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« Partir, c’est mourir un peu »

L’exotisme comme poétique de la conscience.

Alexandre Gontier | Le Délit

« Peut-être une de nos tâches les plus urgentes est-elle de voyager, éventuellement au plus proche de chez nous, pour réapprendre à voir »

Marc Augé, L’impossible voyage

La mondialisation étend désormais ses tentacules aux quatre coins du monde. Si les derniers siècles ont été ceux de grands voyages et d’explorations, où piller des territoires habités était le propre de « découvertes », motif suffisant pour prendre la route vers l’ailleurs, les temps modernes se sont dotés de moyens toujours plus efficaces afin de dépasser les frontières et pénétrer l’étendue du monde. 

Qui voyage aujourd’hui n’a rien de l’explorateur d’antan. Le déplacement est devenu praticable par le plus grand nombre : on en a limité les aléas, les dangers, et la bonne circulation des individus est aseptisée par l’industrie touristique qui a pris d’assaut les espaces, veillant à les sécuriser et à les rendre plus accessibles que jamais. La mise en ordre touristique de la réalité offre à voir un « ailleurs » dorénavant construit. Pour le sociologue Rodolphe Christin, qui s’est intéressé à la tentation du voyage et aux ravages du tourisme dans son plus récent essai La vraie vie est ici, la « mise en production des paysages » orchestrée par le loisir touristique est un antivoyage qui décolore le monde en lui donnant des airs de parc d’attraction.

Mais le voyage et le tourisme sont-ils dissociables ? Est-il encore possible de se défaire de l’emprise touristique – et de l’impératif capitaliste qui le gangrène – pour faire l’expérience d’un ailleurs ? Pour le sociologue et essayiste, le voyage transcende le tourisme puisqu’au-delà du déplacement physique, il s’agit d’un acte de l’esprit, d’une certaine expérience du monde portée à la fois par la pensée et par le corps. Si l’industrie touristique met à mal cette expérience, il serait impératif de chercher à la sauver.

Aux racines du voyage

« La tentation du voyage est enracinée en nous »

Rodolphe Christin

Au-delà du déplacement physique, le voyage serait, selon Rodolphe Christin, une « mise à l’isolement volontaire », sorte « d’exil temporaire ». Cette distance subjective serait nécessaire pour aborder l’ailleurs en opposition à l’ici. « Partir, c’est mourir un peu », défend-il. Le voyage renfermerait cette inéluctable cassure entre le connu et l’inconnu, où l’on doit se défaire de l’un pour s’imprégner de l’autre. La logique de différenciation qui s’opère est inhérente au voyageur – alors que le touriste cherche à réaliser ses espérances, à expérimenter un ailleurs tel qu’il se l’imagine, le voyageur, lui, doit expérimenter la rupture et s’y adapter, forme d’intelligence permise à celui qui porte attention à l’existence. 

La géopoétique comme mouvement 

Pour comprendre la sensibilité comme fondement du voyage, Rodolphe Christin invoque le concept de géopoétique, néologisme créé par le poète et penseur Kenneth White. Ce terme désigne une théorie-pratique qui vise à renouveler notre rapport avec le monde. Il s’agit de porter une sensibilité nouvelle et de développer la faculté à « jouir du cosmos », c’est-à-dire de s’exposer plus intrinsèquement à la grandeur du monde. Par la géopoétique, les horizons se multiplient, à l’intérieur autant qu’à l’extérieur de l’être. Henry David Thoreau, philosophe américain, explore lui aussi cette dimension. « L’homme n’est que le point où je suis placé et, de là, la vue est infinie », écrivait-il au 19e siècle. Pour mettre à l’épreuve son propre rapport au connu et sa capacité à s’imprégner de l’ailleurs, Thoreau s’isole, se mettant littéralement à nu dans les bois. Il souhaite ainsi « prendre ses distances sans s’éclipser », afin de se défaire des conditionnements culturels qui limitent selon lui l’évasion. Ces conditionnements étant inculqués dès la naissance, ils dominent l’espace psychique des individus et limitent les potentialités. Pour jouir de l’ampleur de l’existence, il conviendrait, selon Thoreau, « d’outrepasser le cercle fermé des codes sociaux » afin d’explorer le « champ des possibles de l’expérience humaine ». Cette transcendance est possible par la conscience pleine et entière du monde. Le dépouillement des contraintes morales, sociales ou religieuses s’accompagne pour le philosophe d’un dépouillement matériel et d’une réduction des désirs. Cet épurement rendrait alors possible la « recherche d’une vie plus ample ». L’expérience de la pensée qu’incarne Thoreau demande donc de transcender les cadres du connu pour faire l’expérience d’un ailleurs. L’exotisme, ici entendu comme le lieu lointain et distancié du connu, devient alors atteignable par la « poétique de la conscience provoquée par la rupture des cadres perceptifs habituels ». 

