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Lida Moser au Canada français

La photo documentation du monde rural québécois des années 1950.

Louis Ponchon | Le Délit

Lida Moser est une photographe américaine née en 1920 et décédée en 2014. Elle a commencé sa carrière à New York dans les années 1940 aux côtés de la photographe de renom Berenice Abbott. Elle a travaillé comme photojournaliste pour des publications comme Life et Look. Elle s’est orientée vers la photographie de paysages et de voyages, capturant des images étonnantes de l’Europe, de l’Asie et de l’Amérique latine. Parmi ses voyages, elle s’est rendue au Canada français pour y photographier le monde rural en 1949 et en 1950. En 1994, les archives du Québec achètent et conservent son corpus photographique. La semaine dernière, le chercheur Norman Cornett a présenté un film produit en 2017 sur les voyages québécois de Moser. Il a accepté de répondre aux questions du Délit sur les secrets de cette artiste méconnue.

Le Délit (LD) : Est-ce que vous pouvez nous présenter brièvement la figure de Lida Moser et les éléments biographiques majeurs ?

Norman Cornett (NC) : Oui ! Elle est née en 1920 à New York, d’une famille russe juive issue de l’immigration. Elle se démarque d’abord par son orientation vers les arts, spécifiquement vers la photographie. Elle était l’assistante d’une des plus grandes photographes américaines de l’époque, Berenice Abbott. Grâce à elle, Moser travaille sur un corpus de Eugène Atget, photographe français remarquable. Abbott, elle-même ancienne assistante du photographe Man Ray, qui a passé de nombreuses années à Paris, agit comme mentor artistique et photographique de Lida Moser. Donc d’emblée, Moser prête l’oreille à la réalité culturelle, esthétique, photographique de la France et des expatriés américains comme Man Ray et Berenice Abbott. Moser était francophile sans parler un seul mot de français. Et c’est ce regard francophile qui l’a sûrement attirée vers le Canada français en 1950. Un deuxième élément important dans la vie et l’art de Lida Moser, c’est la spiritualité. Moi, ma spécialité, c’est le rapport entre religion, culture et politique : les relations entre l’esthétique et la spiritualité m’importent énormément. Dans le corpus, que Moser avait réalisé en 1950, de voyages consacrés à ce qu’on appelait à l’époque le Canada français – on ne parlait pas du Québec en 1950 : le Québec, les Québécois, les Québécoises, c’est un phénomène de la Révolution tranquille des années 1960 – il y a une réelle quête spirituelle.

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LD : Qu’est-ce qui la motive à entreprendre ses deux voyages photographiques dans les régions rurales du Canada francophone ?

NC : Pendant la Seconde Guerre mondiale, le Canada français attire l’attention de l’historien américain Hugh Mason Wade, qui publie en 1946 The French Canadian Outlook. En fait, Wade a remarqué que les Canadiens francophones s’opposent à la guerre en Europe contre l’Allemagne nazie, et donc il veut creuser et retracer l’histoire de la mentalités des Canadiens francophones. Au Canada français de l’époque, il y avait une autre mentalité : une mentalité qui diffère de l’identité nord-américaine anglo-protestante. Donc Lida Moser, par sa photographie, voulait explorer, tâter le terrain de cette autre mentalité esthétique, spirituelle, voire politique.

Dans les années 1950, il y a une vague culturelle et artistique des road trips popularisée par le roman de Jack Kerouac On the road (1957). Ce qui est remarquable dans le cas de Lida Moser, c’est que la plupart du temps, ce sont les hommes qui réalisent ces road trips : comme Jack Kerouac ou le photographe suisse Robert Frank. Alors, moi en tant qu’historien, en tant que chercheur, je me pose la question : comment se fait-il que cette femme juive new-yorkaise prend la décision de réaliser un road trip dans le Canada français ? Il y a d’abord les enjeux de l’altérité parce que, pour les New Yorkais comme elle, le fait qu’à la frontière entre New York et ce qu’on appelait le Canada français, il y avait une autre langue et une autre religion, le catholicisme, c’est très intéressant, très intriguant. Dans la religion juive, on ne peut pas tomber dans l’iconographie, dans le visible. C’est contre les dix commandements mosaïques. Donc elle voulait aller là où on parlait français, là où on était catholique, là où on faisait des statues de saints, là où on créait une iconographie ecclésiastique et liturgique, que ce soit le petit Jésus, que ce soit la Vierge Marie. Pour elle, c’était un terrain défendu, mais elle n’acceptait pas que ça demeure défendu.

