Archives des Philosophie - Le Délit https://www.delitfrancais.com/category/philosophie/ Le seul journal francophone de l'Université McGill Wed, 01 Nov 2023 11:13:00 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.4.4 Ode à l’ennui https://www.delitfrancais.com/2023/11/01/amour/ Wed, 01 Nov 2023 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=53145 Réflexion sur le temps qui passe.

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Mon temps est tellement compté. Vouloir devenir puissante, laisser une marque, créer, faire retentir les messages auxquels je crois. Chaque seconde est une opportunité d’apprendre, de s’améliorer, de donner plus. Je suis accro à l’adrénaline de la créativité et de l’apprentissage.

En tant qu’étudiant·e·s, nous apprenons à traiter notre temps avec productivité. Faire les choses avec un but précis. Il n’y a aucune place pour l’ennui sans culpabilité. Les études sont un investissement à long terme, mais que faisons-nous de notre temps? Est-il vraiment possible de contrôler notre futur en investissant notre temps d’une certaine manière aujourd’hui? Est-ce que tout doit vraiment toujours être utile? L’inaction est parfois difficile à accueillir, car elle est souvent perturbée par nos pensées existentielles, qui nous poussent à l’action. J’écris cet article pour étudier et questionner mon traitement des priorités et ma vision utilitaire du temps.

On s’arrête quand?

Emmanuel Kant disait dans Réflexions sur l’éducation : « L’homme est le seul animal qui doit travailler. » Le travail est inhérent à la condition humaine, car il donne un sens matériellement observable à celle-ci. Ne pourrions-nous pas trouver un sens à notre existence dans la réflexion seulement? Même si travailler permet de subvenir à nos besoins matériels, la société encourage le travail acharné d’une manière presque malsaine. Ces valeurs sont-elles uniquement liées à la culture productive capitaliste, ou sont-elles aussi liées aux angoisses de la condition humaine? Acheter pour exister, posséder pour se construire une consistance, s’activer pour fuir les réflexions existentielles ; travailler permet de donner au sens de la vie une réponse matérielle, plus facile à accepter, car concrètement appréciable. La condition humaine est difficile à accepter ; la seule fin assurée est la mort, ce qui réduit à néant tous les accomplissements. Alors l’ennui est souvent source d’angoisse, et accepter que le sens de la vie ne soit pas nécessairement utilitaire est de plus en plus difficile, à mesure que le capitalisme nous hurle que toute valeur est matérielle.

« C’est dans l’ennui et le vide que naissent la créativité, l’imaginaire, les réflexions existentielles et les idées à contre-courant »

Pour revenir à l’échelle étudiante, il est difficile pour la plupart d’entre nous de considérer que nos études, nos stages ou nos activités ont une valeur en eux-mêmes, quand tout nous suggère que leur signifiance résonnera dans notre futur. Pourtant, ce que nous avons de plus précieux, estimé en fonction de sa rareté, est notre temps, lit de notre vie, qui ne peut être remboursé. Quelle sera l’utilité de notre vie si celle-ci s’arrête prématurément? Et en même temps, est-il possible de fonder une vie sans sacrifice, sans organiser son avenir? Il existe une balance, mais comment la trouver? Et comment accepter que le temps qui nous semble perdu participe lui aussi à notre construction? L’opinion générale perçoit la réussite comme quantifiable et absolue, quand celle-ci est intrinsèquement variable et abstraite. Vivre sa vie en ne pensant qu’à cette réussite me semble vain.

Trouver du sens

Alors, que faire du présent? L’hyperactivité de notre société capitaliste ne laisse aucune place au vide. Cette effervescence ne nous laisse jamais le temps de questionner le fonctionnement de notre société. C’est dans l’ennui et le vide que naissent la créativité, l’imaginaire, les réflexions existentielles et les idées à contre-courant.

« La liberté de l’esprit est loin d’être facile à vivre, elle nous apprend que les réponses toutes faites et les chemins tracés ne nous apporteront probablement jamais de réponses satisfaisantes »

Ces pensées sont parfois douloureuses, car elles remettent en question un système dans lequel se conformer semble confortable. Pourtant, elles sont les seules qui permettent la réalisation sincère de notre condition humaine, et le sens que nous voulons vraiment donner à notre existence. Pour les femmes, et autres populations discriminées, ces réalisations sont aussi difficiles qu’elles sont vitales. Il est plus facile de se conformer aux règles d’un système oppressant si l’on empêche notre esprit de le questionner. L’opinion commune considère ainsi parfois que l’ignorance fait le bonheur. Lorsque nous réalisons la valeur morale de nos sociétés, il est bien douloureux, voire impossible de l’ignorer. Gloria Steinem, activiste américaine des années 70, aborde dans son livre Ma vie sur la route : Mémoires d’une icône féministe la façon dont ses voyages – des trajets sans destination – ont bâti son combat féministe. Un combat qui a construit sa vie. Son temps a été dédié à une cause qui a donné un sens à sa vie et qui l’a rendue plus libre. Elle, et la société américaine.

Penser pour créer

Prendre le temps de penser rend ainsi plus libre. Pour cela également, les artistes doivent apprendre à laisser leur esprit divaguer. La création artistique demande de penser en dehors des cases, loin de la réalité physique du monde et du productivisme capitaliste. La liberté de l’esprit est loin d’être facile à vivre, elle nous apprend que les réponses toutes faites et les chemins tracés ne nous apporteront probablement jamais de réponses satisfaisantes. Baudelaire aborde par exemple la douleur de l’hyperactivité cérébrale, qui anime les artistes dans son poème L’albatros. Un texte dans lequel l’auteur symbolise l’incompréhension du monde face au poète, et l’inhabilité du poète à être dans le monde des hommes. La poésie est un art qui existe pour lui-même et en lui-même, elle n’a pas de fonction utilitaire, et semble ainsi bien dérisoire aux yeux de ceux qui n’apprécient le temps que pour le produit final qu’il permet de produire. La poésie pourtant, et l’art d’une façon générale, est l’incarnation de la liberté et de la sensibilité de la pensée humaine.

L’ennui peut également exister en lui-même, pour apprécier le temps qui passe, pour prendre conscience de la façon dont la vie anime nos sens. Il me semble qu’il n’est pas toujours nécessaire de donner un sens au temps. Le temps est l’essence de l’existence.

Un peu de tendresse

Cet article a été inspiré par mon rapport aux émotions. Je me suis réjouie de les voir disparaître quand mon agenda ne laissait pas le temps aux émois ou aux dérapages. Je me suis dit que ne rien ressentir était une chance, car cela me permettait de gagner du temps. Gagner du temps? Quel temps? Comment peut-on gagner du temps quand celui-ci ne s’écoule que dans un sens? Gagner du temps signifie en réalité améliorer sa productivité. Je me suis demandé, suis-je vraiment satisfaite de cette productivité? Et quelle que soit la réponse, pourquoi? Je me suis rendu compte que gagner du temps me faisait en réalité, le perdre. Perdre le temps qui définit et rend si singulière l’existence humaine. Le temps de la réflexion, de la créativité. Le temps qui permet aux émotions d’exister. Le temps qui me permet de m’assurer que le système que je nourris me convient, ne me réduit pas à une condition d’exploitation. Le temps qui me permet d’aimer, de détester, de ressentir. Tant d’émotions qui rendent la vie tellement plus passionnante. Je veux apprendre à prendre conscience du temps qui passe, pour ne pas le laisser s’échapper.

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Entre créativité et éco-anxiété https://www.delitfrancais.com/2023/10/18/entre-creativite-et-eco-anxiete/ Wed, 18 Oct 2023 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=52822 Rencontre avec Florence K et Nessa Ghassemi-Bakhtiar.

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La Société des arts technologiques (SAT), en collaboration avec l’Université du Québec à Montréal (UQAM), a présenté cette fin de semaine la conférence En Équilibre : l’éco-anxiété, moteur de transformation créative. Celle-ci était animée par Florence K, musicienne, animatrice radio et étudiante au doctorat en psychologie à l’UQAM, et par Nessa Ghassemi-Bakhtiar, conférencière, diplômée de McGill en déterminants socio-écologiques de la santé, aussi étudiante au doctorat en psychologie à l’UQAM.

Le Délit (LD) : Dans plusieurs publications et entrevues, vous dites, Nessa, que l’éco-anxiété n’est pas un trouble anxieux. Pourriez-vous donc expliquer en quoi cela consiste?

Nessa Ghassemi-Bakhtiar (NGB) : Il y a énormément de définitions de l’éco-anxiété dans la littérature, mais celle qui nous rejoint le plus (quand je dis nous, je veux parler du collectif de personnes qui travaillent sur les questions de l’adaptation psychologique au changement climatique), c’est de dire que ça inclut une variété de réponses émotionnelles, cognitives et comportementales face à la prise de conscience des changements climatiques. Ça comprend l’anxiété, qui est orientée vers le futur, mais lorsqu’on dit que ce n’est pas un trouble anxieux, c’est parce qu’un trouble anxieux, ou l’anxiété en général, est associé à la pensée catastrophique. Pourtant, en ce moment, les catastrophes sont très réelles et ce qui est projeté l’est également. Donc, l’éco-anxiété n’est pas un trouble anxieux, parce qu’on n’est pas en train de se faire des idées trop grandioses de ce qui s’en vient. Pour moi, ce qui est important à retenir, c’est que l’éco-anxiété est une réponse qui est saine et adéquate face à l’ampleur des enjeux des changements climatiques.

LD : Vous donnerez ensemble une conférence les 14 et 15 octobre sur l’éco-anxiété et la créativité. D’où est venue l’idée de jumeler ces deux sujets?

Florence K (FK) : Je pense que l’idée est venue d’un désir qu’avait la SAT de parler d’anxiété. L’anxiété, c’est sur toutes les lèvres. L’éco-anxiété commence à faire partie de la réalité de beaucoup de jeunes personnes, et de moins jeunes aussi. J’ai pensé à Nessa, qui est en train de faire sa thèse sur les déterminants de l’éco-anxiété chez les jeunes. Ce n’est pas du tout ma spécialisation. Moi, je la connais seulement pour l’avoir ressentie. Au doctorat, c’est sur la créativité que je travaille. Donc, on a cherché, ensemble et avec la SAT, comment on pouvait arrimer ces deux thèmes-là qui nous tiennent à cœur. Puis, la solution s’est imposée d’elle-même : l’éco-anxiété fait appel à nos ressources créatives pour trouver les solutions face aux changements climatiques, mais aussi par rapport à la manière de vivre notre éco-anxiété. Donc, la conférence va alterner entre Nessa et moi : elle va apporter tout son savoir sur l’éco-anxiété et moi le mien sur la créativité. Avec une rencontre entre ces deux sujets, on veut essayer d’amener quelque chose de nouveau et de positif à tout ça.

« L’éco-anxiété n’est pas un trouble anxieux, parce qu’on n’est pas en train de se faire des idées trop grandioses de ce qui s’en vient »

Nessa Ghassemi-Bakhtiar


LD : Vous êtes toutes les deux artistes, à votre manière. Est-ce que vos créations sont influencées par votre éco-anxiété? Si oui, comment?

NGB : Je dirais que ça fait longtemps que je ne me suis pas identifiée comme artiste! Depuis que je suis retournée aux études en psychologie, on dirait que j’ai un peu abandonné ce titre-là. Quelque chose qui a été vraiment difficile pour moi, c’est que je suis passée du Cégep, où je suivais beaucoup de cours dans le domaine artistique, que ce soit de théâtre ou d’écriture créative, à un baccalauréat en environnement à McGill, où j’ai un peu perdu ces habitudes-là, parce que ce n’était pas intégré dans mon parcours. C’est déjà exigeant, faire des études supérieures, et à ce moment-là, je vivais probablement ce qu’on définirait aujourd’hui comme l’éco-anxiété. C’était de 2011 à 2015, quand on ne parlait pas encore d’éco-anxiété dans le monde environnemental. Dans mes cours d’anthropologie, j’ai eu la chance de reconnecter en quelque sorte avec la fibre créative, à travers l’anthropologie visuelle. C’est ainsi que j’ai voulu explorer la possibilité de créer, de contribuer à des changements sociaux à travers la création. Je dirais que maintenant, la créativité, j’ai appris à l’utiliser autrement que par la production artistique. C’est d’ailleurs quelque chose que l’on abordera dans la conférence. J’aime quand même faire de la photo, de la vidéo, de la danse, mais je ne me mets pas la pression de canaliser mon énergie dans la production artistique, comme je le faisais avant.

FK : De mon côté, quand je donne des concerts ou que je travaille avec des groupes, j’ai l’impression que même si tout ce qui se passe dans le monde est vraiment terrible sur le plan des changements climatiques, même si ça peut tuer l’espoir par moments, être en symbiose avec la musique et avec d’autres personnes à travers la musique fait renaître l’espoir. C’est comme si ça m’accordait des moments où je crois en l’humanité, et qu’en travaillant ensemble, en construisant quelque chose ensemble, on peut encore ressentir cette flamme-là. C’est vraiment une expérience que je partage à chaque fois que je fais de la musique avec quelqu’un, puis à chaque fois que je fais de la musique pour des gens. C’est l’idée qu’eux aussi me donnent quelque chose, par leur écoute et par le fait qu’ils soient là, ensemble. La musique, c’est vraiment devenu une façon de me donner des breaks de pensées anxieuses et de doctorat aussi, entre autres! On va en faire l’expérience dans la conférence. Il va y avoir un moment où on va expérimenter la musique tous ensemble, le public, Nessa et moi, pour ressentir comment ça peut faire du bien.

« Être en symbiose avec la musique et avec d’autres personnes à travers la musique fait renaître l’espoir »


Florence K


LD : Pensez-vous qu’un jour il va falloir, en quelque sorte, induire l’éco-anxiété chez les gens, pour engendrer une mobilisation? Est-ce que cela serait efficace ou nécessaire?

NGB : Je dis souvent que la réponse normale à la prise de conscience des enjeux climatiques et environnementaux, c’est l’éco-anxiété. Il faut faire attention, il y a tout un discours sur le fait de jouer avec les émotions. Je pense qu’il faut qu’on crée d’abord l’espace pour vivre l’éco-anxiété et les émotions qui lui sont relatives, comme la peur et la colère. Cet espace-là, je pense qu’il n’existe pas en ce moment. Je pense que nous ne sommes pas équipés, en tant que société, pour gérer nos émotions tout court. Donc, utiliser les émotions pour manipuler les gens, par exemple dans l’adoption des changements radicaux nécessaires pour faire face aux dérèglements climatiques, c’est une mauvaise tactique à avoir en ce moment. Notre cerveau est fait pour garder le statu quo. Par exemple, si on fait peur aux gens avec des informations sans leur dire ce qu’il faut en faire, c’est normal que pour plusieurs, le mécanisme de défense soit de penser que les informations sont exagérées. Le problème, c’est que la science et les informations par rapport aux changements climatiques ne sont pas exagérées. La mission que je suis en train de construire autour du travail que je fais, c’est d’éduquer, d’informer et de transmettre des connaissances sur la fonction qu’ont les émotions. On a donné des connotations négatives à certains sentiments, dont la culpabilité. « Comment parler des changements climatiques sans générer la culpabilité? », c’est quelque chose qu’on en- tend souvent. Mais selon moi, la culpabilité a une fonction. Elle t’informe sur quelque chose qui t’importe. Si tu te sens coupable, c’est peut-être parce que tu n’es pas en train de faire quelque chose qui concorde avec ton bien-être ou tes valeurs. En tant que société, on a fait en sorte que ces émotions, soi-disant négatives ou inconfortables, soient réprimées. Je préfère utiliser « inconfortables » parce que c’est de l’inconfort qui est généré. Et jusqu’à un certain point, je suis d’accord qu’il faut produire l’inconfort chez les gens, mais il faut que ça soit fait dans un espace qui est capable de mener vers l’utile. Tout comme la créativité d’ailleurs, qui nécessite l’espace mental nécessaire pour en faire usage.

« Notre cerveau est fait pour garder le statu quo »


Nessa Ghassemi-Bakhtiar

LD : Sur une note un peu plus légère, comment vous êtes- vous rencontrées?

FK : Nessa fait partie de la cohorte qui a une année de plus que moi au doctorat. Elle avait organisé un midi causerie pour les nouveaux étudiants de notre section, deux mois avant que le doc commence. [En parlant à Nessa] T’étais super engagée, déjà tu parlais et j’ai fait « Wow »! J’ai vraiment une admiration pour les gens qui ont une grande force de mobilisation, qui ont des valeurs et des choses qu’ils veulent amener dans la société. Ce n’est pas évident non plus, un sujet comme l’éco-anxiété, c’est quelque chose qui n’est pas facile à gérer pour beaucoup de gens. Et moi j’ai juste trouvé ça vraiment hot que Nessa travaille là-dessus. On avait aussi des enjeux dont on parlait ensemble, par exemple par rapport à l’exode des psychologues dans le réseau public, qui est une cause qui me tient vraiment à cœur. Puis, je suis entrée dans le comité exécutif de l’association générale des étudiants en psychologie des cycles supérieurs (AGEPSY-CS), dont Nessa est la présidente.

NGB : On a connecté sur des valeurs communes, de justice sociale, entre autres.

FK : C’est amusant d’avoir des amis au doctorat, parce qu’on devient parfois très isolé dans notre travail. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai rejoint le comité exécutif de l’AGEPSY-CS, pour faire des rencontres et pouvoir échanger. C’est une façon de tisser un réseau dans un pro- gramme où on est très dispersé.

NGB : On s’est rejointes sur cette nécessité de recréer un sentiment d’appartenance, post-pandémie, avec quelque chose de plus grand que nous, en tant qu’individus.

FK : Et c’est intéressant de pouvoir mettre nos deux champs de spécialisation ensemble, puis de voir qu’en fin de compte, les sujets peuvent se tisser ensemble.

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Machiavel, un homme machiavélique? https://www.delitfrancais.com/2022/04/06/machiavel-un-homme-machiavelique/ Wed, 06 Apr 2022 13:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=48392 Brève introduction à la philosophie politique du penseur florentin.

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Vous ne connaissez peut-être pas Machiavel, mais vous connaissiez certainement le terme «machiavélique». On le sait bien, une personne «machiavélique» est non seulement méchante, mais carrément sans merci, sans vergogne et sans cœur. Mais qui est l’homme derrière ce qualificatif?

Niccolò di Bernardo dei Machiavelli, dit Nicolas Machiavel, est un incontournable de la philosophie politique. Vivant dans la Florence de la fin du 15e siècle, Machiavel portera, à l’instar de plusieurs intellectuel·le·s de son époque, plusieurs chapeaux: on le trouvera ainsi comme politologue, comme artiste, mais aussi comme fonctionnaire au sein de la République florentine. C’est par l’inspiration et les constats tirés de ces expériences que Machiavel rédigera, en 1513, son plus célèbre ouvrage: Le Prince. Ce traité politique, publié posthumément en 1532, se veut un manuel pour quiconque voulant devenir «prince» (c’est-à-dire un chef d’État, un souverain) et le rester.

« La soif de dominer est celle qui s’éteint la dernière dans le coeur de l’homme »

Nicolas Machiavel

Si Machiavel est un pilier de la science politique, c’est parce qu’il est considéré comme étant derrière une des théories politiques les plus importantes dans le domaine des relations internationales: le réalisme. Ce courant, encore bien ancré dans notre monde, se résume par le constat selon lequel le système international est anarchique, et par le postulat que les États sont égoïstes, ne cherchant qu’à assurer leur sécurité, leur survie et leur puissance.

La guerre, la guerre… une bonne raison pour se faire mal?

L’adage dit «un mal pour un bien». Pour Nicolas Machiavel, le bien ou le mal importent peu: après tout, «la fin justifie les moyens», écrit-il. Nonobstant les actions et subterfuges effectués pour atteindre un objectif, ce sont les résultats qui importent le plus. Dans ce contexte, il est entendu que le principal résultat recherché par un souverain est de rester au pouvoir. Ce genre de raisonnement peut conséquemment expliquer les actions effectuées pour arriver à sa fin, telles que la violence: «une guerre est juste quand elle est nécessaire», lance ainsi le politologue.

« Nonobstant les actions et subterfuges effectués pour atteindre un objectif, ce sont les résultats qui importent le plus »

Cette froideur et cette intransigeance expliquent la fameuse épithète lui étant associée, et auront mené à d’autres citations – moins connues – du penseur florentin, telles que : «Jamais les hommes ne font le bien que par nécessité», «La soif de dominer est celle qui s’éteint la dernière dans le coeur de l’homme» et «On s’attire la haine en faisant le bien comme en faisant le mal».

Or, prenez garde! Si le désir vous vient un jour de qualifier quelque chose de «machiavélique», sachez que, bien que le terme soit évidemment associé étymologiquement au penseur de la Renaissance, il ne peut pas être utilisé pour qualifier sa pensée. On qualifiera plutôt cette dernière de «machiavélienne».

