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L’éthique animale sous la loupe

Première partie de notre entrevue avec le philosophe moral François Jaquet.

Courtoisie de François Jaquet

Le Délit s’est entretenu avec François Jaquet, maître de conférences en éthique à l’Université de Strasbourg, pour parler de son travail, d’éthique animale et de métaéthique. Voici la première partie de cette entrevue, qui aborde les thèmes de l’éthique animale et des normes morales. Les propos ont été condensés à des fins de présentation.

Le Délit (LD): Pour les lecteurs qui ne vous connaissent pas, parlez-nous un peu de vous. Quel est votre parcours ? Et qu’est-ce qui vous a amené à étudier l’éthique, en particulier la métaéthique et l’éthique animale ?

François Jaquet (FJ): J’ai grandi en Suisse, à Genève, et autour de l’âge de 18 ans, je suis devenu végane. Il se trouve que j’ai rencontré quelques personnes qui étaient véganes et plus ou moins antispécistes, et l’antispécisme m’est un peu apparu comme une évidence. J’en parle parce que c’est à cette époque-là que s’est développé mon intérêt pour la philo. Après avoir passé ma « matu » [diminutif de « maturité », l’examen de fin d’études du lycée en Suisse, ndlr], j’ai pourtant fait une licence en sciences politiques car l’Université de Genève m’aurait obligé à étudier une langue si je voulais faire de la philosophie, et – il faut dire ce qui est – j’étais un peu nul en langues. C’est seulement plus tard que je me suis redirigé vers la philosophie, d’abord en faisant un bout de bachelor puis un doctorat au département de philosophie de l’Université de Genève. Ma thèse portait sur la « théorie de l’erreur », selon laquelle tous les jugements moraux sont faux. J’ai défendu l’idée que même si l’on accepte cette théorie, on peut néanmoins continuer de faire des jugements moraux et adopter une genre de fiction morale – et plus particulièrement, une fiction utilitariste. Là, ça fait trois ans que je fais plutôt de l’éthique animale et que je m’intéresse plus particulièrement à la notion de spécisme.

LD : Parlons donc d’abord de spécisme. Le spécisme, c’est quoi ?

FJ : Le spécisme, comme je le comprends, est une forme de discrimination basée sur l’appartenance d’espèce. C’est-à-dire qu’on est spéciste quand on traite certains individus moins bien que d’autres, et que cette différence de traitement s’explique par l’espèce à laquelle les individus appartiennent.

LD : Le spécisme est-il différent de l’anthropocentrisme ?

FJ : J’aime bien dire qu’il y a une différence entre le spécisme et l’anthropocentrisme. Le spécisme, c’est traiter certains individus mieux que d’autres selon l’espèce à laquelle ils appartiennent. Mais ça peut être n’importe quelle espèce : on peut traiter certains animaux mieux que d’autres parce qu’ils sont des chiens plutôt que des cochons, par exemple. L’anthropocentrisme, en revanche, c’est vraiment traiter les êtres humains mieux que les autres animaux du fait de l’espèce à laquelle ils appartiennent.

« On grandit tous dans une culture où on nous encourage à privilégier les humains par rapport aux autres animaux »

François Jaquet

LD : Je vois, donc l’anthropocentrisme serait juste une sous-catégorie du spécisme. Est-ce que le spécisme est l’équivalent animal, en quelque sorte, du sexisme ou du racisme ?

FJ : C’est une bonne approche de définir le spécisme de manière à le faire correspondre au racisme et au sexisme, mais cette fois-ci sur le plan de l’espèce. Si votre définition du spécisme est complètement différente de la bonne définition du racisme, alors vous n’avez pas une bonne définition du spécisme. 

LD : Mais il y a quand même des différences entre le spécisme et, disons, le racisme, n’est-ce pas ? Vous en avez parlé pendant la Conférence étudiante sur le droit animal et environnemental. Par exemple, le racisme se définit parfois comme « la croyance que les races existent ». Mais le spécisme, ce n’est pas exactement la croyance que les espèces existent…

FJ : Il y a vraiment pleins de choses différentes qu’on appelle « racisme » en philosophie. On peut parler de préjugés racistes – ça, c’est clairement une croyance –, on peut parler de discriminations racistes – ce qui est plutôt une disposition comportementale… On pourrait tracer le même genre de distinctions pour le spécisme. Mais la forme de spécisme qui a le plus intéressé les philosophes, c’est le spécisme comme discrimination, donc comme traitement inégal.

