Archives des Spéciaux - Le Délit https://www.delitfrancais.com/category/speciaux/ Le seul journal francophone de l'Université McGill Fri, 12 Feb 2021 19:53:59 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.8.3 Le point sur l’éducation sexuelle au Québec https://www.delitfrancais.com/2019/11/25/le-point-sur-leducation-sexuelle-au-quebec/ Mon, 25 Nov 2019 14:15:06 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=35149 Où en est-on en 2019?

L’article Le point sur l’éducation sexuelle au Québec est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
Depuis la rentrée scolaire 2018, tous·tes les élèves québécois·e·s, sans exception, doivent suivre des cours « d’éducation à la sexualité », et ce, des cycles préscolaires jusqu’à la fin du secondaire. Cette mesure a été mise en place sous le gouvernement Couillard, en plein mouvement #moiaussi. Dans la mesure où l’on comprend de plus en plus l’importance du rôle de l’éducation sexuelle dans le développement personnel de l’individu, ainsi que dans ses relations avec les autres, il est normal de se demander : où est-ce qu’on en est, ici, au Québec?

Sur papier

Sur le site du Ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur du Québec, l’on trouve des documents officiels listant les sujets à aborder en matière d’éducation sexuelle, pour chaque classe des cycles préscolaire, primaire et secondaire. Toutes les écoles et commissions scolaires sont maintenant officiellement contraintes de former leurs élèves en suivant ces lignes directrices. Sur papier, l’éducation à la sexualité commence dès un très jeune âge, vers 4–5 ans, où l’on commence déjà à sensibiliser l’enfant aux sujets du corps, de la grossesse et de ses étapes, de l’expression de ses sentiments. Pendant l’école primaire, les élèves seront peu à peu éduqué·e·s sur ce qui touche à la nature de leurs relations interpersonnelles, aux stéréotypes sexuels, à leur propre croissance sexuelle et à la puberté, aux agressions sexuelles. Ces mêmes thèmes seront approfondis au cours des classes de secondaire. Sous cette réforme, l’objectif est de sensibiliser tous·tes les élèves, sans exception, mais pas sous forme de « cours » en tant que tels. L’éducation doit plutôt se faire par le biais « d’activités insérées dans le parcours de l’enfant », comme l’expliquait l’ancien premier ministre, dans le cadre d’un entretien exclusif avec La Presse canadienne en 2017. Concrètement, l’intention était alors de transmettre ces connaissances sans pour autant en créer une matière séparée des autres, en les insérant de manière « naturelle » dans des cours déjà existants. Aujourd’hui, sous le gouvernement Legault, qui a lui aussi insisté sur le caractère obligatoire de ces apprentissages, cinq à quinze heures par année doivent être consacrées à cette éducation.

Le programme est divisé en plusieurs « thèmes » qui s’ajoutent au fur et à mesure de la croissance de l’enfant : « grossesse et naissance », « vie affective et amoureuse », « identité, rôles, stéréotypes sexuels et normes sociales », « croissance sexuelle et image corporelle », puis, plus tard, « agir sexuel », « ITSS et grossesse », etc. Un curriculum qui, à première vue, semble construit et soucieux des nombreuses dimensions de l’éducation sexuelle pour une variété d’âges. Toutefois, les documents listant les sujets obligatoires à aborder en classe s’arrêtent au secondaire ; impossible de trouver des standards clairs sur ce qui devra continuer à être transmis plus tard.

À la lecture de ces documents, plusieurs questions se posent : comment ces recommandations sont-elles réellement mises en pratique? La transmission de tous ces concepts est-elle faite de manière uniforme à travers le Québec?

Evangéline Durand-Allizé

Les réponses à ces questions restent extrêmement floues. S’adressant au Devoir en août 2019, Julie Robillard, porte-parole de la Coalition pour l’éducation à la sexualité et co-coordonnatrice de la Fédération du Québec pour le planning des naissances, expliquait que « les échos parvenus de différentes écoles ces derniers mois font plutôt état d’un programme offert de façon hautement inégale, et selon le bon vouloir des professeurs ». Celle-ci co-signait notamment une lettre ouverte publiée dans Le Devoir en septembre dernier, intitulée « Pour une éducation à la sexualité positive, inclusive et anti-oppressive », dans laquelle est souligné le fait que le gouvernement « attribue moins de 5$ par élève par année à l’éducation à la sexualité. Les formations au personnel à qui incombent ces responsabilités sont limitées. La libération du personnel pour le temps d’appropriation de ces nouvelles connaissances, la planification et la coordination des activités sont insuffisantes ». Cette lettre, signée par un grand nombre d’enseignant·e·s, de chercheur·euse·s et d’organismes, est un signe clair que la mise en place de ce nouveau programme, malgré son apparence reluisante et sa longue liste d’objectifs se voulant inclusifs, comporte encore d’importantes lacunes aux yeux de beaucoup.

Les échos font plutôt état d’un programme offert de façon hautement inégale, et selon le bon vouloir des professeurs

Un contrôle insuffisant

Les cinq à quinze heures imposées par le Ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, faites pour être placées dans des cours préexistants et pouvant être éparpillées à la guise de l’enseignant·e, sont en réalité plus ou moins exploitées de la manière qu’il·elle le veut. Ainsi, les sujets abordés par celui·celle-ci dépendent beaucoup de son aise à parler de certaines choses plutôt que d’autres. Deux chercheuses, Sara Mathieu-Chartier et Katie V. Newby, ont étudié plusieurs programmes d’éducation sexuelle établis dans d’autres pays dont un créé au Royaume-Uni, nommé « Fièvre du printemps », qui s’appuie sur la méthode néerlandaise d’éducation sexuelle visant à démarrer tôt les discussions sur l’intimité et la sexualité avec les enfants, de façon positive et ouverte. Dans leur étude, les chercheuses révèlent que les enseignant·e·s, souvent peu habitué·e·s à aborder des sujets plus « chauds » — comme la masturbation ou les relations sexuelles en elles-mêmes —, décident parfois simplement de ne pas les mentionner, même s’il·elle·s y sont formellement contraint·e·s. Devant une classe remplie d’étudiant·e·s souvent eux·elles-mêmes mal à l’aise et manquant de maturité pour facilement s’engager dans ces conversations, il a été démontré que l’aide d’une tierce personne, comme un·e travailleur·euse social·e ou un·e infirmier·ère est nécessaire pour garantir la bonne transmission de la matière et pour aider à gérer les discussions. Au Québec, cette présence n’est pas requise.

Josée Scalabrini, présidente de la Fédération des syndicats de l’enseignement, livrait au Devoir en août 2018, juste avant la mise en place du nouveau programme, que « [les enseignants seuls] portent sur leurs épaules l’obligation de livrer la matière ». En parlant de la nécessité d’avoir une tierce personne experte présente pendant les heures d’éducation sexuelle, celle-ci affirmait : « Ce sont des sujets qui ont une charge émotionnelle importante. On ne sait pas ce que vivent nos élèves, il faut pouvoir les aider s’ils vivent de la détresse. » Des professeur·e·s lui auraient confié ne pas toujours se sentir capables de répondre aux questions les plus difficiles des élèves. En mai 2019, Scalabrini déclare à la Presse canadienne : « Ça ne passe pas ». Trop de responsabilité sur les enseignant·e·s, trop peu de consultation et de préparation. Même si, sur papier, il est possible de les faire remplacer par des acteur·rice·s externes pour faciliter l’apprentissage, les écoles n’ont souvent pas les moyens de le faire.

Seul·e·s face à leurs élèves, les enseignant·e·s, en plus de ne pas être doté·e·s de la formation nécessaire pour aborder les sujets les plus sensibles, semblent avoir la possibilité d’utiliser le ton qu’il·elle·s désirent dans les conversations sur le sexe. Et cela peut se traduire par une lourde insistance sur les potentielles conséquences négatives des rapports sexuels plutôt que sur leurs bienfaits, une restriction des discussions aux rapports hétérosexuels ou encore à une négligence des dialogues nuancés sur le consentement. Des tendances qui ont été fortement observées par le passé.

Une éducation plus inclusive

Ces tendances, Leigh, étudiante en sciences infirmières à McGill et coordonnatrice de ShagShop, la boutique en ligne de bien-être sexuel de McGill, les a observées lorsqu’iel était chargée de participer à des ateliers d’éducation sexuelle dans des écoles québécoises. Celle-ci a été bénévole pour l’association À deux mains, un organisme montréalais ayant pour mission de « promouvoir le bien-être physique et mental des jeunes » et de procurer un environnement de soutien aux jeunes marginalisé·e·s avec une approche « préventive, inclusive, non-critique et holistique ». Dans le cadre de l’un de leurs projets, le Projet Sens, où des équipes se déplacent dans des foyers, des centres communautaires, des cégeps ou des universités afin de donner des ateliers qui visent un développement sexuel sain chez les jeunes, Leigh dit s’être fait « une idée assez claire du genre d’éducation sexuelle — ou d’un manque de celle-ci — que les élèves reçoivent ». C’était il y a cinq ans, donc avant la réforme du programme d’éducation sexuelle. Toutefois, son expérience donne une représentation de ce qui est généralement mis de l’avant par les professeur·e·s lors de ces conversations : « Tout était surtout concentré autour des rapports hétérosexuels, de la grossesse et du transfert de maladies sexuellement transmissibles. Il n’y avait pas de conversations, du moins de mon expérience, sur les raisons pour lesquelles le sexe est, ou peut être bénéfique, sur comment naviguer le consentement, ou naviguer les rapports queers, par exemple. »

Une éducation sexuelle plus inclusive et positive, c’est ce que demandent tous·tes ceux·celles qui sont encore critiques à l’égard du système d’éducation sexuelle québécois. Dans la lettre ouverte publiée dans Le Devoir mentionnée plus haut, les cosignataires demandent une éducation « inclusive, parce qu’elle se déroule encore sans nécessairement tenir compte de la multiplicité des manières dont on peut s’identifier, dont on peut vivre son orientation romantique/sexuelle, dont on peut choisir (ou pas) d’entrer en relation affective et/ou sexuelle avec autrui. Anti-oppressive parce qu’elle devrait être l’occasion d’accompagner les jeunes dans leurs questionnements, même (et surtout) quand ceux-ci les apportent à regarder de façon critique les normes dominantes ».

Evangéline Durand-Allizé

Et les faits prouvent les résultats positifs de ce genre d’efforts. Plusieurs études, dont une publiée en mai 2017 dans le Journal of Youth and Adolescence, se basant sur le modèle néerlandais, démontre très clairement les effets tangibles sur l’environnement scolaire d’une éducation sexuelle qui inclut les sujets de diversité sexuelle et les perspectives LGBTQ+ dans son curriculum. Elle mène à une diminution des agressions verbales chez les jeunes et à une augmentation des interventions de témoins. Ainsi, en plus de valider et de rassurer les élèves quant à leurs questionnements et leur identité, elle peut réellement améliorer la sécurité de ceux·celles-ci en milieux scolaires. Ce genre d’amélioration est plus que nécessaire au Québec, où 66% des personnes LGBTQ+ sont victimes d’agressions ou d’insultes homophobes, selon un rapport du gouvernement québécois, et où 95% des élèves trans disent ne pas se sentir en sécurité en classe, selon un article du Devoir.

[L’éducation sexuelle doit être] anti-oppressive parce qu’elle doit être l’occasion d’accompagner les jeunes dans leurs questionnements, même (et surtout) quand ceux-ci les apportent à regarder de façon critique les normes dominantes

Combler les manques

Ainsi, ce sont des associations telles qu’À deux mains qui tentent de combler les lacunes en termes d’éducation sexuelle, que celles-ci soient dues à un curriculum incomplet ou à des problèmes structurels dans la mise en place du programme. (Pour une liste plus complète de ressources disponibles, voir p. 20)

Mais Leigh rappelle aussi qu’il existe une multitude de façons d’éduquer et de sensibiliser les gens en vue d’une meilleure santé sexuelle. Même si l’équipe du ShagShop tente d’être proactive en termes d’éducation sexuelle, en essayant par exemple d’être présente physiquement via des ateliers ou des stands afin d’avoir de vraies conversations avec les étudiant·e·s, ce n’est pas son objectif premier. « Nous sommes avant tout une boutique. […] Après, d’une perspective éducative et pédagogique, il y a plusieurs façons d’apprendre ; il y a les curriculums officiels qui déterminent ce que l’on t’enseigne vraiment en classe, mais il y a aussi de l’éducation informelle, et c’est plutôt dans cette catégorie que nous nous plaçons. Ce que je fais par exemple, quand il faut que j’écrive la description d’un certain produit en ligne, c’est de toujours utiliser un langage neutre, de ne pas assigner d’actes sexuels spécifique aux jouets que l’on vend… Et c’est, à mon sens, une sorte d’éducation informelle puisqu’on tente de montrer, à travers une description, qu’une chose peut être utilisée d’une multitude de façons ».

Iel ajoute à la fin : « L’université est un lieu intéressant, parce qu’une grande partie de ses étudiant·e·s sont sexuellement actif·ve·s mais n’ont pas forcément accès à des formes d’éducation sexuelle dans le contexte universitaire. […] Alors que le sexe fait partie de l’expérience universitaire, culturellement. » Iel explique aussi le succès des initiatives comme ShagShop par le fait qu’elles soient animées par des étudiant·e·s. « C’est parfois plus difficile d’en apprendre sur ces sujets lorsque cela vient de gens qu’on perçoit comme réellement “adultes”, et qui sont à un stade de vie complètement différent ». Il semble aussi logique qu’une majorité d’étudiant·e·s, rendu·e·s à l’université, ne se tournent plus vers des membres du personnel pour parler de sexe, s’il·elle·s ont l’impression de n’avoir pas suffisamment appris d’eux·elles à l’école, lorsqu’il·elle·s ont commencé à s’intéresser à ces questions.

Béatrice Malleret | Le Délit

L’article Le point sur l’éducation sexuelle au Québec est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
Cahier de Créations – Automne 2018 https://www.delitfrancais.com/2018/11/18/cahier-de-creations-automne-2018/ Sun, 18 Nov 2018 20:18:27 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=32576 Il existe autant de figures de l’« artiste » que d’artistes eux·elles-mêmes. Pourtant, à chaque époque lui correspond un mythe, une figure, et une panoplie de stéréotypes collant à sa peau. Le mythe contemporain est aisément décelable. Il suffit de nous rappeler toutes les fois ou nous avons rassemblé dans un même sac l’immense variété des individus… Lire la suite »Cahier de Créations – Automne 2018

L’article Cahier de Créations – Automne 2018 est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
Il existe autant de figures de l’« artiste » que d’artistes eux·elles-mêmes. Pourtant, à chaque époque lui correspond un mythe, une figure, et une panoplie de stéréotypes collant à sa peau. Le mythe contemporain est aisément décelable. Il suffit de nous rappeler toutes les fois ou nous avons rassemblé dans un même sac l’immense variété des individus qui se retrouvent dans la création, par cette simple phrase: « Ah, tu sais, les artistes…»

Dans ce cahier, nous avons voulu donner la voix à sept jeunes artistes amatrices et amateurs, hors du système institutionnel de l’art contemporain. Nous avons posé à chacun·e les cinq même questions, les interrogeant sur leur expérience de création personnelle autant que sur leur conception plus générale de ce qui se cache sous le terme « artiste »..

Leurs réponses, preuves de la multiplicité de leurs intentions et de leurs rapports à l’art, sont à l’image de la variété inépuisable de la créativité.

 

Rédaction et direction du cahier

  • Evangéline Durand-Allizé

Mise en page

  • Grégoire Collet

Couverture

  • Evangéline Durand-Allizé

Artistes présenté·e·s (ordre alphabétique)

  • Joachim Dos Santos
  • Justin Fluenza
  • May Hobeika
  • Louise Hourcade
  • Valentina Leoni
  • Béatrice Malleret
  • Arno Pedram

L’article Cahier de Créations – Automne 2018 est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
Christiane Taubira : « Il faut accepter que les idées puissent venir du peuple » https://www.delitfrancais.com/2018/11/06/il-faut-accepter-que-les-idees-puissent-venir-du-peuple/ https://www.delitfrancais.com/2018/11/06/il-faut-accepter-que-les-idees-puissent-venir-du-peuple/#respond Tue, 06 Nov 2018 15:50:04 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=32372 Entretien avec Christiane Taubira, ancienne ministre de la Justice française.

L’article Christiane Taubira : « Il faut accepter que les idées puissent venir du peuple » est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
Ancienne Garde des Sceaux, à l’origine la loi de 2013 ouvrant le mariage et l’adoption aux couples de même sexe en France, Christiane Taubira était invitée à Montréal pour intervenir dans le cadre d’une conférence organisée conjointement par les rédactions des journaux Le Monde et Le Devoir, le 26 octobre dernier. Celle qui, déjà, en 2001, avait fait voter une loi reconnaissant l’esclavage comme crime contre l’humanité, était amenée à se prononcer sur les réformes sociétales – dont l’approche française, jugée plus conflictuelle, interroge le Québec. Aujourd’hui, sa parole est presque davantage littéraire que médiatique : amoureuse du verbe et d’éloquence, elle publiait en juin dernier Baroque Sarabande, livre-hommage aux ouvrages et écrivains qui ont façonné sa réflexion et son engagement politique.