Dans ce cas, pouvons-nous quand même dire que Machiavel était… machiavélique? Pas vraiment. Plus pragmatique qu’indubitablement insensible et méchant, Machiavel prescrit parfois la violence, mais toujours dans un cadre théorique, et non pas par gaieté de cœur ou par passion pour la souffrance. Ce fameux cas de différenciation entre l’homme et son œuvre transparaît notamment lorsqu’on tient compte du fait que le deuxième ouvrage le plus populaire du penseur, Discours sur la première décade de Tite-Live, détonne significativement du Prince. Ceci mènera même à une hypothèse selon laquelle Le Prince ne serait pas un manuel de science politique, mais plutôt une satire. 

Le Prince, moins fantaisiste que celui de Saint-Exupéry

Le Prince est une lecture facile et très accessible, et ce, même de nos jours. L’ouvrage est divisé en chapitres aux titres assez explicites, permettant de bien suivre la structure logique du penseur. On y trouve ainsi des chapitres tels que «De la cruauté et de la clémence, et s’il vaut mieux être aimé que craint» ou «Comment doit se conduire un prince pour acquérir de la réputation».

Certes, Machiavel utilise parfois des termes comme «Prince» ou «principauté», et certains contextes peuvent parfois sembler anachroniques, mais l’ensemble de l’œuvre reste assurément compréhensible et reflète sans aucun doute une réalité encore bien présente dans le monde de la politique. La dynamique égocentrique des États est encore bien ancrée dans le système international, qui fait plus preuve de désir de survie que de solidarité, ce qui semble être directement hérité de la pensée de Machiavel.

« Jamais les hommes ne font le bien que par nécessité »

Nicolas Machiavel

La dynamique décrite par Nicolas Machiavel transpire dans d’innombrables œuvres des derniers siècles, autant dans des essais que dans la fiction, aussi bien dans la littérature que dans le cinéma et la télévision. Les œuvres Royal (de Jean-Philippe Baril-Guérard), la série Succession, le film Dr. Strangelove or: How I Learned to Stop Worrying and Love the Bomb (de Stanley Kubrick) ainsi que la filmographie d’Adam McKay et de Denys Arcand ne représentent ainsi qu’une infime partie de l’univers d’œuvres héritées de la pensée de Machiavel.

Il va sans dire que la pensée de Machiavel ne se retrouve pas uniquement dans l’art. Des parallèles entre Pierre Elliott Trudeau et la pensée machiavélienne sont effectués depuis de nombreuses décennies: ces parallèles sont notamment au cœur du documentaire Le confort et l’indifférence de Denys Arcand. Ainsi, de son attitude paradoxalement incisive mais fringante, notamment lors des évènements de la crise d’Octobre, certains ont diagnostiqué auprès du premier ministre une obstination et un contrôle machiavéliens. À cet effet, il n’est pas surprenant de constater que Pierre Elliott Trudeau lise de la philosophie politique depuis sa plus tendre adolescence, et que «le Prince» figure parmi ses surnoms.

Toutefois, nul besoin d’aller chercher aussi loin dans le passé pour trouver des disciples de Machiavel. Le président Vladimir Poutine prouve depuis des années qu’il est prêt aux pires atrocités afin de pouvoir atteindre ses objectifs. Ainsi, si Poutine est probablement machiavélien, il est assurément… machiavélique.

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Mythologie: les dystopies https://www.delitfrancais.com/2022/04/06/mythologie-les-dystopies/ Wed, 06 Apr 2022 13:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=48398 Demain n’est pas si loin.

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Près de 70 ans après sa sortie, l’une des œuvres phares du Britannique George Orwell, 1984, se hisse parmi les ouvrages les plus vendus du moment. Cette soudaine ascension peut s’expliquer en partie par l’utilisation d’un terme par une des conseillères du Président des États-Unis de l’époque, Kellyann Conway. Lors d’une rencontre avec la presse, elle justifiait un mensonge émis par un de ses collègues en prétendant qu’elle détenait des «faits alternatifs». Or, ce terme représente un oxymore: le fait, par définition, désigne ce qui est réellement arrivé ; un fait ne peut donc être alternatif que s’il n’est pas réellement arrivé.

L’expression employée par Conway rappelle la novlangue (newspeak, dans le 1984 original d’Orwell) dans laquelle des expressions antithétiques comme «la guerre, c’est la paix» ou «la liberté, c’est l’esclavage» ne sont dissonantes aux oreilles de personne. C’est la reconnaissance de cette dissonance qui aura nourri la résurgence de l’œuvre de George Orwell en 2017. Plus particulièrement, c’est la réalisation de la convergence entre la dystopie de 1984 et la réalité qui aura suscité le désir collectif de redécouvrir le monde de Big Brother. 

La novlangue n’est pas le seul élément de 1984 que nous pouvons raccorder dans un contexte actuel: pensons à la surveillance massive opérée par certaines agences pour observer et juger chacun d’entre nous, que ce soit la NSA (National Security Agency) aux États-Unis ou le Parti communiste chinois. À vrai dire, il est possible de déceler des parcelles de réalité qui ressemblent étrangement à celles que nous trouvons dans les récits dystopiques de toutes sortes.

Ce qui distingue le plus souvent notre monde contemporain des représentations fictives de la dystopie est le fait que ces dernières se situent dans des mondes imaginaires plus technologiquement développés que le nôtre ou que les organisations sociétales de ces mondes sont très éloignées des nôtres. Ces différences créent une distance entre l’univers comme nous le vivons dans notre réalité et celui représenté sur un écran ou dans les pages d’un livre: quoique similaire, ce monde n’est pas le nôtre.

« La délimitation entre ce qui est réel (c’est-à-dire ce que nous croyons possible) et ce qui ne l’est pas repose sur l’expérience ou la connaissance du monde dans lequel nous vivons »

Changeons d’angle un moment et pensons aux autochtones des îles Andaman, une tribu qui n’a aucun contact avec le reste de l’humanité depuis des milliers d’années. Ces personnes ignorent tout de l’existence de l’écureuil jusqu’au téléphone intelligent. Imaginons maintenant que nous montrons à ces personnes deux extraits de film: le premier d’un film qui se veut réaliste (on peut penser à James Bond) et le deuxième d’un film qui se veut dystopique (on peut penser à Black Mirror). Sauraient-elles différencier ce qui se veut réel de ce qui se veut dystopique? Confrontées à deux mondes qui leur sont inconnus, elles rationaliseraient probablement les univers de ces deux films comme étant tous deux issus du rêve. 

Alors que les Andamanais estimeraient les deux univers comme imaginaires, nous nous arrêterions à celui qui nous est dystopique. C’est encore cette distance, soit la connaissance des limites de la technologie actuelle ou de l’organisation sociétale, qui nous invite à faire une distinction entre le film soi-disant «réaliste» et celui «dystopique». Alors que les Andamanais pourraient expliquer les technologies des deux films par de la magie, nous savons que certains éléments du film «réaliste» (une voiture, par exemple) existent dans la réalité tandis que ce qui est affiché dans le film dystopique relève d’effets spéciaux ou numériques. Dans les deux cas, la délimitation entre ce qui est réel (c’est-à-dire ce que nous croyons possible) et ce qui ne l’est pas repose sur l’expérience ou la connaissance du monde dans lequel nous vivons. 

Or, tout comme l’ignorance de la technologie de la part de certaines communautés autochtones n’empêche pas ce que nous savons comme réalité d’exister, nos expériences restreintes ne devraient pas nécessairement nous empêcher d’imaginer une soi-disant «dystopie» comme vraie. En gardant ceci en tête, il est désormais possible de porter un regard nouveau sur ces dystopies que nous voyions comme éloignées par une technologie inexistante ou une organisation sociétale singulière.

La dystopie est souvent perçue comme étant une représentation des réalités potentielles vers lesquelles l’humanité pourrait se diriger. Elles se veulent révélatrices de tendances qui nous entraînent sur une certaine voie, et dont une des escales est cette dystopie. La question se pose donc: cette escale, l’avons-nous déjà atteinte?

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Encas de petit creux : creuser ses joues https://www.delitfrancais.com/2022/03/30/encas-de-petit-creux-creuser-ses-joues/ Wed, 30 Mar 2022 13:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=48272 Défense de l’antropophagie.

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« Ses dents étaient dangereusement rivées à mon gland. Et je craignais que parvenue comme elle l’était aux combles de la frénésie, des larmes et de la passion, elle ne vint le mordre à pleines dents et à me le guillotiner. J’ai dû la chatouiller pour la forcer à desserrer la mâchoire »

Henry Miller

J’ai du mal à parler, donc je vais te l’écrire. La fin de semaine dernière, je me suis mâché l’intérieur des joues jusqu’à ce que la douleur me sorte de mon obsession momentanée. Autrement dit, je me suis creusé l’intérieur des joues pour me nourrir jusqu’à la limite ; plus je m’en approchais, plus l’euphorie provoquée par ce comportement autophagique était exaltante. Cela fait déjà quelques jours, et bien que je me serais passé de mes aphtes hérités, ils m’ont quand même fait réaliser à quel point il est banal de consommer des parties de son propre corps. Peut-être es-tu toi même en train de lire cet article en te rongeant la peau autour des doigts pour savourer des morceaux d’ongle sans vraiment en prendre conscience. Si tu as de la chance, tu n’y seras confronté qu’en lisant ces lignes, sinon un panaris te le rappellera. 

Le cannibalisme désigne la consommation de chair humaine dans le cadre d’un rituel, tandis que l’anthropophagie ne couvre que la consommation. Ces deux pratiques sœurs fascinent les humains tant elles attirent qu’elles repoussent. Les comportements d’autoconsommation décrits plus haut peuvent, en quelque sorte, être rapprochés de l’anthropophagie. Ce constat est déroutant parce qu’il ampute une partie du caractère fantasmé que l’on rattache habituellement à cette pratique. Quelle est donc la part de trivialité attachée à la consommation de son corps – et, a fortiori, de celui de nos congénères? Avec une préoccupation contemporaine grandissante liée à la consommation de viande, pourrait-on même tendre vers une acceptation éthique de l’anthropophagie? 

Ambiguité : cuit, cru et pourri

L’anthropophagie relève du monstrueux sans pour autant être fantastique. La violence qu’on associe à ses adeptes est rattachée à une force mythique, voire romancée. C’est un acte spectaculaire qui affirme à la fois la bassesse de l’homme et le paroxysme de la cruauté: l’individu dévore son congénère. Toutefois, la simplicité de l’acte est animale tant elle implique, dans la culture, un instinct de survie.

Prenons Le Radeau de la Méduse, du peintre romantique Théodore Géricault. Dans cette peinture, on observe des naufragés sur un radeau qui sont conduits, selon le critique d’art Jonathan Miles, « aux frontières de l’existence humaine ». Il ajoute : « Devenus fous, isolés et affaiblis, ils massacrèrent les plus rebelles, mangèrent les cadavres et tuèrent les plus faibles ». Alors que l’homme peut survivre plusieurs semaines sans s’alimenter, les naufragés se sont livrés à des actes anthropophagiques dès le septième jour. Par conséquent, dans cette situation, la motivation de survie peut, à certains égards, perdre en crédibilité. En effet, si la consommation de ses camarades n’est pas nécessaire pour rester en vie, elle représente donc un caprice cannibale, doublement barbare. 

« L’anthropophagie affirme à la fois la bassesse de l’homme et le paroxysme de la cruauté »

Dans ses Essais, le philosophe français Michel de Montaigne critique la démarche sophistiquée qu’avaient les Européens lorsqu’il s’agissait d’aborder les peuples autochtones pratiquant l’anthropophagie. En effet, les Européens avaient tendance à faire une représentation caricaturale, erronée et finalement crédule des populations autochtones alors qu’ils reprochaient justement la naïveté de ce que Rousseau, puis ses contemporains, appelaient « bons sauvages ». Les occidentaux du 16e siècle estimaient que les mœurs étrangères étaient inférieures à celles auxquelles ils étaient habitués. Par conséquent, elles n’étaient perçues que sous le spectre de la sauvagerie. Montaigne met à mal l’utilisation du mot « barbare », utilisé abusivement pour décrire les peuples autochtones outrageusement diabolisés, et rappelle que son sens premier se réfère aux étrangers, soit tout simplement ceux qui ne sont pas grecs. 

Par ailleurs, dans certaines tribus anthropophages, on croyait que boire le sang et manger les corps ennemis permettait de se nourrir de leur force vitale. Ce délire sanglant est une conviction psychotique; il reposait sur la croyance que boire du sang rapprochait l’anthropophage du divin. Dans Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil, Jean de Léry, voyageur et écrivain français, se rend compte du décalage entre la perception européenne de l’Amérique du Sud et la réalité sur place. Il écrit que « leur principale intention est, qu’en poursuivant et rongeant ainsi les morts jusqu’aux os, ils donnent par ce moyen crainte et épouvantement aux vivants ». On comprend ainsi que l’acte cannibal peut être réalisé non pas seulement par la volonté de consommer ses semblables pour se défouler, mais aussi pour des raisons religieuses. De plus, ces rituels n’avaient lieu que très rarement et n’étaient pas systématiques, suggérant à nouveau que l’acte anthropophagique peut être dénué de toute pulsion émanant d’une addiction. 

La lecture de ces deux penseurs met en lumière la perception erronée de l’anthropophagie tenue par les sociétés occidentales à travers l’histoire, qui la voyaient uniquement comme une expression de déviance, de perversité et de démence.

Le projet Ouroboros Steak: une faim en soi? 

Dans son livre Du goût de l’autre: Fragments d’un discours cannibale, l’anthropologue Mondher Kilani écrit sur le projet Ouroboros Steak, qui propose de créer de la viande humaine à partir de cellules prélevées au niveau des joues et cultivées pendant trois mois. La logique de la mesure serait de résoudre à la fois des considérations environnementales et éthiques contemporaines, car elle permettrait de produire de la viande sans la pollution et la souffrance liées à l’élevage animal. Selon le penseur, la consommation d’un produit comme celui-ci « ne constituerait pas une rupture anthropologique majeure ». En effet, il faut rappeler que le rapport actuel que nous avons avec la viande repose métaphoriquement sur un modèle cannibal: nous gardons les animaux d’élevage proches de nous, les transformons en membres de notre communauté, seulement pour les envoyer à l’abattoir quelque temps plus tard. Lorsque l’on se rappelle qu’avant un steak, il y a un veau, l’idée de le consommer peut rendre plus mal à l’aise. C’est pour cela que les abattoirs sont cachés et hautement protégés, pour permettre un déni suffisant. 

« Le rapport actuel que nous avons avec la viande repose métaphoriquement sur un modèle cannibal »

Le touche-à-tout Roland Topor écrit au 19e siècle dans La Cuisine cannibale que le mythe ancestral qui motive les expériences cannibales est la croyance que la viande humaine serait, au même titre que l’espèce humaine, supérieure. Cela rappelle l’expression « Nous sommes ce que nous mangeons », qui insinue que seuls les cannibales sont véritablement humains. Cet adage est d’ailleurs originellement rattaché à l’hindouisme avant d’être vulgarisé.

Somme toute, si l’on se fie à ce vieil adage hindou, un cannibale ne mange pas vraiment quelqu’un d’autre lorsqu’il mange quelqu’un qui lui ressemble; il se l’approprie jusqu’à ce qu’il fasse partie de lui-même. Il l’ingère, le digère et l’incorpore. Le cannibale dans la conscience populaire est mystifié. Il est vu comme un « barbare », pour reprendre Montaigne, comme un étranger alors qu’il reste en fait le même que nous, avec les mêmes que nous, au même endroit que nous et en mangeant les siens. On peut interpréter les pratiques anthropophages comme des pulsions de fin, s’exprimant en réponse à une conception profondément pessimiste de son existence. Ce serait un aveu: le rapport avec autrui est et restera impossible. La crudité de cette réalisation est insupportable. Finalement, elle serait encore plus dure à digérer que l’un des siens…

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La religiosité particulière de Kierkegaard https://www.delitfrancais.com/2022/03/23/la-religiosite-particuliere-de-kierkegaard/ Wed, 23 Mar 2022 13:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=48031 Portrait d'un ardent défenseur de Dieu et du tourment qui l'accompagne.

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Søren Kierkegaard (1813–1855) est un chrétien particulier. Malgré sa fervente conviction en l’existence et la suprématie de Dieu, il se montre extrêmement critique envers l’Église catholique. Dans ses écrits, l’on retrouve de nombreux extraits teintés d’ironie se moquant des dogmes de l’Église. Dans Fragments philosophiques, par exemple, il écrit : « Ai-je la permission, comme le prêtre à l’autel, de manger les sacrifices? » Pour le philosophe danois, la foi chrétienne ne peut s’exprimer authentiquement que par la passion individuelle. Celle-ci ne peut être médiée par des objets ni par des figures religieuses, tel que c’est habituellement le cas dans le catholicisme.

Pourquoi la foi est-elle nécessairement une entreprise individuelle? Parce qu’elle nous permet de devenir nous-mêmes – le but ultime de l’existence, selon Kierkegaard. Le chemin de la réalisation de soi requiert l’acceptation de l’autorité incontestée de Dieu, travail qui ne peut s’effectuer que de façon individuelle. Dans Fragments philosophiques, l’auteur explique en détail le chemin de cette réalisation personnelle. Mais plus que sur la religion à laquelle il souscrit, l’ouvrage finit par en dire beaucoup sur la condition tourmentée de Kierkegaard lui-même.

Se souvenir avec Socrate

Kierkegaard inaugure sa réflexion en faisant référence au paradoxe de Ménon, problème classique de la philosophie socratique : « Ce qu’un homme sait, il ne peut le chercher, puisqu’il le sait ; et ce qu’il ne sait pas, il ne peut le chercher non plus, puisqu’il ne sait même pas quoi chercher. » Lorsque le paradoxe de Ménon est pris au pied de la lettre, il invalide complètement le concept d’apprentissage.

« Ce qu’un homme sait, il ne peut le chercher, puisqu’il le sait ; et ce qu’il ne sait pas, il ne peut le chercher non plus, puisqu’il ne sait même pas quoi chercher »

Søren Kierkegaard

Mais si l’apprentissage est impossible, comment alors acquérir des connaissances? Socrate et ses disciples tentent de contourner le paradoxe en postulant que l’âme est immortelle et contient déjà toutes les vérités sur le monde dans son être. D’après cette conception, toute acquisition de connaissance ne serait en fait qu’un acte de souvenir, la correction d’un oubli contingent provoqué par la transmission de l’âme à travers les générations. Comme l’explique le philosophe danois, « celui qui est ignorant n’a besoin que d’un rappel pour l’aider à revenir à lui-même dans la conscience de ce qu’il sait ».

Le projet de vie de Socrate reflète d’ailleurs exactement cette idée : le philosophe grec se contente « simplement de poser des questions; car le principe sous-jacent de tout questionnement est que celui qui est interrogé doit nécessairement avoir la Vérité en lui-même et pouvoir l’acquérir par lui-même ». Par Vérité, Kierkegaard se réfère tant aux connaissances sur le monde qu’à la prise de conscience de l’existence de Dieu.

→ Voir aussi: Le délire de la biographie

Le péché de l’Erreur

Le penseur danois est certainement d’accord avec l’idée socratique selon laquelle nous avons tous les outils nécessaires pour atteindre la Vérité, mais se propose d’y ajouter son habituelle interprétation funeste. Si nous avons la capacité de comprendre la Vérité, affirme-t-il, c’est nécessairement que Dieu nous a offert cette capacité. Par conséquent, le fait de se tromper – le fait d’être dans « l’Erreur », comme le dirait Kierkegaard – ne relève pas d’une ignorance innocente mais plutôt d’une faute pleinement responsabilisante! La faute est tellement grave, selon le philosophe, qu’elle mérite même le nom de « Péché ».

« Mais cet état, être en Erreur en raison de sa propre culpabilité, comment l’appellerons-nous? Appelons-le Péché »

Søren Kierkegaard

Une fois la porte de l’autodérision ouverte, la frénésie religieuse de Kierkegaard peut commencer. Face à notre faute fatale, Dieu acquiert les qualificatifs de « Sauveur » et de « Rédempteur » car il « sauve le pécheur de sa servitude et de lui-même ». Quant au pécheur qui se rend compte de son Erreur, il tente d’expier ses torts (c’est-à-dire de faire amende honorable) et, envahi de « Repentir », devient une « nouvelle créature » plus authentiquement elle-même. Le déni de la foi chrétienne, selon l’auteur, n’est donc pas une simple omission contingente ; elle représente carrément une faute morale.

La mélancolie d’un penseur

Les termes employés par Kierkegaard pour décrire l’Erreur de l’ignorance agnostique en disent beaucoup sur les angoisses personnelles du philosophe. Le père de Søren Kierkegaard, Michael Pedersen Kierkegaard, éleva ses sept enfants sous une stricte discipline religieuse, « instillant un sentiment de peur et de culpabilité qui ne les a jamais quittés », selon Adam Kirsch, critique littéraire au New Yorker. « L’inquiétude dont mon père remplissait mon âme », écrivait Søren lui-même, n’était que le reflet de « sa propre mélancolie affreuse ». 

« Ce que l’on veut, on le peut, sauf une chose : la suppression de la mélancolie au pouvoir de laquelle je me trouvais »

Søren Kierkegaard

C’est peut-être pour cette raison que les écrits du philosophe ont tendance à se tourner vers l’obscurité, le mépris de soi et la mélancolie. Le choix entre la foi et le déni, selon Kierkegaard, s’accompagne nécessairement d’une énorme angoisse (Angest) ; de ce choix existentiel dépend en effet le salut éternel ou la damnation de l’individu. Cette angoisse est permanente, selon l’auteur, puisque la foi ne peut jamais être donnée pour acquise ; elle doit être renouvelée encore et encore.

