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J’écris dans Le Délit pour sauver la vie de ses éditeurs

Réflexion philosophique sur la fascination parfois pathologique du sang.

Alexandre Gontier | Le Délit

Sans l’imprimerie, ce texte serait écrit en rouge sur blanc. Je suis Alexandre, illustrateur au Délit, et sans ce texte que je me suis engagé à écrire, je serais en train de découper les corps des membres du conseil de rédaction du Délit. Mon image m’importe et ma liberté aussi ; je ne voudrais pas passer ma vie en combinaison de prisonniers… Je dois donc me contrôler. Pour noyer mon envie d’étouffer le rédacteur en chef avec les intestins de la productrice, je contribue au Délit dans la section de l’Éditeur Philosophie. Lui aussi, j’aimerais goûter à son entrecôte, mais je l’épargnerai peut-être parce qu’il est beau, ou je l’écorcherai vif après les autres, parce qu’il est trop beau. Il pourra ensuite rester moisir en me parlant et en me faisant danser avec sa voix mélodieuse sur les os de nos collègues. Mais pour le moment, la couleur orange carcérale me fait assez peur pour m’inciter à m’abstenir face au rouge viscéral, et c’est pour cela que vous me lisez en ce moment.

Ce que je fais, en écrivant cet article, s’appelle de la sublimation. Il s’agit d’un processus quasi chimique de spiritualisation des sentiments afin de les rendre éthiquement acceptables. Selon Freud, la sublimation est la capacité qu’ont certaines personnes à dévier leurs pulsions sexuelles ou intenses vers des buts n’ayant pas rapport avec les moteurs de ces pulsions. Souvent, l’activité artistique ou l’investigation intellectuelle sont les chemins empruntés dans le cadre de cette démarche. Toutefois, il est important de mentionner que tous les humains ne sont pas capables de cette heureuse disposition. Parfois, les activités socialement valorisées peuvent ne pas constituer des dérivatifs satisfaisants. La notion de sublime, quant à elle, est différente mais tout autant pertinente. Selon Edmund Burke, homme politique et philosophe irlandais du 18e siècle, elle désigne le sentiment captivant qui nous traverse devant une scène qui secoue et déconcerte. La véritable signification du sublime n’a rien à voir avec son sens moderne « beau ». Comme la sublimation évoquée plus haut, le sublime a trait à un dépassement, à une faille du langage quand il s’agit de le verbaliser. Autrement dit, ces deux concepts sont désignés par des mots qui ne semblent pas remplir clairement leur fonction nominative. Le sublime, c’est un genre d’étonnement, un effroi plaisant qui dépasse celui qui le ressent. Un exemple probant de sa manifestation est l’épisode du sang de l’oie sur la neige dans l’œuvre de Chrétien de Troyes Perceval ou le conte du Graal. Dans ce roman, le chevalier en quête de la coupe convoitée est frappé par le sublime lorsqu’il témoigne d’une scène tant glaçante que sanglante. Il observe, dans une banalité déstabilisante, un faucon transpercer une oie et l’abattre sur la neige. Il reste à observer la scène, figé pendant un moment qui l’est aussi. L’oie, blessée au col, fait couler trois gouttes de son sang dans la neige. En se répandant par capillarité dans la neige, elles rappellent au chevalier les traits du visage de son amoureuse. Dans ce texte, l’oie est un objet sublime (sa mort étant sa seule utilité) dont la vie ne servait qu’à produire cette image thanatique. L’animal n’a éprouvé aucune souffrance, et son immobilisme interpelle le lecteur.