Pour ne pas participer, selon ses termes « au vain bruit de fond qui accompagne l’actualité quotidienne et chasse impitoyablement la précédente », ses entretiens à la presse française sont rares. Cette économie médiatique semble cependant porter ses fruits : approchée par trois mouvements politiques français de gauche pour en prendre la tête en vue des élections Européennes de mai 2019, cette fausse retraitée de la vie politique a trouvé une place de choix en dehors de l’exercice du pouvoir. Et, comme au cours de son engagement, ne laisse personne indifférent : en marge de la conférence, les jeunes et les moins jeunes (mais surtout les jeunes) se pressent pour admirer celle que Léa, 20 ans, décrit comme un « modèle » : « Elle a encaissé les coups pour que notre société soit plus juste ! Elle et Simone Veil sont mes deux exemples en politique. »

La vie politique, Christiane Taubira ne s’en tient donc jamais très loin. Comme pour mieux occuper un espace laissé vide, au sein d’une gauche française dont elle juge la situation « désespérante ».

Entretien

Le Délit (LD) : Vous participiez ce vendredi 26 octobre à une table ronde ayant pour intitulé « Réformes sociétales : consensus Québécois, dissensus Français ». Trouvez vous aussi que la France est difficilement réformable ?

Christiane Taubira (CT) : Je ne dirais pas les choses de cette façon. La France a connu des réformes importantes. Et le peuple Français est un peuple extrêmement exigeant, car de plus en plus instruit et cultivé, notamment grâce aux progrès de l’éducation et de l’information, ainsi qu’à la démocratisation de l’accès à la culture, aux loisirs, ou aux voyages… Les citoyens ont de plus en plus d’éléments de compréhension du débat public, et sont donc plus que jamais poussés à y participer.

Il faut donc que la politique s’adapte à cette évolution : plutôt que d’imposer envers et contre les individus une vision du bien dans la société, il faut accepter que les idées puissent également venir du peuple. Et lorsque je parle de « peuple », ce n’est pas par démagogie, ou pour dire que celui-ci a toujours raison. Mais je crois qu’on doit le traiter avec respect : accepter de l’entendre, de lui donner raison quand c’est le cas – et être capable de lui dire lorsqu’il a tort. Il faut également être pédagogue. Lorsque l’on explique de manière intelligible les enjeux d’une réforme, que ces enjeux sont conformes à nos valeurs, à nos principes, à nos exigences de solidarité et de libertés fondamentales, et que l’on est certains que c’est pour le bien commun, alors on peut agir. Et réformer.

Il ne s’agit donc pas de faire de la politique contre les gens, en les méprisant et en ignorant leurs revendications et exigences d’explications. Mais il s’agit, après avoir fait preuve de pédagogie, d’avoir le courage de réformer.

LD : Au Québec comme en France, dans le cadre du débat sur la prohibition du voile intégral dans la sphère publique, une ligne de fracture se dessine dans l’idéologie féministe : certains voient le voile comme un instrument d’oppression de la femme ; d’autres, au contraire, défendent la liberté de la femme de s’habiller comme elle le souhaite. Où vous situez-vous ?

CT : Il y a deux débats de natures différentes : l’un concerne le voile, l’autre, le voile intégral. Et en France, la loi de 1905 est la matrice à partir de laquelle on conçoit les relations entre l’État et les citoyens ou les structures privées. En 2004, il y a eu un débat au sujet d’une loi visant à interdire le port du voile (non-intégral) dans les établissements scolaires publics français. En tant que parlementaire, j’ai voté contre ce texte de loi, pour deux raisons : soit l’on considère que le port du voile est un danger pour la société ; auquel cas il n’y a aucune raison de se limiter à la sphère de l’école. Soit il y a des arrière-pensées derrière ce projet de loi – et je pense qu’il y en avait. Je l’ai très clairement exprimé à la tribune de l’Assemblée nationale. Je ne me suis pas abstenue : j’ai voté contre ce texte de loi, d’autant que la commission Stasi (commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité, mise en place par le président français Jacques Chirac en 2003, ndlr) avait déjà travaillé à ce sujet, et que le débat avait été posé.

Plus tard, en 2010, il y a eu le débat sur la prohibition du voile intégral dans l’espace public. Pour d’autres contraintes, je n’ai pas pu prendre part à ce scrutin. Mais le voile intégral pose question dans notre société : dans l’espace public, où chacun se croise et se rencontre, je pense qu’il est nécessaire de pouvoir se voir.

Ceci étant dit, il n’est pas question de laisser le dernier mot aux intolérants, aux islamophobes, ou à ceux qui, pour des raisons malsaines et inavouées, n’accepteraient pas la diversité dans la société. C’est pour cela qu’il faut s’interroger sur les intentions derrière chaque débat.

LD : Depuis un an, on assiste à une libération de la parole des victimes de harcèlement sexuel, notamment à travers le hashtag #BalanceTonPorc. À cause d’un tribunal qui se joue d’abord sur la scène médiatique, n’est-on pas passé à un système où l’accusé est publiquement présumé coupable, au mépris des droits de la défense ?

CT: Ce mouvement est fondé et légitime. Il est également planétaire, parce que nous vivons à une époque d’omniprésence des réseaux sociaux, du web, et donc d’une circulation et d’une amplification considérable de toute parole individuelle, qui peut rapidement devenir une parole globale. C’est un fait de l’époque. Mais le harcèlement et les agressions sexuelles sont également une réalité. Et j’ai foi en nos sociétés démocratiques, et je fais confiance aux vrais États de droit. Je souhaite par principe que toute situation soit traitée par une institution judiciaire, et que les personnes mises en cause soient en situation de se défendre ; et donc que la présomption d’innocence puisse prévaloir.

Dans la réalité, il y a incontestablement des abus, de la délation, et des dérapages. Mais il y a cela dans tous les grands mouvements politiques, sociaux, et culturels ! Il faut le déplorer : ce sont des scories. Mais le déplorer ne doit pas conduire à délégitimer l’ensemble de ce mouvement. Il est temps de mettre un terme à cette oppression massive qui pèse sur les femmes qui, quelles que soient leurs qualités personnelles, compétences et qualifications, sont souvent placées en situation de vulnérabilité vis-à-vis des gens de pouvoir. Pour nous tous, il faut mettre un terme à cette société où, parce que l’on est un homme, on domine ! Et même pour les hommes, est-ce une culture vraiment saine ? Arrivons à des sociétés réellement démocratiques, où chaque personne est prise pour ce qu’elle est, et pour ce qu’elle vaut.

Il est du devoir de l’Union européenne de construire une réponse à cette crise. Elle en a les moyens. Seulement, ses dirigeants, aussi bien les technocrates raisonneurs que les gouvernants démagogues et lâches, tous indifférents à la situation de détresse des réfugiés, sont assez peu allants pour mettre en place des dispositifs d’accueil.

J’entends qu’il y a de la délation, des abus… Il y en a, incontestablement ! Mais je n’entends pas – et c’est grand dommage – parler de ces femmes qui ont le courage de prendre la parole, et que l’on ne croit pas, ou à qui l’on répond que le délai de prescription est passé.

LD : Pour répondre à de tels cas, le système judiciaire a‑t-il besoin d’être réadapté ?

CT : Ce serait au système judiciaire de s’adapter lui-même s’il s’avérait dépassé par les évènements, c’est donc à lui de répondre. Le harcèlement et les agressions sexuelles tombent sous la qualification juridique de « délit » ou de « crime », et doivent donc être punis par nos lois. Il faut que l’institution judiciaire soit en capacité d’apporter des réponses satisfaisantes à ces victimes. Et si la justice s’en montre capable, il n’y a aucune raison que des individus éprouvent le besoin d’abuser du mouvement #MeToo, de mentir, ou de diffamer… Et s’ils le font, ils pourront être poursuivis. Mais pour pouvoir les poursuivre, faisons fonctionner la justice, et exécutons le droit.

LD : Vous avez publié en juin 2018 une tribune dans Le Journal du Dimanche (JDD) – votre « J’accuse » au sujet de l’Aquarius (qui a sauvé 629 migrants de la mer, et a été bloqué dans les eaux entre l’Italie et Malte, faute de vivres) – où vous déplorez l’inaction de l’Union Européenne. Avec le recul des années, jugez-vous que la politique de la France a été à la hauteur depuis le début de cette crise migratoire ?

CT : Non, incontestablement, y compris par le gouvernement auquel j’ai participé. En tant que Garde des Sceaux, j’ai d’ailleurs fait des déclarations à ce sujet-là, qui n’étaient pas en conformité avec la ligne du premier Ministre. Et effectivement, à cette époque-là, déjà et encore, les pouvoirs politiques n’ont pas été à la hauteur.

Nous montrons une incapacité à comprendre les évènements, et à les qualifier pour ce qu’ils sont : une période de circulation humaine particulièrement importante, liée à un désordre du monde auquel nous participons, ou aux changements climatiques, qui entraînent par exemple la disparition de territoires insulaires entiers. Et nous avons des responsabilités dans la guerre en Syrie, dans l’incapacité à arrêter les exactions de Bachar el-Assad et les massacres qu’il commet contre son peuple. Nous avons été incapables d’agir contre cela. Nous en avons dans le chaos libyen. Cette situation est aussi liée à l’impuissance de la communauté internationale, qui, à travers l’ONU, fait montre d’une impotence généralisée. Et, au lieu d’essayer de combattre cette impotence, nous faisons — très lâchement — le choix minable de traiter les réfugiés comme des bouc-émissaires.

La situation de la gauche française est très franchement désespérante.

Individuellement, les pays ne sont pas en situation d’affronter ces défis. Mais nos responsabilités sont lourdes. Et nous ne pouvons nous en exonérer en ignorant ceux qui viennent frapper à notre porte. Je refuse de m’y résoudre.

Il est du devoir de l’Union européenne de construire une réponse à cette crise. Elle en a les moyens. Seulement, ses dirigeants, aussi bien les technocrates raisonneurs que les gouvernants démagogues et lâches, tous indifférents à la situation de détresse des réfugiés, sont assez peu allants pour mettre en place des dispositifs d’accueil.

LD : La gauche française, qui présentera près de 7 listes aux élections européennes, est aujourd’hui plus divisée que jamais. Rêvez-vous d’une union des Gauches, ou même d’en prendre la tête ?

CT : Moi, je ne rêve pas la politique. Je la fais dans l’action. Et, en effet, la situation de la gauche française est très franchement désespérante. Mais l’union est un combat : elle ne tombe pas du ciel, et je n’ai pas une vision messianique de la politique. Je crois en revanche à la responsabilité humaine, et notamment à celle des personnages politiques.

Or, l’état actuel de cette famille politique démontre très clairement que les différents partis de gauche n’ont pas été en mesure de faire l’analyse de ce qu’il s’est passé sur les trente dernières années, et plus particulièrement en 2017. Sa responsabilité est très lourde. D’où vient cet état de fait, celui de la gauche en état de déliquescence aujourd’hui ?

LD : Du quinquennat Hollande ?

CT : Pas seulement. Le gouvernement Jospin avait déjà rompu avec plusieurs principes de gauche ; la présidence Mitterrand avait aussi bifurqué sur un certain nombre de choix politiques fondamentaux. Sans pour autant les dédouaner, l’important n’est pas de pointer un individu ou un autre… Ce qui compte, c’est de savoir si nous sommes en capacité d’analyser sérieusement et honnêtement ce qu’il nous est arrivé, de jauger notre responsabilité collective dans l’état actuel de la gauche. Et de nous ressaisir. Manifestement, on n’en voit pas encore les signes. Pourtant ce monde inégalitaire et violent a plus que jamais besoin des idéaux d’égalité, de solidarité et d’émancipation.

Moi, je ne rêve pas la politique. Je la fais dans l’action.

LD : Dans sa chanson Le Monde ou Rien, le groupe PNL écrit :

« On est voués à l’enfer, l’ascenseur est en panne au paradis. C’est bloqué, ah bon ? Bah j’vais bicrave dans l’escalier »

Le duo fait ici comprendre que la vente de drogue est, pour beaucoup de jeunes issus de quartiers défavorisés, le seul moyen d’accéder à l’ascenseur social, qui ne fonctionne plus en France. Face à cela, que peut le politique ?

CT : Assurer l’État de droit partout : garantir l’égalité, l’accès à l’éducation, ainsi que le bon fonctionnement des pouvoirs publics. Quand on voit qu’il existe des quartiers où il n’y a plus de bibliothèques, plus de services sociaux, plus d’éducateurs de rue… Et qu’il y a des établissements où l’on envoie des enseignants, qui ne sont parfois même pas volontaires, ou qui sont inexpérimentés…. Et lorsqu’ils sont volontaires, expérimentés ou non, ils se retrouvent démunis et en manque de moyens. Cette question constitue une obligation pour les pouvoirs publics. Et cette obligation est contenue dans la devise républicaine.

Webmestre, Le Délit | Le Délit

L’article Christiane Taubira : « Il faut accepter que les idées puissent venir du peuple » est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
https://www.delitfrancais.com/2018/11/06/il-faut-accepter-que-les-idees-puissent-venir-du-peuple/feed/ 0
Informez-vous! https://www.delitfrancais.com/2018/10/23/informez-vous/ https://www.delitfrancais.com/2018/10/23/informez-vous/#respond Tue, 23 Oct 2018 18:52:27 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=32171 Regarder, écouter, lire pour comprendre et appréhender l’effondrement.

L’article Informez-vous! est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
L’article Informez-vous! est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
https://www.delitfrancais.com/2018/10/23/informez-vous/feed/ 0
Prises de parole au féminin https://www.delitfrancais.com/2015/03/17/prises-de-parole-au-feminin/ https://www.delitfrancais.com/2015/03/17/prises-de-parole-au-feminin/#respond Tue, 17 Mar 2015 15:45:55 +0000 http://www.delitfrancais.com/?p=22624 Brève.

L’article Prises de parole au féminin est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
En marge de la Journée internationale des droits des femmes, le dimanche 8 mars,  des membres de la communauté mcgilloise ont saisi l’occasion de se prononcer sur le sujet. Le groupe d’étudiants de McGill pour l’organisation ONU Femmes a organisé une conférence, le mercredi 11 mars en fin d’après-midi au bâtiment Shatner, pour explorer les défis auxquels les femmes sont confrontées. Quatre femmes ont pris la parole, traitant de la reconnaissance de leur succès dans leur domaine respectif: des vérités toutes crues, mais aussi des obstacles rencontrés dans leurs parcours académiques et professionnels respectifs.

Margaret Graham, professeure en stratégie et organisation à la Faculté Desautels, a ouvert la discussion. Son impressionnant curriculum révèle une femme qui a fait sa place dans le milieu des affaires. Son parcours privilégié, certes au même titre que ses mentors masculins, lui a permis d’ouvrir plusieurs portes. «Je n’ai pas appris, j’ai réappris» («I didn’t learn in, I learned back»), a‑t-elle confié, dans un clin d’œil au livre de Sheryl Sandberg. 

«Ils pensent que j’ai réussi», a lancé Odile Liboirin-Ladouceur, professeure à la Faculté de génie à McGill. Reste que des mentors masculins ont aussi fait partie du paysage. Cependant, a‑t-elle mentionné, rien n’est véritablement gagné: la Faculté de génie compte 45 hommes pour 4 femmes, toutes aux prises avec les grandes classes de premier cycle.

Le parcours et le discours de Star Gale, travailleuse sociale, contrastaient avec ceux des autres femmes du panel. Elle a été réalisatrice pour la télévision pendant dix ans, puis dix ans sans-abri. Son discours était plein de fraicheur sans être simplet ou complaisant. Mme Gale a souligné qu’il n’existe pas de récit unique pour les femmes, et cela, peu importe le domaine.

Professeure en sciences politiques à McGill, Julie Norman a clôturé la discussion, signalant les problématiques liées aux propos tenus sur l’Islam au Québec.

Bien que la conférence ait permis de couvrir plusieurs thématiques de la lutte des femmes pour l’égalité, on pourrait espérer, l’an prochain, la participation de présentatrices provenant d’horizons culturels encore plus diversifiés.

L’article Prises de parole au féminin est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
https://www.delitfrancais.com/2015/03/17/prises-de-parole-au-feminin/feed/ 0
Irréductibles Gaulois https://www.delitfrancais.com/2015/01/13/irreductibles-gaulois/ https://www.delitfrancais.com/2015/01/13/irreductibles-gaulois/#respond Tue, 13 Jan 2015 18:47:07 +0000 http://www.delitfrancais.com/?p=22025 Les correspondants parisiens du Délit à la marche républicaine.

