérique du Nord, des ateliers d’artistes sino-canadien·ne·s et des boutiques de souvenirs dans les quartiers chinois nord-américains des années 1930–1940. Je désire explorer de quelles façons la culture et la communauté chinoises ont été interprétées ou mal interprétées à travers l’histoire et comment le regard externe, le « outsider’s gaze », les perçoit. 

LD : Votre œuvre L’Arbre à souhaits visait à rendre hommage à la communauté asiatique de Montréal. À qui s’adressait cet Arbre à souhaits? L’imaginiez-vous davantage comme une œuvre rassembleuse pour la communauté du Quartier chinois ou plutôt comme une œuvre de sensibilisation destinée aux visiteurs et visiteuses du Quartier chinois?

Kim Soon Tam

KT : Les deux. Au début de mon processus de création, j’ai beaucoup réfléchi aux impacts qu’ont eus la COVID-19 et le racisme sur les communautés asiatiques à Montréal, à Québec, partout. Je désirais alors réaliser quelque chose de concret pour montrer tout l’amour que je porte pour ma communauté, tout en apportant mon soutien au Quartier chinois de Montréal. C’est alors qu’une opportunité offerte par le Quartier des spectacles s’est présentée, et qu’en compagnie de Jean de Lessard et de nombreux et nombreuses autres collaborateur·rice·s, nous avons pensé à créer un espace public.

«Mon travail artistique questionne les lacunes des archives et cible leurs non-dits»

Lors de ma visite au Quartier chinois après le début de la pandémie, j’ai remarqué deux ou trois arbres que je n’avais jamais remarqués auparavant et j’ai ensuite pensé aux arbres à souhaits en Asie, et particulièrement à celui de Hong Kong. L’idée m’est alors venue de créer un arbre à souhaits pour la communauté chinoise à partir de ces quelques arbres très peu remarqués. En partant de ces derniers, Jean de Lessard et moi avons donc pensé à structurer l’espace où étaient ces arbres – qui allait devenir la Place des souhaits – sous la forme de plusieurs cercles concentriques. Cette structure fait référence à la structure des bâtiments du Quartier chinois. Historiquement, le rez-de-chaussée des immeubles était composé de restaurants et de commerces, les gens logeaient au premier étage et les étages au-dessus étaient réservés aux associations familiales et aux activités sociales. Nous nous sommes donc inspiré·e·s de cette structure pour la Place des souhaits : le cercle externe de l’endroit était délimité par des drapeaux colorés inspirés des couleurs de l’opéra cantonais et de l’opéra pékinois, le deuxième cercle représentait les commerces et a été l’hôte du Marché de nuit de Montréal, tandis que le troisième cercle était rempli de tables et de chaises pour permettre aux gens de se réunir. Finalement, au cœur de cet espace se retrouvait L’Arbre à souhaits, sur lequel nous avons accroché 1 035 cartons composés de sept vœux (résilience, force, prospérité, bonheur, fortune, santé et longévité, ndlr) calligraphiés par des assistant·e·s, ma famille et moi. 

«C’est très excitant, c’est peut-être un Lee Nam original!»

LD : Sur votre site web, vous mentionnez ceci : « un engagement profond dans la recherche d’archives et de collections m’a amenée à m’interroger sur les histoires qui sont collectées et racontées ainsi qu’à interroger les récits qui ont été construits autour de la diaspora chinoise. » À quel(s) récit(s) référez-vous et comment les interrogez-vous?

KT : Selon moi, il est très important de travailler avec les archives et les collections publiques pour, premièrement, voir si les communautés asiatiques y sont représentées. Et si nous le sommes, de réfléchir à qui détient le pouvoir de raconter les histoires incluses dans ces documents. Mon travail artistique questionne les lacunes des archives et cible leurs non-dits. Par exemple, un de mes projets actuels est une exposition ambulatoire sur un artiste canadien du nom de Lee Nam. Nous connaissons très peu d’information sur cet artiste, si ce n’est qu’il était un ami de l’artiste canadienne Emily Carr, car elle mentionne quelques fois Lee Nam dans ses journaux. J’ai débuté ce projet en 2014 et j’ai décidé d’imaginer et de reconstruire l’atelier de cet artiste tel qu’il aurait été dans les années 1930 dans le Quartier chinois de Victoria, en Colombie-Britannique. J’ai présenté cette installation dans plusieurs villes au Canada en partenariat avec des artistes locaux et locales et, à chaque fois, j’en apprenais davantage sur Lee Nam. 

«Un jour, j’aimerais vraiment créer des archives sino-québécoises»

Cet été, une dame de, je crois, Vancouver, m’a envoyé un courriel pour me dire qu’elle avait une peinture, achetée 25 ans plus tôt, sur laquelle elle venait de remarquer le nom Lee Nam. Elle a trouvé mon projet et m’a envoyé une photo de la peinture. Je l’ai mise en contact avec le conservateur de musée avec qui je travaille et la peinture est présentement en train de se faire authentifier, donc c’est très excitant, c’est peut-être un Lee Nam original! Tu vois, c’est une toute petite part de l’histoire sino-canadienne, mais c’est tout de même un trou dans les archives que nous avons pu concrètement aborder.