Voir aussi : Pour un véganisme de sollicitude

LD : Sommes-nous tous des spécistes ?

FJ : Non, pas forcément. Si le spécisme est le fait de discriminer selon l’espèce, de traiter certains individus moins bien que d’autres du fait de l’espèce à laquelle ils appartiennent, on peut très bien imaginer des individus qui ne font pas ça. En tout cas, il y a pas mal d’individus qui essayent de ne pas faire ça. Mais ce n’est pas pour autant qu’ils y arrivent toujours.

« Les agents moraux se rendent compte qu’il y a des normes qui transcendent les conventions »

François Jaquet

LD : Je reformule un tout petit peu la question : avons-nous tous des instincts spécistes ?

FJ : Je pense que oui. Comme pour tous les phénomènes sociaux, je pense qu’il y a deux types d’explication pour le spécisme. Le premier type est plutôt culturel, ou environnemental : c’est sûr qu’on grandit tous dans une culture où on nous encourage à privilégier les humains par rapport aux autres animaux. L’effet de la culture, on le voit assez bien quand on regarde ce qui se passe dans le développement des enfants. Il y a des études assez récentes qui montrent que les enfants sont un peu spécistes, mais beaucoup moins que les adultes. Là, on voit quand même l’impact de la culture. 

Puis, l’autre facteur, à mon avis, est ce qu’on appelle le tribalisme. Le tribalisme, c’est cette disposition qu’on a à peu près tous à privilégier les membres des groupes sociaux auxquels on appartient. [Cette disposition] a l’air d’être innée et est probablement inscrite dans notre génétique. C’est pour cette raison que ça s’appelle tribalisme d’ailleurs, parce que c’est un trait de caractère qu’on a hérité de nos ancêtres tribaux. Lorsqu’on vivait tous dans des tribus, cela nous fournissait vraiment un avantage reproductif de savoir identifier et privilégier les membres de notre groupe et de développer des dispositions négatives vis-à-vis des membres des autres groupes. Aujourd’hui, même si les tribus ont disparu, il est probable que cette disposition explique l’existence du racisme. La race – ou l’ethnie – est simplement devenue un nouveau marqueur de l’appartenance à un groupe. Mais l’espèce aussi est un marqueur très saillant.

Ces deux facteurs font en sorte que, dans notre société, si vous ne vous posez pas la question, vous avez toutes les chances d’être spéciste.

LD : Est-ce que les animaux sont spécistes ?

FJ : Ça dépend en bonne partie de la définition qu’on adopte du spécisme. Si vous dites simplement que le spécisme consiste à traiter certains individus mieux que d’autres en fonction de l’espèce à laquelle ces individus appartiennent – la définition que je privilégie –, vous êtes peut-être obligé de dire que certains animaux sont spécistes. Ce sera le cas si certains animaux discriminent selon l’espèce.

Il y a des gens qui ont envie de résister à cette implication en disant que le spécisme est un traitement inégal et injuste en fonction de l’espèce. Si on dit ça, alors on ne peut pas dire que les animaux sont spécistes puisque les animaux ne sont pas des agents moraux. Ça n’a aucun sens de dire qu’un chat a mal agi en tuant une souris, par exemple, car les chats ne sont pas moralement responsables. Même s’ils peuvent discriminer selon l’espèce, ils ne peuvent pas discriminer de manière injuste selon l’espèce ; cela ne peut être immoral.

L’entrée des animaux à l’arc de Noah, Jan Bruegel de Elder

LD : Donc seuls les « agents moraux » peuvent être les agents d’une injustice. Mais comment détermine-t-on qui est un agent moral et qui n’en est pas un ?

FJ : C’est aussi un sujet assez controversé, mais j’ai ma petite théorie sur la question. Je pense que pour être un agent moral – donc, pour avoir des devoirs moraux –, il faut maîtriser les concepts moraux. Ça veut dire qu’il faut être capable de délibérer en termes moraux. Ça n’a aucun sens de dire qu’un individu a bien ou mal agi moralement s’il n’a pas les concepts de « moralement bon » ou « moralement mauvais ».