L’article Irréductibles Gaulois est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
Samedi et dimanche la France s’est relevée. Après l’abattement ayant suivi les actes terroristes de cette semaine, d’immenses rassemblements ont eu lieu dans de très nombreux villages et villes de France. Près de quatre millions de citoyens se seraient mobilisés, dont environ 1,5 million à Paris. Ces chiffres sont approximatifs car l’afflux de personnes aurait rendu le comptage impossible selon le ministère de l’Intérieur. La plus grosse marche a donc eu lieu dans la capitale, entre la place de la République et la place de la Nation. Jamais ce parcours n’aura autant été chargé de sens.

Avant cette mobilisation, dix-sept personnes sont tombées sous les balles de barbares. Parce qu’ils étaient journalistes, policiers, juifs. Français. C’est pour chacun d’entre eux que le peuple s’est uni en cette fin de semaine: «Ami si tu tombes, un ami sort de l’ombre à ta place». Le chant des Partisans est plus que jamais d’actualité.

«Marchons, marchons»

«Deux millions!» disait la télévision branchée sur la chaine d’informations BFM TV dans un kebab sur la route du retour de la Marche Républicaine. À ce moment-là, les marcheurs n’avaient aucune idée du chiffre exact. Tout juste savaient-ils qu’ils n’avaient jamais pris part à un rassemblement d’une telle ampleur. Beaucoup (dont les auteurs de cet article) n’ont même pas pu accéder à République, d’où partait le cortège. «Du jamais vu depuis la libération!» a noté un serveur dans un restaurant McDonald’s environnant. Comme l’avait annoncé le député Henri Guaino, le peuple français a étonné la planète, et Paris fut pour quelques heures «la capitale du monde», selon les mots de François Hollande. Le président français a ajouté avant l’événement sur Twitter: «Le pays va se lever tout entier sur ce qu’il a de meilleur.»

Avant même l’arrivée aux abords de la place de la République, la foule est dense: les transports en commun sont pratiquement inutilisables, et nous sommes forcés de descendre à la station de métro Miromesnil (à environ quatre kilomètres de République). Au fur et à mesure que nous nous approchons du point de départ officiel, le cortège grossit, empêchant toute progression: nous avons avancé d’approximativement 400 mètres en trois heures.

En plus de l’étendue de la foule, ce qui surprend et témoigne véritablement de cette unité populaire est la diversité des manifestants: beaucoup de personnes âgées, des familles avec des poussettes, des marginaux, des adolescents, des pères de famille, des étudiants, des politiciens, des étrangers… tous se pressent sur le boulevard, entonnant de multiples «Marseillaise» et applaudissant. Nicolas M., étudiant de 21 ans, explique avoir été séduit par «ce rassemblement de tous bords, spontané et sans étiquette». Les clivages ont effectivement été effacés pendant quelques jours. C’est ce qu’admire Dominique, journaliste de La Vie rédigeant un blogue témoignant de sa vision de la société en tant que chrétienne mariée à un musulman. Elle explique que bien qu’ayant vécu à Montréal pendant deux ans, elle n’y a jamais retrouvé la force de cette masse française si diverse et pourtant extrêmement unie.

Unis en quel nom?

Les manifestants ont applaudi, crié «Ici c’est Charlie!», «Liberté». Mais les slogans sur les pancartes et les commentaires de chacun témoignent tout de même de différentes raisons ayant poussé les gens à sortir dans la rue, au-delà de leur désir de faire front commun après le drame. Certains affichent clairement leur soutien à la liberté d’expression, revendiquent le droit à l’insolence. Les noms des journalistes de Charlie Hebdo fleurissent et on peut lire «C’est l’encre qui doit couler, pas le sang». Un homme d’une soixantaine d’années nous explique que Charlie est le combat de sa jeunesse, que les dessins du journal satirique ont libéré la France autoritaire d’après-guerre. Mais tous ne partageaient pas la posture de Charlie Hebdo, à l’image d’Augustin M., étudiant en région parisienne, qui souhaitait avant tout montrer «l’unité de la France», dire «qu’on n’a pas peur», et pour qui la défense de Charlie Hebdo n’était pas une motivation.

D’autres sont là en solidarité avec les forces de l’ordre, qui ont perdu trois agents et ont été omniprésentes ces derniers jours. Un policier très ému explique pouvoir défiler car il fait partie de la Police Judiciaire, qui n’a pas été mobilisée dans le cadre de l’impressionnant dispositif de sécurité encadrant la marche. Outre les marques de respect à l’égard des journalistes de Charlie Hebdo et des forces de l’ordre, les victimes de l’Hyper Casher de Vincennes n’ont pas été oubliées. Des pancartes «Je suis juif» étaient visibles ponctuellement.

Au-delà des motivations de chacun, les Français ont marché ensemble pour que perdure dans leur pays une tradition d’humanisme, pour que la tolérance et le respect triomphent face aux intégrismes, islamisme radical en tête. Pour Manon H., étudiante à Paris, la beauté de ce rassemblement résidait dans le fait que «malgré les déchirures internes de la société nous avons prouvé que nous étions encore capables de nous réunir pour rejeter la haine, l’obscurantisme et la terreur».

Larmes au poing

Le soir même du premier attentat, des milliers de personnes étaient déjà descendues dans la rue. Le Délit était alors présent place de la République à Paris, et sur l’avenue McGill College à Montréal. Le silence était de mise, chacun encore assommé par le massacre de Charlie Hebdo portait son deuil et baissait la tête à la lueur des bougies.

Cette fin de semaine, le climat était différent. Les larmes séchées, les têtes relevées, la gueule ouverte, les Français résistaient. «On n’a pas peur!» criaient-ils pour montrer qu’ils ne voulaient pas s’abaisser face aux menaces terroristes qui planaient sur l’événement. Cette foule s’était rassemblée pour célébrer l’esprit d’insoumission: «Les esprits libres sont invincibles» pouvait-on lire sur une affiche. C’était un message fort envoyé au monde, et surtout aux intégristes de tout poil. C’était aussi une manière de réparer les vivants. Les rues de Paris sentaient l’espoir et la fierté; elles qui ont si longtemps pué le pessimisme et l’autoflagellation. Entre «Mourir pour des idées» de Brassens et «Get up Stand up!» de Bob Marley, les Parisiens applaudissaient même la police à chacun de ses passages. Un moment unique dans une vie de Français! Les gendarmes et policiers eux-mêmes semblaient surpris par tant de respect.

L’effervescence n’était pas non plus digne de Monet et sa Rue Montorgueil, les étendards levés et la foule dansante. Les Français ont su rester pudiques. Ils avaient du mal à chanter à pleins poumons; chacun se retenait, «la Marseillaise» flottait, légère, sur la foule. Comme l’expliquait un père à son jeune fils, «Non, aujourd’hui, ce n’est pas la fête». C’est cela qui a fait la singularité de cette journée: tous étaient partagés entre l’accablement d’hier et l’enthousiasme du moment. Manon H. parle de «réconfort». Incarnant cet esprit d’apaisement, une femme au regard triste fumait son calumet à la fenêtre en dansant au rythme de «Aux armes et caetera» de Gainsbourg: une Marianne libérée et en paix.

Lundi, déjà, on parle de la présence discutable de certains chefs d’État dans le cortège, de la polémique qui retombe sur Dieudonné, de la situation alarmante dont témoignent les professeurs d’école quant aux réactions proterroristes de certains de leurs élèves… Dimanche a marqué la fin d’une semaine tragique, l’apogée d’un mouvement de réactions belles et solidaires; mais le combat perdure. La France doit tirer les leçons de ce drame, ne céder ni à la psychose ni à l’angélisme. C’est en substance le message de nombreux politiciens, journalistes, experts et citoyens.

Il y a quelques semaines, au micro de France Culture, l’emblématique Plantu citait un proverbe mexicain qui capture parfaitement l’esprit de ces derniers jours: «Ils croyaient nous enterrer, ils ne savaient pas que nous étions des graines.» 

L’article Irréductibles Gaulois est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
https://www.delitfrancais.com/2015/01/13/irreductibles-gaulois/feed/ 0
Une affaire de com’ https://www.delitfrancais.com/2014/11/04/une-affaire-de-com/ https://www.delitfrancais.com/2014/11/04/une-affaire-de-com/#respond Tue, 04 Nov 2014 20:12:24 +0000 http://www.delitfrancais.com/?p=21737 Le Délit rencontre Philippe Holl, publicitaire spécialisé entre le Québec et la France.

L’article Une affaire de com’ est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
Philippe Holl a confondé il y a quatre ans et est aujourd’hui PDG de CH&C, agence de communication spécialisée dans l’accompagnement de firmes françaises implantées au Québec et vice versa. 

Le Délit: Qu’est-ce qui vous a mené à cette forte spécialisation en créant CH&C?

Philippe Holl: J’ai découvert le Québec parce que je me suis marié avec une Montréalaise, et j’ai fait des allers-retours depuis 25 ans. Cette idée, qui me trottait dans la tête depuis assez longtemps, a vu le jour il y a quatre ans, parce qu’on a commencé à parler de croissance canadienne durable, avec un rapport de l’OCDE qui table sur 2,5% de croissance du PIB par an jusque 2050. Et je m’étais rendu compte que beaucoup de Français se font de fausses idées sur le Canada. Ils pensent que tous les Québécois les aiment, les admirent, les respectent. Ce qui est parfois vrai mais le côté «maudits français» est totalement oublié; de même que le «je me souviens» n’est pas anodin. […] Ainsi, pas mal de marques françaises pensent s’exporter au Québec en se disant que ce sera facile, que puisqu’ils parlent notre langue, on n’aura pas besoin d’adapter notre publicité. Ce qui est une aberration. Montréal est en Amérique du Nord; sa culture est nord-américaine.

LD: Est-ce que les Québécois s’attendent plus à s’adapter dans les communications en allant en France? Et est-ce que votre chiffre d’affaires se fait dans ce sens?

P.H.: Il se fait principalement dans le sens Québec-France, ou Canada-France. Nos trois plus gros clients sont canadiens. Toutes les grosses compagnies françaises (L’Oréal, Lafarge, Ubisoft, etc.) sont déjà là depuis longtemps. De toutes manière, les très grosses compagnies font appel à leur propre réseau de communication globale, ou à des agences internationales comme par exemple Publicis. C’est logique qu’ils ne fassent pas appel à nous. On travaille donc surtout avec des grandes compagnies au Canada, et des PME [petites et moyennes entreprises] en France. Excepté l’année dernière: on a accompagné Unilever avec le lancement de la moutarde Maille au Canada. 

La problématique pour s’implanter au Canada c’est que très peu d’agences locales couvrent tout le pays. C’est soit le Québec, soit le Canada anglophone.

LD: En quoi peuvent consister, vos services conseils?

P.H.: Il y a d’abord les relations publiques. Par exemple, sur huit millions de Québécois, environ six millions ont un compte en banque chez le Mouvement Desjardins [client majeur]. C’est une situation de quasi monopole qui n’a pas de pendant en France. Ils se sont implantés à Paris il y a deux ans, mais absolument personne ne les connaît; voire on les confond avec un site de jardinage en ligne. Il y a donc un travail de notoriété à faire. Et après un réseau à mettre en place avec la diplomatie canadienne et québécoise en France. Il faut tirer parti de relations en place, comme les jumelages Montréal-Lyon et Québec-Bordeaux. Dans toutes les régions françaises, il y a un engouement certain avec le Québec; il faut surfer sur cette volonté, et les suivre dans leur développement économique! Enfin, il y a toute une stratégie de communication à mettre en place; selon la finalité: soit du digital, soit de la télé, soit de la presse. On crée le contenu le plus souvent, ou pour les grands groupes québécois on se cantonne à adapter leurs campagnes existantes. Il y a des expressions qui ne sont pas exploitables ici [en France]!

 LD: Est-ce que les différences culturelles sont un frein aux échanges? Notamment, commerciaux?

P.H.: Non, ce n’est pas un frein. C’est toujours riche d’échanger avec des gens qui ont des méthodes différentes. L’avantage pour le monde des affaires c’est que les systèmes juridiques québécois et français sont très proches. Ce n’est pas le code Napoléon mais c’est dans l’esprit. Par contre, le vocabulaire dans le système financier est très différent. […] Donc on doit parfois mettre les clients en relation avec des avocats ou le Mouvement Desjardins. […] J’entends d’ailleurs des gens qui disent que c’est long d’ouvrir une entreprise au Canada, ce qui est complètement faux; et en France ça va très vite aussi.

LD: Les échanges entre la France et le Québec restent modérés. La France n’est que le quatrième partenaire commercial du Québec, et le Québec a dix fois plus d’échanges avec les États-Unis. Est-ce un filon viable?

P.H.: Les échanges sont importants [3.7 milliards CAD en 2013]. Bien sûr, il y a un plan géographique et historique, mais beaucoup va changer avec l’accord de libre-échange Canada-Union Européenne.

LD: Est-ce que vous vous attendez à un fort impact sur vos affaires?

P.H.: Oui, ça va être avec un accélérateur. Je ne connais pas tous les détails mais j’y voit des points positifs. […] On attend des éléments concrets pour 2015. Voici ce qu’on dit aux entreprises françaises qui cherchent des points de croissance. Ils se sont tournés vers les BRICs [Brésil, Russie, Inde, Chine]. Mais ouvrir au Québec, c’est une facilité et une stabilité incomparables. Est-ce qu’on préfère sept points de croissance avec un risque? Ou 2.5 sur les cinquante prochaines années? […] Denis Coderre expliquait en visite à Paris que les affaires à Montréal, c’est comme arriver à Dorval plutôt qu’à JFK [aéroport de New York]: c’est plus simple.

LD: Pour les aspects réseaux et conseils, en quoi est-ce que vous différez des délégués commerciaux [accompagnateurs des entreprises dans les chambres de commerce]?

P.H.: Demandez aux entreprises françaises ce qu’elles pensent d’Ubifrance [Agence française publique pour le développement international des entreprises]. Ils donnent des états du marché, ce ne sont pas des commerçants. 

LD: S’il fallait donner un conseil à une entreprise québécoise et à une entreprise française pour le commencement d’une relation d’affaires?

P.H.: Pour les Français: qu’ils apprennent l’anglais, soient plus gentils et plus modestes. Les québécois: moins modestes, moins gentils. (Rires)

 LD: Quel a été un de vos succès, qui illustrerait une coopération franco-québécoise?

P.H.: Plus que notre apport [aux clients], je pense aux grandes entreprises, qui en elles-mêmes sont un accélérateur dans les deux sens. Par exemple, l’ouverture de Desjardins à Paris n’est pas insignifiante, c’est un geste fort qui va aider le tissu économique dans les deux sens. Les grands groupes n’ont besoin de personnes; par contre les PME qui vont en bénéficier sont celles qui au total contribueront le plus à l’emploi et aux échanges. […]

LD: Est-ce que vous vendez le Québec comme une porte vers les États-Unis?

P.H.: Montréal, pour moi, c’est la porte d’entrée sur l’Amérique du Nord; de même que Paris sur l’Europe. Pas Londres. […] Si l’on veut envahir l’Europe, il faut passer par la France, géographiquement et culturellement.

Les chiffres des relations économiques Québec-France:

3,7 milliards de dollars – Le montant des échanges commerciaux Québec-France en 2013

35 000 dollars US PPA – Le PIB par habitant au Québec et en France en 2011 selon le pouvoir d’achat. Le niveau de vie est donc similaire.

4e – La place de la France comme partenaire commercial avec le Québec, avec 2,3% des exports et 3,3% des imports en 2011 (à comparer avec les Etats-Unis 67 et 30%).

2e – La place de la France comme investisseur au Québec, soit des liens plus directs, notamment dans l’aéronautique, les technologies et l’agroalimentaire. 

43% – La part des échanges franco-canadiens qui se faisaient avec le Québec, alors que la Belle Province représente 19,5% du PIB du Canada.

45 & 27% – Les parts des exports dans les PIB québécois et français respectivement. 

AECG – Accord économique et commercial global, le traité de libre échange entre le Canada et l’Union Européenne a été conclu le 26 septembre 2014. 

L’article Une affaire de com’ est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
https://www.delitfrancais.com/2014/11/04/une-affaire-de-com/feed/ 0
Dans le domaine de l’éducation https://www.delitfrancais.com/2014/11/04/dans-le-domaine-de-leducation/ https://www.delitfrancais.com/2014/11/04/dans-le-domaine-de-leducation/#respond Tue, 04 Nov 2014 20:09:47 +0000 http://www.delitfrancais.com/?p=21731 Bilan des premiers temps d’une coopération particulière.

L’article Dans le domaine de l’éducation est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
Auteur de La coopération franco-québécoise dans le domaine de l’éducation: De 1965 à nos jours (2014, Septentrion). Titulaire d’un doctorat de l’Université Paris-VIII et de l’Université du Québec à Montréal (UQÀM), Samy Mesli enseigne au Département de science politique de l’UQÀM. Auteur de nombreux articles scientifiques sur les relations internationales du Québec et du Canada, il a également codirigé un ouvrage sur Hector Fabre, premier représentant diplomatique du Québec à Paris.

