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Entre créativité et éco-anxiété

Rencontre avec Florence K et Nessa Ghassemi-Bakhtiar.

Rose Chedid | Le Délit

La Société des arts technologiques (SAT), en collaboration avec l’Université du Québec à Montréal (UQAM), a présenté cette fin de semaine la conférence En Équilibre : l’éco-anxiété, moteur de transformation créative. Celle-ci était animée par Florence K, musicienne, animatrice radio et étudiante au doctorat en psychologie à l’UQAM, et par Nessa Ghassemi-Bakhtiar, conférencière, diplômée de McGill en déterminants socio-écologiques de la santé, aussi étudiante au doctorat en psychologie à l’UQAM.

Le Délit (LD) : Dans plusieurs publications et entrevues, vous dites, Nessa, que l’éco-anxiété n’est pas un trouble anxieux. Pourriez-vous donc expliquer en quoi cela consiste ?

Nessa Ghassemi-Bakhtiar (NGB) : Il y a énormément de définitions de l’éco-anxiété dans la littérature, mais celle qui nous rejoint le plus (quand je dis nous, je veux parler du collectif de personnes qui travaillent sur les questions de l’adaptation psychologique au changement climatique), c’est de dire que ça inclut une variété de réponses émotionnelles, cognitives et comportementales face à la prise de conscience des changements climatiques. Ça comprend l’anxiété, qui est orientée vers le futur, mais lorsqu’on dit que ce n’est pas un trouble anxieux, c’est parce qu’un trouble anxieux, ou l’anxiété en général, est associé à la pensée catastrophique. Pourtant, en ce moment, les catastrophes sont très réelles et ce qui est projeté l’est également. Donc, l’éco-anxiété n’est pas un trouble anxieux, parce qu’on n’est pas en train de se faire des idées trop grandioses de ce qui s’en vient. Pour moi, ce qui est important à retenir, c’est que l’éco-anxiété est une réponse qui est saine et adéquate face à l’ampleur des enjeux des changements climatiques. 

LD : Vous donnerez ensemble une conférence les 14 et 15 octobre sur l’éco-anxiété et la créativité. D’où est venue l’idée de jumeler ces deux sujets ?

Florence K (FK) : Je pense que l’idée est venue d’un désir qu’avait la SAT de parler d’anxiété. L’anxiété, c’est sur toutes les lèvres. L’éco-anxiété commence à faire partie de la réalité de beaucoup de jeunes personnes, et de moins jeunes aussi. J’ai pensé à Nessa, qui est en train de faire sa thèse sur les déterminants de l’éco-anxiété chez les jeunes. Ce n’est pas du tout ma spécialisation. Moi, je la connais seulement pour l’avoir ressentie. Au doctorat, c’est sur la créativité que je travaille. Donc, on a cherché, ensemble et avec la SAT, comment on pouvait arrimer ces deux thèmes-là qui nous tiennent à cœur. Puis, la solution s’est imposée d’elle-même : l’éco-anxiété fait appel à nos ressources créatives pour trouver les solutions face aux changements climatiques, mais aussi par rapport à la manière de vivre notre éco-anxiété. Donc, la conférence va alterner entre Nessa et moi : elle va apporter tout son savoir sur l’éco-anxiété et moi le mien sur la créativité. Avec une rencontre entre ces deux sujets, on veut essayer d’amener quelque chose de nouveau et de positif à tout ça.

« L’éco-anxiété n’est pas un trouble anxieux, parce qu’on n’est pas en train de se faire des idées trop grandioses de ce qui s’en vient »

Nessa Ghassemi-Bakhtiar


LD : Vous êtes toutes les deux artistes, à votre manière. Est-ce que vos créations sont influencées par votre éco-anxiété ? Si oui, comment ?

NGB : Je dirais que ça fait longtemps que je ne me suis pas identifiée comme artiste ! Depuis que je suis retournée aux études en psychologie, on dirait que j’ai un peu abandonné ce titre-là. Quelque chose qui a été vraiment difficile pour moi, c’est que je suis passée du Cégep, où je suivais beaucoup de cours dans le domaine artistique, que ce soit de théâtre ou d’écriture créative, à un baccalauréat en environnement à McGill, où j’ai un peu perdu ces habitudes-là, parce que ce n’était pas intégré dans mon parcours. C’est déjà exigeant, faire des études supérieures, et à ce moment-là, je vivais probablement ce qu’on définirait aujourd’hui comme l’éco-anxiété. C’était de 2011 à 2015, quand on ne parlait pas encore d’éco-anxiété dans le monde environnemental. Dans mes cours d’anthropologie, j’ai eu la chance de reconnecter en quelque sorte avec la fibre créative, à travers l’anthropologie visuelle. C’est ainsi que j’ai voulu explorer la possibilité de créer, de contribuer à des changements sociaux à travers la création. Je dirais que maintenant, la créativité, j’ai appris à l’utiliser autrement que par la production artistique. C’est d’ailleurs quelque chose que l’on abordera dans la conférence. J’aime quand même faire de la photo, de la vidéo, de la danse, mais je ne me mets pas la pression de canaliser mon énergie dans la production artistique, comme je le faisais avant.