Devenir soi-même

Si l’on devait résumer la philosophie de Kierkegaard en une phrase, l’on emploierait probablement son affirmation qu’un « homme est grand en proportion de la grandeur qu’il est capable d’aimer ». Pour l’auteur, seul l’amour de Dieu – l’être le plus grand qui soit – peut nous mener à la pleine réalisation de nous-mêmes. En tout cas, voilà l’espoir qu’il a porté tout au long de sa vie. Cet espoir religieux a représenté l’une des rares lueurs d’optimisme dans une vie remplie de tourment et de mélancolie.

→ Voir aussi: La vie poétique du séducteur

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«Rien n’est réel que je ne l’écrive» https://www.delitfrancais.com/2022/03/16/rien-nest-reel-que-je-ne-lecrive/ Wed, 16 Mar 2022 13:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=47729 Portrait de Virginia Woolf, icône de la lutte pour l'égalité des sexes.

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Virginia Woolf est l’une des figures féministes les plus importantes de l’histoire. Élevée dans une famille cultivée de la société victorienne, elle connaît dès le plus jeune âge l’exclusion des femmes dans la société lorsque son père, diplômé de l’Université de Cambridge, ne lui offre pas l’entrée dans cette prestigieuse école. Il lui laisse cependant un accès illimité à la bibliothèque familiale, où elle passe beaucoup de temps à lire et à développer son talent pour les lettres. Son œuvre ne se fixera sur aucun genre: elle écrira des essais, des romans, des nouvelles et du théâtre.

En 1929, l’écrivaine publie son premier essai que l’on dirait féministe, Une Chambre à soi. Récemment retraduit par Une pièce à soi (ce nouveau titre permet de transcender l’assimilation traditionnelle des femmes à la sphère domestique), l’ouvrage relate une enquête semi-fictive teintée d’ironie où la narratrice arpente les bibliothèques à la recherche de livres consacrés aux femmes. Si elle trouve que beaucoup de livres sont dédiés aux femmes, quasiment tous sont écrits par des hommes. La narratrice s’interroge alors: pourquoi n’y a‑t-il pas davantage de femmes écrivaines? Écartant immédiatement le point de vue essentialiste, qui supposerait une différence naturelle entre les qualités d’écriture des hommes et celles des femmes, Woolf apporte une réponse matérialiste à la question: les racines de l’oppression des femmes se trouvent dans leurs conditions économiques subalternes. Selon l’autrice, une femme qui écrit a besoin d’un lieu où se retrouver seule et d’une quantité suffisante d’argent pour s’assurer une certaine autonomie. Or, au début du 20e siècle, très peu de femmes britanniques disposent de ces deux éléments indispensables – par exemple, ce n’est qu’en 1965 qu’elles obtiennent le droit de posséder un compte bancaire.

«Une femme qui écrit a besoin d’un lieu où se retrouver seule et d’une quantité suffisante d’argent pour s’assurer une certaine autonomie»

Au début du 20e siècle, sous l’ère édouardienne, le puritanisme victorien se dissipe: les femmes ont davantage accès à l’emploi et sont plus actives. Les femmes qui écrivent commencent à montrer qu’elles peuvent gagner leur vie. Pour Woolf, la femme moderne qui souhaite s’émanciper ne devrait pas continuer à écrire avec la rigidité d’une autrice du passé. Au contraire, rompre avec la tradition d’un monde littéraire dominé par les hommes nécessite de briser les phrases un peu trop agréables, rassurantes ou poétiques.

Puisque son œuvre n’est pas toujours facile à lire, Woolf a besoin de lecteurs et lectrices suffisamment motivées. L’écrivaine tient plusieurs conférences dans des usines afin de rencontrer les ouvrières et de les convaincre qu’il est indispensable d’étudier et de lire. Woolf assume le fait qu’il relève de son intérêt personnel en tant qu’autrice que tout le monde sache lire et écrire mais, par-dessus tout, elle est certaine que la démocratie exige que le peuple soit éduqué. C’est d’ailleurs une des convictions du Bloomsbury Group, cercle composé d’écrivains, d’intellectuels, de philosophes et de peintres que Virginia Woolf fonde avec sa sœur Vanessa Bell et son frère Thoby Stephen. Se retrouvant au cœur de l’effervescence intellectuelle de l’époque, le Bloomsbury Group prône la liberté de parole, le non-conformisme, la critique du pouvoir établi et l’égalité entre les femmes et les hommes. Dans le recueil d’articles Les livres tiennent tout seuls sur leurs pieds, Woolf montre, à travers un chapitre intitulé «L’artiste et la politique», la nécessité pour les artistes de prendre des positions politiques. Selon elle, l’art n’existe pas en dehors de la politique car l’artiste fait partie de la société.

«La femme moderne qui souhaite s’émanciper ne devrait pas continuer à écrire avec la rigidité d’une autrice du passé»

Woolf croit à l’efficacité des mots. À la manière du psychiatre et psychanalyste Jacques Lacan pour qui «un fait n’existe que d’être dit», l’écrivaine confie dans le journal intime qu’elle tient depuis l’âge de 15 ans: «Je suis faite de telle sorte que rien n’est réel que je ne l’écrive». Woolf emploie le «courant de conscience», une technique d’écriture qui vise à retranscrire sans interruption le processus de la pensée. Elle couche sur le papier ses impressions, ses sentiments et ses sensations pour leur donner une réalité, et surtout pour que celle-ci lui soit plus douce et supportable. C’est notamment à travers l’écriture de son roman La Promenade au phare (1927) qu’elle parvient à apaiser la douleur du deuil de sa mère.

→ Voir aussi: Le délire de la biographie

L’œuvre de Woolf s’inscrit dans la littérature féministe comme une œuvre visionnaire et intemporelle. À chaque grande vague féministe, Woolf se retrouve à nouveau sous le feu des projecteurs. Dans Une Pièce à soi, par exemple, l’écrivaine fait preuve d’une très grande audace vis-à-vis des hommes. Elle y illustre la vanité de certains d’entre eux à travers le récit d’un homme expliquant à une femme le livre dont elle est elle-même l’autrice – une attitude aujourd’hui connue sous le nom de mecsplication (ou mansplaining) et souvent dénoncée par les féministes. 

Woolf est résolument en avance sur son temps. Ses textes ainsi que sa biographie témoignent de la difficulté qu’elle éprouve à vivre en harmonie avec son époque. Elle met fin à ses jours en 1941, alors qu’elle est tiraillée à la fois par la crainte d’un retour de sa maladie mentale et par les raids aériens de l’armée allemande qui survolent l’Angleterre et hantent son esprit. Aujourd’hui, la personnalité complexe de Woolf reste un objet de fascination, comme en témoigne le nombre incalculable de romans, de pièces de théâtre et de films qui mettent en scène sa vie.

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Est-ce immoral d’être un connard? https://www.delitfrancais.com/2022/02/23/est-ce-immoral-detre-un-connard/ Wed, 23 Feb 2022 13:26:33 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=47478 Réflexions philosophiques sur le sens et la valeur de l'orgueil.

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«L’orgueil est un mépris de tout, sauf de soi-même»

Théophraste, maître de l’école péripatéticienne fondée par Aristote

L’orgueil est considéré comme l’un des péchés les plus pernicieux dans la religion chrétienne, sinon le plus pernicieux, à en juger par sa primauté dans la liste des sept péchés capitaux prononcée par le philosophe médiéval Thomas d’Aquin. Sa gravité tiendrait à sa prétention fondamentalement incompatible avec le christianisme: l’orgueil, d’après Thomas d’Aquin, serait l’attribution à ses propres mérites de qualités qui sont en réalité des dons de Dieu – et rien ne serait pire que de se comparer à Dieu. Il paraît que le philosophe sicilien n’aurait pas beaucoup apprécié Kanye West.

L’orgueil de Thomas d’Aquin prend la forme du mot latin superbia et partage donc sa racine avec le mot supériorité. Ce péché désigne ainsi un sentiment démesuré de grandeur, voire même un rejet de la supériorité de Dieu. Mais si l’orgueil est simplement une faute intellectuelle – en d’autres mots, une erreur d’estimation de notre valeur et de celle des autres –, pourquoi est-il considéré comme la faute morale la plus grave qui soit? Pourquoi ne pas simplement le considérer comme une faute épistémique, soit un défaut de notre capacité de discernement? Après tout, l’on ne reprocherait pas à un idiot de commettre une faute morale par le simple fait de sa crédulité.

La marche des orgueils?

Avant de se demander si l’orgueil est une faute morale, faut-il bien pouvoir définir ce qu’est l’orgueil. Cette tâche n’est pas aussi facile qu’elle ne le paraît puisque l’orgueil peut aussi bien signifier l’arrogance que la prétention, la fierté, la vanité ou la suffisance. 

«L’on ne reprocherait pas à un idiot de commettre une faute morale par le simple fait de sa crédulité»

En anglais, l’orgueil prend le nom générique de «pride», à la connotation parfois négative et parfois positive. La «pride march», par exemple, sert d’événement de célébration et d’acceptation des orientations sexuelles et des identités de genre. Cet événement ne se traduit toutefois pas par «marche des orgueils» en français – ce serait erroné (et problématique!) d’affirmer que les personnes queer le sont par orgueil. L’on traduit plutôt cela par «marche des fiertés». La fierté désigne un sentiment de satisfaction de soi provoqué par un accomplissement ou par la possession d’une certaine qualité. Les personnes LGBTQ2+ marchent dans les rues pour proclamer leur identité et son acceptation, et non pas pour affirmer une quelconque supériorité par rapport à autrui.

L’orgueil est donc différent de la fierté, bien que la distinction ne soit pas toujours faite dans le langage courant. L’on entend trop souvent l’abus de langage «elle fait l’orgueil de sa famille» au lieu de «elle fait la fierté de sa famille». Bien plus fort qu’un simple sentiment de contentement, l’orgueil semble plutôt vouloir dire une satisfaction excessive de soi. En ce sens, l’orgueil serait l’antonyme de l’humilité, que la philosophe Julia Driver définit dans Uneasy Virtue comme le fait de sous-estimer ses propres qualités. L’humilité comme l’orgueil seraient donc simplement des «croyances erronées», d’après la philosophe américaine, de simples erreurs d’estimation. 

«L’orgueil est la même chose que l’humilité: c’est toujours le mensonge»

Georges Bataille, Le Coupable

Être ou ne pas être (un connard)

Le problème, c’est que l’on voit difficilement comment une croyance erronée peut constituer une faute morale. L’erreur toute seule ne fait pas l’injustice, car les injustices ne peuvent s’exprimer que dans les actions. Si, par exemple, un citoyen exprime une opinion erronée sur la culpabilité d’une personne accusée de meurtre, ce citoyen ne commet, en se trompant, aucune injustice. Si, par contre, un juge prononce un innocent coupable et le condamne à l’emprisonnement, alors le juge commet ce faisant une injustice. Si l’on veut juger la moralité de l’orgueil, il faudra donc se concentrer sur l’attitude de celui qui est orgueilleux. Et c’est exactement ce que fait le philosophe californien Aaron James.

Dans son ouvrage Assholes: A Theory, Aaron James explore la condition d’être un «connard» («asshole», en anglais). Est connard celui qui traite les autres comme si leurs intérêts avaient moins d’importance que les siens, soit celui qui coupe la file d’attente au Starbucks ou qui écoute de la musique à plein volume dans la bibliothèque. Le connard serait donc un orgueilleux qui agit en fonction de sa perception gonflée de soi. 

Est aussi connard celui qui est «trop orgueilleux pour changer», celui qui est non seulement coupable d’une faute intellectuelle mais ne se laisse pas corriger dans sa faute. Le fait de ne pas écouter les conseils d’autrui relève d’une conception exagérément positive de soi et d’un manque d’appréciation pour l’opinion d’autrui. Le mépris d’autrui peut rendre sourd. L’orgueilleux n’est donc pas celui qui chante dans les rues pendant la marche des fiertés, mais plutôt celui qui lui crie dessus et refuse de changer ses propres opinions.

«L’orgueil de son travail rend, non seulement la fourmi, mais l’homme cruel»

Léon Tolstoï

Vice ou péché?

En somme, l’orgueil se présente comme une attitude non vertueuse ou, comme le dirait Thomas d’Aquin, un «vice». Il n’est pas lui-même un péché (au sens d”«action immorale»), mais plutôt une tendance à commettre certains péchés. L’orgueil peut ainsi souvent s’accompagner d’attitudes immorales telles que la vanité. Comme l’écrit le philosophe Arthur Schopenhauer, «l’orgueil est la conviction déjà fermement acquise de notre propre haute valeur sous tous les rapports; la vanité, au contraire, est le désir de faire naître cette conviction chez les autres». 

Pour Thomas d’Aquin, l’orgueil n’est pas un vice quelconque mais carrément le «commencement de tout péché». Dans la mesure où il «appartient à l’orgueil de ne vouloir pas se soumettre à un supérieur et surtout de ne vouloir pas se soumettre à Dieu», l’orgueil est la porte vers toutes les autres déviations de la parole divine, dont les six autres péchés capitaux.

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De l’importance de la fiction morale https://www.delitfrancais.com/2022/02/16/de-limportance-de-la-fiction-morale/ Wed, 16 Feb 2022 13:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=47291 Deuxième partie de notre entrevue avec le philosophe moral François Jaquet.

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Le Délit s’est entretenu avec François Jaquet, maître de conférences en éthique à l’Université de Strasbourg, pour parler de son travail, d’éthique animale et de métaéthique. Voici la deuxième partie de cette entrevue, qui aborde les thèmes de la métaéthique et de la nature des jugements moraux. Pour lire la première partie de l’entrevue, consultez: L’éthique animale sous la loupe.

Le Délit (LD): Vous avez coécrit un ouvrage avec Hichem Naar, Qui peut sauver la morale?, traitant de métaéthique. Avant tout, pouvez-vous nous expliquer ce qu’est la métaéthique?

François Jaquet (FJ): La métaéthique est l’étude des questions philosophiques – mais non morales – au sujet de la morale. Ce sont des questions non morales parce qu’en métaéthique, on ne se demande pas si la torture ou le mensonge sont immoraux ou si on a un devoir d’assistance à une personne en danger. Ça, ce sont des questions pour l’éthique normative.

En métaéthique, on va plutôt se poser ce genre de questions: De quels types d’états mentaux relèvent les jugements moraux? Sont-ils des croyances qui ont la prétention de représenter le monde ou sont-ils plutôt des désirs qui nous pousseraient à modifier le monde? Une autre question très importante est: Les faits moraux existent-ils? On en parlera peut-être plus tard.

LD: Quelle est la problématique principale de votre ouvrage?

FJ: Son point de départ est ce qu’on appelle la «théorie de l’erreur», selon laquelle tous les jugements moraux sont faux. Cette théorie est composée de deux affirmations.

D’une part, elle affirme que les jugements moraux sont des croyances qui portent sur des faits à la fois objectifs et non naturels. Quand je dis que la torture est immorale, mon jugement est une croyance – je crois que la torture est immorale. Cette croyance prétend représenter un fait – le fait que la torture est immorale. Et ce fait, s’il existe, est objectif et non naturel – il ne dépend pas des attitudes de qui que ce soit, et ce n’est pas le genre de fait qu’on pourrait découvrir au moyen d’une science empirique comme la psychologie. 

D’autre part, la théorie de l’erreur affirme que ces faits objectifs et non naturels n’existent pas. Le fait que le torture est immorale n’existe pas, si bien que la croyance que la torture est immorale est fausse. De manière plus générale, tous les jugements moraux présupposent l’existence de faits moraux non naturels et objectifs. Or, il n’y a pas de faits non naturels et objectifs. Par conséquent, tous les jugements moraux sont faux. 

L’ouvrage commence donc avec une thèse un peu inquiétante. La morale est menacée, et on va se demander quelle théorie métaéthique pourrait tirer des griffes de la théorie de l’erreur. On envisage ensuite toutes les autres théories métaéthiques comme des tentatives de «sauver la morale».

«À choisir, je souscrirais à une variante locale de la théorie de l’erreur, qui vous dit que tous les jugements moraux sont faux mais que certains jugements prudentiels sont vrais»

François Jaquet

LD: Est-ce que la théorie de l’erreur est un peu comme un nihilisme éthique?

FJ: Parfois, on appelle la théorie de l’erreur «nihilisme moral». Personnellement, j’utilise peu cette expression parce que le terme «nihilisme» est un peu ambigu entre la théorie de l’erreur et ce qu’on appelle l’antiréalisme. L’antiréalisme est la thèse selon laquelle les faits moraux n’existent pas. Ça, c’est une partie de la théorie de l’erreur. Mais vous avez aussi des gens qui pensent que les faits moraux n’existent pas et qui rejettent simultanément la théorie de l’erreur: les non-cognitivistes. Dans la famille antiréaliste, vous avez donc les théoriciens de l’erreur qui vous disent que les jugements moraux sont des croyances, et que ces croyances sont fausses, et les non-cognitivistes, qui vous disent que les jugements moraux ne sont même pas des croyances. Pour ces derniers, les jugements moraux sont juste des désirs. Puisque les désirs ne peuvent pas être vrais ou faux, les jugements moraux ne sont pas faux. En un sens du terme «nihilisme», les non-cognitivistes sont aussi des nihilistes.

LD: Si on conclut que la théorie de l’erreur est correcte et que tous les jugements moraux sont faux, est-ce qu’on a quand même intérêt à faire semblant de croire à une théorie morale pour continuer à vivre en société?

FJ: C’est une question très controversée. Il y a plusieurs raisons de penser qu’on n’a pas intérêt à faire cela. La raison principale est qu’il est possible que la théorie de l’erreur se généralise au-delà de la morale pour couvrir tout le domaine normatif. Peut-être que non seulement les jugements moraux sont faux, mais que les jugements prudentiels le sont aussi – c’est-à-dire, les jugements que je dois faire parce que c’est bon pour moi. Si c’est le cas, alors il ne peut pas être dans notre intérêt de faire comme s’il existait des vérités morales, car nous n’avons pas vraiment intérêt à quoi que ce soit. Il y a donc des gens qui pensent que tout ce débat sur ce qu’on devrait faire si on accepte la théorie de l’erreur n’a aucun sens, car si on accepte la théorie de l’erreur, il n’y a rien qu’on devrait faire. Moi, à choisir, je souscrirais plutôt à une variante locale de la théorie de l’erreur, qui vous dit que tous les jugements moraux sont faux mais que certains jugements prudentiels sont vrais.

Alexandre Gontier | Le Délit

LD: Il s’agit de votre thèse de doctorat, n’est-ce pas?

FJ: En effet, j’en parlais dans ma thèse de doctorat. Sur ces questions, la théorie que j’aime bien s’appelle le fictionnalisme. C’est l’idée selon laquelle on devrait accepter la morale comme une fiction. Concrètement, ça veut dire qu’on devrait adopter – ça se traduit très mal en français – une attitude de «make believe» vis-à-vis des propositions morales. Il ne s’agirait pas de croire que la torture est immorale, par exemple, mais de prétendre que la torture est immorale. Dans la vie de tous les jours, il faudrait accepter la proposition que «la torture est immorale» comme si on y croyait, mais il faudrait rejeter cette proposition dans un contexte plus critique comme celui d’un séminaire de métaéthique. En clair, dans la vie de tous les jours, les croyances et les make-beliefs se manifestent de la même manière.

La raison pour laquelle il serait rationnel – prudentiellement rationnel – d’agir ainsi, c’est que la morale remplit quand même un certain nombre de fonctions. En particulier, elle nous permet de renforcer notre volonté. En règle générale, il est plutôt dans notre intérêt d’agir moralement – si je commence à traiter les autres n’importe comment, c’est sûr que ça va me retomber sur le coin de la figure. Prudentiellement, j’ai plutôt intérêt à faire comme s’il y avait des vérités morales objectives. 

LD: Donc, en gros, vous proposez de vivre une farce?

FJ: [Rires] Je ne sais pas s’il faudrait vraiment décrire ça comme une farce. Pour réfléchir à cette question avec une analogie, vous pourriez être théoricien de l’erreur en philosophie des mathématiques: vous pensez que les jugements mathématiques présupposent l’existence des nombres, mais qu’en fait les nombres n’existent pas, et vous en concluez que tous les jugements mathématiques sont faux. Dans la vie de tous les jours, c’est sûr qu’au moment de payer votre repas au restaurant, vous n’allez pas dire que l’addition est fausse [rires]. Au quotidien, c’est super important de continuer de faire comme s’il y avait des vérités mathématiques. On peut peut-être appeler ça une farce, mais c’est une farce qui est tellement importante qu’il faut vraiment faire comme si elle était vraie.

LD: «Importante», au sens prudentiel?

FJ: Oui, au sens prudentiel. Quelqu’un qui cesserait complètement de former des jugements mathématiques sous prétexte d’une théorie de l’erreur mathématique aurait clairement une vie difficile. Prudentiellement, il est important de continuer de faire des jugements mathématiques. L’idée est un peu la même avec les jugements moraux.