Le Délit (LD): La signature de l’entente de coopération du 27 février 1965 constitue un précédent historique pour le Québec qui, de facto, inaugure sa participation au forum diplomatique international. Serait-il possible de surestimer l’importance de ces accords dans la «francisation» de la conscience nationale québécoise? Qu’est-ce qui se dégage, pour vous, des répercussions identitaires de la coopération?

Samy Mesli (S. M.): D’une part, ce qu’il faut constater c’est que la signature est bel et bien historique: il s’agit du premier accord signé par le gouvernement du Québec avec un interlocuteur étranger. C’est la base sur laquelle va reposer la paradiplomatie québécoise – paradiplomatie, c’est-à-dire les relations internationales des entités subnationales comme les provinces canadiennes, les länder  allemands, etc. D’autre part, cette signature est à la base de la coopération entre la France et le Québec. Les premiers organismes bilatéraux sont d’abord mis en place à partir de la coopération en éducation; ils se diversifieront ensuite.

Assurément, la coopération a contribué à la réalisation de politiques linguistiques au Québec. Un cas mérite d’être évoqué: la signature des accords Bourassa-Chirac en décembre 1974, qui va permettre l’implantation du programme «francisation des ateliers et laboratoires scolaires». C’était quelques mois après que Bourassa a décidé d’adopter la célèbre «loi 22» pour la francisation des milieux professionnels. Quel était le constat de Gaston Cholette, qui dirigeait à l’époque l’Office québécois de la langue française? C’était que dans les domaines techniques, la plupart des employés travaillaient en anglais, que toute la littérature technique était en anglais! L’objectif du gouvernement québécois était alors d’aller chercher une expertise en France, en important des termes francophones. Ainsi, 1 836 professeurs et administrateurs scolaires québécois ont bénéficié d’un stage en France dans le cadre des accords Bourassa-Chirac, soit environ 20% de professeurs de l’enseignement technique au Québec – chiffre non négligeable.

LD: Aux débuts des échanges, il était surtout question d’une formation que la France offrait au Québec: les instituteurs, enseignants, cadres ou ingénieurs français partaient former les Québécois tandis que ces derniers étaient plutôt reçus en stagiaires. La cooptation des accords de 1965 serait-elle sous-tendue plus par une politique latente d’assimilation (on pense au «Les Français du Canada» gaulliste) que par une volonté de coopération paritaire?

S. M.: Est-ce que de Gaulle avait vraiment une politique d’assimilation ou des visions oserais-je dire annexionnistes quant au Québec? Non; la France n’avait plus les moyens de rayonner à l’international si ce n’est que par la coopération. Dans ses toutes premières années, il y a eu une volonté de la France d’aider le Québec en lui faisant profiter de son expertise en éducation, là où les besoins étaient criants – le Québec, en 1965, était demandeur dans le domaine de l’éducation. Rappelons-nous que le ministère de l’Éducation du Québec a été créé un an plus tôt! En 1964, c’est une tâche immense à laquelle s’attaque Paul Gérin-Lajoie. On réforme l’éducation secondaire, on créé les polyvalentes, les cégeps (qui ouvrent en 1967), l’Université du Québec (qui ouvre en 1969); l’enseignement en maternelle était squelettique… les réformes à mener étaient colossales. À cette période, le Québec avait un besoin considérable de main d’œuvre et d’expertise; c’est vers la France qu’il s’est naturellement tourné. Celle-ci avait une oreille très attentive – c’est le cas de de Gaulle, bien sûr – aux demandes du Québec. S’il est vrai que dans les premières années, il est plutôt question d’une action de la France, force est de constater que ce mouvement va s’équilibrer, particulièrement dans le cadre du programme de jeunes maîtres où là, ce sera vraiment une volonté du paritaire – du poste pour poste. Ce ne sera pas long avant que l’unilatéralisme devienne un bilatéralisme institutionnalisé. 

LD: Avec la situation de départ, je ne peux pas m’empêcher d’imaginer un «King-Kong» français tenant sa belle québécoise sans défense en affrontant les «avions» de l’assimilation anglophone! Combien de temps cette institutionnalisation du bilatéralisme a‑t-elle pu prendre?

S. M.: Cela se fait d’initiative en initiative, mais très rapidement. À partir de 1973, on met sur pied des projets intégrés qui sont décidés par les universités. Par contre, au début, il y avait effectivement ce sentiment de besoin, d’urgence auquel la France a répondu pour soutenir les réformes et le développement du système scolaire au Québec. Je pense notamment aux jeunes coopérants militaires, les Volontaires de Service National Actif qui ont été 1500 à venir enseigner dans les universités québécoises parce qu’on créait des départements entiers. Il y avait quatre ou cinq profs, trois ou quatre coopérants… et c’est par là qu’on a mis sur pied des départements! 

Question de mettre les choses en perspective, il est intéressant de noter que bien des modèles de la coopération France-Québec ont été copiés sur ceux de la coopération franco-allemande. L’Office franco-québécois pour la jeunesse a été créé sur le modèle de l’Office franco-allemand pour la jeunesse, par exemple. Le fait de s’inspirer de l’Allemagne – et de Gaulle a été le pilier de ce rapprochement – démontre l’importance qu’a pu avoir le Québec dans la pensée des dirigeants français. 

LD: Le Québec, homologue de l’Allemagne? On comprend que la coopération franco-québécoise ne se soit pas développée sans générer un certain inconfort à Ottawa. Par exemple, vous relevez un incident diplomatique. Lorsque Jean Lipkowski, en visite diplomatique à Québec en 1969, refuse de se rendre aussi à Ottawa, Trudeau le qualifie «d’insolent». Pompidou reçoit la dépêche et, froissé, émet un communiqué qui se termine par «Jusqu’à nouvel ordre, nous ignorons Monsieur Trudeau». Hormis les histoires de bouderies passagères, comment s’est développée la complexité des relations tripartites que ces accords posent entre Paris, Ottawa et Québec?

S. M.: Ottawa n’a jamais vraiment accepté – surtout avec le combat Trudeau-Lévesque – que Québec ait des relations diplomatiques distinctes avec Paris. Celle-ci entretient des relations indépendantes avec Ottawa et avec Québec. Pour Trudeau, cela est hérétique, contraire au droit international. 

Dans la genèse des accords de 1965, Ottawa n’avait pas mis de barrières puisqu’il se négociait en même temps un accord culturel franco-canadien. Dans la tête des représentants fédéraux, il était clair que l’entente France-Québec n’entrerait officiellement en vigueur qu’avec la signature France-Canada. Tout cela s’est fait au grand jour. Raymond Bousquet, ambassadeur de France à Ottawa, appelle le ministère des Affaires extérieures à Ottawa en leur disant qu’il négocie un accord avec le Québec pour faciliter les échanges d’enseignants, ce à quoi Ottawa répond «pas de problème». Au départ, ça c’était vu uniquement comme un accord technique négocié entre fonctionnaires. Or, Ottawa n’a jamais réussi à contrôler la coopération franco-québécoise, et Paris a toujours maintenu une cloison étanche dans ses activités avec Québec et le reste du Canada.

Ce n’est qu’en 1984 avec le gouvernement de Brian Mulroney que les tensions au sein du triangle Paris-Québec-Ottawa vont s’apaiser. Mulroney reconnait officiellement la relation particulière du Québec vis-à-vis la France, ouvrant ainsi la porte à sa participation au sein du sommet des chefs de la Francophonie en 1986, dossier enlisé depuis 15 ans. 

LD: Encombrante chicane! Dans l’actuel, le président Hollande est de passage au Canada afin, entre autres, de renégocier les modalités de cette coopération en éducation. Vous pourrez assurément approfondir cette question lors d’une conférence le 3 novembre 2014, mais quant au futur, sauriez-vous commenter brièvement la pertinence de cette coopération?

S. M.: Le Québec et la France y gagnent d’entretenir des liens de coopération; ils ont gagné par le passé et ils y gagnent encore aujourd’hui. C’est un partenariat dynamique et innovant, tout à fait branché sur les enjeux actuels. En plus de témoigner d’un très bon bilan par le passé, ça reste quelque chose de très – je ne dirais pas capital, mais très nécessaire pour le Québec. Au plan politique et diplomatique, la France demeure le principal partenaire du Québec. S’il est vrai que le nombre toujours plus élevé d’étudiants venus de l’Hexagone à s’inscrire dans les universités québécoises peut susciter des polémiques, le Québec est une terre d’immigration. Les Français débarquent, et s’y sentent souvent très bien. Encore une fois, le Québec ne doit pas oublier l’intérêt de sa relation avec la France, et les acquis réalisés sur la scène internationale. C’est primordial. Il s’agit désormais de s’appuyer sur les fondements de cette relation et d’explorer les besoins et les complémentarités des deux sociétés pour qu’elles adoptent, ensemble, de nouvelles avenues pour leur coopération bilatérale.

L’article Dans le domaine de l’éducation est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
https://www.delitfrancais.com/2014/11/04/dans-le-domaine-de-leducation/feed/ 0
Regards (étudiants) croisés https://www.delitfrancais.com/2014/11/03/regards-etudiants-croises/ https://www.delitfrancais.com/2014/11/03/regards-etudiants-croises/#respond Mon, 03 Nov 2014 17:07:37 +0000 http://www.delitfrancais.com/?p=21709 La renégociation de l’accord fait jaser des deux côtés de l’Atlantique.

L’article Regards (étudiants) croisés est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
L’entente franco-québécoise, signée en 1978, permet présentement à 12 000 Français d’étudier au Québec au tarif québécois et à plus de mille Québécois d’étudier en France au tarif français. La renégociation de l’accord fait jaser des deux côtés de l’Atlantique. Le Délit vous rapporte les propos d’étudiants québécois en France et d’étudiants français au Québec. 

 

« J’ai été très attirée par le multiculturalisme et le dynamisme de [Montréal]. De plus, à mon avis, une institution d’études secondaires en France n’ofre pas le même cadre de diversitéd’opportunités au niveau des implications parascolaires. Ici, quel que soit votre intérêt, il y a souvent une structure, un système de soutien et des connaissances institutionnelles en place qui vous permettent de l’explo- rer. […]. En tant que représentante étudiante sur l’AÉFA et l’AÉUM, et une des seules Françaises sur chaque conseil, je me dois de représenter adé- quatement la communauté française et de me battre contre la hausse quel que soit mon point de vue personnel.» Lola Baraldi, Vice-présidente aux afaires externes de l’AÉFA, McGill 

 

«Je crois [que les relations Québec-France] sont bonnes, mais il y manque, je crois, d’un fort sentiment de fraternité. Les pays de la francophonie devraient se serrer les coudes de façon plus manifeste encore.» Maxime, Récemment diplômé, Lettres, Université Paris-Sorbonne (Paris IV) 

 

«D’un point de vue personnel, ça m’embête [l’augmentation des frais de scolarité]. Mais c’est injuste que les Canadiens paient plus que [les Français] qui n’ont aucune attache ici. Les Canadiens restent, c’est leur pays. [L’augmentation des frais de scolarité pour les Français] est juste pour les Canadiens.» Miki Larrieu, U3, Faculté de gestion, Université McGill 

«C’est dommage [la renégociation de cet accord]. […] Ce n’est pas au proit des universités. […] McGill et Montréal attirent les Français grâce à l’environnement bilingue qu’on y trouve, [et parce que] le Québec est un choix abordable. [En renégociant cet accord], les Français ne viendront plus, le Québec va perdre des gens.» Thibault Leyne, U1, Faculté de génie, Université McGill 

«L’ accord entre le Québec et la France a facilité la procédure de visa, qui était tout de même vraiment compliquée à faire! J’aime aussi beaucoup le fait que je puisse garder mon assurance de la RAMQ en France sans avoir à souscrire à une assurance étudiante.» Stefany, Développement international et mondialisation, Sciences Po Paris 

 

«Des étudiants de mon lycée étaient venus à McGill et m’avaient recommandé l’Université. Les études au Québec représentaient la meilleure option inancière pour ce que c’était. Je n’avais pas envie d’être un fardeau [économique] pour ma famille. [La possibilité] d’étudier en anglais [est aussi] un avantage.» Elisa Sauvage, U4, Majeure en histoire de l’art, Université McGill 

«L’Université [McGill] veut être internationale, mais elle met des barrières [aux étudiants étrangers]. […]. Les études en France sont beaucoup moins chères. Le seul accord qui permet une expérience internationale abordable [pour les Français], c’est celui avec le Québec. Sans accord, je ne serais pas ici. [La renégociation de l’accord] change la donne.» Charlotte Martin, U2, Majeure en sciences politiques, Université McGill 

 

«J’étais attiré en France par la possibilité de vivre en Europe et de voyager dans le continent, la réputation de Sciences Po et la culture française, particulièrement la nourriture… [Par contre] j’étais très surpris, honnêtement, par les prix en France. Je m’attendais à une vie européenne très chère, mais ce n’est vraiment pas le cas. Ceci est peut-être à cause du fait que Reims n’est pas une grande ville comme Paris.» Sam, U1, Majeure en Relations Internationales, campus de Sciences Po Paris à Reims 

Si les frais de scolarité augmentent, […] cela rendra le Québec moins at- tractif et accessible. Les jeunes iront plutôt en Australie ou en Amérique  du Sud. Vous stopperiez une manne dont vous avez aussi besoin. Je suis fier de vivre au Québec, ier de partager cette culture et surtout de la promouvoir quand je rentre en France pour voir ma famille. Je compte […] demander la résidence permanente en vue d’obtenir la nationalité pour rester vivre ici, de préférence à Montréal. Les chances d’avoir une bonne job sont bien meilleures, [les stages] sont bien mieux payés qu’en Europe et surtout on donne aux jeunes bien plus de responsa- bilités: on leur fait coniance.» Xavier Khan, U3, Administration des afaires, HEC Montréal 

 

Toutes les procédures administratives sont très compliquées et longues à faire. Il faut se munir de beaucoup de patience! La majorité des documents ne sont pas numérisés et ça complique la vie de tout le monde. Les bureaux ressemblent souvent à la caverne d’Alibaba.» Gabrielle, Récemment diplômée du master spécialisé en entrepreneuriat, HEC Paris

De manière objective, il me me semble concevable voire normal de devoir payer comme les Canadiens et comme les Québécois. On reste malgré tout privilégiés par rapport aux autres pays et aux autres étudiants étrangers. D’un côté plus personnel, si cette augmentation vient à passer, j’ai peur que cela n’écourte mon aventure québécoise et peut-être m’empêche de continuer ma vie ici après… Les tarifs vont être chers, doubler carrément les frais d’un coup c’est énorme; cela va contraindre un grand nombre d’étudiants français à rentrer. […] Je comprends qu’il faille remédier au problème du déicit, mais il me semble que le Québec a besoin de l’immigration, et nous som- mes une majorité à venir contribuer au développement de la province et à rester par la suite.»

Margaux Gevrey, U1, Enseignement théâtral, UQAM 

 

 

 

L’article Regards (étudiants) croisés est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
https://www.delitfrancais.com/2014/11/03/regards-etudiants-croises/feed/ 0
Aux compagnons des Amériques https://www.delitfrancais.com/2014/11/02/aux-compagnons-des-ameriques/ Mon, 03 Nov 2014 04:21:50 +0000 http://www.delitfrancais.com/?p=21699 Éditorial du lundi 3 novembre 2014.

L’article Aux compagnons des Amériques est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
Aujourd’hui lundi 3 novembre 2014, il est question de renégocier l’entente signée en 1978 entre la France et le Québec sur les frais de scolarité. De 2300 dollars par an, les frais de scolarité des étudiants français au Québec pourraient passer à 6300 dollars, ce que paient les étudiants des autres provinces du Canada.

À l’image de l’essor fulgurant du nombre d’étudiants français au Québec ces dernières années – plus de 12 000 actuellement –, Le Délit est composé ce semestre d’une équipe éditoriale presque entièrement française.
Une question de légitimité s’offrait donc à nous, rendue plus criante et plus belle encore
par la visite du Président de la République française au Canada. Quelles relations entretiennent le Québec et la France? Où en sommes nous dans cette coopération si singulière?
Dans ce numéro hors-série, nous avons tenté d’interroger l’actualité de cette relation en allant rencontrer certains de ses acteurs. Notre réponse n’est pas exhaustive, loin de là, elle est un ensemble de points de vue, de propositions.

Nous sommes plus de 1500 étudiants de nationalité française à l’Université McGill. Nous y sommes venus pour apprendre, avec l’humilité de celui qui demande face à celui qui vend, avec l’humilité de celui qui désire face à celui qui possède. Et notre désir n’est pas étranger à la formule galvaudée du «rêve québécois», car bon gré, mal gré, nous en sommes tributaires.

En 2012, au moment de la grève étudiante contre la hausse des frais de scolarité, bien des Français se sont engagés, conscients de l’importance de l’accès à l’éducation. D’autres n’ont pas fait le pas; ils n’avaient pas quitté la France des grèves pour la retrouver de l’autre côté de l’Atlantique, sans toutefois régler la question de Michelet: «Quelle est la première partie de la politique? L’éducation. La seconde? L’éducation. Et la troisième? L’éducation.»