FK : De mon côté, quand je donne des concerts ou que je travaille avec des groupes, j’ai l’impression que même si tout ce qui se passe dans le monde est vraiment terrible sur le plan des changements climatiques, même si ça peut tuer l’espoir par moments, être en symbiose avec la musique et avec d’autres personnes à travers la musique fait renaître l’espoir. C’est comme si ça m’accordait des moments où je crois en l’humanité, et qu’en travaillant ensemble, en construisant quelque chose ensemble, on peut encore ressentir cette flamme-là. C’est vraiment une expérience que je partage à chaque fois que je fais de la musique avec quelqu’un, puis à chaque fois que je fais de la musique pour des gens. C’est l’idée qu’eux aussi me donnent quelque chose, par leur écoute et par le fait qu’ils soient là, ensemble. La musique, c’est vraiment devenu une façon de me donner des breaks de pensées anxieuses et de doctorat aussi, entre autres ! On va en faire l’expérience dans la conférence. Il va y avoir un moment où on va expérimenter la musique tous ensemble, le public, Nessa et moi, pour ressentir comment ça peut faire du bien.

« Être en symbiose avec la musique et avec d’autres personnes à travers la musique fait renaître l’espoir »


Florence K


LD : Pensez-vous qu’un jour il va falloir, en quelque sorte, induire l’éco-anxiété chez les gens, pour engendrer une mobilisation ? Est-ce que cela serait efficace ou nécessaire ?

NGB : Je dis souvent que la réponse normale à la prise de conscience des enjeux climatiques et environnementaux, c’est l’éco-anxiété. Il faut faire attention, il y a tout un discours sur le fait de jouer avec les émotions. Je pense qu’il faut qu’on crée d’abord l’espace pour vivre l’éco-anxiété et les émotions qui lui sont relatives, comme la peur et la colère. Cet espace-là, je pense qu’il n’existe pas en ce moment. Je pense que nous ne sommes pas équipés, en tant que société, pour gérer nos émotions tout court. Donc, utiliser les émotions pour manipuler les gens, par exemple dans l’adoption des changements radicaux nécessaires pour faire face aux dérèglements climatiques, c’est une mauvaise tactique à avoir en ce moment. Notre cerveau est fait pour garder le statu quo. Par exemple, si on fait peur aux gens avec des informations sans leur dire ce qu’il faut en faire, c’est normal que pour plusieurs, le mécanisme de défense soit de penser que les informations sont exagérées. Le problème, c’est que la science et les informations par rapport aux changements climatiques ne sont pas exagérées. La mission que je suis en train de construire autour du travail que je fais, c’est d’éduquer, d’informer et de transmettre des connaissances sur la fonction qu’ont les émotions. On a donné des connotations négatives à certains sentiments, dont la culpabilité. « Comment parler des changements climatiques sans générer la culpabilité ? », c’est quelque chose qu’on en- tend souvent. Mais selon moi, la culpabilité a une fonction. Elle t’informe sur quelque chose qui t’importe. Si tu te sens coupable, c’est peut-être parce que tu n’es pas en train de faire quelque chose qui concorde avec ton bien-être ou tes valeurs. En tant que société, on a fait en sorte que ces émotions, soi-disant négatives ou inconfortables, soient réprimées. Je préfère utiliser « inconfortables » parce que c’est de l’inconfort qui est généré. Et jusqu’à un certain point, je suis d’accord qu’il faut produire l’inconfort chez les gens, mais il faut que ça soit fait dans un espace qui est capable de mener vers l’utile. Tout comme la créativité d’ailleurs, qui nécessite l’espace mental nécessaire pour en faire usage.

« Notre cerveau est fait pour garder le statu quo »


Nessa Ghassemi-Bakhtiar

LD : Sur une note un peu plus légère, comment vous êtes- vous rencontrées ?

FK : Nessa fait partie de la cohorte qui a une année de plus que moi au doctorat. Elle avait organisé un midi causerie pour les nouveaux étudiants de notre section, deux mois avant que le doc commence. [En parlant à Nessa] T’étais super engagée, déjà tu parlais et j’ai fait « Wow » ! J’ai vraiment une admiration pour les gens qui ont une grande force de mobilisation, qui ont des valeurs et des choses qu’ils veulent amener dans la société. Ce n’est pas évident non plus, un sujet comme l’éco-anxiété, c’est quelque chose qui n’est pas facile à gérer pour beaucoup de gens. Et moi j’ai juste trouvé ça vraiment hot que Nessa travaille là-dessus. On avait aussi des enjeux dont on parlait ensemble, par exemple par rapport à l’exode des psychologues dans le réseau public, qui est une cause qui me tient vraiment à cœur. Puis, je suis entrée dans le comité exécutif de l’association générale des étudiants en psychologie des cycles supérieurs (AGEPSY-CS), dont Nessa est la présidente. 

NGB : On a connecté sur des valeurs communes, de justice sociale, entre autres.

FK : C’est amusant d’avoir des amis au doctorat, parce qu’on devient parfois très isolé dans notre travail. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai rejoint le comité exécutif de l’AGEPSY-CS, pour faire des rencontres et pouvoir échanger. C’est une façon de tisser un réseau dans un pro- gramme où on est très dispersé.

NGB : On s’est rejointes sur cette nécessité de recréer un sentiment d’appartenance, post-pandémie, avec quelque chose de plus grand que nous, en tant qu’individus.

FK : Et c’est intéressant de pouvoir mettre nos deux champs de spécialisation ensemble, puis de voir qu’en fin de compte, les sujets peuvent se tisser ensemble.


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