«Il est possible que des faits moraux objectifs et non naturels existent et que certains jugements moraux soient vrais»

François Jaquet

LD: En revenant un peu à l’ouvrage, quelle est votre conclusion finale? Est-ce que vous concluez que la théorie de l’erreur est la seule théorie qui survit à tous les tests et à toutes les critiques? Ou est-ce qu’on peut trouver quelque chose d’autre?

FJ: Lorsqu’on écrit à deux, c’est toujours un peu un compromis à la fin. Mais là, ce qui s’est passé est encore mieux qu’un compromis. Au départ, Hichem était plutôt non naturaliste: il pensait que les jugements moraux présupposent l’existence de faits moraux non naturels, que ces faits-là existent, et donc que certains jugements moraux sont vrais. Moi, j’étais plutôt un théoricien de l’erreur. J’ai l’impression qu’au cours de la rédaction du bouquin, on s’est comme rejoints au milieu. À la fin, le livre reflétait assez bien ce qu’on pensait tous les deux: s’il y a une théorie métaéthique capable de sauver la morale, c’est le non-naturalisme, même si on n’est pas très sûrs.

On procède de la manière suivante. Dans un premier temps, on évacue la théorie qui nous paraît la moins plausible: le non-cognitivisme, l’idée selon laquelle les jugements moraux sont uniquement des désirs et n’ont pas la prétention de représenter la réalité. On élimine cette théorie pour des raisons sémantiques, qui relèvent de la philosophie du langage. Pour le dire vite, les énoncés moraux se comportent vraiment comme des énoncés descriptifs, qui expriment des croyances.

Ensuite, on s’intéresse au subjectivisme, l’idée selon laquelle les jugements moraux sont des croyances à propos de faits subjectifs, des faits qui dépendent des attitudes d’un ou plusieurs sujets. Selon une variante de cette théorie, quand je juge que la torture est immorale, je décris simplement le fait que je désapprouve personnellement la torture. Cette théorie aussi, on l’évacue assez vite.

Puis, on aborde le naturalisme. D’après cette théorie, les jugements moraux sont des croyances qui portent sur des faits cette fois-ci objectifs et naturels, le genre de faits que les sciences étudient. La croyance que la torture est immorale serait du même ordre que la croyance que la torture cause de grandes souffrances. Ce qu’on reproche à cette théorie, en un mot, c’est de ne pas rendre compte de la normativité des faits moraux.

Finalement, on étudie le non-naturalisme, une théorie assez minoritaire. D’après le non-naturalisme, les jugements moraux sont des croyances qui portent sur des faits objectifs et non naturels. Toute la question est alors de savoir si ces faits existent. Il nous semble que cette question est la plus difficile. Il y a pas mal d’objections à l’existence de ces faits, mais aucune de ces objections ne nous satisfait vraiment. On conclut donc qu’il est possible que des faits moraux objectifs et non naturels existent et que certains jugements moraux soient vrais.

LD: Donc, vous acceptez le réalisme non naturaliste de façon préliminaire, en attendant de meilleures critiques?

FJ: Oui, on pourrait dire ça.

LD: Je trouve ça vraiment intéressant parce que je pensais toujours que lorsqu’on commence à écrire un livre, on a déjà toutes les réponses et on fait juste les condenser ou les expliquer de façon à ce que plus de gens puissent comprendre. Mais vous, vous avez écrit ce livre pendant que vous cherchiez les réponses.

FJ: Je ne sais pas si c’est exactement ça. Je dirais que, quand on écrit un livre, on croit qu’on a toutes les réponses, et puis au fur et à mesure on se rend compte que c’est plus compliqué que ce qu’on pensait. On n’était pas toujours d’accord et on a quand même pas mal changé d’avis en cours de route, contrairement à nos attentes.

LD: Mais vous vous êtes quand même accordés pour écrire ce livre, même si vous n’étiez pas d’accord. Comment est-ce possible?

FJ: Il doit y avoir une part d’irrationalité! [rires]

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L’éthique animale sous la loupe https://www.delitfrancais.com/2022/02/09/lethique-animale-sous-la-loupe/ Wed, 09 Feb 2022 13:00:45 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=47035 Première partie de notre entrevue avec le philosophe moral François Jaquet.

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Le Délit s’est entretenu avec François Jaquet, maître de conférences en éthique à l’Université de Strasbourg, pour parler de son travail, d’éthique animale et de métaéthique. Voici la première partie de cette entrevue, qui aborde les thèmes de l’éthique animale et des normes morales. Les propos ont été condensés à des fins de présentation.

Le Délit (LD): Pour les lecteurs qui ne vous connaissent pas, parlez-nous un peu de vous. Quel est votre parcours? Et qu’est-ce qui vous a amené à étudier l’éthique, en particulier la métaéthique et l’éthique animale?

François Jaquet (FJ): J’ai grandi en Suisse, à Genève, et autour de l’âge de 18 ans, je suis devenu végane. Il se trouve que j’ai rencontré quelques personnes qui étaient véganes et plus ou moins antispécistes, et l’antispécisme m’est un peu apparu comme une évidence. J’en parle parce que c’est à cette époque-là que s’est développé mon intérêt pour la philo. Après avoir passé ma «matu» [diminutif de «maturité», l’examen de fin d’études du lycée en Suisse, ndlr], j’ai pourtant fait une licence en sciences politiques car l’Université de Genève m’aurait obligé à étudier une langue si je voulais faire de la philosophie, et – il faut dire ce qui est – j’étais un peu nul en langues. C’est seulement plus tard que je me suis redirigé vers la philosophie, d’abord en faisant un bout de bachelor puis un doctorat au département de philosophie de l’Université de Genève. Ma thèse portait sur la «théorie de l’erreur», selon laquelle tous les jugements moraux sont faux. J’ai défendu l’idée que même si l’on accepte cette théorie, on peut néanmoins continuer de faire des jugements moraux et adopter une genre de fiction morale – et plus particulièrement, une fiction utilitariste. Là, ça fait trois ans que je fais plutôt de l’éthique animale et que je m’intéresse plus particulièrement à la notion de spécisme.

LD: Parlons donc d’abord de spécisme. Le spécisme, c’est quoi?

FJ: Le spécisme, comme je le comprends, est une forme de discrimination basée sur l’appartenance d’espèce. C’est-à-dire qu’on est spéciste quand on traite certains individus moins bien que d’autres, et que cette différence de traitement s’explique par l’espèce à laquelle les individus appartiennent.

LD: Le spécisme est-il différent de l’anthropocentrisme?

FJ: J’aime bien dire qu’il y a une différence entre le spécisme et l’anthropocentrisme. Le spécisme, c’est traiter certains individus mieux que d’autres selon l’espèce à laquelle ils appartiennent. Mais ça peut être n’importe quelle espèce: on peut traiter certains animaux mieux que d’autres parce qu’ils sont des chiens plutôt que des cochons, par exemple. L’anthropocentrisme, en revanche, c’est vraiment traiter les êtres humains mieux que les autres animaux du fait de l’espèce à laquelle ils appartiennent.

«On grandit tous dans une culture où on nous encourage à privilégier les humains par rapport aux autres animaux»

François Jaquet

LD: Je vois, donc l’anthropocentrisme serait juste une sous-catégorie du spécisme. Est-ce que le spécisme est l’équivalent animal, en quelque sorte, du sexisme ou du racisme?

FJ: C’est une bonne approche de définir le spécisme de manière à le faire correspondre au racisme et au sexisme, mais cette fois-ci sur le plan de l’espèce. Si votre définition du spécisme est complètement différente de la bonne définition du racisme, alors vous n’avez pas une bonne définition du spécisme. 

LD: Mais il y a quand même des différences entre le spécisme et, disons, le racisme, n’est-ce pas? Vous en avez parlé pendant la Conférence étudiante sur le droit animal et environnemental. Par exemple, le racisme se définit parfois comme «la croyance que les races existent». Mais le spécisme, ce n’est pas exactement la croyance que les espèces existent…

FJ: Il y a vraiment pleins de choses différentes qu’on appelle «racisme» en philosophie. On peut parler de préjugés racistes – ça, c’est clairement une croyance –, on peut parler de discriminations racistes – ce qui est plutôt une disposition comportementale… On pourrait tracer le même genre de distinctions pour le spécisme. Mais la forme de spécisme qui a le plus intéressé les philosophes, c’est le spécisme comme discrimination, donc comme traitement inégal.

Voir aussi: Pour un véganisme de sollicitude

LD: Sommes-nous tous des spécistes?

FJ: Non, pas forcément. Si le spécisme est le fait de discriminer selon l’espèce, de traiter certains individus moins bien que d’autres du fait de l’espèce à laquelle ils appartiennent, on peut très bien imaginer des individus qui ne font pas ça. En tout cas, il y a pas mal d’individus qui essayent de ne pas faire ça. Mais ce n’est pas pour autant qu’ils y arrivent toujours.

«Les agents moraux se rendent compte qu’il y a des normes qui transcendent les conventions»

François Jaquet

LD: Je reformule un tout petit peu la question: avons-nous tous des instincts spécistes?

FJ: Je pense que oui. Comme pour tous les phénomènes sociaux, je pense qu’il y a deux types d’explication pour le spécisme. Le premier type est plutôt culturel, ou environnemental: c’est sûr qu’on grandit tous dans une culture où on nous encourage à privilégier les humains par rapport aux autres animaux. L’effet de la culture, on le voit assez bien quand on regarde ce qui se passe dans le développement des enfants. Il y a des études assez récentes qui montrent que les enfants sont un peu spécistes, mais beaucoup moins que les adultes. Là, on voit quand même l’impact de la culture. 

Puis, l’autre facteur, à mon avis, est ce qu’on appelle le tribalisme. Le tribalisme, c’est cette disposition qu’on a à peu près tous à privilégier les membres des groupes sociaux auxquels on appartient. [Cette disposition] a l’air d’être innée et est probablement inscrite dans notre génétique. C’est pour cette raison que ça s’appelle tribalisme d’ailleurs, parce que c’est un trait de caractère qu’on a hérité de nos ancêtres tribaux. Lorsqu’on vivait tous dans des tribus, cela nous fournissait vraiment un avantage reproductif de savoir identifier et privilégier les membres de notre groupe et de développer des dispositions négatives vis-à-vis des membres des autres groupes. Aujourd’hui, même si les tribus ont disparu, il est probable que cette disposition explique l’existence du racisme. La race – ou l’ethnie – est simplement devenue un nouveau marqueur de l’appartenance à un groupe. Mais l’espèce aussi est un marqueur très saillant.

Ces deux facteurs font en sorte que, dans notre société, si vous ne vous posez pas la question, vous avez toutes les chances d’être spéciste.

LD: Est-ce que les animaux sont spécistes?

FJ: Ça dépend en bonne partie de la définition qu’on adopte du spécisme. Si vous dites simplement que le spécisme consiste à traiter certains individus mieux que d’autres en fonction de l’espèce à laquelle ces individus appartiennent – la définition que je privilégie –, vous êtes peut-être obligé de dire que certains animaux sont spécistes. Ce sera le cas si certains animaux discriminent selon l’espèce.

Il y a des gens qui ont envie de résister à cette implication en disant que le spécisme est un traitement inégal et injuste en fonction de l’espèce. Si on dit ça, alors on ne peut pas dire que les animaux sont spécistes puisque les animaux ne sont pas des agents moraux. Ça n’a aucun sens de dire qu’un chat a mal agi en tuant une souris, par exemple, car les chats ne sont pas moralement responsables. Même s’ils peuvent discriminer selon l’espèce, ils ne peuvent pas discriminer de manière injuste selon l’espèce; cela ne peut être immoral.

L’entrée des animaux à l’arc de Noah, Jan Bruegel de Elder

LD: Donc seuls les «agents moraux» peuvent être les agents d’une injustice. Mais comment détermine-t-on qui est un agent moral et qui n’en est pas un?

FJ: C’est aussi un sujet assez controversé, mais j’ai ma petite théorie sur la question. Je pense que pour être un agent moral – donc, pour avoir des devoirs moraux –, il faut maîtriser les concepts moraux. Ça veut dire qu’il faut être capable de délibérer en termes moraux. Ça n’a aucun sens de dire qu’un individu a bien ou mal agi moralement s’il n’a pas les concepts de «moralement bon» ou «moralement mauvais».

Pour pouvoir maîtriser et utiliser les concepts moraux, je pense qu’il faut être capable de distinguer les normes morales des autres types de normes – par exemple, des normes dites «conventionnelles». Un exemple de norme conventionnelle: en France, on roule à droite sur la route tandis qu’en Angleterre, on roule à gauche. Les normes conventionnelles dépendent d’une décision collective mais pourraient être complètement différentes si on en avait décidé différemment. Les normes morales ne sont pas comme ça: la torture resterait immorale même si on décidait tous ensemble qu’elle est acceptable. Les normes morales sont non conventionnelles et, pour maîtriser les concepts moraux, il faut savoir faire cette distinction. Il faut pouvoir dire: «Ah oui, la norme selon laquelle la fourchette doit être posée à gauche, ce n’est pas une norme morale».

C’est important parce que jusqu’à un certain âge, les enfants sont incapables de faire cette distinction. Jusqu’à un certain âge, ils ne maîtrisent pas vraiment les concepts moraux et ne sont donc pas des agents moraux. Les animaux non plus. Il y a des normes sociales qui s’appliquent aux animaux, mais il est très peu probable qu’ils arrivent à distinguer une norme conventionnelle et une norme non conventionnelle. Donc, on ne peut pas dire que les animaux ont des devoirs moraux.

LD: Donc, il y a même des humains adultes qui ne sont pas des agents moraux?

FJ: Ça aussi, c’est assez controversé, mais il y a des études qui montrent que les psychopathes ne sont pas capables de faire ce genre de distinction. Ils vous expliqueront par exemple qu’il est mal de torturer quelqu’un «parce que c’est interdit par la loi». Mais la loi est une norme conventionnelle. Ils expliquent donc une faute morale par une convention, ce qui montre qu’ils ne maîtrisent pas vraiment les concepts moraux. Pour cette raison, il y a des philosophes qui disent que les psychopathes ne sont pas des agents moraux. C’est un peu bizarre parce qu’on a envie de dire qu’un tueur en série est moralement un salaud. Mais s’il ne maîtrise pas les concepts moraux, on fait peut-être la même erreur qu’on ferait si on disait que les avalanches ou les tsunamis sont immoraux.

LD: Est-ce qu’on peut mettre un «degré» à cette agentivité morale? Je m’explique: on pourrait argumenter que la religion, dans certains cas, nous force à ne pas faire la distinction entre une norme conventionnelle et une norme morale. L’homosexualité, par exemple, peut être considérée comme une faute morale d’après la religion, alors que vous argumenteriez certainement personnellement que c’est plutôt une faute conventionnelle. Et donc, pour ces adultes qui ne savent pas faire la différence entre une faute morale et une faute conventionnelle dans le cas spécifique de l’homosexualité, est-ce qu’on peut dire qu’ils ne sont pas des agents moraux?

FJ: Je pense qu’il faut quand même rendre compte de la possibilité pour les gens de faire d’authentiques erreurs morales. Je pense que les catholiques qui pensent que l’homosexualité – pour reprendre votre exemple – est immorale ne sont pas forcément en train de confondre les normes conventionnelles et les normes morales. Eux pensent vraiment que l’homosexualité est immorale, indépendamment de ce que dit l’Église catholique. Leur erreur est authentiquement morale. Il ne s’agit pas d’une confusion conceptuelle. Si, par contre, ils vous expliquent que l’homosexualité est immorale parce qu’elle est condamnée par l’Église catholique, alors là, ils confondent les deux types de normes. Mais je ne pense pas que ce soit ça exactement que pensent les homophobes catholiques. Selon eux, l’homosexualité est immorale, et c’est un fait qui transcende les conventions, et l’Église catholique ne fait que reconnaître ce fait.

Poker Game, Cassius Marcellus Coolidge

LD: Si j’ai bien compris, ce qui distingue un humain qui est un agent moral d’un humain qui ne l’est pas, c’est qu’un agent moral a la capacité de reconnaître l’existence de normes morales. Tout le monde aurait la capacité de reconnaître les normes conventionnelles – même les psychopathes – mais les agents moraux sont capables de distinguer ces normes conventionnelles des normes morales, même si, au cas par cas, ils peuvent se tromper. Est-ce bien ça?

FJ: Oui, les agents moraux se rendent compte qu’il y a des normes qui transcendent les conventions. Après, vous dites que «tout le monde se rend compte qu’il y a des normes conventionnelles», mais ça, je ne suis plus exactement sûr de savoir comment ça se passe au cours du développement des enfants. C’est possible que les normes prudentielles viennent avant les normes conventionnelles.

LD: C’est quoi, une norme prudentielle?

FJ: Une norme prudentielle, c’est ce que je dois faire – ou ce qu’il est rationnel pour moi de faire – parce que c’est bon pour moi. Prenons un enfant qui sait qu’il ne doit pas faire une bêtise s’il ne veut pas être puni. Il est conscient de cette norme, mais s’il doit l’expliquer, il le fera en termes de «si je fais [cette bêtise], je vais me faire punir». Là, ce n’est pas encore une norme conventionnelle; c’est seulement une norme prudentielle. Et les normes prudentielles fonctionnent un peu indépendamment des conventions.

En clair, les normes prudentielles et les normes morales sont toutes deux non conventionnelles. Mais comment les différencier? Parce que les psychopathes, par exemple, sont tout à fait capables de maîtriser les normes prudentielles – ils savent très bien ce qui est bon pour eux – mais ne peuvent pas distinguer les normes conventionnelles des normes morales. Une manière de tracer la distinction, c’est de dire que les normes prudentielles, elles, dépendent toujours des désirs de l’individu – l’enfant ne devrait pas faire de bêtise parce qu’il ne veut pas être puni. Les normes morales, quant à elles, sont vraiment beaucoup plus indépendantes des désirs de l’agent – on se soucie assez peu des désirs d’Hitler avant de condamner l’Holocauste.

«Je pense que si on voit un animal qui souffre, et qu’aucune raison importante ne s’oppose à lui venir en aide, il y a un impératif catégorique qui nous impose de lui venir en aide»

François Jaquet

LD: Une dernière question concernant l’éthique animale: si l’on part de la prémisse que les humains – ou du moins les agents moraux – ont la responsabilité d’intervenir lors d’une injustice, est-ce qu’alors les humains ont la responsabilité de ne pas intervenir dans le monde animal puisque les animaux ne sont pas capables d’une injustice?

FJ: On parle ici d’un devoir d’assistance. Mon impression, c’est que les devoirs d’assistance sont, en règle générale, indépendants de la cause de la souffrance de l’individu, du fait que cette souffrance soit due à une action immorale ou pas. Si un individu souffre, le simple fait qu’il souffre me semble une raison suffisante pour moi de lui venir en aide, qu’il souffre parce qu’on lui a fait du mal ou parce qu’il est victime d’un événement naturel. 

De ce point de vue, les animaux qui sont victimes de la prédation méritent aussi qu’on leur vienne en aide. Ils ne sont pas victimes d’un agent moral, mais le fait qu’ils souffrent me donne une raison d’intervenir. Qu’ils soient victimes de la prédation, d’une avalanche ou d’un chasseur, peu importe.

LD: En ce sens, vous rejoignez peut-être les théoriciens moraux de la vertu: il n’y a pas nécessairement des impératifs catégoriques, comme chez Kant, mais plutôt des attitudes vertueuses? Donc, si l’on voit un animal qui souffre, la chose vertueuse à faire, ce serait de lui venir en aide.

Voir aussi: Aristote et l’éthique de la vertu

FJ: Je pense que si on voit un animal qui souffre, et qu’aucune raison importante ne s’oppose à lui venir en aide, il y a un impératif catégorique qui nous impose de lui venir en aide. Et je pense que l’existence d’un tel devoir est plausible indépendamment de la théorie morale à laquelle on souscrit. C’est vrai pour un déontologiste: les déontologistes sont d’accord que nous avons des devoirs d’assistance envers les personnes en danger. Si on est conséquentialiste, on va dire la même chose: si l’acte d’assistance a de bonnes conséquences, il est obligatoire. Et si on est éthicien de la vertu, clairement, on va penser que la personne qui n’intervient pas lorsqu’elle voit un enfant se noyer dans un étang est une mauvaise personne. 

Ici, la particularité est de dire qu’on a aussi ces devoirs envers les animaux. Généralement, quand il s’agit des animaux, on se trouve toutes sortes d’excuses pour ne pas intervenir. On va dire que «le lion n’est pas un agent moral, donc il n’y a pas de raison d’intervenir et de sauver la gazelle», on va dire qu”«il ne faut pas bouleverser les écosystèmes». Mais si la victime du lion était un humain, c’est évident qu’on dirait qu’il faut sauver l’humain. Quand on adopte sur cette question une perspective antispéciste, on se rend assez facilement compte qu’on a beaucoup plus de devoirs d’assistance envers les animaux sauvages que ce qu’on pense habituellement. 

Consultez la deuxième partie de cette entrevue la semaine prochaine dans les pages du Délit!

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Une étape à la fois: Aristote contre la pensée productiviste https://www.delitfrancais.com/2022/02/02/aristote-contre-la-performance/ Wed, 02 Feb 2022 13:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=46771 Et si le secret de la vie heureuse résidait dans notre quotidien?