LD : Qu’est-ce qui pourrait être fait par les gens intéressés par le sujet et par les artistes pour combler les « trous » que vous relevez dans les archives de l’histoire de l’art?

KT : Je crois que la première étape est de parler aux aîné·e·s, aux membres de vos famille, ça peut même être quelque chose d’aussi simple que de regarder des vieux albums de photos familiales. Un de mes projets a notamment été inspiré par un album photos de mon arrière-grand-père sur lequel je suis tombée. En le feuilletant, je me suis alors demandé si les gens sur les photographies étaient aussi prospères qu’ils et elles le laissaient entendre devant l’objectif. Je me suis aussi demandé qui étaient les photographes sino-canadien·ne·s de l’époque et de quoi avait l’air leur studio de photographie. J’ai donc commencé à investiguer et j’ai trouvé quelques noms de photographes sino-montréalais·es de l’époque.  Sinon, visitez des archives! Une fois, j’étais à Francfort, en Allemagne, et je suis tombée sur des photos en noir et blanc dans les archives d’un musée, d’un entrepôt avec des pagodes et des sculptures chinoises. Sur la photo, il y avait une inscription en français : « Pour l’exposition à Montréal ». J’ai ensuite découvert que ces artefacts appartenaient au Musée d’art chinois des Jésuites, fondé en 1931 à Québec. Pendant une cinquantaine d’années, ce musée a présenté des expositions d’arts et d’artefacts chinois dans le but de soutenir les missions en Chine des Jésuites. Les artefacts et œuvres présentées n’étaient pas vraiment choisis pour leur valeur esthétique. 

Il faut aussi travailler tous et toutes ensemble. Un jour, j’aimerais vraiment créer des archives sino-québécoises, mais avec un meilleur nom. Peut-être que je commencerais par créer des archives sino-montréalaises.

Pour suivre les prochaines expositions de Karen Tam et en apprendre davantage sur sa pratique artistique, vous pouvez visiter son site web : https://www.karenta.ca/francais.html 

Kim Soon Tam

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Entretien avec Franky Fade https://www.delitfrancais.com/2021/10/19/entretien-avec-franky-fade/ Tue, 19 Oct 2021 16:00:26 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=45000 Un premier album solo pour vivre ses contradictions.

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Si une chose est bien certaine, c’est que l’album CONTRADICTIONS de Franky Fade porte bien son nom. Des paroles du single « Vertige » à la pochette de l’album, le jeune rappeur de 25 ans n’hésite pas un moment à dévoiler à l’auditoire ses bons comme ses moins bons côtés. Avec ce premier album solo signé chez Bonsound, Franky Fade insiste sur le caractère équivoque de notre nature humaine et sur toutes ces incohérences. Cette punchline de la dernière chanson du projet, « FFreestyle », illustre parfaitement mon point : « Shout out à tous mes problèmes de dépendances / […] It’s part of me, j’pas en train d’repentir / Ça fait longtemps qu’j’ai accepté la sentence. »

Je connaissais déjà Franky Fade du septuor Original Gros Bonnet (O.G.B.), je savais qu’il avait étudié en musique au cégep Saint-Laurent, je savais qu’il avait (presque) autant de surnoms qu’Anthony Fantano : François Fondu, Feu Follet, Fou Furieux, Fin Finaud, etc. Mais entendre son album solo et le sentir si sincère et transparent dans ses paroles m’a impressionné. J’ai eu envie d’en apprendre plus sur lui et sur le contexte qui a mené à la parution de CONTRADICTIONS le 8 octobre dernier. Et quoi de mieux qu’un entretien avec lui pour comprendre sa pensée, ses influences et, inévitablement, ses contradictions?


Le Délit (LD) : J’aimerais commencer avec une question de contexte. Je sais que tu es un grand mélomane et je voudrais savoir, quels albums écoutais-tu pendant que tu travaillais sur  CONTRADICTIONS?

Franky Fade (FF) : Bonne question, ça. Qu’est ce que j’ai écouté? J’ai écouté un peu de BROCKHAMPTON, mais plus au début du processus. Il y a une certaine influence d’Outcast, mais qui ne s’entend pas nécessairement. Il y a certainement une influence de Frank Ocean. Je pense qu’on l’entend plus, celle-là. Mais je ne pourrais pas dire « ça, c’est l’influence de ça », « là c’est telle autre chose »… J’écoute toujours beaucoup de musique et ça se transforme pas mal dans ma musique après. 

«J’écoute toujours beaucoup de musique et ça se transforme pas mal dans ma musique après»

Un truc qui pourrait être intéressant, c’est que j’écoutais beaucoup de musique soul des années 70. Du Bill Whiters, Roy Ayers, Bootsy Collins… Fuck, il y a des noms qui m’échappent… Attends, je peux aller les trouver : j’ai mes petites playlists! [Franky Fade sort son cellulaire et se met à chercher dans ses listes de lecture, ndlr] Ah ouais! Il y a du Sly and the Family Stone, du Mini Riperton, une chanteuse que j’aime beaucoup ; du Darondo, du Isaac Hayes et du Otis Reding.