Pour pouvoir maîtriser et utiliser les concepts moraux, je pense qu’il faut être capable de distinguer les normes morales des autres types de normes – par exemple, des normes dites « conventionnelles ». Un exemple de norme conventionnelle : en France, on roule à droite sur la route tandis qu’en Angleterre, on roule à gauche. Les normes conventionnelles dépendent d’une décision collective mais pourraient être complètement différentes si on en avait décidé différemment. Les normes morales ne sont pas comme ça : la torture resterait immorale même si on décidait tous ensemble qu’elle est acceptable. Les normes morales sont non conventionnelles et, pour maîtriser les concepts moraux, il faut savoir faire cette distinction. Il faut pouvoir dire : « Ah oui, la norme selon laquelle la fourchette doit être posée à gauche, ce n’est pas une norme morale ».

C’est important parce que jusqu’à un certain âge, les enfants sont incapables de faire cette distinction. Jusqu’à un certain âge, ils ne maîtrisent pas vraiment les concepts moraux et ne sont donc pas des agents moraux. Les animaux non plus. Il y a des normes sociales qui s’appliquent aux animaux, mais il est très peu probable qu’ils arrivent à distinguer une norme conventionnelle et une norme non conventionnelle. Donc, on ne peut pas dire que les animaux ont des devoirs moraux.

LD : Donc, il y a même des humains adultes qui ne sont pas des agents moraux ?

FJ : Ça aussi, c’est assez controversé, mais il y a des études qui montrent que les psychopathes ne sont pas capables de faire ce genre de distinction. Ils vous expliqueront par exemple qu’il est mal de torturer quelqu’un « parce que c’est interdit par la loi ». Mais la loi est une norme conventionnelle. Ils expliquent donc une faute morale par une convention, ce qui montre qu’ils ne maîtrisent pas vraiment les concepts moraux. Pour cette raison, il y a des philosophes qui disent que les psychopathes ne sont pas des agents moraux. C’est un peu bizarre parce qu’on a envie de dire qu’un tueur en série est moralement un salaud. Mais s’il ne maîtrise pas les concepts moraux, on fait peut-être la même erreur qu’on ferait si on disait que les avalanches ou les tsunamis sont immoraux.

LD : Est-ce qu’on peut mettre un « degré » à cette agentivité morale ? Je m’explique : on pourrait argumenter que la religion, dans certains cas, nous force à ne pas faire la distinction entre une norme conventionnelle et une norme morale. L’homosexualité, par exemple, peut être considérée comme une faute morale d’après la religion, alors que vous argumenteriez certainement personnellement que c’est plutôt une faute conventionnelle. Et donc, pour ces adultes qui ne savent pas faire la différence entre une faute morale et une faute conventionnelle dans le cas spécifique de l’homosexualité, est-ce qu’on peut dire qu’ils ne sont pas des agents moraux ?

FJ : Je pense qu’il faut quand même rendre compte de la possibilité pour les gens de faire d’authentiques erreurs morales. Je pense que les catholiques qui pensent que l’homosexualité – pour reprendre votre exemple – est immorale ne sont pas forcément en train de confondre les normes conventionnelles et les normes morales. Eux pensent vraiment que l’homosexualité est immorale, indépendamment de ce que dit l’Église catholique. Leur erreur est authentiquement morale. Il ne s’agit pas d’une confusion conceptuelle. Si, par contre, ils vous expliquent que l’homosexualité est immorale parce qu’elle est condamnée par l’Église catholique, alors là, ils confondent les deux types de normes. Mais je ne pense pas que ce soit ça exactement que pensent les homophobes catholiques. Selon eux, l’homosexualité est immorale, et c’est un fait qui transcende les conventions, et l’Église catholique ne fait que reconnaître ce fait.

Poker Game, Cassius Marcellus Coolidge

LD : Si j’ai bien compris, ce qui distingue un humain qui est un agent moral d’un humain qui ne l’est pas, c’est qu’un agent moral a la capacité de reconnaître l’existence de normes morales. Tout le monde aurait la capacité de reconnaître les normes conventionnelles – même les psychopathes – mais les agents moraux sont capables de distinguer ces normes conventionnelles des normes morales, même si, au cas par cas, ils peuvent se tromper. Est-ce bien ça ?

FJ : Oui, les agents moraux se rendent compte qu’il y a des normes qui transcendent les conventions. Après, vous dites que « tout le monde se rend compte qu’il y a des normes conventionnelles », mais ça, je ne suis plus exactement sûr de savoir comment ça se passe au cours du développement des enfants. C’est possible que les normes prudentielles viennent avant les normes conventionnelles.

LD : C’est quoi, une norme prudentielle ?