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À priori, rien n’est plus libérateur que de s’imaginer capable de relever tous les défis. S’élevant contre le jugement d’autrui et toute autre barrière à la mobilité sociale, le mythe du self-made man a de quoi faire rêver. Après tout, s’il suffit d’une bonne idée, de quelques sacrifices et d’une solide détermination pour accomplir tout ce que l’on souhaite, peut-être que le monde est véritablement «à nous». Malheureusement, cette idée de performance à outrance est doublée d’une compétition issue d’une pensée productiviste omniprésente et finit inévitablement par entraîner une profonde détresse. Pourtant essentiels au bien-être, le temps libre, les loisirs non productifs et le sommeil sont considérés comme inutiles. Avec des apôtres comme l’excentrique Elon Musk, qui a déclaré en 2018 que «personne n’a changé le monde à 40 heures par semaine», l’idée que notre valeur est déterminée par le temps que nous passons au travail ou par la taille de notre effet sur l’univers ne disparaîtra pas de sitôt.

Évidemment, cette culture du travail ne fait pas l’unanimité. Certains défendent la valeur intrinsèque du jeu, d’autres le droit de ne rien faire. Même dans la philosophie occidentale, l’idée de la productivité n’a pas toujours été liée à celle de la vie bonne. L’éthique, la branche de la philosophie qui se penche sur le bien et le mal, a longtemps servi de guide de la vie. Mais si le déontologisme kantien, qui exige que l’on suive des lois morales strictes, peut sembler restrictif, l’utilitarisme de Mill, qui promeut la maximisation du bonheur total de l’humanité, n’est pas si éloigné de notre pensée productiviste contemporaine. Je suggère que l’éthique de la vertu d’Aristote est une voie alternative à cette frénésie capitaliste moderne. Plutôt que de penser aux effets de nos gestes sur les autres, le philosophe grec de l’Antiquité nous invite à accorder une attention particulière aux gestes de tous les jours et à trouver le bonheur dans la qualité plutôt que dans la quantité. 

Une vertu heureuse

«Nous considérons que la chose qui se suffit à elle-même est celle qui rend la vie digne d’être choisie sans manquer de quoi que ce soit; et nous croyons que c’est ce que fait le bonheur», déclare Aristote dans les premières pages de L’éthique à Nicomaque. Ainsi, le véritable objectif de la vertu ne serait pas la pureté morale, mais bien le bonheur! Une affirmation contre-intuitive, étant donné que les choix vertueux sont parfois les plus déplaisants. En effet, prendre le temps d’aller porter le chariot d’épicerie après l’avoir vidé dans le coffre d’une voiture semble, à priori, moins attirant que de le laisser là et de quitter le stationnement. Pourtant, Aristote insiste: être heureux, c’est agir en accord avec la vertu. Comment résoudre ce paradoxe? C’est que le philosophe distingue le bonheur du plaisir (et, au même titre, de l’absence de souffrance). Si le premier est la fin de toute vie humaine, le second est une «condition de l’âme» qui l’attire parfois vers les actes vertueux, parfois vers les actes vicieux.

«Nous considérons que la chose qui se suffit à elle-même est celle qui rend la vie digne d’être choisie sans manquer de quoi que ce soit; et nous croyons que c’est ce que fait le bonheur»

Aristote

Pour comprendre le rôle du plaisir, il faut aborder la division de l’existence humaine proposée par Aristote. La première partie de l’être humain est sa qualité proprement biologique: il respire, se nourrit et s’hydrate, rejette ses déchets, grandit, etc. Tous les êtres vivants, plantes comprises, partagent cette vie que nous pouvons donc qualifier de biologique. Le deuxième palier, celui de la vie sensible, est celui des désirs non rationnels et des émotions découlant de leur satisfaction et de leur insatisfaction. On y trouve l’attirance sexuelle, les goûts gastronomiques, la souffrance physique et la peur de mourir. C’est aussi dans la vie sensible, commune à tous les animaux, que l’on retrouve les plaisirs abordés plus haut. Finalement, les deux autres sections de l’âme sont celles qui nous distinguent des autres animaux: d’abord la raison pratique, chargée d’évaluer la juste action en fonction des connaissances que nous avons, ensuite la raison scientifique, qui s’occupe d’acquérir ces connaissances.

Dans La République, Platon, le maître philosophique d’Aristote, affirme que toutes les parties de l’âme doivent être inféodées à la raison. Selon lui, cette faculté nous permet réellement d’apprécier la forme du bien lui-même dans les choses plaisantes. Le secret de la vie bonne résiderait donc dans le contrôle total de la raison et dans la suppression de toutes les autres parties de l’âme. Aristote partage cette idée que la raison devrait être maîtresse de l’âme mais ne va pas aussi loin que Platon. Contrairement à son prédécesseur, l’auteur de L’éthique à Nicomaque ne croit pas qu’il soit possible – ni souhaitable – que l’être humain s’affranchisse de sa nature sensible non rationnelle. Sans elle, pense-t-il, nous n’aurions pas les émotions nécessaires pour consoler nos proches, lutter avec vigueur contre les injustices et rire incontrôlablement avec nos amis autour d’un bon repas. Le plaisir, partie essentielle de la vie sensible, est utile à la réalisation de la vertu car il peut nous y pousser, mais sans la supervision de la raison pratique, elle peut aussi nous pousser vers le vice. Comment alors distinguer entre les plaisirs vertueux et les plaisirs vicieux? Le philosophe propose une réponse simple: l’équilibre.

La modération a bien meilleur goût

«La vertu est donc un équilibre, dans la mesure où elle vise ce qui est intermédiaire.» Cet intermédiaire dont parle Aristote indique l’existence d’extrêmes (la déficience et l’excès) où résident les vices. Prenons comme exemple la bravoure. Bien qu’elle soit définie principalement dans un cadre militaire, on peut aussi assimiler le comportement de l’étudiant qui s’inscrit à un cours difficile, mais réalisable, à cette vertu. La condition déficiente de la bravoure serait la couardise: l’étudiant se laisse dominer par sa peur et se contente de cours faciles par crainte d’échouer. À l’inverse, la condition excessive de la bravoure serait la témérité: l’étudiant s’inscrit à un cours auquel il est insuffisamment préparé et se voue à l’échec. Puisque la bravoure est l’état d’une âme qui agit bravement, l’on conclut aussi que la vertu aristotélicienne n’est pleinement réalisée qu’à travers les actes.

À présent, nous comprenons que la vertu nous amène à faire de bons choix. Mais comment pouvons-nous acquérir une vertu? Selon Aristote, il suffirait simplement de commencer à agir vertueusement maintenant, car, éventuellement, on développerait une inclination à le faire. À priori, chaque être humain a le potentiel d’être vertueux, mais nous n’agissons pas toujours de la meilleure manière. Aristote définit trois types d’erreurs qui nous éloignent de la vertu. Il y a d’abord l’ignorance des circonstances particulières. Si l’étudiant croit, au meilleur de ses connaissances, qu’il peut réussir un cours en réalité trop difficile pour lui, ce n’est pas une faute de témérité, mais plutôt une faute intellectuelle. La deuxième erreur possible est celle de l’incontinence, c’est-à-dire l’incapacité de résister à ses désirs ou à sa peur de souffrir. Ce serait le cas de l’étudiant qui sait que le cours est trop difficile pour lui mais qui craint la moquerie de ses amis le jugeant couard. La troisième erreur, celle de l’intempérance, est de loin la plus grave d’après le philosophe grec: l’étudiant sait que le cours est trop difficile, mais il considère que la témérité n’est pas un vice. Pour devenir vertueux, il faudrait donc se mettre en quête d’une vertu, puis lutter contre ses craintes et sacrifier ses plaisirs pour agir en harmonie avec la vertu. «Courage», nous dit Aristote, car à terme, faire le choix vertueux sera en soi source de plaisir. Si notre étudiant accepte d’y aller à son rythme, il aura davantage de plaisir à étudier, et les railleries de ses collègues ne seront pour lui qu’un encouragement à changer d’amis. Curieusement, la modernité a une phrase toute faite pour exprimer cette sagesse aristotélicienne: «fake it ‘till you make it» (soit, «fais comme si jusqu’à ce que tu y arrives»).

«La vertu est un parfait intermédiaire qui ne sera jamais atteint: nous serons toujours dans l’erreur, et c’est très bien, puisque s’améliorer est littéralement le travail d’une vie»

Plus facile à dire qu’à faire? Aristote admet que certains facteurs externes peuvent faciliter ou nuire au développement de la vertu. Un riche peut aisément faire preuve de générosité, et une personne qui a vécu des expériences traumatisantes pourrait avoir de la difficulté à se faire confiance. Bien sûr, il est toujours possible de pratiquer certaines vertus dans des conditions difficiles, et même les meilleures conditions seront inutiles à l’individu qui ne se remet pas en question.

Mais ce qui distingue Aristote des gourous de la croissance personnelle, c’est qu’il nous invite à être indulgents envers nous-mêmes. La vertu est un parfait intermédiaire qui ne sera jamais atteint: nous serons toujours dans l’erreur, et c’est très bien, puisque s’améliorer est littéralement le travail d’une vie. De plus, l’éthique de la vertu n’exige pas de nous de radicalement bouleverser notre rythme de vie. Elle nous invite plutôt à nous contenter de petits ajustements vers le mieux jour après jour. Aristote nie de toute façon que nous puissions nous transformer du jour au lendemain, car ce n’est qu’en pratiquant la vertu qu’on l’acquiert. Enfin, inutile de changer le monde pour être un bon être humain: notre quotidien recèle d’opportunités pour accomplir de petits gestes vertueux. Il suffit de les saisir.

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J’écris dans Le Délit pour sauver la vie de ses éditeurs https://www.delitfrancais.com/2022/01/26/jecris-dans-le-delit-pour-sauver-la-vie-de-ses-editeurs/ Wed, 26 Jan 2022 13:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=46720 Réflexion philosophique sur la fascination parfois pathologique du sang.

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Sans l’imprimerie, ce texte serait écrit en rouge sur blanc. Je suis Alexandre, illustrateur au Délit, et sans ce texte que je me suis engagé à écrire, je serais en train de découper les corps des membres du conseil de rédaction du Délit. Mon image m’importe et ma liberté aussi; je ne voudrais pas passer ma vie en combinaison de prisonniers… Je dois donc me contrôler. Pour noyer mon envie d’étouffer le rédacteur en chef avec les intestins de la productrice, je contribue au Délit dans la section de l’Éditeur Philosophie. Lui aussi, j’aimerais goûter à son entrecôte, mais je l’épargnerai peut-être parce qu’il est beau, ou je l’écorcherai vif après les autres, parce qu’il est trop beau. Il pourra ensuite rester moisir en me parlant et en me faisant danser avec sa voix mélodieuse sur les os de nos collègues. Mais pour le moment, la couleur orange carcérale me fait assez peur pour m’inciter à m’abstenir face au rouge viscéral, et c’est pour cela que vous me lisez en ce moment.

Ce que je fais, en écrivant cet article, s’appelle de la sublimation. Il s’agit d’un processus quasi chimique de spiritualisation des sentiments afin de les rendre éthiquement acceptables. Selon Freud, la sublimation est la capacité qu’ont certaines personnes à dévier leurs pulsions sexuelles ou intenses vers des buts n’ayant pas rapport avec les moteurs de ces pulsions. Souvent, l’activité artistique ou l’investigation intellectuelle sont les chemins empruntés dans le cadre de cette démarche. Toutefois, il est important de mentionner que tous les humains ne sont pas capables de cette heureuse disposition. Parfois, les activités socialement valorisées peuvent ne pas constituer des dérivatifs satisfaisants. La notion de sublime, quant à elle, est différente mais tout autant pertinente. Selon Edmund Burke, homme politique et philosophe irlandais du 18e siècle, elle désigne le sentiment captivant qui nous traverse devant une scène qui secoue et déconcerte. La véritable signification du sublime n’a rien à voir avec son sens moderne «beau». Comme la sublimation évoquée plus haut, le sublime a trait à un dépassement, à une faille du langage quand il s’agit de le verbaliser. Autrement dit, ces deux concepts sont désignés par des mots qui ne semblent pas remplir clairement leur fonction nominative. Le sublime, c’est un genre d’étonnement, un effroi plaisant qui dépasse celui qui le ressent. Un exemple probant de sa manifestation est l’épisode du sang de l’oie sur la neige dans l’œuvre de Chrétien de Troyes Perceval ou le conte du Graal. Dans ce roman, le chevalier en quête de la coupe convoitée est frappé par le sublime lorsqu’il témoigne d’une scène tant glaçante que sanglante. Il observe, dans une banalité déstabilisante, un faucon transpercer une oie et l’abattre sur la neige. Il reste à observer la scène, figé pendant un moment qui l’est aussi. L’oie, blessée au col, fait couler trois gouttes de son sang dans la neige. En se répandant par capillarité dans la neige, elles rappellent au chevalier les traits du visage de son amoureuse. Dans ce texte, l’oie est un objet sublime (sa mort étant sa seule utilité) dont la vie ne servait qu’à produire cette image thanatique. L’animal n’a éprouvé aucune souffrance, et son immobilisme interpelle le lecteur.

«Pour le moment, la couleur orange carcérale me fait assez peur pour m’inciter à m’abstenir face au rouge viscéral, et c’est pour cela que vous me lisez en ce moment»

Roland Barthes verrait dans cette scène une des expressions premières du punctum de l’image, qu’il théorise comme étant le point sortant de l’image comme une flèche pour transpercer au vif celui qui l’observe. Les trois gouttes de sang fascinent le personnage médiéval et viennent transposer l’impact du faucon sur l’oie dans son imaginaire comme si la scène tout entière l’imprégnait en passant par trois trous. Bien que l’on oppose aujourd’hui communément le blanc au noir, l’oxymore chromatique originel, que l’imprimerie a fait disparaître, est l’association du rouge et du blanc. En effet, tant visuellement que symboliquement, l’ambivalence de cette opposition enrichit l’intensité dégagée par la scène et constitue un topos dans tous les arts. D’un côté, le blanc peut incarner la pureté, la virginité, la jeunesse, l’innocence. De l’autre côté, il représente l’isolement, la fin de vie; il est fantomatique et est même associé, en Asie du Sud-Ouest, à la mort. Le blanc pur recouvre les montagnes mais est rebelle à sa reproduction, car il est difficile de l’imiter sans qu’il soit trop beige ou grisé. Ensuite le rouge: il s’agit de la couleur du feu, de l’amour, de la joie. Il est aussi la couleur de la sexualité, de la séduction ou du dépucelage. Le rouge renvoie évidemment au sang, donc aussi bien au fluide vital, au sang insufflé, qu’au sang versé, aux viscères et aux blessures. Qu’il provoque un malaise vagal chez ceux qui en ont peur ou une érection chez ceux qui le boiraient, le sang est menaçant et sa juxtaposition avec le blanc est sublimement subversive. Quand Perceval regarde la neige s’empourprer, il décrit, avec un point de vue naïf, une scène qui ferait détourner les yeux d’un regardant empathique. On pourrait a priori penser qu’il dresse un tableau fidèle et innocent d’une scène de mort animale, qu’il se fait distant de la scène pour la décrire de façon objective. En réalité, il n’est pas distant: il surpasse la scène et parvient à y voir sa bien-aimée, vierge donc fantasmée. C’est dans ce moment que l’on comprend qu’il est lui-même le faucon, chasseur qui troue l’oie au niveau de son col. Le sang est donc le vecteur par lequel Perceval est saisi et ressent le sublime. C’est dans cette tension entre peur (ou horreur) et grandeur que peuvent émerger des moments sublimes. Cependant, quand ce dosage n’est pas maîtrisé (volontairement ou non), il est légitime de se demander pourquoi l’homme est attiré par des images qui ne font que le déranger.

«Qu’il provoque un malaise vagal chez ceux qui en ont peur ou une érection chez ceux qui le boiraient, le sang est menaçant et sa juxtaposition avec le blanc est sublimement subversive»

Pour être convainquant en tentant d’écrire une fiction qui relate les crimes d’un tueur, il ne suffit pas de créer des personnages irréductiblement méchants – comme Jason du film Vendredi 13 ou Freddy Krueger dans Les Griffes de la nuit – qui sont des monstres sans équivoque, qui l’ont toujours été, et qui semblent être génétiquement déterminés à une telle monstruosité. Souvent, visionner ces films constitue un moment de plaisir, de proximité avec le mal, ce qui pousse le spectateur à jouir de la violence débridée à l’écran. Selon le marquis de Sade, si la cruauté peut être aussi excitante, c’est parce qu’elle est «le premier sentiment qu’imprime en nous la nature». Elle nous fait revenir à ce moi «sauvage», étranger à la moralité, et libre comme un animal.

Toutefois, même si cette branche du cinéma est appréciable, elle est très invraisemblable parce qu’elle ne met pas le doigt sur le véritable dérangement que l’on peut éprouver face aux criminels en chair et en os. Ce qui dérange vraiment, selon la philosophe Hannah Arendt, ce n’est pas le caractère isolé et extraordinaire que l’on rattache à un meurtrier, mais plutôt sa banalité et, a fortiori, son humanité. Elle écrit que les criminels de chair et d’os prouvent qu’une personne moyenne, qui ne serait ni faible d’esprit, ni endoctrinée, ni cynique, peut être absolument incapable de distinguer le bien du mal. Apparemment, je ferais partie de ces gens-là… Quand j’essaie de comprendre d’où me vient la nécessité de collectionner les cadavres, je pense à un roman: Un Roi sans divertissement de Jean Giono.

«Je n’ai pas détourné vos yeux de ma perversité. J’aurais pu vous surprendre et vous laisser découvrir, dans un banal bulletin de nouvelles télévisées, le sort de l’équipe du Délit, de laquelle j’étais moi-même un banal illustrateur ayant écrit un banal article sur le sang»

Dans l’excipit fantastiquement grandiose de ce roman, le personnage principal tue une oie pour apprécier une dernière fois le sang et la neige sublimes, alors qu’il fume une cartouche de dynamite pour se faire exploser. La scène est imprévisible et crée une nouvelle image frappante pour l’esprit. Ce roman, dont le titre fait référence à l’une des Pensées du philosophe Blaise Pascal («Un roi sans divertissement est un homme plein de misères»), raconte l’enquête menée par le capitaine Langlois pour retrouver le criminel responsable d’une série d’enlèvements dans un village des Alpes françaises. Le roman nous invite à lire, en filigrane, la psychologie du tueur pour comprendre que celui qui mène l’enquête est en fait similaire à celui qu’il étudie. Revenons à présent sur la référence au moraliste chrétien du 17e siècle dont il est question dans le titre de cet ouvrage. L’humain, selon Pascal, se divertit pour détourner sa pensée des sujets de réflexion tels que la destinée, le salut et la foi en Dieu. Étymologiquement, le divertissement renvoie au détournement (divertere en latin). Giorno, dans son roman, fait l’exposé de plusieurs types de divertissements (la chasse, le jeu, le spectacle); ces divertissements représentent pour l’auteur un refus plus ou moins conscient de l’exigence chrétienne de méditation personnelle. Quand on laisse une personne seule (représentée dans la phrase par un roi) sans qu’elle puisse se divertir, on ne verra plus que la misère de cette personne. À partir de là, il n’y a pas, sur la destinée humaine, de communauté de pensée entre Pascal, fervent chrétien, et Giono, athée. Pour Pascal, il s’agit d’accepter sa misère spirituelle (au lieu d’y échapper ponctuellement en se divertissant). Autrement dit, la privation de divertissement peut être l’occasion d’une conversion spirituelle. Quant à Giono, la solution «par le haut» à notre misère intrinsèque n’existe pas. Le fond de notre condition humaine, selon lui, est l’ennui. Il suggère que la vie n’a pas de sens et que toute entreprise sera désespérément gratuite. Alors, pour lui, il faudrait détourner sa pensée de cet ennui fondamental; autrement dit, il faudrait se divertir. Quels divertissements seraient possibles et suffisants pour permettre à l’homme d’échapper à l’étourdissement symptomatique de la contemplation de l’ennui? Pour la majorité des personnes, les loisirs, le travail ou l’écriture d’un article de philosophie suffisent pour étouffer la misère propre à leur condition. Mais pour certains êtres, les seules activités capables de subjuguer l’ennui doivent être risquées et violentes. C’est pourquoi on peut appeler «grand remède à l’ennui» le plaisir mêlé d’effroi qui réside dans le fait de tuer, en risquant sa propre vie.

Ainsi, alors que j’aurais pu écrire un article tronqué de ses intentions, et donc trompeur, j’ai choisi l’honnêteté. Je n’ai pas détourné vos yeux de ma perversité. J’aurais pu vous surprendre et vous laisser découvrir, dans un banal bulletin de nouvelles télévisées, le sort de l’équipe du Délit, de laquelle j’étais moi-même un banal illustrateur ayant écrit un banal article sur le sang. Cela rappelle la maxime devenue lapalissade «méfiez-vous des apparences». L’œil du chevalier Perceval qui, selon le plus grand nombre, devrait faire couler une larme et éviter le sang, fait tout l’inverse: il sexualise une vierge en l’associant par son hymen au cou déchiré d’une oie. Ce n’est pas un hasard si le mot «cruauté» vient du latin cruor, qui renvoie au plaisir éprouvé à la vue du sang versé. Langlois, de son côté, utilisait un hêtre magnifique et grandiose dans lequel il avait creusé un trou pour cacher les cadavres de ses victimes. La cruauté de ces deux personnages me tache comme du sang sur la neige. Et vous qui lisez mon texte, n’allez pas fouiller dans les érables du Mont-Royal, s’il vous plaît. J’admets craindre l’incarcération, et vous, vous devriez avoir peur de moi.