Au cœur d’une relation dont l’histoire est faite autant de raison que d’émotivité, la hausse à laquelle nous ferions face semble justifiée par les mêmes arguments que ceux de 2012. À la célèbre «juste part» du gouvernement Charest, Madame la ministre Saint-Pierre a simplement substitué «le sacrifice» que nous devons tous faire et son «épaule à la roue» de circonstance. Conscient de la richesse des échanges – matériels et immatériels – entre le Québec et la France et navré de cette rhétorique populiste, Le Délit s’oppose à la renégociation souhaitée par le gouvernement libéral.

On ne saurait conjuguer les relations entre nos deux nations au passé, elles sont un devenir;
ce qui doit nous relier n’est pas simplement une «mémoire» mais une conscience historique, qu’il nous revient de transformer en conscience individuelle et civique. Le rôle qu’a joué, que joue et que jouera l’entente de 1978 ne saurait y être minimisé.

Compagnon des Amériques, entends-moi bien, j’ai laissé mon messianisme à la frontière. Je t’écris au milieu d’un ballet diplomatique auquel je n’ai pas chapitre. Je suis sur ta place publique avec les miens, la poésie n’a pas à rougir de moi. J’ai su qu’une espérance soulevait ce monde jusqu’ici. Ce que je t’envoie, c’est ma reconnaissance.

L’article Aux compagnons des Amériques est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
Regards (professoraux) croisés https://www.delitfrancais.com/2014/11/02/regards-professoraux-croises/ https://www.delitfrancais.com/2014/11/02/regards-professoraux-croises/#respond Sun, 02 Nov 2014 22:48:19 +0000 http://www.delitfrancais.com/?p=21695 Yolande Cohen, Annie Ousset-Krief, Pierre-Yves Néron et Paul François témoignent

L’article Regards (professoraux) croisés est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
Yolande Cohen 

Yolande Cohen est Présidente de l’académie des Arts, des lettres et des sciences de la société royale du Canada.

Les rapports universitaires entre le Québec et la France ont connu plusieurs phases, et je peux dire que depuis une dizaine d’années, ils se sont complètement inversés. En effet si dans les années 1970 et 1980, des jeunes québécois (moins souvent des québécoises) allaient étudier en France en grand nombre, ce mouvement s’est largement tari pour faire place aux étudiant(e)s françaises au Québec. On en compte un nombre croissant dans toutes les universités du Québec (près de 12 000 cette année), et surtout aux HEC et à l’Université de Montréal où ils constituent un groupe compact. Cette contribution de plus d’une dizaine de milliers d’étudiant(e)s français à Montréal s’avère majeure et extrêmement enrichissante. Elle constitue à plusieurs égards une force de notre système d’éducation qui est devenu très attractif pour de nombreuses catégories d’étudiant(e)s. Toutefois, en contrepoint, il faut souligner que notre système est par ailleurs trop peu ouvert et internationalisé pour nos propres étudiant(e)s, qui malgré l’offre de bourses de mobilité internationale très intéressantes (par le MRI en particulier), n’incite pas beaucoup de nos étudiant(e)s à voyager et à entreprendre des formations ailleurs. Dans ce contexte, la renégociation des accords bilatéraux entre le Québec et la France devrait prendre en compte davantage cette nécessité d’établir des canaux mieux organisés d’échanges entre nos universités, de façon plus précise et coordonnée entre elles, pour que nos étudiant(e)s puissent davantage profiter des formations très diversifiées offertes par l’éducation supérieure française. Pour l’instant, cela s’est avéré un vœu pieux, même si tout le monde de part et d’autre est conscient de la gravité des enjeux. Un des problèmes récurrents est la centralisation du système universitaire en France et sa très grande décentralisation (et même compétitivité) au Québec.

Annie Ousset-Krief

Annie Ousset-Krief est docteur ès lettres et maître de conférences à l’Université de la Sorbonne Nouvelle. 

Outre mes fonctions de professeur à la Sorbonne Nouvelle, j’ai été chargée des échanges inter-universitaires avec le Canada pendant huit ans. À ce titre, j’ai pu apprécier l’importance des relations entre le Québec et la France, l’ouverture que les accords procuraient aux étudiants des deux pays, l’augmentation des opportunités dans une période plutôt difficile pour la France.

Il est clair cependant que les bénéfices retirés sont plutôt du côté français que québécois – moins d’étudiants québécois viennent en France car certaines années ont été très troublées, marquées par des grèves très dures (plus de cours pendant des mois, sans remplacement ni compensation). Il est clair également que le système coûte plus cher au gouvernement québécois qu’au gouvernement français.

Ceci étant, même si je comprends les contingences économiques et financières, je trouve essentiel de maintenir et développer les accords entre nos universités, qui aideront à une coopération culturelle importante pour le Québec dans le cadre d’un appui à la francophonie. 

Pierre-Yves Néron

Pierre-Yves Néron est maître de conférences en éthique économique et sociale à l’université catholique de Lille.

On parle bien souvent de la France et du Québec comme des partenaires «naturels», et les rapports sont en effet excellents. Mais je suis dans une situation particulière car je suis un Québécois en poste en France, ce qui est beaucoup plus rare que l’inverse. Cela a certains avantages, notamment au niveau pédagogique. Les étudiants découvrent une autre approche de l’enseignement, plus «nord-américaine», et en général beaucoup moins hiérarchique. Et ils semblent assez demandeurs!

Contrairement à ce qu’on entend parfois, il me semble important de ne pas surestimer l’harmonie dans les manières de penser dans les sciences humaines et sociales à propos de plusieurs questions et enjeux. Les exemples sont évidents: laïcité, multiculturalisme, les implications de l’égalité, les revendications minoritaires, etc. Pour un chercheur en éthique et philosophie politique contemporaine formé à Montréal et Toronto comme moi, il est facile de constater que les réflexes « majoritaires » surgissent beaucoup plus aisément en France… Cela peut parfois être très frustrant, même si le contexte intellectuel est en général fort stimulant.    

En ce qui concerne le développement de la recherche, il est bien sûr naturel pour moi de continuer à travailler avec mes collègues des universités québécoises. Cela dit, il y a des obstacles.  Comme il y a si peu de Québécois ici, on ne peut pas vraiment profiter des antécédents, de réseaux déjà existants.  Il est facile de constater, et cela est malheureux, que même les institutions qui pourraient favoriser la collaboration ne sont pas trop au courant de la présence de Québécois dans le réseau français de la recherche.

Paul François

Paul François est professeur-adjoint au Département de  physique à l’Université McGill.

Le Délit (LD): Quel regard portez-vous sur ce statut singulier de professeur français au Québec?

Paul François (PF): C’est un statut que j’apprécie. Le système universitaire québécois me paraît être un juste milieu entre le système des États-Unis et le système français, prenant un peu du meilleur des deux mondes, c’est-à-dire côté américain: l’organisation de la recherche, le cursus universitaire, le caractère vraiment «universel» de l’université; et côté français: le coût (relativement) modéré des études, un système de protection sociale, et le français comme langue locale!

LD: Que pensez-vous des rapports Québec-France en matière universitaire ?

PF: Dans mon domaine, ils demanderaient à être fortement développés. J’ai quelques collaborations universitaires avec la France, mais je dirais que c’est moins facile que de gérer une collaboration avec les États-Unis. Par exemple il y a assez peu de possibilités de financement de recherche en commun entre le Québec et la France, peu de bourses d’étudiants gradués spécifiquement pour de tels échanges. Un système de co-tutelle, assez commun entre universités européennes, pourrait aussi aider. Côté cursus étudiants, il y a quelques possibilités d’échanges entre universités, mais la structure très compliquée et fractionnée de l’enseignement universitaire français (entre universités, instituts, grandes écoles…) n’aide pas.

LD: Que pensez-vous de la renégociation des accords bilatéraux? 

PF: J’aimerais qu’ils soient maintenus. Je suis, de cœur et de raison, favorable à tout rapprochement entre la France et le Québec. Les étudiants québécois y ont intérêt parce qu’ils leur permettent d’avoir accès au vaste réseau universitaire en France à coût modique, et par ailleurs le Québec bénéficie très certainement de la présence de jeunes français au Québec attirés notamment par leurs perspectives d’études (et qui ne viendraient probablement plus du tout si ces accords disparaissaient!). Plus généralement, la francophonie est amenée à prendre une place plus importante dans le monde dans les décennies à venir par simple effet démographique, et il me paraît important de renforcer les synergies existantes entre les pôles francophones que sont la France en Europe et le Québec en Amérique du Nord. 

L’article Regards (professoraux) croisés est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
https://www.delitfrancais.com/2014/11/02/regards-professoraux-croises/feed/ 0
«J’aurais essayé de bloquer ça» https://www.delitfrancais.com/2014/11/02/jaurais-essaye-de-bloquer-ca/ https://www.delitfrancais.com/2014/11/02/jaurais-essaye-de-bloquer-ca/#respond Sun, 02 Nov 2014 22:20:29 +0000 http://www.delitfrancais.com/?p=21686 Entretien avec un ténor du PLQ sur la renégociation de l’entente d’éducation de 1978.

L’article «J’aurais essayé de bloquer ça» est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
Député PLQ de Verdun pendant 25 ans et ancien ministre québécois, Henri-François Gautrin est arrivé de France au Québec à 14 ans. Il a étudié à l’UdeM, à McGill puis en France avant de devenir professeur de physique à l’UdeM.

Le Délit (LD):Vous avez été un étudiant français au Québec à l’Université de Montréal et à McGill, un étudiant du Québec en France, un professeur à l’UdeM, un homme politique québécois impliqué dans les questions d’éducation et de francophonie; comment avez-vous perçu l’évolution de la relation franco-québécoise en matière d’éducation?

Henri-François Gautrin (H.-F. G.): Dans notre relation d’éducation il y a eu un grand changement. Dans les années 1960, quand on a passé les accords d’éducation entre la France et le Québec, il y avait beaucoup plus d’étudiants du Québec qui étudiaient en France, que de Français qui étudiaient au Québec, particulièrement au niveau des deuxième et troisième cycles. La situation a évolué. J’ai été professeur de physique mathématique pendant 30 ans à l’UdeM. Les Français c’était occasionnel, pas systématique. Actuellement si vous regardez, c’est inversé. C’est pourquoi certaines personnes veulent remettre en question cet accord qu’on a passé à l’effet d’avoir une équivalence de coûts.

LD: Justement, en parlant de cette inversion de tendance et de la remise en question des accords bilatéraux, pensez-vous que cet échange est construit en défaveur des étudiants québécois en France?

H.-F. G.: En France on ne paye pas les études, sauf dans les grandes écoles privées. Et elles ne sont pas seulement payantes, elles sont sur concours. Vous n’arrivez pas rue Saint-Guillaume [Sciences Po Paris, ndlr] comme ça! Et puis d’une part il y a eu une perte de prestige, et de l’autre, les deux grandes sources de bourses au Québec ont restreint considérablement les possibilités d’aides pour étudier à l’étranger.

LD: Denis Vaugeois [historien, homme politique ayant œuvré dans l’éducation, et premier directeur général des relations internationales du Québec de 1970 à 1974] a affirmé, en parlant des étudiants français au Québec, que «ces étudiants ne sont pas un problème, c’est plutôt un investissement. […] Ce sont des candidats extraordinaires à l’immigration. Ils sont bien formés et s’intègrent parfaitement. Au fond, c’est le Québec qui est gagnant». Que pensez-vous de l’intérêt pour le Québec de cette coopération sur l’éducation? 

H.-F.G.: Oui absolument! Il a parfaitement raison! Et ça ne s’applique pas forcément qu’aux Français, ça s’étend à tout le monde. D’où l’intérêt que McGill a, du fait d’avoir autant d’étudiants de l’extérieur. Les étudiants étrangers sont les meilleurs ambassadeurs que vous pouvez avoir pour le Québec.

C’est un investissement important car la formation, ce n’est pas seulement les cours que vous suivez, mais aussi les gens avec qui vous interagissez. Et, voyez-vous, la communauté européenne l’a compris avec le programme Erasmus. Et le fait que vous puissiez avoir des gens de pays différents, de milieux différents, c’est un plus dans votre formation. C’est le lead qu’on doit avoir comme principe pour défendre ces accords: les étudiants français ici au Québec bénéficient aux petits québécois dans la mesure où ils permettent la diversification de la culture.

LD: En vous entendant parler, on a l’impression que vous ne voyez ces jeunes que comme ayant vocation à venir étudier, enrichir le modèle d’éducation québécois, mais pas forcément s’intégrer et rester travailler.

H.-F.G.: Alors là c’est complétement faux! Je ne suis plus au cabinet [du premier ministre québécois] aujourd’hui, mais dans nos discours d’il y a deux ans encore on voulait faciliter l’immigration des gens qui avaient un diplôme d’université québécoise. Nous avons une société qui vieillit vite, très vite. Alors les gens de votre génération vous êtes ce qu’on essaye d’attirer. Comme en France, on a réussi à infléchir notre indice de fécondité un peu mais on n’est pas encore rendus à un renouvèlement complet des générations. L’apport de l’immigration est important si vous voulez maintenir ce renouvèlement. Alors l’avantage d’avoir quelqu’un qui a étudié ici c’est d’avoir quelqu’un qui s’intègre beaucoup plus facilement. Les gens de votre génération venant d’un pays développé comme la France c’est quelque chose qui va être de plus en plus intéressant à faire venir et conserver dans un pays. 

LD: Mais justement on reproche parfois aux Français d’ici de mal s’intégrer à la société québécoise, à cause d’un certain problème colonialiste mal réglé, d’une tradition messianique, d’une prétention culturelle.

H.-F.G.: Très franchement je ne crois pas. Je pense indubitablement que ce sont eux qui s’intègrent le mieux. Statistiquement, les vagues d’immigrations françaises sont toujours importantes et constituent un apport constant. Et vous n’avez pas ici de ghetto français! Alors les Français qui ne jouent pas le jeu de l’intégration ça arrive, c’est arrivé, ça arrive de moins en moins. Car ils sont de moins en moins capables de pouvoir critiquer les gens ici. Ce n’est pas tout de savoir manier le verbe, il faut avoir quelque chose derrière le verbe! (rires)

LD: Certains comptent donc revenir sur cette coopération bilatérale en matière d’éducation. Le chef du Parti libéral québécois, Philippe Couillard, a défendu pendant sa campagne aux dernières élections provinciales que les étudiants français devraient payer autant que les étudiants des autres provinces canadiennes (ce qui «porterait de 2300  à 6300 dollars le coût moyen d’une année de premier cycle» selon Le Devoir). Il suggérait que la situation actuelle représente un réel manque à gagner. Qu’en pensez-vous?

H.-F.G.: Ce serait une erreur de modifier ainsi ces accords! Quand les gens ont un droit acquis, il est plutôt difficile de le leur retirer. C’est un très mauvais message que vous envoyez. 

Les effets économiques seraient probablement mineurs. Faire augmenter les frais de 4000 dollars ce n’est pas énorme. On est de l’ordre de quatre-cinq millions. Si vous jouez sur des budgets d’éducation, c’est relativement mineur.

LD: D’un côté l’ancien premier ministre français François Fillon disait en 2008 qu’il y a en chaque Français «un rêve québécois». Et de l’autre, Charbonneau disait au lendemain de la guerre, en 1947, que le Québec ne comptait pour les Français qu’en temps de crise. Pensez-vous que ces étudiants français se pressent dans les universités québécoises et tiennent tant à ces accords, car ils voient un rêve dans le Québec, ou plutôt une solution à leur crise française?

H.-F.G.: Pour beaucoup de Français, le seul gouvernement uniquement francophone hors de France reste quand même le Québec. C’est le seul pays dans lequel les gens peuvent venir sans problème de langue. Et ils peuvent retrouver la même chose: être à Québec et voir un boulevard Henri IV. 

LD: C’est donc un rêve pragmatique?

H.-F.G.: Oui. Malgré tout, une langue reste un élément de communauté.

LD: Aujourd’hui, comment voyez-vous l’avenir de la relation franco-québécoise pour l’éducation universitaire? 

H.-F.G.: Non seulement nous avons besoin de maintenir cet échange mais nous devons aussi insister sur la reconnaissance des diplômes. L’accord que nous avons passé récemment en 2007 (sous le cabinet de Charest), pour que dans les métiers protégés par une corporation il y ait possibilité d’équivalence. Le discours officiel était de dire: «on va avoir la possibilité de faire valoir son diplôme et travailler d’un pays à l’autre». Vous savez nous les politiciens on a toujours tendance à faire des discours par rapport à la réalité. Cette mesure ne fonctionne pas encore tout à fait, avec la réticence des corporations ou encore la question pas si évidente des éléments d’éthique. Il faut l’améliorer. Mais il y a un côté sous-jacent à mon sens, il y a un lien direct entre ce principe de libre circulation des diplômés et celui de la formation.

LD: Et c’est un lien qui entraine quoi?

