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Mythologie : le sauveur blanc

Infantiliser les opprimés pour satisfaire les privilégiés.

Marco-Antonio Hauwert Rueda | Le Délit

Au cinéma, les temps ont changé. Les personnes racisées assument de plus en plus de rôles principaux, les perspectives sont de plus en plus diversifiées, les discours s’adaptent de plus en plus aux nouvelles sensibilités, mais un certain type de récit semble n’avoir jamais disparu des écrans : celui du « sauveur blanc ». 

Le sauveur blanc désigne un personnage d’ascendance européenne qui, parfois malgré lui, prend le rôle de sauveur, de libérateur, d’élévateur de personnes racisées. Les récits de sauveurs blancs s’ancrent souvent dans des contextes d’injustices raciales marquées et de lutte contre ces injustices, mais prennent tout de même des personnages blancs comme protagonistes. Les spectateurs sont donc invités, non pas à suivre le combat de personnes opprimées pour se défaire de leurs maux, mais à suivre le parcours personnel d’un héros blanc qui se voit, d’une manière ou d’une autre, impliqué dans ce combat. 

Dans le film Green Book, par exemple, le videur italo-américain Frank Vallelonga prend le travail de chauffeur et garde du corps du fameux pianiste et compositeur Don Shirley. L’histoire de Don Shirley, un Afro-Américain homosexuel né dans le Sud des États-Unis dans les années 1920, est impressionnante et suffirait à elle-même pour faire un long métrage iconique. Elle n’est, cependant, apparemment pas assez impressionnante étant donné que Peter Farrelly a préféré diriger un film sur son chauffeur.

« Ce monde existe simplement pour satisfaire les besoins – y compris, ce qui est important, les besoins sentimentaux – des personnes blanches et d’Oprah »

Teju Cole

Bien sûr, le problème n’est pas un film ou un personnage en particulier. En fin de compte, Green Book était un film émouvant et Frank Vallelonga, un personnage dynamique et attachant. Le problème surgit lorsque l’on observe ce même genre de récit film après film et que l’on se rend compte que plusieurs de ces films gagnent peu à être racontés du point de vue d’une personne blanche. Pourquoi raconter The Blind Side du point de vue de la femme blanche qui a acueilli le jeune sans-abri Michael Oher, et non pas du point de vue de Michael Oher lui-même ? Pourquoi raconter The Help du point de vue de l’écrivaine blanche qui décide d’écrire un livre sur des femmes de ménage noires, et non pas du point de vue de ces femmes de ménage ? Ces choix de protagonistes blancs n’ont en réalité pas beaucoup à voir avec des considérations narratives, et tout à voir avec un fantasme bien ancien : celui du personnage blanc bienveillant dont la mission divine est de « civiliser » les non-blancs.

En effet, le récit du sauveur blanc part d’une prémisse extrêmement infantilisante : l’idée selon laquelle les personnes non blanches ont « besoin » d’être sauvées. Sauvées par une personne blanche, spécifiquement. Les personnages non blancs dans les récits de sauveurs blancs sont souvent dépeints avec une attitude passive. Si ce n’était pour l’aide gracieuse d’un sauveur blanc, ils seraient complètement impuissants face à leur sort fatal. Dans le To Kill a Mockingbird de Robert Mulligan, par exemple, un Tom Robinson impuissant et muet témoigne comment l’avocat blanc Atticus Finch le défend d’une sentence injuste et infondée. Robinson, comme le sont typiquement les personnages racisés dans les récits de sauveurs blancs, est complètement unidimensionnel, réduit à sa condition de victime.

Pourquoi ce type de récit a‑t-il persisté autant ? Comme le tweetait Teju Cole, c’est tout simplement parce qu’il a la capacité unique à « satisfaire les besoins sentimentaux de personnes blanches ». Dans une ère de revendications antiracistes intenses et de récriminations de racisme systémique, le récit du sauveur blanc permet à un public blanc de se rassurer qu’il peut être innocent, qu’il peut être gentil et libre de reproches et, bien sûr, qu’il peut toujours rester le protagoniste des histoires du monde. En empruntant à nouveau les mots de Cole, le récit du sauveur blanc constitue ainsi une « expérience émotionnelle qui valide le privilège [blanc]». En somme, peut-être les temps n’ont-ils pas tant changé.


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