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La causalité chez David Hume https://www.delitfrancais.com/2022/01/19/la-causalite-chez-david-hume/ Wed, 19 Jan 2022 13:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=46323 Peut-on faire confiance à la science?

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Deux ans de pandémie nous auront convaincus de l’importance de la science dans notre société contemporaine. Cependant, à en juger par le nombre non négligeable de personnes se montrant sceptiques à propos des vaccins contre la COVID-19, de nombreux questionnements persistent quant à la validité des affirmations scientifiques. Au cœur de la réflexion philosophique qui entoure ces débats, l’on retrouve le fameux penseur écossais David Hume. 

«La plupart de nos connaissances, appelées “inductives”, émaneraient de nos observations du monde»

La connaissance inductive

En s’inspirant d’une tradition philosophique remontant jusqu’aux temps d’Aristote, Hume fait la distinction entre deux types exclusifs de connaissance. Tout d’abord, il y aurait les connaissances a priori, acquises indépendamment de notre expérience avec le monde. Une affirmation a priori est considérée comme vraie si son opposé est inconcevable, ou si elle découle par déduction d’une autre affirmation considérée comme vraie. Par exemple, si l’on sait qu’une personne a plus de 50 ans, alors on peut déduire que cette personne a plus de 20 ans, car 50, par définition, est supérieur à 20.

Cependant, les connaissances déductives ne représentent qu’une partie minimale de l’étendue du savoir humain. Selon Hume, la plupart de nos connaissances, appelées «inductives», émaneraient de nos observations du monde. «Nous présumons toujours, lorsque nous observons des qualités sensibles similaires, qu’elles ont des pouvoirs secrets similaires, et nous nous attendons à ce que des effets similaires à ceux que nous avons pu observer en découlent.» Les connaissances inductives nous permettent d’établir des jugements sur le futur à partir de notre expérience du monde. Si, par exemple, tous les beignes que j’ai mangés par le passé ont été délicieux, je m’attends à ce que le prochain beigne que je mange soit aussi délicieux.

Cependant, ce type de raisonnement présente un problème évident: il est circulaire. En réalité, rien ne m’assure que le prochain beigne que je mangerai sera délicieux. Je tire cette conclusion uniquement du fait que les beignes que j’ai mangés par le passé étaient délicieux. Mais, à nouveau, rien ne m’assure que le futur ressemblera au passé… La circularité réside dans le fait que la conclusion de mon raisonnement est, en même temps, la prémisse principale de celui-ci. Hume nous assure tout de même qu’il fait preuve d’un tel scepticisme, non pas pour nous décourager, «mais plutôt comme une incitation […] à essayer quelque chose de plus complet et satisfaisant». Voyons si la science nous offre des solutions plus encourageantes.

«Au lieu de supposer aveuglément que le futur ressemblera au passé, [la science tente] de formuler des hypothèses sur les causes qui ont produit certains effets par le passé, et de s’attendre à ce que ces causes se reproduisent dans le futur»

La causalité dans les sciences

Une autre façon de tirer des conclusions sur le monde est de produire un raisonnement causal. Au lieu de supposer aveuglément que le futur ressemblera au passé, il s’agirait de formuler des hypothèses sur les causes qui ont produit certains effets par le passé, et de s’attendre à ce que ces causes se reproduisent dans le futur. Voilà le type de raisonnement employé par la science. La science pourrait, par exemple, postuler que le sucre possède certaines caractéristiques qui rendent les aliments délicieux. Par conséquent, étant donné que les beignes contiennent du sucre, on peut s’attendre à ce que tous les beignes soient délicieux. Mais nous rencontrons ici le même problème que nous avons rencontré auparavant, c’est-à-dire, que rien ne nous assure que le sucre rendra les aliments délicieux dans le futur! La science ne fait que contourner le problème de la circularité, elle ne le résout pas.

Doit-on donc tout jeter par-dessus bord et conclure que les connaissances scientifiques ne peuvent jamais être satisfaisantes? Hume ne semble certainement pas être de cet avis. En effet, même si l’on ne peut pas vraiment justifier la véracité d’une hypothèse causale, on peut quand même tenter de formuler une théorie descriptive afin de distinguer les «bonnes» hypothèses causales des «mauvaises» hypothèses causales. Comme l’écrit Sarah Clairmont, chargée de cours à l’Université McGill, «le problème descriptif demande quelles inférences inductives sont légitimes bien qu’elles soient des illogismes [non-sequiturs, en anglais], et lesquelles ne sont rien de plus que des illogismes». Et c’est exactement ce problème que les philosophes des sciences tentent de résoudre.

→ Voir aussi: Ne sommes-nous qu’un tas d’atomes?

Abandonner la science?

En somme, le raisonnement causal est-il une méthode infaillible? Nous avons vu qu’il ne l’est pas, mais qu’il est possible de le perfectionner. De quelle façon le perfectionner demeure une question pour un autre jour. Ce qu’il faut retenir aujourd’hui, c’est que la science peut avoir un degré de fiabilité élevé et, surtout, qu’elle demeure le meilleur outil à notre disposition pour donner un sens au monde. Voilà la conclusion finale de Hume. Pour lui, le scepticisme philosophique n’a pas pour but de discréditer la science, mais plutôt de la renforcer en identifiant ses failles.

Remerciements à Sarah Clairmont pour avoir inspiré cet article.

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Mythologie: le sauveur blanc https://www.delitfrancais.com/2022/01/12/mythologie-complexe-du-sauveur-blanc/ Wed, 12 Jan 2022 13:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=46076 Infantiliser les opprimés pour satisfaire les privilégiés.

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Au cinéma, les temps ont changé. Les personnes racisées assument de plus en plus de rôles principaux, les perspectives sont de plus en plus diversifiées, les discours s’adaptent de plus en plus aux nouvelles sensibilités, mais un certain type de récit semble n’avoir jamais disparu des écrans: celui du «sauveur blanc». 

Le sauveur blanc désigne un personnage d’ascendance européenne qui, parfois malgré lui, prend le rôle de sauveur, de libérateur, d’élévateur de personnes racisées. Les récits de sauveurs blancs s’ancrent souvent dans des contextes d’injustices raciales marquées et de lutte contre ces injustices, mais prennent tout de même des personnages blancs comme protagonistes. Les spectateurs sont donc invités, non pas à suivre le combat de personnes opprimées pour se défaire de leurs maux, mais à suivre le parcours personnel d’un héros blanc qui se voit, d’une manière ou d’une autre, impliqué dans ce combat. 

Dans le film Green Book, par exemple, le videur italo-américain Frank Vallelonga prend le travail de chauffeur et garde du corps du fameux pianiste et compositeur Don Shirley. L’histoire de Don Shirley, un Afro-Américain homosexuel né dans le Sud des États-Unis dans les années 1920, est impressionnante et suffirait à elle-même pour faire un long métrage iconique. Elle n’est, cependant, apparemment pas assez impressionnante étant donné que Peter Farrelly a préféré diriger un film sur son chauffeur.

«Ce monde existe simplement pour satisfaire les besoins – y compris, ce qui est important, les besoins sentimentaux – des personnes blanches et d’Oprah»

Teju Cole

Bien sûr, le problème n’est pas un film ou un personnage en particulier. En fin de compte, Green Book était un film émouvant et Frank Vallelonga, un personnage dynamique et attachant. Le problème surgit lorsque l’on observe ce même genre de récit film après film et que l’on se rend compte que plusieurs de ces films gagnent peu à être racontés du point de vue d’une personne blanche. Pourquoi raconter The Blind Side du point de vue de la femme blanche qui a acueilli le jeune sans-abri Michael Oher, et non pas du point de vue de Michael Oher lui-même? Pourquoi raconter The Help du point de vue de l’écrivaine blanche qui décide d’écrire un livre sur des femmes de ménage noires, et non pas du point de vue de ces femmes de ménage? Ces choix de protagonistes blancs n’ont en réalité pas beaucoup à voir avec des considérations narratives, et tout à voir avec un fantasme bien ancien: celui du personnage blanc bienveillant dont la mission divine est de «civiliser» les non-blancs.

En effet, le récit du sauveur blanc part d’une prémisse extrêmement infantilisante: l’idée selon laquelle les personnes non blanches ont «besoin» d’être sauvées. Sauvées par une personne blanche, spécifiquement. Les personnages non blancs dans les récits de sauveurs blancs sont souvent dépeints avec une attitude passive. Si ce n’était pour l’aide gracieuse d’un sauveur blanc, ils seraient complètement impuissants face à leur sort fatal. Dans le To Kill a Mockingbird de Robert Mulligan, par exemple, un Tom Robinson impuissant et muet témoigne comment l’avocat blanc Atticus Finch le défend d’une sentence injuste et infondée. Robinson, comme le sont typiquement les personnages racisés dans les récits de sauveurs blancs, est complètement unidimensionnel, réduit à sa condition de victime.

Pourquoi ce type de récit a‑t-il persisté autant? Comme le tweetait Teju Cole, c’est tout simplement parce qu’il a la capacité unique à «satisfaire les besoins sentimentaux de personnes blanches». Dans une ère de revendications antiracistes intenses et de récriminations de racisme systémique, le récit du sauveur blanc permet à un public blanc de se rassurer qu’il peut être innocent, qu’il peut être gentil et libre de reproches et, bien sûr, qu’il peut toujours rester le protagoniste des histoires du monde. En empruntant à nouveau les mots de Cole, le récit du sauveur blanc constitue ainsi une «expérience émotionnelle qui valide le privilège [blanc]». En somme, peut-être les temps n’ont-ils pas tant changé.

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« Partir, c’est mourir un peu » https://www.delitfrancais.com/2021/11/30/partir-cest-mourir-un-peu/ Wed, 01 Dec 2021 03:32:57 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=45785 L’exotisme comme poétique de la conscience.

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«Peut-être une de nos tâches les plus urgentes est-elle de voyager, éventuellement au plus proche de chez nous, pour réapprendre à voir»

Marc Augé, L’impossible voyage

La mondialisation étend désormais ses tentacules aux quatre coins du monde. Si les derniers siècles ont été ceux de grands voyages et d’explorations, où piller des territoires habités était le propre de « découvertes », motif suffisant pour prendre la route vers l’ailleurs, les temps modernes se sont dotés de moyens toujours plus efficaces afin de dépasser les frontières et pénétrer l’étendue du monde. 

Qui voyage aujourd’hui n’a rien de l’explorateur d’antan. Le déplacement est devenu praticable par le plus grand nombre : on en a limité les aléas, les dangers, et la bonne circulation des individus est aseptisée par l’industrie touristique qui a pris d’assaut les espaces, veillant à les sécuriser et à les rendre plus accessibles que jamais. La mise en ordre touristique de la réalité offre à voir un « ailleurs » dorénavant construit. Pour le sociologue Rodolphe Christin, qui s’est intéressé à la tentation du voyage et aux ravages du tourisme dans son plus récent essai La vraie vie est ici, la « mise en production des paysages » orchestrée par le loisir touristique est un antivoyage qui décolore le monde en lui donnant des airs de parc d’attraction.

Mais le voyage et le tourisme sont-ils dissociables? Est-il encore possible de se défaire de l’emprise touristique – et de l’impératif capitaliste qui le gangrène – pour faire l’expérience d’un ailleurs? Pour le sociologue et essayiste, le voyage transcende le tourisme puisqu’au-delà du déplacement physique, il s’agit d’un acte de l’esprit, d’une certaine expérience du monde portée à la fois par la pensée et par le corps. Si l’industrie touristique met à mal cette expérience, il serait impératif de chercher à la sauver.

Aux racines du voyage

«La tentation du voyage est enracinée en nous»

Rodolphe Christin

Au-delà du déplacement physique, le voyage serait, selon Rodolphe Christin, une « mise à l’isolement volontaire », sorte « d’exil temporaire ». Cette distance subjective serait nécessaire pour aborder l’ailleurs en opposition à l’ici. « Partir, c’est mourir un peu », défend-il. Le voyage renfermerait cette inéluctable cassure entre le connu et l’inconnu, où l’on doit se défaire de l’un pour s’imprégner de l’autre. La logique de différenciation qui s’opère est inhérente au voyageur – alors que le touriste cherche à réaliser ses espérances, à expérimenter un ailleurs tel qu’il se l’imagine, le voyageur, lui, doit expérimenter la rupture et s’y adapter, forme d’intelligence permise à celui qui porte attention à l’existence. 

La géopoétique comme mouvement 

Pour comprendre la sensibilité comme fondement du voyage, Rodolphe Christin invoque le concept de géopoétique, néologisme créé par le poète et penseur Kenneth White. Ce terme désigne une théorie-pratique qui vise à renouveler notre rapport avec le monde. Il s’agit de porter une sensibilité nouvelle et de développer la faculté à « jouir du cosmos », c’est-à-dire de s’exposer plus intrinsèquement à la grandeur du monde. Par la géopoétique, les horizons se multiplient, à l’intérieur autant qu’à l’extérieur de l’être. Henry David Thoreau, philosophe américain, explore lui aussi cette dimension. « L’homme n’est que le point où je suis placé et, de là, la vue est infinie », écrivait-il au 19e siècle. Pour mettre à l’épreuve son propre rapport au connu et sa capacité à s’imprégner de l’ailleurs, Thoreau s’isole, se mettant littéralement à nu dans les bois. Il souhaite ainsi « prendre ses distances sans s’éclipser », afin de se défaire des conditionnements culturels qui limitent selon lui l’évasion. Ces conditionnements étant inculqués dès la naissance, ils dominent l’espace psychique des individus et limitent les potentialités. Pour jouir de l’ampleur de l’existence, il conviendrait, selon Thoreau, « d’outrepasser le cercle fermé des codes sociaux » afin d’explorer le « champ des possibles de l’expérience humaine ». Cette transcendance est possible par la conscience pleine et entière du monde. Le dépouillement des contraintes morales, sociales ou religieuses s’accompagne pour le philosophe d’un dépouillement matériel et d’une réduction des désirs. Cet épurement rendrait alors possible la « recherche d’une vie plus ample ». L’expérience de la pensée qu’incarne Thoreau demande donc de transcender les cadres du connu pour faire l’expérience d’un ailleurs. L’exotisme, ici entendu comme le lieu lointain et distancié du connu, devient alors atteignable par la « poétique de la conscience provoquée par la rupture des cadres perceptifs habituels ». 

«Le voyage transcende le tourisme puisqu’au-delà du déplacement physique, il s’agit d’une certaine expérience du monde portée à la fois par la pensée et par le corps»

Penser l’altérité

Mais pourquoi chercher cet exotisme ?, questionne Rodolphe Christin. Pour comprendre l’incitatif même du voyage, l’auteur s’intéresse aux écrits du philosophe Jean Duvignaud, pour qui le voyage est avant tout manière d’extase. L’« ex-tase », étymologiquement, demande à se tenir en dehors. Il y a là figure paradoxale : il faut sortir de soi pour atteindre, par le voyage, une forme d’initiation, une « possibilité de renaissance » tel que l’entend Duvignaud. « Pénétrons dans le voyage comme dans une matrice », car il y aurait, par la transposition des repères du quotidien, une conquête possible de l’humain que l’on devrait être. Sortir de soi pour devenir davantage ce que l’on est. « L’existence précède l’essence », nous disait l’existentialiste Jean-Paul Sartre, qui croyait que par l’expérience du monde, l’être se définit. Mais le voyage ne serait pas exclusivement une expérience existentielle, puisque l’individu approche l’inconnu à la fois en soi et au-dehors, défend Christin. Le voyage réconcilierait alors existentialisme et essentialisme, puisque la construction nouvelle de l’être, immergé dans le monde, s’additionne avec la conscientisation de son essence, préalable à son expérience dans le monde.

«Alors que le touriste cherche à réaliser ses espérances, à expérimenter un ailleurs tel qu’il se l’imagine, le voyageur, lui, doit expérimenter la rupture et s’y adapter»

Pour réussir ce parcours initiatique, il conviendrait donc de sortir de chez soi, de pénétrer dans l’ailleurs. Mais dans une planète mondialisée, rares sont les espaces où l’altérité radicale perdure. On peut perpétuer nos habitudes aussi bien à Pékin qu’à Bali : les multinationales pullulent dorénavant aux endroits que l’on voudrait croire reculés. Le tourisme fait également pression sur les minces filets sociaux et écologiques des lieux qu’il accule. Le visiteur devient alors ce tout-puissant symptôme des temps modernes où les écarts entre riches et pauvres se creusent, les uns profitant goulument des espaces bientôt précarisés des autres. 

Apprivoiser la connaissance du monde

Si l’ailleurs devient mondialisé, que reste-t-il de l’exotisme aujourd’hui? Rodolphe Christin aborde les écrits de Victor Segalen pour clarifier cette notion d’exotisme. Médecin de marine, archéologue et poète, Segalen considérait le rapport à l’ailleurs comme une expérience non seulement géographique, mais davantage intellectuelle et sensible. « L’exotisme est à la fois tributaire d’un état du réel, mais il dépend aussi de la sensibilité à saisir le caractère unique d’une existence ». Ce qu’il nomme « esthétique de la découverte » serait ainsi davantage une capacité qu’un lieu. Il faut savoir développer la notion du différent par la capacité à concevoir autre, qui résulterait en la connaissance du monde. L’exotisme, dès lors compris, englobe « ce qui échappe au connu, au déjà vécu », et demande une sensibilité originale capable de faire empreinte de cet ailleurs.

Pour percevoir, sentir et penser l’altérité, Segalen prend appui dans l’écriture, qui l’aide à connaître et à cultiver son rapport au monde. Le voyage, comme l’écriture, devient pour lui un « art de connaître le monde ». C’est là que s’immiscent les soucis du détail, la pleine conscience des événements et la curiosité – ceux-là mêmes qui animent certains voyageurs à saisir le jour, dans ses plus grandes banalités, qui pour eux n’en demeurent pas puisque figées dans un cadre extérieur au connu. L’écriture permet alors d’approcher la différence par ce regard nouveau et renouvelé au monde, où la sensibilité est affinée. Nul besoin d’aller bien loin – cette expérience peut se vivre au pas de la porte.

Voyager encore? 

«Hors de son lieu, le voyageur se relocalise ailleurs, autrement»

Pour sortir de l’accaparant lobby du tourisme et des ravages de celui-ci sur les sociétés, les environnements et les lieux qu’il prétend valoriser (l’étendue de la littérature scientifique publiée à ce sujet suffira à nous en convaincre), le voyageur moderne doit repenser son rapport à l’espace et à son propre environnement. Christin en appelle à la mise en œuvre d’une géopoétique qui marie contemplation et évasion – un renouveau de la perception du déplacement qui s’affirme comme « acte de la conscience » plutôt que comme mouvance physique. Un gage qui permettrait de prendre racine sans laisser de traces. De renouveler notre curiosité de découverte sans la corrompre par l’envie maladive de la piller. « Face aux déséquilibres qui nous menacent, réapprendre la vertu harmonieuse de la contemplation paraît salutaire. »

«Face aux déséquilibres qui nous menacent, réapprendre la vertu harmonieuse de la contemplation paraît salutaire»

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Lire un journal intime avec des jumelles https://www.delitfrancais.com/2021/11/23/lire-un-journal-intime-avec-des-jumelles/ Tue, 23 Nov 2021 16:01:16 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=45642 Poser un regard existentialiste sur un voyeur victime de voyeurisme.

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Un voyeur se positionne dans deux angles morts. D’abord physiquement : il se place dans une ouverture, de manière à ne pas être vu. Ensuite figurativement : il vit ce qu’il observe dans une intimité dérobée, mais ne participe pas véritablement à la scène qu’il observe puisque le regard est unilatéral. Dans cette position de voyeur, le voyeur n’a pas de conscience de soi puisque, comme le dit Hegel, la conscience de soi passe par la reconnaissance à travers une autre conscience. Sous le regard de l’autre, j’adopte une existence objective. Ce regard est négateur de ma liberté de sujet car l’image que l’autre me renvoie est figée et réductrice. Ainsi, vivre dans le monde intersubjectif implique nécessairement un conflit entre ma subjectivité et mon objectification. Je n’ai le choix que de partager ce monde. 

Dans ce conte, nous tâcherons d’éclairer le cheminement de la conscience de soi quand le regard d’autrui nous surprend pour la première fois, imposant la honte là où régnait l’indifférence.

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E avait cherché le carnet de son amoureux toute la nuit, motivée par l’envie de le lire complètement nu. Il devait être 4 heures du matin quand, en ouvrant le tiroir à produits ménagers, elle le trouva. Alors que l’amoureux, A, dormait profondément, E commença à lire, assise sur le carrelage de la cuisine. Elle voulait absolument savoir ce qu’A disait d’elle.

