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Machiavel, un homme machiavélique ?

Brève introduction à la philosophie politique du penseur florentin.

Alexandre Gontier | Le Délit

Vous ne connaissez peut-être pas Machiavel, mais vous connaissiez certainement le terme « machiavélique ». On le sait bien, une personne « machiavélique » est non seulement méchante, mais carrément sans merci, sans vergogne et sans cœur. Mais qui est l’homme derrière ce qualificatif ?

Niccolò di Bernardo dei Machiavelli, dit Nicolas Machiavel, est un incontournable de la philosophie politique. Vivant dans la Florence de la fin du 15e siècle, Machiavel portera, à l’instar de plusieurs intellectuel·le·s de son époque, plusieurs chapeaux : on le trouvera ainsi comme politologue, comme artiste, mais aussi comme fonctionnaire au sein de la République florentine. C’est par l’inspiration et les constats tirés de ces expériences que Machiavel rédigera, en 1513, son plus célèbre ouvrage : Le Prince. Ce traité politique, publié posthumément en 1532, se veut un manuel pour quiconque voulant devenir « prince » (c’est-à-dire un chef d’État, un souverain) et le rester.

« La soif de dominer est celle qui s’éteint la dernière dans le coeur de l’homme »

Nicolas Machiavel

Si Machiavel est un pilier de la science politique, c’est parce qu’il est considéré comme étant derrière une des théories politiques les plus importantes dans le domaine des relations internationales : le réalisme. Ce courant, encore bien ancré dans notre monde, se résume par le constat selon lequel le système international est anarchique, et par le postulat que les États sont égoïstes, ne cherchant qu’à assurer leur sécurité, leur survie et leur puissance.

La guerre, la guerre… une bonne raison pour se faire mal ?

L’adage dit « un mal pour un bien ». Pour Nicolas Machiavel, le bien ou le mal importent peu : après tout, « la fin justifie les moyens », écrit-il. Nonobstant les actions et subterfuges effectués pour atteindre un objectif, ce sont les résultats qui importent le plus. Dans ce contexte, il est entendu que le principal résultat recherché par un souverain est de rester au pouvoir. Ce genre de raisonnement peut conséquemment expliquer les actions effectuées pour arriver à sa fin, telles que la violence : « une guerre est juste quand elle est nécessaire », lance ainsi le politologue.

« Nonobstant les actions et subterfuges effectués pour atteindre un objectif, ce sont les résultats qui importent le plus »

Cette froideur et cette intransigeance expliquent la fameuse épithète lui étant associée, et auront mené à d’autres citations – moins connues – du penseur florentin, telles que : « Jamais les hommes ne font le bien que par nécessité », « La soif de dominer est celle qui s’éteint la dernière dans le coeur de l’homme » et « On s’attire la haine en faisant le bien comme en faisant le mal ».

Or, prenez garde ! Si le désir vous vient un jour de qualifier quelque chose de « machiavélique », sachez que, bien que le terme soit évidemment associé étymologiquement au penseur de la Renaissance, il ne peut pas être utilisé pour qualifier sa pensée. On qualifiera plutôt cette dernière de « machiavélienne ».

Dans ce cas, pouvons-nous quand même dire que Machiavel était… machiavélique ? Pas vraiment. Plus pragmatique qu’indubitablement insensible et méchant, Machiavel prescrit parfois la violence, mais toujours dans un cadre théorique, et non pas par gaieté de cœur ou par passion pour la souffrance. Ce fameux cas de différenciation entre l’homme et son œuvre transparaît notamment lorsqu’on tient compte du fait que le deuxième ouvrage le plus populaire du penseur, Discours sur la première décade de Tite-Live, détonne significativement du Prince. Ceci mènera même à une hypothèse selon laquelle Le Prince ne serait pas un manuel de science politique, mais plutôt une satire. 

Le Prince, moins fantaisiste que celui de Saint-Exupéry

Le Prince est une lecture facile et très accessible, et ce, même de nos jours. L’ouvrage est divisé en chapitres aux titres assez explicites, permettant de bien suivre la structure logique du penseur. On y trouve ainsi des chapitres tels que « De la cruauté et de la clémence, et s’il vaut mieux être aimé que craint » ou « Comment doit se conduire un prince pour acquérir de la réputation ».

Certes, Machiavel utilise parfois des termes comme « Prince » ou « principauté », et certains contextes peuvent parfois sembler anachroniques, mais l’ensemble de l’œuvre reste assurément compréhensible et reflète sans aucun doute une réalité encore bien présente dans le monde de la politique. La dynamique égocentrique des États est encore bien ancrée dans le système international, qui fait plus preuve de désir de survie que de solidarité, ce qui semble être directement hérité de la pensée de Machiavel.

« Jamais les hommes ne font le bien que par nécessité »

Nicolas Machiavel

La dynamique décrite par Nicolas Machiavel transpire dans d’innombrables œuvres des derniers siècles, autant dans des essais que dans la fiction, aussi bien dans la littérature que dans le cinéma et la télévision. Les œuvres Royal (de Jean-Philippe Baril-Guérard), la série Succession, le film Dr. Strangelove or : How I Learned to Stop Worrying and Love the Bomb (de Stanley Kubrick) ainsi que la filmographie d’Adam McKay et de Denys Arcand ne représentent ainsi qu’une infime partie de l’univers d’œuvres héritées de la pensée de Machiavel.

Il va sans dire que la pensée de Machiavel ne se retrouve pas uniquement dans l’art. Des parallèles entre Pierre Elliott Trudeau et la pensée machiavélienne sont effectués depuis de nombreuses décennies : ces parallèles sont notamment au cœur du documentaire Le confort et l’indifférence de Denys Arcand. Ainsi, de son attitude paradoxalement incisive mais fringante, notamment lors des évènements de la crise d’Octobre, certains ont diagnostiqué auprès du premier ministre une obstination et un contrôle machiavéliens. À cet effet, il n’est pas surprenant de constater que Pierre Elliott Trudeau lise de la philosophie politique depuis sa plus tendre adolescence, et que « le Prince » figure parmi ses surnoms.

Toutefois, nul besoin d’aller chercher aussi loin dans le passé pour trouver des disciples de Machiavel. Le président Vladimir Poutine prouve depuis des années qu’il est prêt aux pires atrocités afin de pouvoir atteindre ses objectifs. Ainsi, si Poutine est probablement machiavélien, il est assurément… machiavélique.


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