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LD : Elle traverse le Québec dans les années 1950 après avoir signé un contrat avec Vogue. Elle photographie le Canada francophone juste avant la Révolution tranquille : un Québec entre modernité et tradition, entre monde rural et urbanisation. Pourquoi cette période de transition et de changement est-elle si intéressante pour Lida Moser ?

NC : Pour les chercheurs et chercheuses, l’authenticité des hommes n’étaient pas dans les villes, mais en campagne, chez les paysans et paysannes. Moser a peut-être été inspirée par le travail de sa tutrice Berenice Abbott qui, au début du siècle, a photographié toute la transformation urbaine de New York, avant que la ville ne devienne la gigantesque métropole par excellence du monde occidental. Il faut noter que dans le cercle de la New School of Social Research, Abbott fait face à de nombreuses questions sur la transformation de la condition humaine. Elle étudie les implications de l’urbanisation massive sur la société et les relations humaines. Comment humaniser le tissu urbain ? Dans cette ligne de pensée, quand Lida Moser arrive au Québec à l’été 1950, elle se rend compte que là, les êtres humains sont personnels, individuels. Ils ont une identité. On ne les efface pas dans le tout urbain, cosmopolite, métropolitain. Tout comme Berenice Abbott, elle voulait affirmer qu’il y a une conscience sociale humaine. Et elle le fait souvent en faisant référence aux enfants parce que pour elle, l’enfance, c’est la pierre de touche de la condition humaine.

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LD : Est-ce que les Américains, très critiques et hostiles à la pensée anticapitaliste dans le climat de la peur rouge, percevaient du communisme ou du socialisme dans la photographie de Moser ?

NC : Pourquoi Lida Moser portait tant d’intérêt aux enfants inconnus, anonymes ? Pourquoi portait-elle tant d’intérêt aux paysans, aux fermiers, aux pêcheurs ? Parce que le « commun des mortels » comptait dans sa perspective esthétique. Le travail de Marcel Duchamp, fameux artiste avant-gardiste qui a créé la Fontaine en 1917, transforme notre vision du quotidien en nous invitant à de nouvelles perspectives incongrues. Il y a dans cette première moitié du siècle, ce que moi j’appelle un changement de paradigme esthétique. C’est que la beauté ne se trouve pas seulement dans les Picasso, pas seulement dans les Van Gogh. La beauté se trouve dans les êtres humains communs, ordinaires, justement.

LD : Est ce que on peut donc rapprocher sa photographie au travail de Dorothée Allen ou de Vivian Maier ?

NC : Oui, c’est la même école ! L’école de la Grande Dépression qui dit qu’on peut trouver la beauté dans tous les recoins de la condition humaine, même les plus pauvres, même les plus démunis, même les plus illettrés. Et d’ailleurs, Lida Moser- dans ce corpus qui appartient maintenant à la Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) – met en avant, dans la plupart des cas, des gens complètement analphabètes. Mais elle a vu un rayonnement et du potentiel humain dans ces gens sans aucune éducation.

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LD : Comment est-ce que Lida Moser appréhende et prépare ces deux voyages au Canada français, le premier en été 1949 avec Vogue et le second en décembre 1950 pour le magazine Look ?