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Pour E, le regard d’autrui est nécessaire pour se constituer, d’où son inclinaison à faire de A un sujet qui peut construire son identité et définir son être. En somme, elle vit ses relations avec les autres comme s’ils étaient des sujets. Elle veut lire le journal intime pour en savoir plus sur ce qu’elle est aux yeux d’A et, par conséquent, ce qu’elle est à ses propres yeux. E veut plaire. Ou plutôt, elle souhaite qu’A la désire, et souhaite être l’élue d’A pour qu’il la sacralise et qu’elle devienne un absolu objectivé.

En nous inspirant de Jean-Paul Sartre, on pourrait avancer l’idée qu’E n’est plus dans l’existence mais qu’elle est dans la justification. E souhaite être élue et aimée, mais elle ignore qu’une fois qu’elle le sera, l’autre l’éprouvera à son tour comme subjectivité. Pour ces raisons – applicables aux relations amoureuses de manière générale – E devrait ranger le carnet, s’enfuir de chez A et arrêter de l’aimer parce qu’aimer, c’est ontologiquement un échec.

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E pensait que pour A, ce carnet était le seul espace où le regard d’autrui n’influençait pas ce qu’il disait. Elle y trouva des dessins médiocres, des poèmes à leur effigie. Elle était si désespérée d’exister dans ce carnet qu’elle jubilait à la vue de la lettre « E », croyant lire son nom. Mais il n’y avait que des banalités. Elle avait seulement retenu un passage insolite dans lequel A confessait avoir observé un couple de voisins qui se frappaient avec des ustensiles de cuisine et souriaient ce faisant. « Ils aimaient avoir mal et cela se voyait », racontait A sur une page écrite avec une main branlante.

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Dévions un instant et observons le couple masochiste dont il est question dans le carnet d’A. En empruntant des termes de la psychanalyse freudienne, nous pouvons interpréter que ce couple prend acte de la « pulsion de mort » lorsqu’il se frappe avec des ustensiles de cuisine, soit qu’il explore ses limites, s’autodétruit. En trouvant un plaisir sexuel dans la violence, le couple instaure un dualisme qui lie et oppose pulsions de vie (soit, les pulsions sexuelles et les pulsions d’autoconservation) et pulsions de mort. 

Jacques Lacan modernise cette vision contestée du père de la psychanalyse et insiste plutôt sur la notion de « masochisme primordial », qui désigne un instinct de se livrer à autrui en se faisant son objet. Le psychanalyste avance que le masochisme se met en acte comme plaisir tourné vers l’objet et rejoint le principe de Nirvana : en nous faisant retourner à l’inorganique et à la mort originelle, la pulsion régresse et remonte jusqu’à l’origine. La seconde composante serait la pulsion de destruction, qui permet l’homéostasie du milieu psychique avec la pulsion de vie. Le masochisme est une tentative de sujétion d’autrui. Il représente la volonté de s’en remettre à autrui pour se faire exister. Ainsi, la conclusion est la même que pour les relations amoureuses : même si l’on peut être objet pour autrui, on ne peut jamais l’être pour soi-même.

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E allait refermer le carnet, quand une phrase lui sauta aux yeux. A avait écrit : « J’ai dans mon salon deux fenêtres qui donnent sur celles des autres et une paire de jumelles pour les transformer en vitrines. Je suis un voyeur qui n’a pas honte ». Pour la première fois, E s’est sentie vue, comme si les ronflements de son amoureux endormi la guettaient. Elle poursuivit la lecture. « Alors que j’observais encore la chambre mauve de la femme qui pleure pour exister, j’ai eu la vive impression d’être vu et mon corps me l’a dit. Quelqu’un me voyait nu devant ma fenêtre, derrière mes jumelles. J’ai eu peur. J’ai eu honte même. Je suis un voyeur qui a honte. Alors j’ai voulu vérifier si j’étais observé. J’ai vu un homme qui me regardait avec ses jumelles. Il souriait, extasié. Il m’a montré, avec une violence statique, que ce n’est pas parce qu’on vole qu’on ne peut pas être volé. » Après avoir lu ça, E ne voulait pas en savoir plus. 

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Finalement, cette double mise en abyme met l’accent sur le voyage de la honte chez E et A. Indifférents au début de leur expérience de curiosité mal placée – soit, de voyeurisme –, ils agissent comme s’ils étaient seuls. C’est la honte qui fait entrer autrui dans le monde de ces indifférents. Le sentiment que l’on attache à la « honte » est la conscience de honte : E et A ne conscientisent pas leurs gestes jusqu’à ce qu’un élément perturbateur ne les voie (c’est le cas du voyeur A qui est vu par un autre voyeur) ou jusqu’à ce qu’ils imaginent quelqu’un qui les voit (comme pour E qui projette l’histoire qu’elle lit à la sienne). Comme le dit Jean-Paul Sartre dans L’Être et le Néant, « La honte est honte devant quelqu’un. […] Autrui est le médiateur indispensable entre moi et moi-même : j’ai honte de moi tel que j’apparais à autrui ».

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Mythologie : la laïcité https://www.delitfrancais.com/2021/11/16/mythologie-la-laicite/ Tue, 16 Nov 2021 19:03:56 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=45503 La religion d’un soldat impérial et d’une professeure musulmane.

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«L’identité religieuse s’exprime à travers différents registres symboliques. […] Le « symbole » est un symbole dans la mesure où il manifeste sur le plan matériel une vertu à perfectionner, une croyance métaphysique. […] Certains symboles dérangent plus que d’autres»

Dania Suleman

Imaginons la vie d’un soldat impérial (oui, comme dans Star Wars). Appelons-le George, en l’honneur du photographe espagnol Jorge Pérez Higuera, qui a réalisé en 2015 une exposition imaginant le quotidien de ces soldats. 

George se lève tous les matins, sans son armure ni son casque. Les murs de sa chambre sont d’un rouge vif car il en a marre du blanc – à son boulot, tout est blanc. Il se brosse les dents, prend son déjeuner, lit les nouvelles de la galaxie. Et enfin, le moment fatidique arrive : il est l’heure pour George d’enlever son pyjama aux motifs de tigre et de se vêtir de son armure immaculée. Il enfile ses bottes, ses gants, son équipement et, une fois son casque en place, il n’est plus George, il est uniquement un soldat impérial. Loyal serviteur de l’Empire, sa seule mission est d’obéir aux ordres de l’empereur Palpatine sans objection, sans hésitation et sans délai. 

Pour son boulot, George doit parfois faire des choses qu’il n’aime pas, comme capturer et enfermer des Tuk’ata, ces créatures semblables à des chiens que l’Empire entraîne à poursuivre des ennemis. Capturer des mammifères va à l’encontre de la religion de George, mais il n’a pas le choix : George a besoin de ces crédits pour payer son loyer et son épicerie. Originaire de la planète Serenno, il croit aux sept dieux de la religion ancestrale de ce monde, dont le dieu des mammifères, Ferogentia. Tous les soirs, George fait brûler de l’encens sur une petite table ronde, ferme les yeux et exprime son repentir à Ferogentia : « Pardonne-moi, je t’en prie. Je dois faire ce que l’Empire m’ordonne si je veux survivre », implore-t-il. 

«Une fois son casque en place, il n’est plus George, il est uniquement un soldat impérial»

C’est dans une situation semblable que se retrouvent les employé·e·s de l’État au Québec. Depuis l’entrée en vigueur de la Loi sur laïcité de l’État (mieux connue sous le nom de « loi 21 »), il est interdit aux fonctionnaires en position d’autorité de porter des signes religieux, même si leur port est requis par la religion en question. Cela inclut non seulement les juges, les policier·ère·s et les gardien·ne·s de prison, mais aussi les enseignant·e·s. Ainsi, une enseignante musulmane – appelons-la Fatima – se voit dans l’obligation d’enlever son voile si elle veut exercer son métier. 

Au nom de quoi Fatima doit-elle se dévêtir? Parce que c’est essentiellement cela qui lui est demandé : se dévêtir. Au nom de l’État, bien sûr, et de l’impartialité qu’il est censé incarner. Tout comme un soldat impérial, Fatima doit se défaire de toute influence privée et se dédier impeccablement à la tâche qui lui est confiée, celle de l’instruction des nouveaux sujets de l’État. La salle de classe se doit d’être un univers hermétique, à l’abri des germes du dogme et de la religion. Ces derniers sont proscris de pénétrer l’espace immaculé de l’enseignement, même de façon symbolique. 

En entrant dans la salle de classe la tête découverte, Fatima signale implicitement à toute personne qui l’aperçoit qu’elle est « comme tout le monde », qu’elle appartient à la « communauté civique ». Débarrassée de son individualité – donc, de sa subjectivité – tout comme un soldat impérial, elle est officiellement, et paradoxalement, « libérée » de la religion. De cette façon, elle est enfin prête à enseigner un cours de Culture et citoyenneté québécoise à ses élèves. 

Évidemment, porter un voile ou ne pas en porter n’influence en rien les croyances et enseignements d’une professeure. Comme l’écrit Dania Suleman, avocate et réalisatrice québécoise, « les vêtements des un·e·s et des autres nous informent sur une partie de leur identité (leurs valeurs, leur mode de vie, leur philosophie, leur foi), et non sur leur capacité d’exercer leur métier en toute impartialité ». Mais cela est hors sujet dans le contexte de la loi 21. L’intention n’est pas d’éliminer les biais des enseignant·e·s, mais de protéger les étudiant·e·s du virus de la religion, même de sa simple vue.

Marco-Antonio Hauwert Rueda | Le Délit

Sacrée laïcité

Frank William Remiggi, ancien professeur à l’Université du Québec à Montréal (UQÀM), définit la religion comme un « ensemble de pratiques symboliques possédant sa structure propre mettant en relation des représentations générales et particulières du monde, des rituels permettant d’effectuer les transitions de phases dans les cycles de l’existence et de traverser les situations de crise, ainsi que des règles constituant un code de conduites morales. Cet ensemble est porté par une communauté au sein de laquelle se déploient variablement des rôles sociaux spécialisés ». Tiens donc, il s’avère que cette définition de la religion se rapproche drôlement du projet de laïcité du Québec, ainsi que des préceptes de l’Ordre impérial galactique.

Les enseignant·e·s au Québec doivent en effet suivre un ensemble de « pratiques symboliques », tel qu’ôter tout symbole religieux avant l’entrée dans un établissement scolaire. Retirer son voile, c’est essentiellement un acte de purification. Cette purification est nécessaire si l’on veut intégrer l’espace sacré de la salle de classe. 

«L’intention n’est pas d’éliminer les biais des enseignant·e·s, mais de protéger les étudiant·e·s du virus de la religion, même de sa simple vue»

Ainsi, la « représentation du monde » mise de l’avant par la loi 21 est essentiellement celle d’une bataille entre ce qui est salissant et contaminant d’un côté (la religion), et ce qui est propre et libérateur de l’autre (la laïcité). Pour qu’elle puisse être libre, il faudrait à tout prix protéger la fragile jeunesse de la contamination que représente la religion. 

Cette construction du monde s’accompagne aussi de « rituels » particuliers : le cours de Culture et citoyenneté québécoise, par exemple, sert comme rituel de transmission du bien sacré de la laïcité. Pour assurer le bon déroulement de ce processus délicat, l’enseignant·e remplit le « rôle spécialisé » de véhicule de la transmission. Tout cela, dans le but de construire et reproduire la « communauté » laïque québécoise.

En somme, nous observons que la laïcité telle que pratiquée au Québec suit très fidèlement la définition de la religion proposée par Frank William Remiggi. À vouloir effacer la religion par l’intrusion dans l’individualité, il semble plutôt que la laïcité a fini par devenir elle-même une construction imaginaire dogmatique.

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Les dérives de l’idéal de l’authenticité https://www.delitfrancais.com/2021/11/09/les-derives-de-lideal-de-lauthenticite/ Tue, 09 Nov 2021 16:55:07 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=45382 Juxtaposer narcissime contemporain et primauté de la raison instrumentale pour y cerner les maux de la modernité.

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«La découverte de ma propre identité ne signifie pas que je l’élabore dans l’isolement, mais que je la négocie à travers un dialogue, en partie ouvert, en partie intérieur, avec les autres»

Charles Taylor

«C’est ainsi que je pense car cela est ce que je ressens, et je désire que tu respectes ce sentiment qui m’anime. » Comment aller à l’encontre d’une telle volonté de liberté de conscience? Impossible, ou presque, de s’aventurer en ces eaux. Et même si une éphémère volonté de contredire ces propos nous éprend, l’exprimer à voix haute ne se fait qu’au risque de recevoir les foudres fatales des ardent·e·s défenseur·e·s de la culture de l’annulation (ccancel culture, en anglais). Or, des arguments comme celui cité ci-haut se fondent sur une conception erronée des libertés fondamentales et sur un idéal de l’authenticité travesti pour camoufler des comportements égoïstes qui manquent en réalité de rigueur intellectuelle.

Cette réflexion en est une, entre autres, que le philosophe et sociologue Charles Taylor suggère dans son œuvre Grandeur et misère de la modernité. Cette œuvre, qui reprend les conférences du prolifique auteur à l’Université de Toronto en 1991, touche aux thèmes susmentionnés à travers deux concepts principaux et pertinents à transposer dans une réalité moderne actuelle : le narcissisme contemporain et la raison instrumentale.

Sans constituer le procès du narcissisme contemporain, ni celui de la raison instrumentale, nous ambitionnons ici plutôt juxtaposer ces deux notions afin de mettre en lumière leur nécessaire complémentarité. 

Le narcissisme contemporain 

Les langages, au sens large du terme notamment les mots, les gestes, l’art ou tout autre mode d’expression sont acquis par le processus d’échange, par la rencontre avec l’Autre. C’est à travers cette connaissance des langages que se forme ensuite une identité qui nous est propre. Ce rapport dialogique se poursuit ainsi tout au long de l’existence humaine et ne se limite pas à une simple question de formation, qui serait circonscrite à l’enfance et à l’influence des parents. Que nous nous définissions en concordance ou en contradiction avec les autres, le résultat reste inchangé : le développement de notre identité se fonde nécessairement sur notre existence commune et partagée. Taylor pousse encore plus loin la réflexion. Dans la mesure où certains intérêts ne sont accessibles qu’en relation avec l’Autre et sont donc issus de ce partage, cet Autre devient alors « partie de [notre] identité intérieure ». Même si le courant du narcissisme moderne croit que ce rapport dialogique constitue une forme de limitation dont il faudrait s’émanciper, de tels efforts seraient vains selon Taylor. Il faudrait plutôt favoriser une approche qui accepte la condition collective de notre identité, cette particularité fondamentale à l’existence humaine. Ainsi, non seulement la création et l’évolution d’identité ne reposent pas sur notre volonté unique, mais ce processus doit également être soumis à une certaine limite : celle de se baser sur un horizon d’intelligibilité. 

«Un idéal de l’authenticité travesti nous conduit inévitablement vers une perte de sens et de profondeur, voire un aplatissement de notre existence»  

La liberté d’agir et de penser, dans le contexte où nous cherchons à nous définir, semble être un argument souverain : sa simple invocation semble détruire toute autre rhétorique. Cela témoigne bien du statut puissant que les libertés fondamentales occupent dans notre époque moderne. Toutefois, selon Taylor, pour atteindre l’idéal d’authenticité qui émane de la culture contemporaine, les arguments sur lesquels repose notre liberté de nous définir doivent être invoqués, au préalable, sur des horizons de signification ou d’intelligibilité. Ces horizons doivent, quant à eux, se fonder sur des questions essentielles et significatives, telles que les exigences de la solidarité, de la nature ou de l’histoire. D’ailleurs, le sociologue définit l’idéal de l’authenticité comme un idéal moral d’une vie meilleure, plus élevée, qui n’a pas simplement pour objectif l’assouvissement des besoins ou l’utilitarisme. Ainsi, ces choix que nous justifions comme essentiels à l’épanouissement de nous-même ne deviennent pas incontestables uniquement parce qu’ils reposent sur la puissance du libéralisme ; les idéaux moraux peuvent être sujets à débat et faire l’objet de critiques de la part d’autrui. Croire en des exigences qui transcendent le moi permet d’atteindre cet idéal d’authenticité, d’après le philosophe, car on ne peut accéder à ce « sentiment de l’existence » que si l’on reconnaît qu’il nous rattache à un tout plus vaste. Cette reconnaissance est d’ailleurs capitale à une politique écologique qui doit se dresser contre l’instrumentalisation de la nature, conséquence directe de l’anthropocentrisme de nos sociétés. Un idéal de l’authenticité travesti nous conduit inévitablement vers une perte de sens et de profondeur, voire un aplatissement de notre existence. 

Le rapport possible avec des enjeux dits « modernes d’aujourd’hui », où nos libertés fondamentales sont mises au cœur du débat, est frappant : le raisonnement sur la modernité dans les années 1990 est transposable à la contestation qui peut être faite aujourd’hui de la vaccination obligatoire imposée par nos gouvernements. Effectivement, bien qu’il puisse être facile de plaider pour la défense de nos libertés fondamentales en se basant sur ce sentiment souverain de détermination subjective, Taylor rétorquerait que l’horizon d’intelligibilité se doit d’être planté prima facie comme décor. Une justification de ce sentiment devrait se baser sur des questions significatives au sens sociétal, par exemple la santé publique et ce, dans une optique de bien-être collectif. Malgré de tels éloges consacrés à la raison comme fondement nécessaire aux idéaux moraux, cette dernière possède une contrepartie dangereuse, celle de la raison instrumentale. 

L’idéalisation de la raison et son instrumentalisation 

Tel qu’abordé brièvement, la société contemporaine semble créer cet idéal de l’être humain rationnel qui n’est aucunement dépendant ou influencé par les autres et qui domine ses émotions. Cet être potentiellement détaché est ainsi fondé sur un idéal moral de maîtrise de soi, de pensée autonome. Le prestige associé aux mathématiques et, de manière plus générale, aux sciences, témoigne effectivement de cet idéal. Pourtant, l’instrumentalisation de notre force persuasive à des fins politiques ou économiques ne cessera de faire les manchettes dans une ère capitaliste où tout projet scientifique a besoin de financement. Comment alors mordre la main qui nous nourrit? L’affaire de la docteure Nancy Olivieri reflète de manière illustre comment le conflit entre les intérêts des compagnies pharmaceutiques – qui financent les recherches – et ceux des chercheur·se·s vient miner une nécessaire objectivité. Chercheuse à l’hôpital de Toronto, elle découvre les effets secondaires dangereux d’un médicament, alors que ses travaux étaient commandités par la compagnie qui le produisait. S’ensuit alors un recours juridique de l’entreprise contre Olivieri où ni son hôpital, ni son université ne viendront prendre sa défense. Tout cela pour dire que l’objectivité des sciences dites pures peut être remise en question, même si elles tendent à établir leur fondement sur la raison et donc sur une prétendue objectivité qui serait, par définition, incontestable. 

Taylor pousse encore plus loin son analyse de la grande valeur accordée à la primauté de la raison instrumentale, en la rattachant à notre conception de nos communautés et à ce qui nous y lie. Selon lui, la modernité est caractérisée par une instrumentalisation de nos relations interpersonnelles, dans la mesure où celles-ci seraient devenues les outils de notre propre épanouissement. Nous n’avons qu’à penser ce phénomène dans une perspective carriériste, où le réseau social pour professionnel·le·s LinkedIn, et le réseautage de manière plus générale, en constituent le paroxysme. En effet, cette institutionnalisation a comme fondement la considération des relations interpersonnelles comme des moyens stratégiques pour atteindre des objectifs carriéristes plutôt que de les envisager comme des fins en soi. Voilà ce qui mène à une « position atomiste et instrumentaliste à l’égard du monde et d’autrui », à un déchirement du tissu social, selon le philosophe. Comment engendrer des changements sociaux profonds au sein d’une société si fragmentée? 

«Sans se lancer dans une abnégation existentielle, il semble nécessaire de reconnaître notre identité individuelle et sociétale en se basant sur une raison intelligible, mais pas instrumentale»

Les deux courants opposés présentés ont donc besoin l’un de l’autre pour s’équilibrer en un juste milieu. D’un côté, la raison instrumentale effrénée mène à la disparition des objectifs moraux, à l’éclipse des fins qui transcendent le moi. D’un autre côté, sans se lancer dans une abnégation existentielle, il semble nécessaire de reconnaître notre identité individuelle et sociétale en se basant sur une raison intelligible, mais pas instrumentale. 

À la lumière de cette réflexion, il semble que pour atteindre sa forme la plus vertueuse, l’idéal moral émanant de la culture contemporaine, qui prescrit l’acceptation de l’authenticité et de l’originalité, doit du même coup se porter défenseur d’un discours de la différence et de la diversité. Notons pourtant — dans notre contexte moderne actuel — qu’un tel discours est antinomique à une rhétorique laïque non inclusive telle que nous pouvons parfois l’observer dans l’espace public.

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Ne sommes-nous qu’un tas d’atomes? https://www.delitfrancais.com/2021/11/02/ne-sommes-nous-quun-tas-datomes/ Wed, 03 Nov 2021 00:16:49 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=45263 Le réductionnisme en science cognitive doit encore patienter.