«C’est une contradiction que je vis»

LD : Est-ce que tu crois que toute cette musique soul est venue influencer ta production musicale, d’une certaine manière?

POCHETTE DU SINGLE VERTIGE PARU EN JUIN 2021

FF : Pas nécessairement dans le son, mais dans la façon de penser la musique, oui. Souvent, ce sont des idées assez simples qui sont ensuite complexifiées par la richesse des instruments ou par l’arrangement. La manière dont les tracks de soul sont construites, c’est toujours intelligent. Il y a une réflexion. Ça va où tu penses que ça va aller, mais d’une façon tellement satisfaisante. Ça, c’est quelque chose que j’aime bien et que j’essaie de recréer. Donc, dans mon album, les idées peuvent être simples à la base. Il n’y pas nécessairement des gros patterns harmoniques super compliqués. Les mélodies ne sont pas forcément complètement surprenantes ou dures à écouter, non plus. Mais autour de tout ça, j’essaie de mettre un petit plus dans l’arrangement. 

«J’écoutais beaucoup de musique soul des années 70»

LD : Parlons un peu de la pochette de ton album. 

POCHETTE DE L’ALBUM

On remarque que tu as vraiment une belle identité visuelle qui est continue et se transforme de singles en singles. La pochette de ton album est très intéressante, parce qu’on voit que tu y es mis à nu, mais qu’il y a aussi une certaine distance entre toi et le spectateur. Tu lui tournes le dos, il y a un filtre bleu ajouté à la photo… Pour un album qui s’appelle CONTRADICTIONS et sur lequel tu te mets beaucoup à découvert dans les chansons, on peut dire qu’il y en a une ici, une contradiction. 

FF : Oui, exactement. On savait déjà qu’il y allait avoir deux singles, donc on voulait qu’il y ait une progression dans les pochettes. Le fil conducteur, c’était le bleu. L’idée de base, c’était qu’on se rapproche de moi et qu’on dévoile mon visage à la fin, que la pochette de l’album soit un portrait de moi en gros plan. Mais quand on s’est mis à regarder les photos qu’on avait prises, celle-là [celle de la pochette, ndlr] est ressortie. J’ai commencé à jouer avec et je lui ai donné cet aspect « Docteur Manhattan ». 

POCHETTE DU SINGLE REWINPARU EN AOÛT 2021

Quand j’ai vu cet effet là, je me suis dit oh shit! C’est quand même fou que ce soit mon premier album pour partir ma carrière solo, que dans les chansons je me dévoile et qu’il y ait des moments assez vulnérables ; mais que, dans la pochette, on sente une distance et qu’on ressente une certaine pudeur. C’est une contradiction que je vis. Je veux faire carrière en musique, je veux une certaine reconnaissance, une certaine fortune aussi. Mais, en même temps, il y a quelque chose dans cette espèce de cirque de la célébrité qui ne m’attire pas du tout. Je sais que ça ne va pas forcément m’amener du bonheur ou me rendre heureux. Cette contradiction-là, je trouvais ça cool de la placer sur la pochette aussi puisqu’elle n’était pas forcément super explicite dans mes paroles. 

«Il y a quand même une progression dans ma façon de penser, de dealer avec certains trucs»

LD : Justement, parlons des paroles de ton album. Tu te mets à nu, tu te mets à découvert. Tu as même dit que ça te rendait vulnérable par moments. Est-ce que c’est difficile de se rendre aussi disponible pour l’auditoire?

FF : Je n’ai pas trop réfléchi, je pense que j’ai juste fait la musique qui sortait. Probablement que le confinement a participé à tomber dans une création plus intime. Être dans une situation où on était très, très longtemps seul avec soi-même, ça m’a forcé à me poser certaines questions. Il n’y a pas non plus des tonnes de réponses dans l’album, mais il y a quand même une progression dans ma façon de penser, de dealer avec certains trucs. Ça s’est fait comme ça : c’était naturel. Je ne me suis pas censuré, mais je ne me suis pas non plus poussé à aller dans des zones qui me rendaient inconfortable. Je pense que j’étais juste rendu là dans ma progression artistique. Je suis de plus en plus à l’aise à parler de certains sujets. Je trouve ça bien finalement : ça ouvre des portes. Ça rend le projet plus relatable que si j’avais un front et que je faisais juste dire que j’étais le meilleur rappeur du monde.

L’album CONTRADICTIONS de Franky Fade est disponible sur toutes les plateformes de distribution musicale. Son lancement aura lieu le 9 novembre au Ausgang Plaza, à Montréal. Une supplémentaire à déjà été annoncée pour le 10 novembre. Franky Fade va débuter sa tournée du Québec dans les jours suivants.

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