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Une vie pour le théâtre

Rencontre avec Lorraine Pintal, directrice du TNM depuis 1992.

Depuis plus de 30 ans à la tête du Théâtre du Nouveau Monde (TNM), dont elle est à la fois la directrice artistique et la directrice générale, Lorraine Pintal revient avec Le Délit sur son parcours et en particulier sur la réussite du projet de revitalisation du TNM. Tout au long de son mandat, elle a rebâti l’une des scènes les plus emblématiques du théâtre montréalais. Elle nous confie aussi son regard sur l’état de la culture à Montréal et au Québec, et l’importance du théâtre dans la société.

Le Délit (LD) Si on résume votre parcours, peut-on dire que vous avez dédié votre vie au théâtre ?

Lorraine Pintal (LP) : Oui, on peut le dire. Je suis même très heureuse parce que j’ai réussi à trouver plusieurs avenues d’expression de l’art théâtral. Par exemple, la télé, même si ce n’est pas de l’art vivant, c’est tout de même un prolongement de ma nature de metteuse en scène. Au départ, c’est vrai, ma formation c’est l’art vivant, c’est le théâtre ; mes longues années de pratique c’est vraiment le théâtre, autant en mise en scène qu’en écriture et jeu d’acteur. J’ai été comédienne pendant plus de 20 ans quand même !

Mon passage au Conservatoire d’art dramatique, c’est vraiment la formation la plus précieuse que j’ai eue. Et ça, ça ne se perd jamais : l’amour de la scène fait partie de mon ADN. Maintenant, je suis passée de l’autre côté comme metteuse en scène et j’ai beaucoup aimé travailler dans d’autres disciplines, dans d’autres médias comme la radio ou la télé. Les deux en parallèle, la direction du théâtre et les médias, j’ai pu le faire un certain nombre d’années, mais pas de manière permanente. Simplement la radio, le fait d’animer une émission hebdomadaire, en plus de diriger le TNM et de faire la mise en scène, est devenu très éprouvant au bout d’un moment.

LD : Au sein de votre théâtre, qu’est-ce qui vous a empêché de mêler à la fois le jeu et la mise en scène ?

LP : À l’époque, quand je suis arrivée au TNM [en 1992, ndlr], il y avait très peu de femmes metteuses en scène, ce qui fait que je répondais à un besoin important, et mon agenda s’est rapidement rempli de propositions. J’avais tellement de mises en scène à prendre en charge que même si on m’offrait des rôles pour jouer au théâtre, je ne pouvais pas les accepter. Et petit à petit, c’est ainsi que ça fonctionne malheureusement, j’ai été cataloguée dans la mise en scène. Petit à petit, les gens ont dit : « non, elle a fait de la mise en scène, alors on va pas lui proposer des rôles ». Aujourd’hui, je le sais, je suis attitrée au TNM. Les gens me considèrent comme étant la directrice artistique de ce théâtre, mais le jeu reviendra sûrement dans ma vie quand je quitterai mon poste ; je retrouverai mes premières amours.

« Le Conservatoire, c’est vraiment la formation la plus précieuse que j’ai reçue. Et ça, ça ne se perd jamais : l’amour de la scène fait partie de mon ADN »

LD : Comment s’est faite votre nomination à la tête du TNM ?

LP : Le TNM, comme toute grande institution culturelle, toutes disciplines confondues, fonctionne avec un jury. Un comité de sélection a été mis en place et a organisé un appel de candidatures. En l’occurrence, le comité de sélection était formé par le conseil d’administration du TNM et présidé par le fondateur du théâtre, Jean-Louis Roux, qui m’a interpellée pour que je présente ma candidature. Ils ont retenu à peu près quinze noms et finalement c’est ma candidature qui a été choisie.

LD : En quoi consiste le métier de directrice de théâtre ?

LP : Moi, en fait, j’ai deux chapeaux, ceux de directrice artistique et directrice générale. C’était une volonté du comité de sélection qui m’a engagée, que l’artistique prédomine, et ils ont raison. C’est très important que la majorité des décisions soient approuvées par une direction qui n’est qu’artistique. La direction générale reste quand même un travail presque à temps plein dans ce théâtre, notamment pour gérer l’administratif. Je suis plus à l’aise dans mon rôle de directrice artistique : programmer, inviter des metteurs en scène, accepter des projets, commander des textes, réunir des équipes de création, accompagner les créateurs. J’aime être très proche de la production, donc des conditions de pratique qu’on offre aux créateurs, aux artistes. Je suis aussi de très près le financement privé pour qu’on puisse financer nos productions et faire de grandes tournées au Québec, voire à l’international.