H.-F.G.: Qui devrait maintenir en quelque sorte le statut privilégié que peuvent avoir les Français. Car cet accord pour les professions a seulement été passé avec les Français. Ça reste donc une relation privilégiée au niveau des professions, donc ça devrait maintenir une relation privilégiée au niveau de la formation.

LD: Bon, sincèrement, pensez-vous qu’elle va passer cette mesure pour que les étudiants français payent plus cher leurs frais universitaires au Québec?

H.-F.G.: Très franchement, le problème c’est que je ne suis plus là, parce que j’aurais essayé de bloquer ça. Je sais qu’actuellement on cherche des sous partout, mais cette mesure c’est priver les Québécois d’un avantage. Si on souhaite supprimer cet avantage, il faut que le débat soit fait ici, au Québec, par les Québécois. Ça ne peut pas être à François Hollande de décider de ça.

LD: C’est quand même un accord bilatéral…

H.-F.G.: Oui, mais ce que je veux dire, c’est que l’avantage qu’on retire de ces accords, c’est aux jeunes Français de le démontrer.

LD: Vous pensez que la population québécoise le voit, ce fameux avantage?

H.-F.G.: Non, très franchement non [répété quatre fois]. Le monde universitaire est tellement loin, la population ne se rend pas compte. Il faut que certaines personnes qui sont éduquées soient en mesure d’en être les porte-paroles.

L’article «J’aurais essayé de bloquer ça» est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
https://www.delitfrancais.com/2014/11/02/jaurais-essaye-de-bloquer-ca/feed/ 0
«Un département néocolonial» https://www.delitfrancais.com/2014/11/02/un-departement-neocolonial/ https://www.delitfrancais.com/2014/11/02/un-departement-neocolonial/#respond Sun, 02 Nov 2014 22:13:51 +0000 http://www.delitfrancais.com/?p=21682 Le professeur Bernadet répond aux questions du Délit à propos du milieu universitaire.

L’article «Un département néocolonial» est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
Arnaud Bernadet est professeur au Département de langue et littérature françaises de l’Université McGill depuis 2010. Ancien élève de l’École Normale Supérieure (Fontenay/Saint-Cloud), titulaire de l’agrégation de lettres modernes, il a enseigné en France à l’Université Paris 8, puis exercé comme maître de conférences à l’Université de Franche-Comté. Il est membre du groupe international de recherche Polart – poétique et politique de l’art.  Spécialiste de Verlaine, ses travaux portent sur la théorie du langage et la théorie de la littérature, spécialement sur la poésie et le théâtre des XIXe et XXe siècles. En lien avec la notion de voix et d’oralité, il travaille actuellement à établir une anthropologie littéraire de la manière dans les œuvres de la modernité. 

Le Délit: Quel regard portez-vous sur votre statut de professeur français au Québec?

Arnaud Bernadet: «Mes chers compatriotes»… Ainsi posée, votre question est à tiroirs multiples. Elle oblige d’abord à inventer un point de vue sur soi, et par conséquent à penser sa place dans une société qui n’est pas la sienne à l’origine, plus encore ses rapports à une institution, l’université McGill en l’occurrence. État de réflexivité auquel, d’une manière générale, répugnent le savant et l’enseignant, double figure que recouvre la notion de «professeur d’université». À distinguer absolument d’un côté de l’intellectuel, de l’autre des fast thinkers qui paradent sur Radio-Canada et CBC. Soit que ledit professeur éprouve un dédain profond pour ce genre d’interrogatoire, prompt à l’éloigner des si hautes abstractions de l’activité connaissante, soit qu’il laisse à d’autres le soin de penser ce «statut», notoirement l’appareil académique dont il dépend, qui lui finance ses recherches ou qui le rétribue au quotidien pour ses cours. Servitude volontaire qu’ont bien révélé les événements du Printemps Érable, d’aucuns abdiquant alors leur sens critique élémentaire au seuil de la salle de classe – muets ou consentants par exemple devant l’appel à la délation autorisée par l’administration, les petits rapports sur les agents «séditieux» qui auraient sévi sur le campus, etc. La suite est connue. En 1937, Horkheimer rappelait que la science et, par conséquent, le sujet de la connaissance ne se séparaient pas du processus de l’histoire et de ses tensions sociales, qu’ils participaient directement à des réalités économiques. 

«L’Université McGill est un terrain expérimental du capitalisme cognitif.»

La question se complique néanmoins, à un deuxième degré, par la situation (plutôt que le statut) du professeur comme étranger dans une université du Québec – elle-même singulière par son histoire et sa langue, ses valeurs culturelles et son ouverture résolument internationale. On occupe un bref instant le regard satirique des Persans de Montesquieu, non pas tant à l’endroit de la Belle Province (qu’il n’y a aucune raison d’épargner cependant) que de la France: là-bas – la paupérisation de l’université depuis 1968, un sous-financement structurel aggravé par les réformes de 2007 (loi dite «LRU»), sa logique de plus en plus managériale inspirée par le modèle nord-américain mais doublée d’étatisme et d’autocratisme, ses retards en matière de culture numérique, le manque de moyens et d’encadrement des étudiants, notamment pour ceux qui sont en détresse sociale ou psychologique, des cursus uniformisés depuis le processus de Bologne (1991) mais de moins en moins exigeants (LMD, mastérisation), des atteintes continuelles aux libertés académiques, la bureaucratisation à marche forcée des professeurs, qui les détourne de leur recherche. Il serait naïf toutefois de croire que cette énumération ne contient que des différences qui sépareraient la France du Québec voire du Canada. Si elles ont une histoire propre, ces deux sociétés obéissent comme toutes celles qui figurent répertoriées par l’OCDE à la logique dévastatrice du capitalisme cognitif (Academic Capitalism, voir sur ce point les travaux de S. Slaughter, G. Rhoades et C. Newfield). Et l’Université McGill en est un terrain expérimental. 

À un troisième, et dernier niveau, la question prend une allure dramatisée. Car le professeur français au Québec y est d’abord professeur de littérature française dans un département de surcroît appelé Département de langue et littérature françaises (dans une université anglophone, ce qui ne manque pas d’être piquant). Et non simplement d’Études françaises, d’Études littéraires ou, monstre épistémologique, de Lettres et Communication (voyez l’Université de Sherbrooke, par exemple). Celui-là au contraire ressemble à s’y méprendre à un département de littérature française en France tel qu’on ne l’y trouvera plus d’ailleurs dans quelques décennies. Pour ceux qui nous regardent, l’intitulé est en effet un reliquat de colonialisme, et ce «département d’outre-mer» – si j’ose! – situé au Québec doit historiquement beaucoup à la «métropole» (à ce sujet, voir l’instructive histoire du DLLF établie par mes collègues Marc Angenot et Yvan Lamonde). S’il est temps assurément de le débaptiser tant il sent cette odeur de moisi qu’on respire dans les églises, en revanche, ce qui m’y plaît c’est que par-delà ses allures réactionnaires – indéniables –, j’y suis au contact de collègues et d’étudiants installés dans la pluralité des langues, des littératures, des cultures: «francophonies» du Sud et du Nord, littératures québécoise, acadienne, franco-ontarienne, littérature française d’Ancien Régime, moderne et contemporaine, pour ne rien dire de la sociolinguistique du français et du rôle pivot qu’y joue la traduction littéraire. En bref: un Département des littératures de langue française. C’est bien cela, non? DLLF? Pour quelques années, et malgré ce sinistre tableau, j’y aurai été heureux.

«La mobilité transatlantique peut faire de nos étudiants ceux qui inventeront l’Amérique francophone de demain.»

LD: Que pensez-vous de la renégociation de l’accord bilatéral entre la France et le Québec sur l’éducation universitaire?

AB: Ma réponse sera inversement très brève. Cet accord bilatéral a son histoire depuis l’entente de 1965, signée au milieu d’une période de croissance, et de mutations rapides des sociétés considérées. S’il (s’)inscrit (dans) une logique de coopération plus étendue, scandée par une série de conventions (1984, 1996, 1998, 2008), qui vise à favoriser la mobilité étudiante, la reconnaissance des diplômes, les thèses en cotutelle, les partenariats scientifiques entre laboratoires et équipes, le geste politique est bien entendu opportun: le flux (qui n’est pas encore afflux) d’étudiants français en direction des campus québécois n’a cessé d’augmenter, même si l’on observe une nette asymétrie, regrettable, trop peu d’étudiants québécois comparativement essaient le chemin inverse. En outre, cette réalité doit être repensée à l’intérieur du processus des «mondialisations» (et non de la Mondialisation – au sens économiste du terme, couramment répandu). Car – toute proportion gardée – comme pour les échanges ERASMUS qui font des étudiants français et européens ceux qui inventeront l’Europe de demain, la mobilité transatlantique peut faire de nos étudiants – québécois et français, ensemble – ceux qui au milieu des Amériques inventeront l’Amérique francophone de demain. Reste à savoir quels principes gouvernent une telle renégociation, si elle se règle par avance sur l’évangile néolibéral, masqué derrière les belles et touchantes déclarations sur la langue et la culture qui unissent France et Québec – ce catéchisme dont Philippe Couillard et François Hollande sont deux adeptes (la gauche française actuelle rivalisant en la matière avec la droite (post-)sarkozyste). Car de quoi s’agit-il? De renforcer et d’améliorer un cadre existant de coopérations, en subordonnant la formation universitaire aux besoins immédiats du sacro-saint marché, et en transformant nos étudiants transatlantiques en demi-citoyens, ces nouveaux esclaves du Capital? Ou d’instaurer un libre échange des talents et des pensées de toutes disciplines pour créer dans l’un des espaces francophones un monde alternatif?

L’article «Un département néocolonial» est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
https://www.delitfrancais.com/2014/11/02/un-departement-neocolonial/feed/ 0
Le canard transatlantique https://www.delitfrancais.com/2014/11/02/le-canard-transatlantique/ https://www.delitfrancais.com/2014/11/02/le-canard-transatlantique/#respond Sun, 02 Nov 2014 20:00:34 +0000 http://www.delitfrancais.com/?p=21675 Le Délit rencontre L’Outarde libérée, le webzine franco-québécois.

L’article Le canard transatlantique est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
Rédactrice en chef de L’Outarde libérée, établie depuis plus de 10 ans au Québec, diplômée en gestion d’entreprise de Paris-Dauphine et en journalisme de L’Université de Montréal, elle est membre de l’association des journalistes indépendants du Québec (AJIQ) et de la fédération professionnelle des journalistes du Québec (FOJQ). 

Le Délit (LD): L’Outarde libérée existe depuis février 2013. Un événement particulier a‑t-il provoqué sa création?  

Nathalie Simon-Clerc (N.S‑C): C’est né sur un coup de tête parce que nous, les journalistes français au Québec, on a un peu de mal à trouver une job à cause de notre accent, au moins dans ce qui est audio. L’idée était de faire un portfolio au départ pour continuer d’écrire, se faire connaître et ne pas perdre notre patte journalistique. Finalement, comme on nous reprochait d’être trop ancrés dans la réalité française, nous avons décidé de faire quelque chose qui parlerait de l’actualité franco-québécoise et puis également des Français au Québec. On est devenu un catalyseur de la communauté française au Québec. 

LD: On peut lire, dans l’«À propos» de votre site internet, que vous proposez «un regard croisé pour rendre compte de l’actualité des Français au Québec et des réussites québécoises en France.» Vous soulignez la réussite québécoise avec Xavier Dolan et Bombardier. Un acteur et une entreprise québécoise, alors que pour la France au Québec, vous écrivez: «La vie associative française est riche, les réussites économiques sont prestigieuses et les étudiants français arrivent toujours plus nombreux.» Ne trouvez-vous pas que l’opposition entre spécificité d’un côté et généralité de l’autre dénote un échange qui n’est pas réciproque? 

N.S‑C: Il y a plusieurs éléments. L’échange n’est pas réciproque; rien qu’au niveau des étudiants, il y a dix mille étudiants français qui viennent étudier au Québec chaque année contre mille Québécois qui vont en France. La relation est déséquilibrée, d’où la remise en cause des frais de scolarité par le gouvernement du Québec. Nous n’avons pas grand monde en France pour couvrir l’actualité québécoise. Or, elle est très riche, nous avons de très bonnes relations avec la délégation générale du Québec à Paris qui est extrêmement dynamique. C’est un axe de développement, nous voulons faire la même chose qu’ici: trouver des étudiants-journalistes finissants qui veulent bien couvrir l’actualité québécoise en France. 

LD: Nous avons lu, dans votre récent article «François Hollande en visite officielle au Canada début novembre», que «des indiscrétions obtenues par L’Outarde Libérée, ont révélé que les discussions entre la France et le Québec, concernant la révision des frais de scolarité des étudiants français sont au point mort. La révision ne sera pas prête pour la rentrée de septembre 2015, et la signature d’un accord, que l’on voulait rendre publique à l’occasion de la visite du président Hollande, est loin d’aboutir.» Que pensez-vous de cet accord sur les frais de scolarité? Avez-vous une position éditoriale par rapport à cette question? 

N.S‑C: Le principe est de ne pas avoir de position éditoriale, de garder une stricte neutralité. La seule exception que j’ai faite c’était juste après les élections consulaires, où j’ai publié un éditorial cinglant parce que, manifestement, il y avait des disfonctionnements qui étaient dus à un mauvais positionnement de la loi. Sinon on n’a pas de position éditoriale, ni par rapport à ça, ni par rapport aux autres problèmes. 

«Il y a une image du Français arrogant, qui est partiellement fausse.»

LD: Donc vous n’avez pas non plus de position éditoriale par rapport aux échanges bilatéraux? Nous avons lu la lettre ouverte de plusieurs partis politique à propos de l’AECG (Accord économique et commercial global) dans la section tribune, qu’en est-il?

N.S‑C: Nous offrons une tribune à tous ceux qui veulent écrire sur des sujets qui sont dans notre ligne éditoriale pourvu que cette tribune soit d’intérêt public, évidemment. 

LD: Les Français arrivent massivement au Québec, certains pour s’installer définitivement, d’autres pour étudier puis repartir. À quel public vous adressez-vous plus particulièrement? 

N.S‑C: Alors, ça c’est une très bonne question. Idéalement, on souhaite s’adresser aux deux. Mais j’ai remarqué qu’on a du mal à capter le public étudiant qui vient un an, deux ans, trois ans maximum. Je pense qu’on n’a pas traité les bons sujets les concernant. En revanche, c’est un axe de développement dans l’année qui vient. 

LD: Quels sujets, pensez-vous, pourraient les intéresser?

N.S‑C: Les frais de scolarité, les activités dans des bars, les sujets culturels, les problèmes de logements, les sujets qui sont relayés sur les réseaux sociaux étudiants. Je vous promets que dans l’année qui vient, on va s’adresser à eux. 

LD: Ne craignez-vous pas qu’un tel journal se pose comme frein à l’intégration des Français au Québec? Pourriez-vous m’indiquer ce qui différencie, selon votre point de vue, intégration et assimilation? 

N. S‑C: C’est encore une très bonne question. Je dirais que là, j’ai une position éditoriale. Intégration, oui; assimilation, jamais. Bien sûr, il faut s’intégrer. Ça veut dire appréhender la culture québeco-américaine d’ici. Il y a une image du Français arrogant, qui est partiellement fausse. Je crois que la menace qui peut être perçue provient du fait qu’il y a des différences de comportement. La confrontation, chez nous, ce n’est pas se chicaner mais plutôt faire avancer des idées. Mais il faut s’adapter, c’est la clé de tout, il faut comprendre la culture d’ici pour ne pas être perçus comme arrogants, comme des gens qui arrivent en terrain conquis. On a plein de choses à apprendre et à apporter au Québec, mais gardons notre spécificité de Français; ce n’est pas refuser l’intégration, bien au contraire. 

Je ne crois pas que nous soyons un frein à l’intégration, on traite beaucoup l’actualité franco-québécoise, ce que les médias français ne font pas. Il y a beaucoup de choses qui se passent en échange franco-québécois dans tous les domaines: étudiants, culturels, économiques. Être bien intégré dans une société d’accueil, c’est ne pas oublier qu’on est Français, c’est participer à la vie locale, c’est participer aux élections, c’est aller s’inscrire au Consulat. Plusieurs cultures, c’est une richesse, c’est complémentaire. 

LD: Pour rebondir là-dessus, la description de L’Outarde Libérée stipule: «Journalistes franco-québécois, nous vivons au Québec depuis plusieurs années, car nous portons cette terre francophone d’Amérique dans notre cœur.» La langue et la terre, est-ce que cette position ne risque pas d’être perçue comme presque colonialiste? Comment se défaire de l’image ambivalente du Français au Québec, entre le bon cousin et l’envahisseur? 