FJ : Une norme prudentielle, c’est ce que je dois faire – ou ce qu’il est rationnel pour moi de faire – parce que c’est bon pour moi. Prenons un enfant qui sait qu’il ne doit pas faire une bêtise s’il ne veut pas être puni. Il est conscient de cette norme, mais s’il doit l’expliquer, il le fera en termes de « si je fais [cette bêtise], je vais me faire punir ». Là, ce n’est pas encore une norme conventionnelle ; c’est seulement une norme prudentielle. Et les normes prudentielles fonctionnent un peu indépendamment des conventions.

En clair, les normes prudentielles et les normes morales sont toutes deux non conventionnelles. Mais comment les différencier ? Parce que les psychopathes, par exemple, sont tout à fait capables de maîtriser les normes prudentielles – ils savent très bien ce qui est bon pour eux – mais ne peuvent pas distinguer les normes conventionnelles des normes morales. Une manière de tracer la distinction, c’est de dire que les normes prudentielles, elles, dépendent toujours des désirs de l’individu – l’enfant ne devrait pas faire de bêtise parce qu’il ne veut pas être puni. Les normes morales, quant à elles, sont vraiment beaucoup plus indépendantes des désirs de l’agent – on se soucie assez peu des désirs d’Hitler avant de condamner l’Holocauste.

« Je pense que si on voit un animal qui souffre, et qu’aucune raison importante ne s’oppose à lui venir en aide, il y a un impératif catégorique qui nous impose de lui venir en aide »

François Jaquet

LD : Une dernière question concernant l’éthique animale : si l’on part de la prémisse que les humains – ou du moins les agents moraux – ont la responsabilité d’intervenir lors d’une injustice, est-ce qu’alors les humains ont la responsabilité de ne pas intervenir dans le monde animal puisque les animaux ne sont pas capables d’une injustice ?

FJ : On parle ici d’un devoir d’assistance. Mon impression, c’est que les devoirs d’assistance sont, en règle générale, indépendants de la cause de la souffrance de l’individu, du fait que cette souffrance soit due à une action immorale ou pas. Si un individu souffre, le simple fait qu’il souffre me semble une raison suffisante pour moi de lui venir en aide, qu’il souffre parce qu’on lui a fait du mal ou parce qu’il est victime d’un événement naturel. 

De ce point de vue, les animaux qui sont victimes de la prédation méritent aussi qu’on leur vienne en aide. Ils ne sont pas victimes d’un agent moral, mais le fait qu’ils souffrent me donne une raison d’intervenir. Qu’ils soient victimes de la prédation, d’une avalanche ou d’un chasseur, peu importe.

LD : En ce sens, vous rejoignez peut-être les théoriciens moraux de la vertu : il n’y a pas nécessairement des impératifs catégoriques, comme chez Kant, mais plutôt des attitudes vertueuses ? Donc, si l’on voit un animal qui souffre, la chose vertueuse à faire, ce serait de lui venir en aide.

Voir aussi : Aristote et l’éthique de la vertu

FJ : Je pense que si on voit un animal qui souffre, et qu’aucune raison importante ne s’oppose à lui venir en aide, il y a un impératif catégorique qui nous impose de lui venir en aide. Et je pense que l’existence d’un tel devoir est plausible indépendamment de la théorie morale à laquelle on souscrit. C’est vrai pour un déontologiste : les déontologistes sont d’accord que nous avons des devoirs d’assistance envers les personnes en danger. Si on est conséquentialiste, on va dire la même chose : si l’acte d’assistance a de bonnes conséquences, il est obligatoire. Et si on est éthicien de la vertu, clairement, on va penser que la personne qui n’intervient pas lorsqu’elle voit un enfant se noyer dans un étang est une mauvaise personne. 

Ici, la particularité est de dire qu’on a aussi ces devoirs envers les animaux. Généralement, quand il s’agit des animaux, on se trouve toutes sortes d’excuses pour ne pas intervenir. On va dire que « le lion n’est pas un agent moral, donc il n’y a pas de raison d’intervenir et de sauver la gazelle », on va dire qu”«il ne faut pas bouleverser les écosystèmes ». Mais si la victime du lion était un humain, c’est évident qu’on dirait qu’il faut sauver l’humain. Quand on adopte sur cette question une perspective antispéciste, on se rend assez facilement compte qu’on a beaucoup plus de devoirs d’assistance envers les animaux sauvages que ce qu’on pense habituellement. 

Consultez la deuxième partie de cette entrevue la semaine prochaine dans les pages du Délit !


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