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Une étape à la fois : Aristote contre la pensée productiviste

Et si le secret de la vie heureuse résidait dans notre quotidien ?

Alexandre Gontier | Le Délit

À priori, rien n’est plus libérateur que de s’imaginer capable de relever tous les défis. S’élevant contre le jugement d’autrui et toute autre barrière à la mobilité sociale, le mythe du self-made man a de quoi faire rêver. Après tout, s’il suffit d’une bonne idée, de quelques sacrifices et d’une solide détermination pour accomplir tout ce que l’on souhaite, peut-être que le monde est véritablement « à nous ». Malheureusement, cette idée de performance à outrance est doublée d’une compétition issue d’une pensée productiviste omniprésente et finit inévitablement par entraîner une profonde détresse. Pourtant essentiels au bien-être, le temps libre, les loisirs non productifs et le sommeil sont considérés comme inutiles. Avec des apôtres comme l’excentrique Elon Musk, qui a déclaré en 2018 que « personne n’a changé le monde à 40 heures par semaine », l’idée que notre valeur est déterminée par le temps que nous passons au travail ou par la taille de notre effet sur l’univers ne disparaîtra pas de sitôt.

Évidemment, cette culture du travail ne fait pas l’unanimité. Certains défendent la valeur intrinsèque du jeu, d’autres le droit de ne rien faire. Même dans la philosophie occidentale, l’idée de la productivité n’a pas toujours été liée à celle de la vie bonne. L’éthique, la branche de la philosophie qui se penche sur le bien et le mal, a longtemps servi de guide de la vie. Mais si le déontologisme kantien, qui exige que l’on suive des lois morales strictes, peut sembler restrictif, l’utilitarisme de Mill, qui promeut la maximisation du bonheur total de l’humanité, n’est pas si éloigné de notre pensée productiviste contemporaine. Je suggère que l’éthique de la vertu d’Aristote est une voie alternative à cette frénésie capitaliste moderne. Plutôt que de penser aux effets de nos gestes sur les autres, le philosophe grec de l’Antiquité nous invite à accorder une attention particulière aux gestes de tous les jours et à trouver le bonheur dans la qualité plutôt que dans la quantité. 

Une vertu heureuse

« Nous considérons que la chose qui se suffit à elle-même est celle qui rend la vie digne d’être choisie sans manquer de quoi que ce soit ; et nous croyons que c’est ce que fait le bonheur », déclare Aristote dans les premières pages de L’éthique à Nicomaque. Ainsi, le véritable objectif de la vertu ne serait pas la pureté morale, mais bien le bonheur ! Une affirmation contre-intuitive, étant donné que les choix vertueux sont parfois les plus déplaisants. En effet, prendre le temps d’aller porter le chariot d’épicerie après l’avoir vidé dans le coffre d’une voiture semble, à priori, moins attirant que de le laisser là et de quitter le stationnement. Pourtant, Aristote insiste : être heureux, c’est agir en accord avec la vertu. Comment résoudre ce paradoxe ? C’est que le philosophe distingue le bonheur du plaisir (et, au même titre, de l’absence de souffrance). Si le premier est la fin de toute vie humaine, le second est une « condition de l’âme » qui l’attire parfois vers les actes vertueux, parfois vers les actes vicieux.

« Nous considérons que la chose qui se suffit à elle-même est celle qui rend la vie digne d’être choisie sans manquer de quoi que ce soit ; et nous croyons que c’est ce que fait le bonheur »

Aristote

Pour comprendre le rôle du plaisir, il faut aborder la division de l’existence humaine proposée par Aristote. La première partie de l’être humain est sa qualité proprement biologique : il respire, se nourrit et s’hydrate, rejette ses déchets, grandit, etc. Tous les êtres vivants, plantes comprises, partagent cette vie que nous pouvons donc qualifier de biologique. Le deuxième palier, celui de la vie sensible, est celui des désirs non rationnels et des émotions découlant de leur satisfaction et de leur insatisfaction. On y trouve l’attirance sexuelle, les goûts gastronomiques, la souffrance physique et la peur de mourir. C’est aussi dans la vie sensible, commune à tous les animaux, que l’on retrouve les plaisirs abordés plus haut. Finalement, les deux autres sections de l’âme sont celles qui nous distinguent des autres animaux : d’abord la raison pratique, chargée d’évaluer la juste action en fonction des connaissances que nous avons, ensuite la raison scientifique, qui s’occupe d’acquérir ces connaissances.