N.S‑C: Ah! On est au cœur du problème. Moi je me définis comme franco-québécoise, parce que d’abord j’ai les deux citoyennetés. Qu’on ne me demande pas de choisir, c’est un peu comme choisir entre son père et sa mère. J’ai choisi de vivre ici, ce n’est pas par hasard. En revanche, je n’ai pas oublié la terre de France. Le Québec, c’est un bout de terre francophone en Amérique, et je n’ai pas dit terre française en Amérique parce qu’en France, on fait souvent l’amalgame. Pour ne rien vous cacher, en début de semaine j’étais au Consulat, on avait un briefing avec l’Élysée sur la visite de François Hollande et le mec de l’Élysée un moment nous dit: «Ah mais vous au Québec, c’est presque la France.» Non! Le Québec ce n’est pas «presque la France». Le Québec, c’est un bout d’Amérique qui parle français et qui se bat depuis des centaines d’années pour continuer de parler français. Ce n’est pas du colonialisme, c’est juste que «je me souviens d’où je viens». Si on a une petite pierre à apporter à l’édifice québécois, c’est par la défense de la langue et la culture française. On ne se pose pas comme des néo-colonisateurs mais simplement comme des gens qui se souviennent qu’on vient de la même terre. 

LD: Comment fonctionne plus précisément votre journal, en termes de diffusion, financement , etc.? 

N.S‑C: Notre magazine repose sur une plateforme web, l’écrit et l’utilisation de multimédias relayés par les médias sociaux. Je crois beaucoup à Twitter et nous devrions l’utiliser beaucoup plus, mais on a un problème de disponibilité parce qu’on est tous bénévoles. Je crois que dans le journalisme web, chacun doit inventer son propre modèle économique. Nos axes de développement sont les suivants: demandes d’aides à nos parlementaires qui ont une oreille attentive à notre journal; très bonnes relations avec les autorités consulaires et diplomatiques, l’ambassadeur nous donne des entrevues et nous tient informés, nous lui en sommes gré. Nous avons aussi en vue de permettre à des étudiants finissants en journalisme d’avoir leur première tribune et leur premier espace de publication, ce qui n’est pas aisé, a fortiori pour des étudiants français. Nous pensons aussi faire de la vidéo promotionnelle et également vendre des espaces de publicité. 

LD: Vous comptez, à long terme, rester un journal de bénévoles?

N. S‑C: Non, l’objectif, c’est de rémunérer les journalistes, même les étudiants finissants. Toute peine mérite salaire. Notre objectif à moyen et long terme, c’est aussi de développer encore plus la vidéo et puis d’être présents en télé-web, d’avoir une chaîne privée, de faire une émission hebdomadaire avec une université, par exemple.

L’article Le canard transatlantique est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
https://www.delitfrancais.com/2014/11/02/le-canard-transatlantique/feed/ 0
Marseille-Montréal https://www.delitfrancais.com/2014/11/02/marseille-montreal/ https://www.delitfrancais.com/2014/11/02/marseille-montreal/#respond Sun, 02 Nov 2014 19:53:05 +0000 http://www.delitfrancais.com/?p=21671 Le festival ActOral rapproche l’Hexagone et la Belle-Province.

L’article Marseille-Montréal est apparu en premier sur Le Délit.

]]>

Hubert Colas est auteur, metteur en scène et dramaturge. En 1998, il crée à Marseille la compagnie Diphtong . Il crée en 2002 le festical ActOral, qui a pour but d’interroger les écritures scéniques et contemporaines. L’édition 2014 du festival est le fruit d’une collaboration avec l’Usine C de Montréal et fait d’ActOral un splendide pont culturel transatlantique. 

Le Délit (LD): Comment s’est imaginé et matérialisé ActOral?

Hubert Colas: La genèse d’ActOral est liée au lieu que j’ai créé à Marseille dans un premier temps. En réalité, ça se pose comme ça: je suis plutôt un auteur-metteur en scène, j’ai une compagnie, des artistes avec qui je travaille, des acteurs, et j’ai pris un lieu à Marseille qui était un lieu de travail. Et je me suis dit que ce lieu-là, j’allais le partager avec d’autres artistes, que j’allais en inviter d’autres, puisque je ne vais pas l’utiliser douze mois sur douze. 

«On a une langue qui est la même, et on a une musicalité différente.»

Ce qui m’intéresse, ce sont les écritures contemporaines. Ce que je voyais, c’est que les écritures contemporaines de théâtre sont très figées dans un certain protocole d’écriture de formes. Et ce qui m’intéressait à Marseille, c’était de comprendre quels espaces de rencontres y seraient pertinents. Je m’intéresse à la poésie, à la poésie sonore, aux formes transversales d’écriture, donc je voulais plutôt inviter des écrivains d’une manière générale. Il s’agissait d’arrêter de penser les clivages entre littérature et théâtre, d’arrêter de dire que le théâtre est un sous-genre littéraire; on va dire ce sont des auteurs à part entière. Donc j’ai invité un certain nombre d’artistes. Chemin faisant, on a bien vu que ça a créé des mélanges, des formes, des inspirations. 

Du coup, j’ai continué à faire ça, on a commencé par trois-quatre jours, c’était essentiellement les artistes en résidence, puis on est passé à quatre-cinq. On appelait ça «Rencontres» au départ, et puis après, ce qui était intéressant, c’était d’inviter des artistes qui ne sont pas écrivains mais qui travaillent sur des écritures. Je me suis dit qu’il y avait les écritures scéniques, donc je me suis dit qu’il fallait inviter ces gens-là. J’ai finalement de plus en plus ouvert sur cela et créé des maillages entre des chorégraphes, des plasticiens, des cinéastes, des dramaturges, des poètes sonores, et le champ d’ActOral s’est ouvert comme cela. Nous interrogeons les écritures dans tous les domaines artistiques.

LD: Comment ActOral s’est-il transformé en un pont culturel entre Marseille et Montréal? 

HC: ActOral est né de ma compagnie, Diphtong. D’abord je suis quelqu’un du service public, j’ai l’impression d’être né là-dedans, avec l’idée qu’une société est une société de partage, donc c’est un acte politique sans revendications politiques… mais c’est un acte politique. Je viens ici pour présenter un spectacle de ma compagnie qui s’appelle Kolik, et on se rencontre avec Danièle de Fontenay, on parle, je lui raconte toutes mes activités, et elle me dit: «Mais pourquoi tu n’organiserais pas un ActOral à Montréal?». Je réfléchis, je m’enthousiasme à cette idée-là et puis je lui dis que ce serait formidable que ce ne soit pas simplement Actoral qui vienne à Montréal mais qu’il s’agisse d’une collaboration franco-québécoise et que ces artistes puissent voir et se voir. 

Pour moi c’est une vraie collaboration entre ces deux continents qui n’est pas simplement pour afficher ce qui se passe au Québec et en France mais bien pour que ces artistes se rencontrent, partagent des temps, discutent ensemble, pas forcément collaborent mais en tous cas se regardent, se voient, s’appréhendent, et que tout ceci produise du sens, des rencontres et un déplacement. Au même titre que l’on pourrait dire qu’il doit y avoir un déplacement du public, dans les formes que l’on propose. On a tendance, dans notre société, à créer de la consommation spectaculaire où les gens doivent savoir ce qu’ils vont voir. Je crois qu’avec Actoral, ce que l’on propose autant à Marseille qu’à Montréal, c’est d’aiguiser la curiosité du public, des artistes, de trouver des espaces-temps possibles. Comme le disait Julien Gosselin à son spectacle, ça créé une brèche dans le temps de travail qui lui est offert et dans lequel il va avoir un vrai temps de recherche, d’ouverture et de pensée.

«C’est ça qui me paraît essentiel dans l’art, d’aller vers ce que l’on ne connaît pas.»

LD: Avez-vous remarqué des similitudes entre les artistes québécois et les artistes français dans l’approche de ces écritures hybrides et intermédiales ? 

HC: C’est vrai que, par moments, j’ai pu voir des points de convergence entre certains artistes. Nicolas Quentin et Thomas Ferrand, esthétiquement et aussi dans un champ du «non-spectacle»-spectacle, parce que Nicolas Quentin c’est du non-spectacle mais c’est du très-spectacle. Pour Thomas Ferrand, c’est la même chose. Donc il y avait un pont là, entre ces deux artistes, qui se sont aussi rencontrés, Thomas Ferrand est allé en résidence ici, Nicolas est venu en résidence en France. Et donc il y a eu une sorte de porosité des formes. On a des gens qui réfléchissent par rapport à leur création de façon très intuitive sur une réaction au monde sans en faire un discours préalable. On a affaire à une sorte d’intelligence extrêmement difficile du sens, puisqu’elle ne cherche pas à se maîtriser au moment où elle se produit. 

C’est vrai qu’il y a des formes, on est tous dans le spectacle vivant, dans la littérature, mais au même titre que j’aurais envie de dire qu’en France on ne peut pas analyser les spectacles en disant que ce sont des spectacles français, – je refuse cette catégorisation là –, je ferais pareil entre l’échange entre les Québécois et la France. Mais je peux voir qu’esthétiquement il y a un certain nombre de choses qui se rejoignent, d’ouverture, des pensées. On a une langue qui est la même, et on a une musicalité différente. Cette rencontre-là, on va pas dire qu’elle est poétique, ce serait désuet de dire une chose pareille, mais malgré tout il y a quand même quelque chose de l’ordre d’un déplacement poétique de l’écoute  qui m’intéresse avec le Québec. Quand vous avez un artiste québécois qui vient en France et qui s’exprime, il y a forcément quelque chose au niveau de l’écoute qui est différent. Mais c’est comme nous quand on arrive ici et que – (rires) j’vais dire des conneries hein – au lieu d’avoir des souris dans la rue on a des écureuils. Il y a quelque chose qui fait que notre regard, notre façon de se sentir vivant n’est pas tout à fait pareille. C’est comme une renaissance, une reconnaissance de sensibilité ouverte qui se fait. Un artiste quand il travaille, c’est finalement comment il déploie sa capacité d’écoute de lui-même et de ce qui l’entoure pour produire quelque chose.  Le public dans une salle, quand on l’invite à entendre quelque chose qu’il ne connaît pas, c’est ça qu’on lui demande: plus on ira dans cette direction-là, plus le public sera sensible à des propositions de lieux ou d’artistes sans les connaître. Et c’est ça qui me paraît essentiel dans l’art, c’est d’aller vers ce que l’on ne connaît pas. 

LD: Justement, alors que l’on connaît bien la culture française au Québec, la France ne semble pas être ouverte à la culture québécoise. 

HC: Je sais pas, je n’ai pas analysé cela. Je pense que la France a un complexe de supériorité. Tout simplement, je pense que c’est là-dessus que ça se joue. Sur comment la France se pense depuis tout temps comme étant le fleuron des arts, par rapport à la Suisse, à la Belgique, au Québec. Je pense que l’on a cette idée-là de nous, mais elle n’est même plus pensée, elle est très instituée, dans le corps des gens.

L’article Marseille-Montréal est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
https://www.delitfrancais.com/2014/11/02/marseille-montreal/feed/ 0
Lettre d’un citoyen zélé à Mr Yves B*** https://www.delitfrancais.com/2014/09/09/lettre-dun-citoyen-zele-a-mr-yves-b/ Tue, 09 Sep 2014 14:51:15 +0000 http://www.delitfrancais.com/?p=20990 Un moyen pour apaiser les troubles entre les Gens de Lettres et le gouvernement.

L’article Lettre d’un citoyen zélé à Mr Yves B*** est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
Monsieur Yves B***,

Je ne regarde point d’un œil aussi désintéressé que vous l’imaginez peut-être votre querelle avec le milieu de l’éducation au Québec; milieu pour lequel vous êtes inévitablement — quoiqu’inespérément — une figure clé. J’aime la vie: je ne suis pas assez mécontent de ma famille, de mes amis, de ma chance et de moi-même pour la mépriser. Je veux donc vivre. Du moins tant que je continuerai d’être heureux. Mais point de vrai bonheur pour celui dont l’esprit n’a pas la possibilité de s’exercer continuellement. Il ne s’agit pas de le délasser, ou encore pis, de le contraindre à tâcher «d’être soumis à pouvoir faire de la lecture», comme vous dites, mais bien de lui offrir les moyens de se créer et se récréer. 

Aussi n’est-ce pas sans quelques regrets que je me laisse gagner par l’idée qu’on est au Québec en terre où un «livre» n’est pas, comme le disait Todorov, un outil qui «permet à chacun de mieux répondre à sa vocation d’être humain», mais plutôt un synonyme de «passe-temps». En ces temps supposément austères où nos édiles pointent plus rapidement du doigt les institutions académiques que le lucre questionnable des soi-disant «créateurs d’emplois», je me retourne instinctivement vers les instances (supposément) responsables de la santé des écoles, question d’entendre ce qu’elles envisagent. Eh quoi! N’est-ce donc pas assez d’être éreinté par la menace d’une culture d’entreprise hégémonique? Faut-il encore avoir autour de soi des gens acharnés à ne point s’entendre et à se contredire?

Je tente d’illustrer cela, en revenant sur vos paroles. Déjà votre célèbre mot, livré candidement: «Il n’y a pas un enfant qui va mourir de ça et qui va s’empêcher de lire, parce qu’il existe déjà des livres [dans les bibliothèques]. […] J’aime mieux qu’elles achètent moins de livres. Nos bibliothèques sont déjà bien équipées. […] Va dans les écoles, des livres, il y en a [des livres].» Puis, encore vous, «post-gaffe»: «Ce qui est bien important pour moi, c’est de me consacrer au projet actuel: avoir un bon apprentissage chez nos jeunes, la lecture c’est important».

La contradiction à laquelle je souhaite vous rendre sensible est celle entre ce que votre excuse dénote: mettre en place un «bon apprentissage chez nos jeunes», et ce que votre absence de réflexion publique laisse transparaître. Dans le gouffre qui existe entre les deux déclarations, vous démontrez non pas l’activité d’un esprit qui pense, mais plutôt celle d’un esprit qui se fait dire quoi penser. Le simple fait de prononcer une déclaration comme «la lecture, c’est important» ne rend pas la conviction réelle.

Ainsi, je vous lance un défi: si vous comprenez vraiment comment «la lecture, c’est important», pourquoi ne pas coucher la chose sur papier? Certains auront pu soutenir par leurs actions que séduire une portion d’électorat s’accomplit à coup de «Je respecte et je supporte [insérez votre intérêt ici]». Harper en kippa saute à l’esprit; c’est le célèbre Paris vaut bien une messe. Cependant, les paroles creuses sont, et resteront, les ennemis de ceux que vous avez récemment offensés. Jouer avec un système éducatif, ça demande des devoirs. Et il semble qu’il vous manque au moins un TP sur vos opinions pédagogiques.

De grâce, méditez la phrase de Juvénal «Semper ego auditor tantum?»(«Dois-je toujours être spectateur?» ). Au lieu de rester spectateur du monde des livres, avec lequel vous entretenez publiquement un rapport trouble, pourquoi ne pas travailler à être le héraut du lettrisme, partie intégrante des missions de vos ministères? Vous pourriez entreprendre ce projet en délaissant la langue de bois pour démontrer la valeur d’une langue déliée.

Dans l’attente de vous lire — ou, le cas échéant, de vous voir démissionner — je reste votre très humble et très obéissant serviteur. 

L’article Lettre d’un citoyen zélé à Mr Yves B*** est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
Quantum & Nimbes: La physique du rêve https://www.delitfrancais.com/2014/07/10/quantum-nimbes-la-physique-du-reve/ Thu, 10 Jul 2014 08:39:42 +0000 http://www.delitfrancais.com/?p=20924 Une installation numérique de la satosphère.

L’article Quantum & Nimbes: La physique du rêve est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
«Sur cette volonté de regarder à l’intérieur des choses, de regarder ce qu’on ne voit pas, ce qu’on ne doit pas voir, se forment d’étranges rêveries tendues, des rêveries qui plissent l’intersourcilier»

(Bachelard, La Terre et les rêveries du repos)

Quantum and Nimbes, l’installation immersive présentée à la satosphère au mois de juin, semble incarner la réponse artistique à ces propos. La première partie, intitulée Quantum par François Wunschel et Fernando Favier, s’inspire de l’entre-choc de quark-pixels tels qu’imaginé par les théories de la physique. Nimbes, créé par Joanie Lemercier et James Ginzburg, présente un univers effrayant où les ténèbres et la lumière s’affrontent. Profitant de l’effervescence du festival EM15, la satosphère a invité les spectateurs à se détourner de la lumière estivale pour venir embrasser la part d’ombre de ses lieux. Dans un jeu entre l’infiniment grand et l’infiniment petit, le spectateur est saisi sous les projections démentielles.

 

Les portes se referment, et le public, qui se croyait confortablement installé sur de longs canapés, se voit happé dans les rouages d’une boule infernale. Dans un traveling inversé, celle-ci le mène à sa guise à travers les dédales d’un agencement de prismes qui constitue l’intérieur de la sphère 3D. Entre les écrous de cette métaphore du temps se transmet la sensation d’un vertige artificiel à teneur numérique. Les transitions sont fluides et succèdent aux tensions. L’accompagnement musical sonne, ça et là, le glas d’un chaos en crescendo; pendant ce temps le martèlement des aiguilles soutient l’inexorable oxydation de la matière, sur laquelle ruisselle un magma lumineux. Alors que le spectateur pense toucher le fond, un nouvel appel d’air le propulse à l’intérieur d’une géode cristallisée. Ses facettes reflètent les éclats de lumières, et dansent au rythme d’une litanie qui paraît émaner des profondeurs de la Terre.