LD : Quand vous êtes arrivée au TNM, le théâtre souffrait d’un manque d’attractivité et d’un déséquilibre financier. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Quels ont été les changements que vous avez opérés ?

LP : J’ai fait partie de ces gens qui ont reçu le projet de rénover le TNM en 1996–97 (la première étape de la revitalisation). Nous sommes en ce moment dans la phase 2 de la revitalisation qui se fait 25 ans après la première. Il faut être patient, mais c’est clair que la réussite du projet est visible. Tout partait de l’état délabré du théâtre et du désengagement de l’État : il y avait moins de subventions donc moins de fréquentation, moins d’attraction du public, des budgets déficitaires et pas de financement privé (ça n’existait pas à l’époque).

Pour reconstruire le TNM, il a donc fallu commencer par le bâtiment. C’était très important car c’est un vieux théâtre qui date de 1912 pour la partie ancienne. Moi, quand je suis arrivée, on entrait encore par un hall temporaire sur Sainte-Catherine, construit du temps de l’ancien propriétaire, qui tombait en ruine. Et quand les gens s’asseyaient dans les sièges ils s’enfonçaient jusqu’au sol. Le pire problème, surtout, c’était la dispersion de l’équipe du théâtre : la scène était ici, les salles de répétition dans un autre bâtiment de la ville, et nos ateliers, décors, costumes et archives étaient dans l’Est. Il n’y avait ici que les techniciens et les spectacles, ce qui faisait que la chimie dans nos équipes était assez déplorable. Quand on s’est tous retrouvés sous un même toit en 1996, on a créé une osmose, une harmonie nouvelle. On a inventé le « théâtre rénové », et à partir de là c’était l’explosion ! Les subventions ont augmenté, on a eu plus d’abonnés, on vendait mieux nos spectacles, on a commencé à briller à l’international, on a fait des sorties, organisé des matinées scolaires et rajeuni le public du théâtre. Grâce à cet essor, on a tout triplé : le budget (9 millions de dollars), les subventions, le nombre d’abonnés et le nombre de productions. Aujourd’hui, le théâtre est à nouveau en chantier, on ajoute une deuxième salle qui est la petite salle Réjean Ducharme, pour des productions plus expérimentales, ouverte à la diversité des peuples autochtones, et qui va permettre de toucher un autre public.

Robert Mailloux

LD : Vous vous êtes aussi engagée dans la vie sociale et culturelle de Montréal, notamment en portant des projets théâtraux avec les patients de l’Institut de santé mentale. Comment pensez-vous que le théâtre soit utile à la société ?

LP : Ah ça ! Le théâtre contribue au bonheur collectif à tous les niveaux ! Ici, on adhère au slogan partagé par le Musée des beaux-arts et d’autres institutions : « L’art fait du bien ». D’où les nombreux programmes de médiation culturelle qu’on a mis sur pied au TNM. Moi, ma cause, c’est l’art thérapie et les maladies mentales. Ça fait au moins sept ans que je fais chaque année de la mise en scène avec les patients de l’Institut en santé mentale, avec le Théâtre Aphasique. J’observe leur progrès d’année en année, cela les transforme. Ils doivent premièrement créer un personnage et s’y identifier, ça permet de sortir quelqu’un atteint d’une maladie mentale ou d’une dépression de son inconfort et de prendre plus facilement la parole. Après cette expérience-là, ils sont plus ouverts, ils vivent plus facilement en société. Moi, je ne considère pas que je travaille avec des gens malades mais avec des acteurs. Avec moi, ils oublient qu’ils ont la maladie mentale presque tatouée sur le front, ils découvrent un plaisir neuf : l’amusement dans la rigueur. Ensuite, ils vivent l’expérience sur scène devant 500 personnes et leur personnalité se transforme, s’affirme. Donc, oui, le pouvoir bénéfique du théâtre pour la société, j’y crois énormément, et pas uniquement pour les publics atteints de maladie mentale.

« C’est ma fierté de travailler dans un théâtre francophone, car le dynamisme culturel renforce l’identité du Québec. Nous, on a besoin de sentir qu’on a une langue qui s’exprime et qui est toujours vivante »

LD : Toujours dans cette idée d’utilité sociétale du théâtre, la pandémie a‑t-elle renforcé l’importance du théâtre comme lieu d’émotion collective ?