« Pour le moment, la couleur orange carcérale me fait assez peur pour m’inciter à m’abstenir face au rouge viscéral, et c’est pour cela que vous me lisez en ce moment »

Roland Barthes verrait dans cette scène une des expressions premières du punctum de l’image, qu’il théorise comme étant le point sortant de l’image comme une flèche pour transpercer au vif celui qui l’observe. Les trois gouttes de sang fascinent le personnage médiéval et viennent transposer l’impact du faucon sur l’oie dans son imaginaire comme si la scène tout entière l’imprégnait en passant par trois trous. Bien que l’on oppose aujourd’hui communément le blanc au noir, l’oxymore chromatique originel, que l’imprimerie a fait disparaître, est l’association du rouge et du blanc. En effet, tant visuellement que symboliquement, l’ambivalence de cette opposition enrichit l’intensité dégagée par la scène et constitue un topos dans tous les arts. D’un côté, le blanc peut incarner la pureté, la virginité, la jeunesse, l’innocence. De l’autre côté, il représente l’isolement, la fin de vie ; il est fantomatique et est même associé, en Asie du Sud-Ouest, à la mort. Le blanc pur recouvre les montagnes mais est rebelle à sa reproduction, car il est difficile de l’imiter sans qu’il soit trop beige ou grisé. Ensuite le rouge : il s’agit de la couleur du feu, de l’amour, de la joie. Il est aussi la couleur de la sexualité, de la séduction ou du dépucelage. Le rouge renvoie évidemment au sang, donc aussi bien au fluide vital, au sang insufflé, qu’au sang versé, aux viscères et aux blessures. Qu’il provoque un malaise vagal chez ceux qui en ont peur ou une érection chez ceux qui le boiraient, le sang est menaçant et sa juxtaposition avec le blanc est sublimement subversive. Quand Perceval regarde la neige s’empourprer, il décrit, avec un point de vue naïf, une scène qui ferait détourner les yeux d’un regardant empathique. On pourrait a priori penser qu’il dresse un tableau fidèle et innocent d’une scène de mort animale, qu’il se fait distant de la scène pour la décrire de façon objective. En réalité, il n’est pas distant : il surpasse la scène et parvient à y voir sa bien-aimée, vierge donc fantasmée. C’est dans ce moment que l’on comprend qu’il est lui-même le faucon, chasseur qui troue l’oie au niveau de son col. Le sang est donc le vecteur par lequel Perceval est saisi et ressent le sublime. C’est dans cette tension entre peur (ou horreur) et grandeur que peuvent émerger des moments sublimes. Cependant, quand ce dosage n’est pas maîtrisé (volontairement ou non), il est légitime de se demander pourquoi l’homme est attiré par des images qui ne font que le déranger.

« Qu’il provoque un malaise vagal chez ceux qui en ont peur ou une érection chez ceux qui le boiraient, le sang est menaçant et sa juxtaposition avec le blanc est sublimement subversive »

Pour être convainquant en tentant d’écrire une fiction qui relate les crimes d’un tueur, il ne suffit pas de créer des personnages irréductiblement méchants – comme Jason du film Vendredi 13 ou Freddy Krueger dans Les Griffes de la nuit – qui sont des monstres sans équivoque, qui l’ont toujours été, et qui semblent être génétiquement déterminés à une telle monstruosité. Souvent, visionner ces films constitue un moment de plaisir, de proximité avec le mal, ce qui pousse le spectateur à jouir de la violence débridée à l’écran. Selon le marquis de Sade, si la cruauté peut être aussi excitante, c’est parce qu’elle est « le premier sentiment qu’imprime en nous la nature ». Elle nous fait revenir à ce moi « sauvage », étranger à la moralité, et libre comme un animal.

Toutefois, même si cette branche du cinéma est appréciable, elle est très invraisemblable parce qu’elle ne met pas le doigt sur le véritable dérangement que l’on peut éprouver face aux criminels en chair et en os. Ce qui dérange vraiment, selon la philosophe Hannah Arendt, ce n’est pas le caractère isolé et extraordinaire que l’on rattache à un meurtrier, mais plutôt sa banalité et, a fortiori, son humanité. Elle écrit que les criminels de chair et d’os prouvent qu’une personne moyenne, qui ne serait ni faible d’esprit, ni endoctrinée, ni cynique, peut être absolument incapable de distinguer le bien du mal. Apparemment, je ferais partie de ces gens-là… Quand j’essaie de comprendre d’où me vient la nécessité de collectionner les cadavres, je pense à un roman : Un Roi sans divertissement de Jean Giono.