 

Avant d’en venir aux Nimbes, le noir s’installe dans un quasi-soupir de soulagement.

L’interlude est brève, et l’on atterrit dans un forêt désenchantée. Le paysage est lugubre et les troncs désarticulés. Un souffle haletant empêche de délimiter les contours de ce mauvais rêve, et peu à peu un portail aux allures gothiques apparaît. On ne passera pas outre, il s’agit d’en explorer la teneur, de se fondre dans ses entrailles. Une nébuleuse forme un conduit aux parois concaves et granuleuses, et le spectateur continue à voyager malgré lui dans cette perspective atomique des choses.

 

Cette interprétation visuelle et sonore d’un flash onirique épouse parfaitement les contours du dôme de la satosphère. Dans ce lieu unique, la possibilité de tendre vers une traduction littérale d’une inspiration abstraite et multi-dimensionnelle, commune aux arts numériques, devient presque tangible. De Quantum & Nimbes se dessine une sensation d’infini qui nous ramène, lutteurs implacables, à notre intérieur extraverti dont les excroissances évoquent une sinistre toute puissance. On se heurte aux contours de l’œuvre artistique avec une force violente mais créatrice, et l’on comprend que l’exploration totale est vouée à l’éternel retour.

L’article Quantum & Nimbes: La physique du rêve est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
Cahier Création 2014 https://www.delitfrancais.com/2014/04/01/20861/ Tue, 01 Apr 2014 22:31:34 +0000 http://www.delitfrancais.com/?p=20861 Cahier Création 2014

L’article Cahier Création 2014 est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
Cahier Création 2014

Poésie

Rencontres- Yuliya Gorelkina

Rencontres ‑Alec Tilly 

Réminiscences d’octobre ‑Elizabeth Plante

Znamenny ‑Joseph Boju

Tu me chantais, l’autre soir ‑Philippe Robichaud

En un premier jet ‑Habib B. Hassoun

Deux poèmes ‑Lola-Jeanne de la Hosseraye

Délires ‑Sophie Chauvet

Trois courts poèmes (et un bonus) ‑Virginie Daigle

Deux poèmes ‑Léa Bégis

Prose

Ce que l’on craint ‑Jacob Leon

Adieux à part moi ‑Gilles Dry

Triste Comédie ‑Mathilde Milpied

P comme Salam ‑Jade Moussa

Du lys à la rose ‑Gwenn Duval

Essais Photo

Pages 3, 8, 12 du Cahier Création:
L’extérieur ‑Luiz Kazuo Takei (page 3)
Reykjavik entre-deux ‑Lauriane Giroux (page 8)
Mirages ‑Nataia Lara Diaz-Berrio (page 12)

 

 

L’article Cahier Création 2014 est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
Du lys à la rose ‑Gwenn Duval https://www.delitfrancais.com/2014/04/01/du-lys-a-la-rose-gwenn-duval/ Tue, 01 Apr 2014 21:57:32 +0000 http://www.delitfrancais.com/?p=20846 Cahier Création 2014

L’article Du lys à la rose ‑Gwenn Duval est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
Construire, ce n’est pas nécessairement ordonner le chaos inhérent à l’instant d’explosion temporelle. Physiquement, c’est peut-être simplement apprendre à se glisser dans la houle sur une embarcation adaptée. Adaptation. Construction adaptée à son milieu. Construction prenant naissance d’abord dans une opposition, celle du mouvement avec l’immuable; puis grandissant dans un grand blanc structuré par sa mobilité.

«Je me souviens que je suis né sous le lys et que j’ai grandi sous la rose». À redescendre au passé, souvenons-nous avoir traversé les mers jusqu’au monde nouveau, le monde blanc, celui de l’hiver. L’image qui me jaillit hors de l’esprit est celle d’une rose en hiver sous quelques arpents de neige. Ainsi le lys qui nous donna naissance, à nous conducteurs des routes du Québec, nous abandonna-t-il à l’exil. Un exil froid, chaud, rude et doux, un paysage blanc au large d’un monde encombré. Une ville où la neige se déploie dans les rues comme des volts dans l’air, vous rappelant la désorganisation organique d’un monde, sa profondeur et sa proximité, sa précision et son étendue. Une ville jeune qui n’a pas encore fêté sa quatre centième année et qui, pourtant recèle d’une histoire construite par la diversité de ses habitants. Montréal n’est pas le gruyère parisien, ni berlinois et pourtant, c’est en descendant dans ses sous-sols qu’on y retrouve le niveau zéro de construction, la strate initiale. Reconstruire un passé, redescendre jusqu’au présent, celui où naît inévitablement la trajectoire future.

Une onde maritime arpente le Saint-Laurent, au passage nous rappelle le «facteur vent», nous entoure alors que nous la bravons par les ponts, cette puissance océanique qui nous précise notre condition de population insulaire. Une île cosmopolite. Une ville dans le cosmos, à la recherche du «politicaly correct» qui va parfois jusqu’à en oublier le «profoundly correct».

CC_GwennDELI_021

Gwenn Duval | Le Délit

L’article Du lys à la rose ‑Gwenn Duval est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
P comme Salam ‑Jade Moussa https://www.delitfrancais.com/2014/04/01/p-comme-salam-jade-moussa/ Tue, 01 Apr 2014 21:55:34 +0000 http://www.delitfrancais.com/?p=20843 Cahier Création 2014

L’article P comme Salam ‑Jade Moussa est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
Jade Moussa

La guerre civile du Liban, de 1975 à 1990, a causé entre 130 000 et 250 000 victimes civiles. Elle inclut non seulement le peuple divisé entre musulmans et chrétiens, mais aussi les Palestiniens des camps de réfugiés, les Syriens et les Israéliens. Des barricades placées sur les routes divisaient en quartiers musulmans et quartiers chrétiens, où les milices des deux camps égorgeaient les gens à la carte d’identité. Des francs-tireurs isolés fusillaient les civils au hasard.

Les draps amassés sur un côté de son lit, sa robe de nuit froissée dévoilant le haut d’une de ses cuisses, Salam se réveilla dans une position assez inconfortable – la tête sur un coussin mis verticalement sur le montant. Elle posa ses minces pieds nus sur le sol froid, enleva les épingles de ses cheveux, et s’en alla regarder dehors. Elle soupira. Une autre journée de guerre. Mais elle s’en fichait.

Salam s’en alla boire son café turc. D’habitude elle l’aurait pris amer, mais aujourd’hui elle décida d’y mettre du sucre, pour changer. Elle huma l’odeur du café et s’assit près de la radio. Tout en écoutant les nouvelles, elle admira une rose jaune sur la table et laissa son esprit se perdre dans le nœud tortueux de ses pétales. La trêve était annoncée. «C’est temporaire, mais au moins on pourra respirer un peu…», pensa-t-elle. Elle resta quelques minutes ainsi, pensive, les yeux rivés sur la fleur.

Elle bâilla, passa sa main dans ses cheveux de jais, puis décida de se préparer pour la journée. Elle était distraite, pensant à la joie inexplicable qui la prenait soudain. Elle allait revoir son village natal, assister à un mariage.

Elle fit sa valise, s’habilla, puis au lieu de se faire un chignon comme d’habitude, elle décida de laisser ses cheveux couler en cascade sur son dos. Elle traça ses lèvres d’un rouge qu’elle n’avait jamais utilisé auparavant, et sauta sa routinière cigarette matinale.

Salam sortit à l’air libre, elle prit l’étroite allée morne qui la menait vers ce qui avait été autrefois, l’une des plus belles rues de Beyrouth. La rue Hamra, littéralement la rue Rouge.

Cette rue, avant 1975, débordait de vie. Centre des intellectuels arabophones et francophones, lieu de rencontre des jeunes. Les dalles de pierre qui la formaient rendaient l’atmosphère de cette avenue miniature cabalistique. Des arbres qui se réchauffaient sous le soleil, des cafés où les esprits illuminés venaient discuter de philosophie ou de littérature, des clubs de danse où les chansons disco les plus en vogue étaient répétées jusqu’à l’aube, des cinémas qui chaque jour présentaient une dizaine de nouveaux films internationaux – de Hollywood jusqu’à Bollywood en passant par l’Europe et l’Afrique – et des réverbères qui fascinaient le monde chaque nuit en illuminant la rue Hamra de mille feux, empire de beauté incendiée.

Avec la guerre, avec la séparation de la capitale en secteurs Est et Ouest, Hamra a perdu sa beauté: les trottoirs balafrés par les obus, les immeubles portant les cicatrices de fusillades, l’air déserté des babillages des chaussures et des discussions interminables qu’on entendait d’habitude à chaque coin de rue, les réverbères ne s’allumant presque plus jamais.

Aujourd’hui, en cette journée de trêve, cette journée de paix éphémère, Hamra reprenait un peu de forces. Quelques têtes se risquaient dehors discrètement. Aucun signe de milices, de blindés, aucun cri, aucune larme, aucune goutte de sang. Aucune victime.

Salam marchait tout en regardant les lampadaires qui avaient perdu leurs feux, les vitrines brisées des magasins. Elle marchait lentement, enivrée par ce rare moment qui goûtait l’âge d’or de Beyrouth, son Beyrouth d’adolescente. Elle ne pensait pas à ce qu’elle laissait derrière elle, elle ne pensait qu’à ce qui l’attendait au village, cet autre monde qui l’envoûtait. Amchit.

Amchit, village qui règne au-dessus de Byblos, magnifique par sa verdure et son paysage maritime, connu pour son poisson frais et sa population joviale. Amchit, village qui d’après la légende, abrita la déesse Ashtart, équivalente phénicienne de Vénus. Mais ce village était éloigné de Beyrouth, et pour y aller il fallait passer du secteur Ouest au secteur Est, par la rue de l’hippodrome.

Salam avait hâte d’y arriver, de retrouver l’odeur du jasmin que dégageait sa grand-mère, le parfum du persil fraîchement coupé pour préparer le taboulé, les graves voix moroses des commerçants de fruits qui braillaient à l’haut-parleur «Au couteau les pastèques!»

Elle avait hâte de retrouver les petites boulangeries, pour regarder les femmes malaxer la pâte pendant qu’un adolescent nourrirait le feu et sortirait de la grosse bouche du four les délicieuses manakiches au thym et au fromage. Elle admirait la ferveur avec laquelle elles travaillaient, l’amour qu’elles offraient. Elle se rappela les jours d’avant-guerre quand, revenant les vendredis soir à Amchit, elle s’en allait tout de suite se réchauffer dans la chaleur de ces kiosques.

Concorde, rue connexe à Hamra. Concorde et son magnifique hôtel Bristol. Concorde et son succulent restaurant l’Eldorado. Concorde et ses embouteillages. Concorde poussiéreuse. Concorde morte, disparue.

Les belles journées d’été qu’elle passait sous les tilleuls de cette avenue, sirotant son jus, trouvant un certain plaisir à écouter les insultes des chauffards et les cris des enfants qui réclamaient, affamés, des fallafels. Les belles journées d’hiver où, enroulée dans un manteau, elle venait humer l’odeur du café des marchands ambulants.

Salam comptait les minutes, les secondes, ne cachant pas son excitation. Si elle avait pu, elle aurait couru pieds nus jusqu’à Amchit. Elle voulait gambader, comme une gamine, dans les plaines vertes, cueillir des coquelicots et des boutons d’or pour sa mère. Elle voulait porter cette robe blanche en dentelle qui reposait entre les sacs de lavande dans l’ancienne armoire, marcher un sourire béat sur ses lèvres roses.

Puis ce fut Verdun, autrefois la rue du luxe, la rue classe, la rue des gens riches, qui devint la rue des gens pauvres, rongée par les cris de souffrance. Elle continua son trajet, ne prêtant pas attention à la destruction qui l’entourait, indifférente aux misères, inattentive aux blessures sanglantes de la ville. Les bâtiments étaient délabrés, l’asphalte portait sa robe tachée de sang. Elle marchait, le regard lointain, fixé sur l’horizon, imaginant les prochaines heures, le mariage auquel elle était invitée. Elle se voyait assise, troisième rangée du côté de la mariée, fascinée par l’espoir de ces gens qui fêtent leur amour sous les bombardements. Le petit dîner qui suivrait, et les discussions en pleine nuit.

Elle gloussa comme une folle quand elle se souvint des «fausses» bourgeoises dont elle écoutait les moindres petits détails quand elle passait régulièrement sous la pénombre de leur véranda. Ces grosses dames, peinturées de maquillage, se réunissaient chaque matin autour d’un café pour discuter du voyage de Joséphine à Berlin «où j’ai admiré la tour Eiffel», ou bien du sac Choco Channelle «dernier cri, dernier cri!» que Madeleine a acheté, même aussi de la soirée que Georgette a passé à l’hôtel Sursok en compagnie d’Asmahane, chanteuse très populaire. «Nous sommes amies maintenant, elle m’a appelée hier pour la rejoindre à une fête au Bristol. Tu sais, je suis aussi célèbre qu’elle», affirmait-elle; et elles se chamaillaient comme des poules en plein public à cause d’une rumeur racontant que les diamants de Dolly sont aussi faux que son amour pour son mari.

Plongée dans ses pensées, Salam n’avait pas remarqué qu’elle y était presque. Juste devant elle se trouvait le fameux musée national. Celui qui portait tous les secrets des phéniciens, toute leur culture, toute leur histoire; mais telle toute autre rue de Beyrouth, le musée avait subi le pire traitement: violé, vandalisé, volé, dénudé de toute sa beauté. Un titan déchu. Des années de recherche, des trésors, des œuvres d’art, le tout disparu en moins d’une nuit. Tout avait été détruit, transformé en ruines totales.

Encore quelques minutes, elle arriverait à la barricade, appelant un taxi pour l’emmener loin, loin de la capitale et ses bombardements incessants, loin des quartiers morts, loin de toute cette peine. Elle avait hâte de s’asseoir sur la balançoire que son père lui avait accrochée sur le châtaigner devant leur maison. Elle avait hâte de se recroqueviller dans son lit, et écouter la respiration de ses parents endormis dans la chambre d’à côté, la symphonie des criquets, le froissement des feuilles jaunes. Elle avait hâte.

Enfin! L’hippodrome. Elle adorait ce stade-là, le hennissement des chevaux, les gens qui hurlaient, les gamins des rues qui vendaient des cajous et des gommes au mastic syrien. Son père lui racontait toujours comment il rentrait sans payer, se faufilant à travers la longue ligne.

En passant le long de l’hippodrome, elle se rappela les jours où ses quatre amies et elle s’en allaient s’asseoir sur un banc au centre-ville, Place des martyrs, et faisaient les petites adolescentes de seize ans. Le tramway qui sifflait, les bicyclettes, les Mercédès. Puis elles allaient acheter cette crème glacée digne des dieux sur la rue de Bliss, pour se promener après dans le parc de l’université américaine. Elle croyait ces jours perdus à jamais, mais cette journée-là redonnait espoir, redonnait vie aux souvenirs.

Les quelques nuages se dissipèrent, et un timide ciel bleu apparut. L’hippodrome était juste à côté, et la barricade en face. Il y avait des gens qui erraient dans les parages. Elle allait passer la limite, ensuite prendre un taxi jusqu’au village et retrouver les anciennes soirées familiales.

Elle respirait lentement, longeant le mur de pierre, laissant ses doigts glisser dessus. Elle adorait ce silence, le silence du monde qui soupire, qui lâche son stress en une bouffée de vent. Elle avait une mince couche de sueur sur le front, elle massa son cou et ferma les yeux pour savourer la main froide de la brise d’automne. Un mince sourire sur ses lèvres, un regard discret. Elle rentrait chez elle.

Elle s’arrêta devant le lierre géant qui grimpait sur le seul pin de la rue. Dix mètres de plus et elle serait dans l’autre secteur. Elle serait encore plus proche de son village. Rien que dix mètres.

Un coup sec, comme le destin qui frappe à la porte.

Un goût de sang dans sa bouche, une douleur dans son torse. Respiration saccadée. Frémissements. Elle sombra dans un lac de sang, sourde aux cris des autres victimes qui l’entouraient.

Salam continua sa route. Elle commanda un taxi pour l’emmener au nord. Elle avait hâte. Le magnifique coucher de soleil, les hirondelles qui voltigeaient, et l’odeur salée de la mer. Le potager de sa mère, la cabane à pêche de son père, et sa chambre blanche. La place du village et les quelques bougies qu’on allumerait durant la célébration. L’église et sa cloche. Les rires, la joie. Un monde différent, envahi par le bonheur. La nuit étoilée. L’allégresse.

Ses yeux étaient grand ouverts, un sourire fendait son visage. Cadavre paisible.

Salam rêvait à la paix.

Salam voulait dire Paix.

L’article P comme Salam ‑Jade Moussa est apparu en premier sur Le Délit.

]]>