LP : Oui, parce que la pandémie nous a privé de tous les rassemblements humains et a renforcé l’omniprésence des nouvelles technologies. Or je pense qu’une grande partie de la population a besoin de rassemblement, de contact. Je dis souvent que le théâtre est un substitut à la religion, parce que la religion c’était de grands rassemblements le dimanche ; les gens se retrouvaient sur le parvis de l’église et discutaient. Maintenant, les théâtres sont devenus des cathédrales de la culture parce que des gens viennent ici, font un effort pour venir ici : ils achètent leurs billets, trouvent un stationnement, vont manger au restaurant, font garder les enfants et au moment où ils s’assoient dans la salle, à 840, ils entrent comme en religion. Ils se rendent vulnérables, ouverts au monde et aux émotions. Quand le rideau tombe, je pense qu’ils ressortent transformés. C’est pareil avec la musique et tous les arts. Je crois tellement que l’art provoque des changements importants dans notre société !

Pour nous qui sommes d’expression francophone, c’est d’autant plus important de faire vivre les lieux culturels. C’est ma fierté de travailler dans un théâtre francophone, car le dynamisme culturel renforce l’identité du Québec. Nous, on a besoin de ça, de sentir qu’on a une langue qui s’exprime et qui est toujours vivante. Le théâtre c’est ça : c’est l’art vivant où la parole est au premier plan. Je pense que les politiciens devraient s’en rendre compte et subventionner davantage l’art vivant parce qu’il est le ciment de toute population. Cela s’est vu après la pandémie. Je le sens. Depuis qu’ils sont revenus en salle, les gens sont beaucoup plus émotifs. Les spectateurs sont émus de s’asseoir dans un théâtre, les acteurs sont émus de jouer devant un public, et moi je suis émue de voir que tout le monde est ému.

On a besoin de ces moments où on pleure tous ensemble. Ces moments où l’on rit, on pleure, on écoute, où on est provoqués et où on réagit. Par exemple, dans la pièce à l’affiche en ce moment, Le Roman de Monsieur de Molière de Mikhaïl Boulgakov, il y a beaucoup d’absurdité et pourtant ça touche beaucoup les gens. Boulgakov était un dissident d’origine ukrainienne sous le régime de Staline. On avait choisi la pièce avant que la guerre éclate en Ukraine, mais l’actualité lui donne une résonance très particulière dans l’oreille du public et c’est très émouvant.

« Je dis souvent que le théâtre est un substitut à la religion. […] Les théâtres sont devenus des cathédrales de la culture »

LD : En effet, Boulgakov trouve un écho singulier à l’heure où la guerre fait rage entre l’Ukraine et la Russie, d’autant plus que cette programmation résulte d’une coïncidence. Quels sont d’ordinaire les enjeux de votre programmation ? 

LP : L’enjeu, c’est à la fois d’attirer du nouveau public et de fidéliser le public, c’est-à-dire plaire aux abonnés. Quand je choisis la programmation je réfléchis beaucoup au timing et je me dis par exemple : « un Jean Genet, est-ce que ça va intéresser ? Est-ce que le public va aimer voir un Genet cette saison-là ? ». Cela se décide 18 mois à l’avance environ. La programmation de cette année est donc celle d’il y a deux-trois ans, celle de l’année du Covid. Quant à la sélection, elle s’effectue en comité, moi j’ai simplement un droit de véto, mais on essaie toujours de se mettre d’accord au sein de l’équipe, et d’équilibrer entre « classiques » et « pièces risquées ».

Jouer les grands classiques, c’est notre mission, c’est mon mandat et j’en suis fière ; le TNM n’était pas un théâtre avec une page blanche quand je suis arrivée, il y avait une longue tradition des classiques ici. Il y a peu de théâtres à Montréal qui font des grands classiques. On est une des rares salles à présenter à la fois Shakespeare, Goldoni, Molière, Beaumarchais, Labiche et en même temps des grands classiques québécois : Michel Tremblay, Normand Chaurette, Michel Bouchard.

On aide aussi la jeune création. On commande des textes à des auteurs et beaucoup à des autrices, parce que je me suis donnée le mandat de faire entendre davantage la parole des femmes. C’est d’ailleurs très bien reçu par les abonnés, ils acceptent de nous faire confiance. S’il y a deux spectacles pour lesquels ils sont dubitatifs dans l’année, parce que là ils ont été un peu décoiffés, mais que les quatre autres leur procurent une grande satisfaction intellectuelle ou esthétique, ils sont toujours contents à la fin.

LD : De manière générale, quel regard portez-vous sur l’activité culturelle à Montréal ?