Dans La République, Platon, le maître philosophique d’Aristote, affirme que toutes les parties de l’âme doivent être inféodées à la raison. Selon lui, cette faculté nous permet réellement d’apprécier la forme du bien lui-même dans les choses plaisantes. Le secret de la vie bonne résiderait donc dans le contrôle total de la raison et dans la suppression de toutes les autres parties de l’âme. Aristote partage cette idée que la raison devrait être maîtresse de l’âme mais ne va pas aussi loin que Platon. Contrairement à son prédécesseur, l’auteur de L’éthique à Nicomaque ne croit pas qu’il soit possible – ni souhaitable – que l’être humain s’affranchisse de sa nature sensible non rationnelle. Sans elle, pense-t-il, nous n’aurions pas les émotions nécessaires pour consoler nos proches, lutter avec vigueur contre les injustices et rire incontrôlablement avec nos amis autour d’un bon repas. Le plaisir, partie essentielle de la vie sensible, est utile à la réalisation de la vertu car il peut nous y pousser, mais sans la supervision de la raison pratique, elle peut aussi nous pousser vers le vice. Comment alors distinguer entre les plaisirs vertueux et les plaisirs vicieux ? Le philosophe propose une réponse simple : l’équilibre.

La modération a bien meilleur goût

« La vertu est donc un équilibre, dans la mesure où elle vise ce qui est intermédiaire.» Cet intermédiaire dont parle Aristote indique l’existence d’extrêmes (la déficience et l’excès) où résident les vices. Prenons comme exemple la bravoure. Bien qu’elle soit définie principalement dans un cadre militaire, on peut aussi assimiler le comportement de l’étudiant qui s’inscrit à un cours difficile, mais réalisable, à cette vertu. La condition déficiente de la bravoure serait la couardise : l’étudiant se laisse dominer par sa peur et se contente de cours faciles par crainte d’échouer. À l’inverse, la condition excessive de la bravoure serait la témérité : l’étudiant s’inscrit à un cours auquel il est insuffisamment préparé et se voue à l’échec. Puisque la bravoure est l’état d’une âme qui agit bravement, l’on conclut aussi que la vertu aristotélicienne n’est pleinement réalisée qu’à travers les actes.

À présent, nous comprenons que la vertu nous amène à faire de bons choix. Mais comment pouvons-nous acquérir une vertu ? Selon Aristote, il suffirait simplement de commencer à agir vertueusement maintenant, car, éventuellement, on développerait une inclination à le faire. À priori, chaque être humain a le potentiel d’être vertueux, mais nous n’agissons pas toujours de la meilleure manière. Aristote définit trois types d’erreurs qui nous éloignent de la vertu. Il y a d’abord l’ignorance des circonstances particulières. Si l’étudiant croit, au meilleur de ses connaissances, qu’il peut réussir un cours en réalité trop difficile pour lui, ce n’est pas une faute de témérité, mais plutôt une faute intellectuelle. La deuxième erreur possible est celle de l’incontinence, c’est-à-dire l’incapacité de résister à ses désirs ou à sa peur de souffrir. Ce serait le cas de l’étudiant qui sait que le cours est trop difficile pour lui mais qui craint la moquerie de ses amis le jugeant couard. La troisième erreur, celle de l’intempérance, est de loin la plus grave d’après le philosophe grec : l’étudiant sait que le cours est trop difficile, mais il considère que la témérité n’est pas un vice. Pour devenir vertueux, il faudrait donc se mettre en quête d’une vertu, puis lutter contre ses craintes et sacrifier ses plaisirs pour agir en harmonie avec la vertu. « Courage », nous dit Aristote, car à terme, faire le choix vertueux sera en soi source de plaisir. Si notre étudiant accepte d’y aller à son rythme, il aura davantage de plaisir à étudier, et les railleries de ses collègues ne seront pour lui qu’un encouragement à changer d’amis. Curieusement, la modernité a une phrase toute faite pour exprimer cette sagesse aristotélicienne : « fake it ‘till you make it » (soit, « fais comme si jusqu’à ce que tu y arrives »).

« La vertu est un parfait intermédiaire qui ne sera jamais atteint : nous serons toujours dans l’erreur, et c’est très bien, puisque s’améliorer est littéralement le travail d’une vie »

Plus facile à dire qu’à faire ? Aristote admet que certains facteurs externes peuvent faciliter ou nuire au développement de la vertu. Un riche peut aisément faire preuve de générosité, et une personne qui a vécu des expériences traumatisantes pourrait avoir de la difficulté à se faire confiance. Bien sûr, il est toujours possible de pratiquer certaines vertus dans des conditions difficiles, et même les meilleures conditions seront inutiles à l’individu qui ne se remet pas en question.

Mais ce qui distingue Aristote des gourous de la croissance personnelle, c’est qu’il nous invite à être indulgents envers nous-mêmes. La vertu est un parfait intermédiaire qui ne sera jamais atteint : nous serons toujours dans l’erreur, et c’est très bien, puisque s’améliorer est littéralement le travail d’une vie. De plus, l’éthique de la vertu n’exige pas de nous de radicalement bouleverser notre rythme de vie. Elle nous invite plutôt à nous contenter de petits ajustements vers le mieux jour après jour. Aristote nie de toute façon que nous puissions nous transformer du jour au lendemain, car ce n’est qu’en pratiquant la vertu qu’on l’acquiert. Enfin, inutile de changer le monde pour être un bon être humain : notre quotidien recèle d’opportunités pour accomplir de petits gestes vertueux. Il suffit de les saisir.


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