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Pour René Descartes, philosophe français du 17e siècle, l’être humain est composé de deux parties distinctes : l’âme et le corps. Le corps, de par sa nature matérielle, se doit de suivre les lois de la physique. Comme tous les autres objets, il tombe vers le bas, peut être propulsé, et perd de sa chaleur au contact de l’air. L’âme, quant à elle, contient la nature divine de l’humain, selon le philosophe. C’est en elle que l’on retrouve le libre arbitre et les facultés mentales. Sans elle, le corps ne serait qu’un automate dénué de liberté. 

Malheureusement pour le philosophe, ce dualisme a très mal vieilli. Aujourd’hui, on rencontre rarement des scientifiques et des philosophes croyant en une substance immatérielle qui anime nos corps. Le matérialisme, c’est-à-dire l’idée selon laquelle seuls les objets physiques existent réellement, fait désormais presque l’unanimité dans les sociétés laïques. Par conséquent, le corps humain ne serait qu’un tas d’atomes, l’idée d’une âme est abandonnée, et, avec elle, la seule garantie de libre arbitre… Si nous pouvons prédire le comportement de quelques atomes avec des théories physiques poussées, qu’est-ce qui nous sépare fondamentalement de l’automate? Les tenants du déterminisme matérialiste, qui soutiennent que l’avenir est déjà défini par l’état actuel des entités physiques et par les lois qui les régissent, n’attendent qu’une théorie complète de la physique afin de démontrer que ce que nous appelons émotions, pensées et valeurs ne sont en réalité que des phénomènes régis par des lois strictes. Cette hypothèse, bien que séduisante, est contestée dans le champ de la philosophie des sciences.

«Il est certain que ce moi, c’est-à-dire mon âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement et véritablement distincte de mon corps, et qu’elle peut être ou exister sans lui»

René Descartes

Les failles du réductionnisme

Toute science vise à expliquer son objet d’étude. Pour ce faire, elle se dote de deux outils principaux : les entités et les lois. Les entités correspondent aux « choses » qui existent, et les lois sont les chaînes causales qui les relient. Prenons l’exemple de la science cognitive, qui s’intéresse à la pensée humaine et parfois animale. Cette science reconnaît une série d’entités : l’individu, les idées, le stress, etc. Elle fait également usage d’une série de principes comme la loi de l’effet, qui dicte que les organismes adoptent des comportements plaisants plutôt que déplaisants. Une fois ces entités et ces lois définies, on peut les agencer pour prédire et manipuler des événements : par exemple, on peut motiver un enfant à faire ses devoirs en rendant l’activité agréable.

Ces lois ne sont pas aussi déterministes que celles que l’on applique en physique puisque, contrairement à la trajectoire d’une particule dans un accélérateur, on ne peut jamais deviner le comportement d’un être humain avec certitude. Pourtant, si nous sommes composés d’atomes, pourquoi ne pouvons-nous pas simplement utiliser la physique pour prédire nos comportements avec précision? Après tout, la cognition n’est que neuroscience, la neuroscience n’est que chimie, et la chimie n’est que physique! Un tel recours à une science fondamentale comme la physique pour expliquer une science superficielle comme la psychologie est un exemple de réductionnisme, un processus qui doit répondre à des critères spécifiques.

«La cognition résiste à la réduction»

Premièrement, les entités de la science en cours de réduction doivent être définies dans des termes issus de la science qui réduit. Cela demanderait à la physique d’offrir une définition atomique du plaisir et de la souffrance, par exemple. Une fois ces définitions obtenues, on doit également dériver les lois du niveau superficiel à partir de lois plus fondamentales. Dans le cas qui nous occupe, cela signifie que la physique devrait utiliser ses propres lois comme la gravité, la thermodynamique et l’électromagnétisme pour arriver à la loi de l’effet. La physique ne respecte pas ces conditions par rapport à la science cognitive : nous n’avons toujours pas d’explication physique des émotions ou de la perception. On en conclut donc que la cognition résiste à la réduction. En fait, ces mêmes critères font en sorte que la science cognitive n’est réduite ni par la biologie, ni par la neuroscience, ni par la chimie. 

En attendant Gödel

Et si c’était une simple question de temps? On pourrait tout simplement attendre que la neuroscience explique la cognition, que la chimie résume la neuroscience, que la chimie soit déduite de la physique et que la physique se prouve elle-même. Nous aurions alors un modèle déterministe physique du comportement humain! Pas de bol, car le mathématicien Kurt Gödel a démontré (en 1931) qu’une théorie complète comme celle-ci est impossible grâce à son célèbre théorème de l’incomplétude. Celui-ci stipule qu’aucun système théorique ne peut prouver sa propre validité, ce qui implique nécessairement l’existence d’autres théories non réduites. Si nous admettons tout de même l’idée d’une physique complétée, il faut encore faire preuve de prudence. 

D’abord, déclarer que le comportement humain se réduit à des phénomènes physiques reviendrait à faire de la pure spéculation sans aucune utilité pour les scientifiques d’aujourd’hui. Un laboratoire de psychologie ne saurait que faire d’un accélérateur de particules, du moins pour les prochaines années (décennies, siècles, millénaires?). Pour l’instant, les théories psychologiques et sociales ont une puissance explicative bien plus élevée que les théories physiques en ce qui concerne le comportement humain.

«Affirmer que l’être humain n’est qu’un tas d’atomes est au mieux inutile et au pire erroné»

Ensuite, il existe des raisons fondamentales de s’opposer à la réduction. L’une d’elles est que certaines entités ne peuvent être définies correctement qu’en faisant appel au contexte plus large. Prenons l’exemple d’une pièce de casse-tête. On pourrait s’amuser à analyser les matériaux qui la composent au niveau microscopique, mais l’intérêt de la pièce réside en réalité en dehors d’elle-même, dans le rôle qu’elle joue dans le casse-tête. Par définition, sans casse-tête, il ne peut pas y avoir de pièces de casse-tête. La même chose est vraie pour la cognition humaine : même si elle est ultimement le résultat de processus physiques, son sens réside dans le rôle qu’elle joue dans notre conscience et dans nos rapports sociaux. Une science qui considèrerait le langage comme de simples vibrations laisserait s’échapper le sens même du langage. Voir les entités non pas comme des ensembles de matériaux mais plutôt comme des particules de systèmes plus complexes est à l’opposé du réductionnisme. Cette approche a également un nom : l’holisme.

Bien sûr, on ne peut pas dire que les sciences fondamentales n’apportent rien à la psychologie. De nombreux médicaments aident à guérir certaines maladies mentales sur des bases neurochimiques, et l’imagerie cérébrale offre une perspective essentielle à la psychologie actuelle. Toutefois, affirmer que l’être humain n’est qu’un tas d’atomes est au mieux inutile et au pire erroné. Le réductionnisme ne tient pas en compte certaines caractéristiques humaines relevant de la sociabilité et de la conscience, qui n’ont de sens que lorsque nous les analysons dans leur contexte. De même, dire que nous ne sommes mus que par des forces physiques déterministes et que le libre arbitre n’est qu’une illusion n’explique pas grand-chose de nos vies et n’est propice qu’au déclenchement de crises existentielles.

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Carl Schmitt et le politique https://www.delitfrancais.com/2021/10/26/carl-schmitt-et-le-politique/ Tue, 26 Oct 2021 16:08:31 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=45096 Appréhender l’état d’exception.

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Que peut nous enseigner Carl Schmitt sur le 21e siècle? À bien des égards, nous pourrions croire que des thèses avancées par un natif de l’Allemagne wilhelmienne ne sauraient décrypter les rouages d’une société à l’ère de la mondialisation. Souvent cloisonnés au sein des départements d’études germaniques, les écrits de Schmitt suscitent cependant un regain d’intérêt au tournant des années 2000, comme en témoigne l’important volume de littérature académique qui lui est aujourd’hui consacré. Pour son lecteur aguerri, ce constat n’a rien de bien surprenant. 

Guerre contre le terrorisme, surveillance de masse et banalisation progressive de l’état d’urgence sanitaire. Les enjeux éthiques soulevés par le contexte historique des 20 dernières années semblent conjurer en Schmitt une figure qui, de manière quasi prophétique, illustra les limites et les contradictions de l’État de droit.

Né en 1888 dans une famille catholique de Westphalie, Carl Schmitt fut placé aux premières loges d’une Europe qui allait être appelée à subir les profondes mutations du 20e  siècle. À la suite d’études en droit entreprises à Berlin – où il reçut les enseignements de Max Weber – puis à Strasbourg, le juriste se dirigea vers une carrière académique à l’Université de Bonn.  

Ses critiques adressées au traité de Versailles et à la faiblesse constitutionnelle de la jeune république de Weimar permirent à l’ambitieux professeur de droit de se tailler une place sur la scène intellectuelle allemande. La période qui précéda la Seconde Guerre mondiale lui fût particulièrement prolifique, avec la publication de certains de ses ouvrages majeurs comme La Dictature (1921), Théologie politique (1922) ou La notion de politique (1932).

Au carrefour de la science jurdique et de la philosophie, l’œuvre qu’il nous lègue se démarque par une postérité des plus iconoclastes. Les concepts qui y sont développés ont pu trouver preneur chez un auditoire extrêmement diversifié, qui s’étend de la gauche populiste aux faucons de la diplomatie américaine en passant par les constitutionnalistes proches du Parti communiste chinois.

Au ban de l’Histoire

Pour un théoricien de l’État d’exception qui est à la fois penseur de l’ennemi politique et partisan d’un exécutif fort, la controverse semble relever de la prédestination.

Initialement hostile à l’égard d’Adolf Hitler, Carl Schmitt fait volte-face en 1933 et décide, sous l’invitation de Martin Heidegger, de rejoindre les rangs du parti national-socialiste. Les hauts dignitaires nazis surent tirer profit de son expertise à titre d’éminent professeur de droit constitutionnel. Pour divers commentateurs, sa vision de la souveraineté absolue offre des armes à tous ceux qui aspirent à voir une concentration des pouvoirs en la personne du Führer, qui incarnerait le gardien de la nation. Relégué à l’arrière-plan de la vie intellectuelle de son pays par les Alliés victorieux, le « Kronjurist (avocat de la couronne, ndlr) du Troisième Reich » devra renoncer à sa chaire d’enseignement pour les années à venir.

S’il est pertinent de lire Carl Schmitt en ce 21e siècle, ce n’est guère pour la droiture d’un personnage au ban de l’Histoire, autant que pour la justesse de certaines de ses analyses. Les questions délicates, voire inconfortables soulevées par ses écrits se doivent d’être étudiées de manière critique afin d’appréhender les enjeux juridico-politiques qui marqueront notre époque des plus incertaines.

Les arcanes de la souveraineté

Les problématiques de la souveraineté qui animent l’œuvre schmittienne s’inscrivent dans un dialogue plus large avec plusieurs grands penseurs de l’Époque moderne. À l’aube d’une conception absolue de la souveraineté s’impose la recherche de ses de origines légitimes. Ce changement de paradigme amène la réflexion philosophique à proposer une analyse phénoménologique du politique en tant que construction humaine dépourvue de ses a priori moraux et religieux.

Face aux mutations politiques des 16e et 17e siècles, certains théoriciens décident de rompre avec la tradition chrétienne et féodale du pouvoir. Les guerres de religions entre catholiques et protestants portent le coup fatal au grand projet d’une Europe unifiée sous une chrétienté homogène. Dans ce contexte, l’affirmation des identités nationales qui découle d’une compétition de plus en plus marquée entre les États naissants pave la voie à une concentration des mécanismes du pouvoir dans les mains d’une figure souveraine.

«L’humain tel que présenté dans Le Prince est un être faible, avare et victime de ses passions»

La bonté naturelle de l’être humain est un ancien postulat qui fera l’objet de critiques assassines dans l’œuvre de certains des auteurs les plus influents – et controversés – de l’époque, comme Nicolas Machiavel, Thomas Hobbes ou Jean Bodin. Pour le premier, fonctionnaire de la République de Florence et singulièrement associé à une conception du pouvoir qui lui est éponyme, l’humain tel que présenté dans Le Prince est un être faible, avare et victime de ses passions. Un bon souverain, précise-t-il, n’hésitera donc pas à recourir à la ruse et à user de stratagèmes pour conserver son domaine. L’impassible pragmatisme de l’auteur florentin renvoie à un adage bien connu : la fin justifie les moyens.

L’objectif de Machiavel fait l’objet de nombreuses interprétations. Œuvre immorale ou coup de génie qui permit à la masse de prendre conscience des mécanismes du pouvoir ? Carl Schmitt en retiendra la nécessité d’un cadre politique et juridique qui permettrait d’éviter la violence passionnelle inhérente à la nature humaine. En ce sens, la conscience du droit permet d’établir une distinction entre l’individu civilisé et le barbare, l’homme et la bête.

Cette vision négative de l’être humain à l’état de nature est également un concept présent chez le philosophe anglais Thomas Hobbes. Œuvre à la fois circonstancielle et intemporelle, le Léviathan (1651) propose une science capable de structurer la moralité et la gouvernance des êtres humains. D’entrée de jeu, son auteur décrit un état de compétition permanent entre les individus, qui cherchent à acquérir des biens, se faire une réputation, ou se protéger des ennemis potentiels. En l’absence d’une autorité supérieure, explique-t-il, cet état de guerre permanente freine le développement d’une société accomplie. Le moyen permettant aux humains de se sortir de cet état de misère est de conférer leur puissance et leur force à une seule voix, ou à une assemblée, qui aurait le pouvoir de ramener la pluralité vers une volonté commune.

En se soumettant à cette entité, une sorte de contrat social serait alors réalisé : le peuple accepte de renoncer à son autodétermination en échange d’une paix assurée par le souverain. Hobbes utilise l’analogie du Léviathan, créature biblique amorphe, pour parler de cet État très puissant qui aurait la capacité d’imposer son propre cadre pacificateur. Une telle construction pourrait ainsi nier la nature hostile et cruelle de l’humain, au profit de tous.

«Les passions qui poussent les humains à la paix sont la peur de la mort, le désir des choses nécessaires à une existence confortable, et l’espoir de les obtenir par leur activité»

Thomas Hobbes, Léviathan, chapitre 13

La référence à Hobbes est un incontournable chez Carl Schmitt. En tant que catholique, l’intérêt pour les écrits du philosophe anglais réside moins dans les analyses théologiques qu’il propose – Hobbes est après tout un critique des dogmes de la Révélation et du miracle – que de sa réponse au problème politique de son temps. Observant le déclin des démocraties libérales au lendemain de la Première Guerre mondiale, le juriste allemand se réfère ainsi au concept du Léviathan pour établir sa propre théorie de la souveraineté, qui porte le nom de « décisionnisme ».

Son livre Théologie politique, publié en 1922, s’ouvre sur une phrase célèbre qui posera les bases de la philosophie politique du décisionnisme : « Est souverain celui qui décide de l’exception. » Cette affirmation doit se comprendre en lien avec la fragilité de la République de Weimar des années 1920, et plus largement avec les situations exceptionnelles qui peuvent affliger la constitution de n’importe quel régime parlementaire. En substance, aucun ordre juridico-politique n’a la capacité de prédire avec certitude les conditions qui mèneront à sa fin. Qu’il s’agisse d’une attaque terroriste, d’une pandémie ou de toute autre situation extraordinaire, il est nécessaire pour un État de savoir réagir en conséquence, dans le but de s’auto-préserver. Or, explique Schmitt, un système fondé sur des normes ne saurait répondre adéquatement à chaque enjeu possible. C’est lors de ces situations ambiguës que l’autorité souveraine se manifeste sous son vrai jour pour protéger la constitution d’un peuple.

Pour le professeur de droit, la présence d’un état d’exception nécessite qu’une figure libérée de contraintes normatives puisse interpréter la constitution en dernière instance afin de poser les actions nécessaires pour rétablir l’ordre antérieur. Puisque les lois sont censées être rédigées selon un état de normalité, il est nécessaire qu’une figure autonome émerge pour les suspendre lorsque la situation menace la survie du système en place. Même s’il peut être possible d’imaginer certaines situations exceptionnelles à l’avance, et de s’y préparer en codifiant une réponse préalable, Schmitt reste dubitatif. Selon lui, toute tentative de prédire une exception est vouée à l’échec. En effet, la situation peut évoluer trop rapidement pour que l’ordre en place puisse s’y adapter. En rejetant la vision normative du droit, Carl Schmitt adopte un point de vue profondément anti-kantien et se placera en opposition aux tenants d’un positivisme juridique niant la notion de souveraineté, comme Hans Kelsen.

Les paradoxes théologico-politiques de l’État de droit

En plus de poser les bases de la philosophie du décisionnisme, son ouvrage de 1922 présente la réalité politique du 20e siècle comme étant une période de sécularisation de certains concepts religieux. Cette vision du monde, que Carl Schmitt développera davantage dans La notion de politique 10 ans plus tard, servira de trame de fond pour sa critique des grands principes du libéralisme. Sans aucun doute, c’est sur cet aspect que l’œuvre du philosophe connaîtra la plus grande postérité.

Pour le principal intéressé, tous les concepts significatifs de l’État moderne reposent sur une construction historique qui s’inspire des écrits bibliques. Dans un monde laïque, voire athée, le Dieu omniprésent, qui constituait par le passé la pierre angulaire de tout fondement moral, se voit remplacé par la figure du juge. Ce cadre d’analyse est proposé par Schmitt pour étudier les rouages des démocraties libérales d’un point de vue sociologique.

Alors que la religion peut se fonder sur la vérité de la Révélation pour adopter une vision du monde manichéenne entre croyants et non-croyants, tout objet politique se base sur une distinction ami/ennemi, qui prend la forme d’une construction triadique de deux individus qui se liguent contre un ennemi commun. Le libéralisme des droits de l’homme et de la liberté individuelle est en ce sens paradoxal, selon Schmitt, puisque sa nature politique mènera forcément l’individu au conflit, lorsque confronté à une idéologie différente.

Afin d’illustrer son propos sur la nature du politique et de la distinction ami/ennemi, l’auteur nous offre des comparaisons avec d’autres constructions métaphysiques : l’esthétique, par exemple, est une opposition du beau contre le laid et l’économie se voit quant à elle comme une distinction entre le rentable et le non rentable. Les relations entre les États doivent donc se comprendre comme un combat entre Léviathans, qui tentent tant bien que mal de contenir leur hostilité à l’égard des autres. Les pays se reconnaissent mutuellement comme puissances souveraines sur un territoire bien défini, tout en se distinguant sur le fond.

«La présence d’un état d’exception nécessite qu’une figure libérée de contraintes normatives puisse interpréter la constitution en dernière instance afin de poser les actions nécessaires pour rétablir l’ordre antérieur»

Qu’une opposition entre deux groupes d’individus soit de nature économique, religieuse ou culturelle, elle vient à se transformer en antagonisme politique lorsqu’assez forte pour provoquer une séparation claire entre amis et ennemis. Par exemple, une classe au sens marxiste du terme cesse d’être une construction purement économique lorsqu’elle décide d’agir politiquement pour lutter contre les détenteurs de capital.

C’est d’ailleurs cette distinction que Schmitt accuse les démocraties libérales de masquer. Prétendant à une portée universelle héritée des Lumières, ces dernières refusent de concevoir le politique comme étant le point culminant de tout antagonisme. Loin de promouvoir une meilleure cohésion entre différents groupes aux intérêts variés, écrit Carl Schmitt, l’appropriation de vertus telles que le progrès, l’humanisme et la défense des libertés mène inévitablement à une polarisation de la sphère publique. Ces postulats moraux permettent de facilement faire passer des intérêts secondaires, qu’ils soient de nature économique ou stratégique, comme étant nécessaires à la préservation du « bien ».

«Prétendant à une portée universelle héritée des Lumières, les démocraties libérales refusent de concevoir le politique comme étant le point culminant de tout antagonisme»

De concert avec sa vision théologique de la politique contemporaine, le juriste pousse cet argument encore plus loin en mettant en garde ses lecteurs contre une nouvelle forme de « guerre sainte » menée par le libéralisme. Dans les siècles derniers, l’omniprésence du Christianisme en Occident permettait aux belligérants de justifier certaines interventions militaires comme étant justes et conformes au dogme chrétien. En l’absence de telles prérogatives, les démocraties libérales doivent employer une nouvelle rhétorique pour donner une aura de légitimité à leurs entreprises guerrières. Aux yeux de Schmitt, un État pourrait notamment accuser un ennemi économique d’entretenir une vision qui s’oppose à celle des droits de l’homme, et ainsi contribuer à sa diabolisation dans l’opinion publique.

Peut-on dire que l’Histoire a donné raison à ce penseur controversé ? Pour son lectorat, qui inclut des philosophes allant de Giorgio Agamben à Slavoj Žižek, la référence à Schmitt semble inévitable en ce début de 21e siècle. En exposant les mécanismes de la souveraineté ainsi que les contradictions inhérentes du libéralisme, ce dernier semble faire état d’un monde qui nous est que trop familier. Interventions économiques en Amérique latine, suspension des droits de l’homme pour les « ennemis » détenus à Guantánamo ou érosion des institutions démocratiques par un état d’urgence sanitaire continuel : serait-ce le moment de dépoussiérer un vieux classique de la philosophie politique?

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