NC : Alors, vous savez que dans l’art, il y a des gens qui vont privilégier l’aléatoire. On s’est rendu compte que l’aléatoire avait une grande valeur, il permettait de créer dans l’instant, in situ, sur le lieu même. Et ça, ça nous renvoie au courant de l’écriture automatique. Moi j’appelle ça l’écriture intuitive. Dans quelle mesure va-t-on valoriser ce qui est intuitif, ce qui est spontané ? Lida Moser travaille sur-le-champ, dans l’instant même ! Prenons en compte que dans les années 1950 la musique par excellence aux États-Unis c’est le jazz, qui implique l’improvisation et l’intuition. On crée là sur-le-champ ! Donc en fait, la photographie de Lida Moser est peut-être l’équivalent, en termes artistique et esthétique, du jazz. Elle est là. Elle constate. Elle cadre. Tout ça dans l’instant ! Pour moi, la clé de la photographie de Lida Moser, c’est l’élan vital inscrit dans l’intuition.

LD : En quoi Lida Moser peut-elle être considérée comme une photographe pionnière du féminisme ?

NC : Je tiens à souligner la différence entre la production photographique en 1950 et 2023. Faire une photo en 1950, c’est tout un processus épuisant et incertain. Gardons en tête que Lida Moser réalise ses photos de A à Z et c’est aussi pour cet avantage et ce sentiment d’indépendance qu’elle choisit la photographie. Elle se penchait beaucoup sur le cinéma au début, mais le cinéma implique beaucoup d’autres gens dans le processus et la réalisation créative. Dans la photographie, c’était elle qui était maîtresse du début jusqu’à la fin, y compris en chambre noire. Elle qui est artiste, féministe, elle devient photographe parce qu’elle en était la maîtresse de chaque étape et ne devait se soumettre à aucune autre personne, et surtout pas aux hommes. Il ne faut pas s’étonner de son élan féministe ! Elle a passé ses années de formation aux côtés de Berenice Abbott qui avait révolutionné le cercle artistique de New York en s’affichant publiquement comme lesbienne. Lida Moser est avant tout une femme affranchie, qui ne connaît pas de barrières : elle va s’exprimer coûte que coûte.

LD : Pourquoi la BAnQ a‑t-elle acheté et conservé, depuis 1994, le corpus photographique de Lida Moser des années 1949 et 1950 ?

NC : En tant qu’historien et historien de l’art, je vais vous dire que Lida Moser est une documentariste hors-pair. Par ses photos, elle a tout documenté du Canada français d’autrefois. Ce monde d’avant, il n’existe que grâce à ses photos. Berenice Abbott, quand elle a vu que New York avait commencé une transformation architecturale, s’est dit qu’il fallait tout photographier, sinon les paysages d’avant allaient disparaître pour de bon. Est-ce qu’il y avait cette même urgence dans le raisonnement de Lida Moser ? Elle a dû penser que si elle ne photographiait pas le Canada français en 1950, celui qu’elle avait sous les yeux tel quel, il risquait de disparaître. En 1994, la BAnQ a demandé, malgré les défis budgétaires, d’acheter l’œuvre photographique relative au Québec de Lida Moser.

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LD : Malgré ses œuvres très marquante et originale, comment explique-t-on qu’elle soit restée une figure méconnue dans l’histoire de la photographie du vingtième siècle ?

NC : D’abord, c’est une femme solitaire. Donc elle n’a pas bénéficié du soutien à la médiatisation de ses œuvres contrairement à d’autres photographes hommes américains. C’est seulement avec des décennies de recul qu’on se rend compte à quel point Lida Moser faisait partie de la pensée avant-gardiste. Seulement aujourd’hui, certains chercheurs commencent à lui consacrer des thèses. Un autre point majeur, c’est son manque de financement. Il faut savoir que Lida Moser a grandi dans un milieu très modeste alors que la photographie était une activité très coûteuse. Elle assurait le processus créatif du début jusqu’à la fin et elle assumait également tous les coûts. Toute son œuvre a été à ses dépens. Elle a dû faire de nombreux sacrifices économiques et financiers pour nous livrer sa vision artistique. Et là, tout d’un coup, on découvre ce corpus à couper le souffle : des images idylliques, idéalistes, paradisiaques du Canada français d’autrefois. Elle a su capturer un monde qui ne reviendra jamais.

Vous pouvez retrouver les 3634 photographies du corpus relatif au Québec de Lida Moser à la BAnQ, à Montréal, ou bien sur son site internet, Advitam.


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