LP : Moi, je trouve que l’activité à Montréal est fabuleuse et, d’ailleurs, la ville est reconnue pour son dynamisme à travers le monde. Par exemple, il est certain que les artistes montréalais révolutionnent la danse sur la scène internationale. Le théâtre jeunesse est également très réputé et de même pour la qualité de nos acteurs, de nos auteurs, de nos autrices, de nos metteurs en scène. On est souvent cité en exemple. On est tellement dynamique que le public de la métropole [environ 250 000 personnes aux dernières statistiques, ndlr] n’est pas assez nombreux pour que toutes nos salles soient remplies en même temps. À cela se sont ajoutés des arts comme des arts du cirque qui sont extrêmement populaires parce qu’ils font du gros divertissement, et les nouveaux théâtres en banlieue ! Brossard, Laval, Longueuil. L’offre est énorme. Qu’on arrive à se sortir du lot avec des salles pleines ou presque, c’est à la fois formidable et inespéré. Le décalage entre offre et demande est d’ailleurs un peu probléma- tique. Il faut attirer plus les gens, être plus ouverts, plus accessibles. Il faut aller chercher les gens qui ne viennent jamais dans les salles de spectacles. Ils vont aller en humour, ils vont aller en chanson et peut-être voir les spectacles d’été, mais il y a encore des frontières. Par exemple, on a fait Nelligan, l’opéra de Tremblay, avec Marc Hervieux qui jouait Nelligan. Marc Hervieux, c’est d’une grande accessibilité ; on a tellement rempli qu’on a levé des supplémentaires. On aurait pu jouer, je pense, six mois d’affilée. Le grand défi des prochaines années, c’est de rajeunir et développer le public, de rendre nos lieux accessibles. Sinon, le risque c’est que dans dix, quinze ans cette offre culturelle n’existe plus, surtout pour nous, francophones. Si le français est en perdition, le théâtre francophone a un rôle à jouer pour préserver l’identité française et francophone. Il y a de gros signaux d’alarme dus à l’invasion des tablettes, des réseaux sociaux, d’internet où tout est en anglais. Ça n’a pas de sens. Moi, je regarde ma fille et je vois l’offre gigantesque qui existe sur les canaux en anglais comme Netflix. Nous, on a notre culture québécoise et il faut se battre pour l’affirmer. Les Québécois sont forts, sont solides ; ils tiennent à leur culture et c’est ça qui est impressionnant. Quand on parle de nous sur la scène internationale, particulièrement en France, c’est souvent comme le village gaulois qui résiste contre l’envahisseur anglophone. Et ils ont raison, on résiste, on est des résistants. Moi je suis immensément fière de ça ! On a des gens qui ont du talent et pas de passé lourd à assumer qui entrave la création. De fait, il y a beaucoup d’espoir et de liberté au sein de la jeune création.

« Les Québécois sont forts, sont solides ; ils tiennent à leur culture et c’est ce qui est impressionnant »

LD Vous avez évoqué tout à l’heure le moment où « ça allait s’arrêter ». Cela signifie-t-il que vous vous préparez à quitter le théâtre ?

LP : Oui, cela fait déjà plusieurs années que le conseil m’a demandé un plan de succession. Encore une fois, la pandémie a beaucoup ralenti les choses. Je dois dire que le projet de construction de la salle Réjean Ducharme, comme c’est moi qui le mène depuis presque 20 ans, rend le passage de flambeau un peu difficile avant qu’elle soit finie, parce que c’est trop gros, c’est énorme. Le conseil est conscient que ça va demander un temps de transition d’au minimum un an, et on n’est pas encore dans cette dynamique-là pour l’instant. Je fais partie de cette réflex- ion, mais je pense que le moteur principal de la longévité d’une direction, quelle que soit la sphère, c’est une espèce d’enthousiasme qui ne se dément pas. Quand on est constamment animée par de nouveaux projets, par l’envie de faire entendre de nouvelles voix, d’explorer de nouvelles formes d’expression, et que tout ça roule, il n’y a pas de nécessité de changement. Mais oui, je sais qu’après 30 ans il faut penser au départ ; je prépare ça, on prépare ça. Pour assurer une bonne transition, il y a encore un certain nombre d’années où je dois prendre le temps de mettre ce théâtre en ordre pour léguer un établissement solide à la personne qui va reprendre ma position. La réalité, c’est que le théâtre a été fragilisé par la pandémie. Je pense que nous sommes tous conscients que nous vivons les pires années : 2022–23, 2023–24. Une fois rendus en 2024–25, par contre, la récession sera derrière nous, tout comme l’inflation et la pandémie. On sera revenu à une certaine normalité, mais pour l’instant ce n’est pas le cas. Je prends souvent l’image du capitaine du Titanic, car on a beau danser sur les étages supérieurs, quand le navire coule, le capitaine ne prend pas la première barque pour se sauver du naufrage, non, il reste jusqu’au bout. Alors je resterai là jusqu’à la fin des difficultés. 


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