« Le voyage transcende le tourisme puisqu’au-delà du déplacement physique, il s’agit d’une certaine expérience du monde portée à la fois par la pensée et par le corps »

Penser l’altérité

Mais pourquoi chercher cet exotisme ?, questionne Rodolphe Christin. Pour comprendre l’incitatif même du voyage, l’auteur s’intéresse aux écrits du philosophe Jean Duvignaud, pour qui le voyage est avant tout manière d’extase. L’« ex-tase », étymologiquement, demande à se tenir en dehors. Il y a là figure paradoxale : il faut sortir de soi pour atteindre, par le voyage, une forme d’initiation, une « possibilité de renaissance » tel que l’entend Duvignaud. « Pénétrons dans le voyage comme dans une matrice », car il y aurait, par la transposition des repères du quotidien, une conquête possible de l’humain que l’on devrait être. Sortir de soi pour devenir davantage ce que l’on est. « L’existence précède l’essence », nous disait l’existentialiste Jean-Paul Sartre, qui croyait que par l’expérience du monde, l’être se définit. Mais le voyage ne serait pas exclusivement une expérience existentielle, puisque l’individu approche l’inconnu à la fois en soi et au-dehors, défend Christin. Le voyage réconcilierait alors existentialisme et essentialisme, puisque la construction nouvelle de l’être, immergé dans le monde, s’additionne avec la conscientisation de son essence, préalable à son expérience dans le monde.

« Alors que le touriste cherche à réaliser ses espérances, à expérimenter un ailleurs tel qu’il se l’imagine, le voyageur, lui, doit expérimenter la rupture et s’y adapter »

Pour réussir ce parcours initiatique, il conviendrait donc de sortir de chez soi, de pénétrer dans l’ailleurs. Mais dans une planète mondialisée, rares sont les espaces où l’altérité radicale perdure. On peut perpétuer nos habitudes aussi bien à Pékin qu’à Bali : les multinationales pullulent dorénavant aux endroits que l’on voudrait croire reculés. Le tourisme fait également pression sur les minces filets sociaux et écologiques des lieux qu’il accule. Le visiteur devient alors ce tout-puissant symptôme des temps modernes où les écarts entre riches et pauvres se creusent, les uns profitant goulument des espaces bientôt précarisés des autres. 

Apprivoiser la connaissance du monde

Si l’ailleurs devient mondialisé, que reste-t-il de l’exotisme aujourd’hui ? Rodolphe Christin aborde les écrits de Victor Segalen pour clarifier cette notion d’exotisme. Médecin de marine, archéologue et poète, Segalen considérait le rapport à l’ailleurs comme une expérience non seulement géographique, mais davantage intellectuelle et sensible. « L’exotisme est à la fois tributaire d’un état du réel, mais il dépend aussi de la sensibilité à saisir le caractère unique d’une existence ». Ce qu’il nomme « esthétique de la découverte » serait ainsi davantage une capacité qu’un lieu. Il faut savoir développer la notion du différent par la capacité à concevoir autre, qui résulterait en la connaissance du monde. L’exotisme, dès lors compris, englobe « ce qui échappe au connu, au déjà vécu », et demande une sensibilité originale capable de faire empreinte de cet ailleurs.

Pour percevoir, sentir et penser l’altérité, Segalen prend appui dans l’écriture, qui l’aide à connaître et à cultiver son rapport au monde. Le voyage, comme l’écriture, devient pour lui un « art de connaître le monde ». C’est là que s’immiscent les soucis du détail, la pleine conscience des événements et la curiosité – ceux-là mêmes qui animent certains voyageurs à saisir le jour, dans ses plus grandes banalités, qui pour eux n’en demeurent pas puisque figées dans un cadre extérieur au connu. L’écriture permet alors d’approcher la différence par ce regard nouveau et renouvelé au monde, où la sensibilité est affinée. Nul besoin d’aller bien loin – cette expérience peut se vivre au pas de la porte.

Voyager encore ? 

« Hors de son lieu, le voyageur se relocalise ailleurs, autrement »

Pour sortir de l’accaparant lobby du tourisme et des ravages de celui-ci sur les sociétés, les environnements et les lieux qu’il prétend valoriser (l’étendue de la littérature scientifique publiée à ce sujet suffira à nous en convaincre), le voyageur moderne doit repenser son rapport à l’espace et à son propre environnement. Christin en appelle à la mise en œuvre d’une géopoétique qui marie contemplation et évasion – un renouveau de la perception du déplacement qui s’affirme comme « acte de la conscience » plutôt que comme mouvance physique. Un gage qui permettrait de prendre racine sans laisser de traces. De renouveler notre curiosité de découverte sans la corrompre par l’envie maladive de la piller. « Face aux déséquilibres qui nous menacent, réapprendre la vertu harmonieuse de la contemplation paraît salutaire. »

« Face aux déséquilibres qui nous menacent, réapprendre la vertu harmonieuse de la contemplation paraît salutaire »


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