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Adieux à part moi ‑Gilles Dry

Cahier Création 2014

Je ne coucherai plus avec des femmes. Mon affirmation rebondit sur la porte fermée.

C’est surprenant, j’ai joui la nuit dernière avec la jeune femme que je viens de raccompagner chez elle. Peut-être a‑t-elle été offensée que je n’aie pas eu la vigueur de la réveiller avec du désir, et que j’accepte qu’elle remette ses sous-vêtements ? Oui, je l’ai laissée se rhabiller sans un geste, je n’y peux rien si le souvenir de cette soirée de la veille me fout la gerbe maintenant que l’alcool est passé. Le matin est apparu, amenant avec lui des besoins naturels plus importants à satisfaire. Je dois lui dire quelque chose, mais je l’ai déjà noyée dans mes paroles pour la séduire. Le problème c’est que ma personnalité me dégoûte, tout simplement, tandis que cette fille c’est son étalage qui lui a donné envie de moi. Je te raccompagne, je retrouverai bien l’usage de la parole en chemin. Devant sa porte elle pose sur moi un regard douceâtre. Je crois que je viens de lui dire ceci : je ne pensais pas que je jouirais, merci. Je voulais la complimenter, je n’y suis pas bien arrivé. De toute manière, la disharmonie des sons que je m’acharnais à tirer de son corps soulignait la fausseté de nos plaisirs. Nous ne recoucherons pas ensemble. Échec d’une énième tentative de sauvetage.

Jamais la jeune femme d’hier ne m’aurait accordé un regard si on ne nous avait pas préalablement présentés. Intrigant. Voilà ce qu’elle a pensé de moi. Assez intéressant pour donner du désir, assez laid pour que coucher avec soit une bonne action. Le travail de séduction que m’impose mon physique m’est toujours long et pénible. À tel point que je suis dégoûté avant la conclusion tant attendue par ma vanité. Oui, j’ai toujours voulu être aimé pour mon apparence physique. Non. Désiré. Je ne peux pas l’être. Mon reflet dans le miroir me témoigne mon échec chaque jour. Pas assez grand, le visage pas assez régulier. Toutes les femmes qui m’ont désiré m’ont d’abord connu, puis désiré. Et cela a fait de leur désir une fabrication, alors que j’aurais voulu qu’il soit une évidence. Toutes mes histoires sentimentales se terminent de la même manière : En me disant que tu m’aimes, tu consacres une personne que je hais, moi. Et c’est adieu. Je ne vivrai rien avec cette femme. Sa réponse ne m’intéresse pas.

Je suis en train de perdre mon hétérosexualité. C’est le triste constat de ma nuit d’ivrogne frigide. Je perds mon hétérosexualité mais rien ne vient la remplacer. Évidemment que les femmes me font toujours de l’effet. Mais à chaque fois la transe dans laquelle me plongent leurs charmes est plus courte. Jouir la nuit dernière ne fut que le résultat d’un mécanisme physique déclenché par frottements dans un espace étriqué. Mon visage ne changera pas. Mes gènes ne muteront pas pour que mon reflet cesse de me jeter dans la honte et le désespoir. Encore une fois ce matin en rentrant chez moi je me suis précipité dans la salle de bain. J’ai couché avec une femme belle, je suis beau. Je tente un regard vers le miroir. Et non. Rien n’a changé. Mon plus beau sourire de vainqueur m’est renvoyé pour ce qu’il est vraiment, une grimace. J’avais espoir hier quand le pétillement des yeux de la séduite me transformait en objet de désir. Alors je me suis cru beau dans ce jeu de regard obsédant entre les hommes attablés qui fixent avidement la femme qui m’accompagne, celle qui plonge ses yeux en moi pour mieux boire mes paroles, et moi, qui voit tout. Dans ce bar elle était mon miroir magique. Dans l’obscurité de ma chambre elle n’était plus qu’une masse opaque. Un de ces jouets moelleux qui font un bruit aigu lorsqu’on les écrase. Je vais me débarrasser de ce corps que j’habite mais qui n’est pas le mien. Mon miroir me renvoie un silence approbateur.

Allongé dans mon lit, j’entends celle qu’a ramené pour un soir mon voisin du dessus et qui crie si fort que j’ai peur que le plafond cède sous sa chevauchée que j’imagine un poil trop enthousiaste. Mourir tué par le coït d’un inconnu, c’est une fin comme une autre. Elle crie tellement fort, je ne comprends pas comment c’est possible. Je devais faire quelque chose de mal lorsque je couchais avec mes amoureuses, je le comprends maintenant, peut-être qu’il y a un angle spécial dont on ne m’a jamais parlé ? Elles ne me donnent que des soupirs, des expirations presque muettes et je recueille leur souffle chaud non comme une caresse mais comme une insulte de plus à mon ego de mâle. La fille hurle et elles soupiraient, je ne dois pas être bien vigoureux. Jamais une femme ne m’a même fait l’amour les yeux ouverts, et quand leurs yeux se rouvraient enfin après les ébats, un sourire gêné se dessinait invariablement au coin de leurs lèvres. Quelle dure réalité pour elles de se réveiller auprès d’un monstre ! Mon voisin, lui, j’imagine qu’il est flatté de faire une soprano de sa conquête du soir grâce à sa mâchoire carrée et son nez droit. Allongé dans mon lit j’écoute ce concert jalousement, et je rêve une dernière fois à ces capacités vocales hors normes. L’accord final est majestueux puisque le râle du baryton se mêle aux aigus.

Je me suis construit pour plaire aux femmes mais au fond d’elles-mêmes je les dégoûterai toujours.

C’est décidé. La fenêtre de mon appartement est ouverte.

Je m’adresse au trottoir six étages plus bas. Je ne verrai plus mon reflet.

Je m’adresse à mon dernier interlocuteur. Et sa promesse de réponse répand un parfum enivrant.

Fracas.


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