« Je n’ai pas détourné vos yeux de ma perversité. J’aurais pu vous surprendre et vous laisser découvrir, dans un banal bulletin de nouvelles télévisées, le sort de l’équipe du Délit, de laquelle j’étais moi-même un banal illustrateur ayant écrit un banal article sur le sang »

Dans l’excipit fantastiquement grandiose de ce roman, le personnage principal tue une oie pour apprécier une dernière fois le sang et la neige sublimes, alors qu’il fume une cartouche de dynamite pour se faire exploser. La scène est imprévisible et crée une nouvelle image frappante pour l’esprit. Ce roman, dont le titre fait référence à l’une des Pensées du philosophe Blaise Pascal (« Un roi sans divertissement est un homme plein de misères »), raconte l’enquête menée par le capitaine Langlois pour retrouver le criminel responsable d’une série d’enlèvements dans un village des Alpes françaises. Le roman nous invite à lire, en filigrane, la psychologie du tueur pour comprendre que celui qui mène l’enquête est en fait similaire à celui qu’il étudie. Revenons à présent sur la référence au moraliste chrétien du 17e siècle dont il est question dans le titre de cet ouvrage. L’humain, selon Pascal, se divertit pour détourner sa pensée des sujets de réflexion tels que la destinée, le salut et la foi en Dieu. Étymologiquement, le divertissement renvoie au détournement (divertere en latin). Giorno, dans son roman, fait l’exposé de plusieurs types de divertissements (la chasse, le jeu, le spectacle); ces divertissements représentent pour l’auteur un refus plus ou moins conscient de l’exigence chrétienne de méditation personnelle. Quand on laisse une personne seule (représentée dans la phrase par un roi) sans qu’elle puisse se divertir, on ne verra plus que la misère de cette personne. À partir de là, il n’y a pas, sur la destinée humaine, de communauté de pensée entre Pascal, fervent chrétien, et Giono, athée. Pour Pascal, il s’agit d’accepter sa misère spirituelle (au lieu d’y échapper ponctuellement en se divertissant). Autrement dit, la privation de divertissement peut être l’occasion d’une conversion spirituelle. Quant à Giono, la solution « par le haut » à notre misère intrinsèque n’existe pas. Le fond de notre condition humaine, selon lui, est l’ennui. Il suggère que la vie n’a pas de sens et que toute entreprise sera désespérément gratuite. Alors, pour lui, il faudrait détourner sa pensée de cet ennui fondamental ; autrement dit, il faudrait se divertir. Quels divertissements seraient possibles et suffisants pour permettre à l’homme d’échapper à l’étourdissement symptomatique de la contemplation de l’ennui ? Pour la majorité des personnes, les loisirs, le travail ou l’écriture d’un article de philosophie suffisent pour étouffer la misère propre à leur condition. Mais pour certains êtres, les seules activités capables de subjuguer l’ennui doivent être risquées et violentes. C’est pourquoi on peut appeler « grand remède à l’ennui » le plaisir mêlé d’effroi qui réside dans le fait de tuer, en risquant sa propre vie.

Ainsi, alors que j’aurais pu écrire un article tronqué de ses intentions, et donc trompeur, j’ai choisi l’honnêteté. Je n’ai pas détourné vos yeux de ma perversité. J’aurais pu vous surprendre et vous laisser découvrir, dans un banal bulletin de nouvelles télévisées, le sort de l’équipe du Délit, de laquelle j’étais moi-même un banal illustrateur ayant écrit un banal article sur le sang. Cela rappelle la maxime devenue lapalissade « méfiez-vous des apparences ». L’œil du chevalier Perceval qui, selon le plus grand nombre, devrait faire couler une larme et éviter le sang, fait tout l’inverse : il sexualise une vierge en l’associant par son hymen au cou déchiré d’une oie. Ce n’est pas un hasard si le mot « cruauté » vient du latin cruor, qui renvoie au plaisir éprouvé à la vue du sang versé. Langlois, de son côté, utilisait un hêtre magnifique et grandiose dans lequel il avait creusé un trou pour cacher les cadavres de ses victimes. La cruauté de ces deux personnages me tache comme du sang sur la neige. Et vous qui lisez mon texte, n’allez pas fouiller dans les érables du Mont-Royal, s’il vous plaît. J’admets craindre l’incarcération, et vous, vous devriez avoir peur de moi.


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