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Ce que l’on craint ‑Jacob Leon

Cahier Création 2014

Le texte suivant a été choisi par Le Délit parmi quatre textes écrits par des étudiants du Centre d’Enseignement du Français (CEF), pour le cours FRSL 455 – Grammaire et Création, donné par Jean-Yves Richard. Le but était d’écrire une courte nouvelle en s’inspirant des premiers mots de nouvelles écrites par des auteurs connus (ici, Gabrielle Roy).

Jacob Leon

Maman et moi nous roulions dans un train vers la Saskatchewan, pour aller là-bas empêcher un mariage. (Début d’une nouvelle de Gabrielle Roy.)

Le sentiment d’urgence avec lequel nous avions débuté cette aventure m’avait déjà, il y a longtemps, abandonné aux périphéries de cette terre vide. Je contemplais les champs de blé, illuminés par la lueur muette de l’aube, qui nous entouraient depuis des heures. Ayant passé le jour précédent dans un sommeil rétif, j’ai survécu à la nuit interminable d’une manière insomniaque. Dans ces temps-là, je ne comprenais guère la motivation de notre voyage. Malgré les murmures et chuchotements qui m’avaient confié l’ébauche d’un scandale familial, la raison des sanglots de ma grand-mère et de l’angoisse de ma mère demeurait floue. Ma mère avait essayé de m’expliquer les détails de la situation, à travers le vacarme du train, en usant des métaphores pudiques que l’on emploie en abordant des sujets délicats avec les enfants, mais pour moi l’histoire du gros homme ukrainien aux yeux bleus et aux cheveux blonds, qui s’était enfui avec ma jeune tante de vingt-deux ans avait plutôt l’air d’un conte de fées que d’une tragédie.

Au début de notre voyage le wagon était rempli de passagers. Les gens se bousculaient en hurlant des conversations dans tous les dialectes d’un pays en train de se peupler. Ils emplissaient l’atmosphère en se mêlant et s’entrechoquant, tellement que l’on ne pouvait entendre ses propres pensées. Là, par contre, au bout de notre trajet, la plupart des gens étaient descendus, et il n’y restait que cinq ou six hommes sombres et fatigués qui traînaient leur vie en bandoulière jusqu’au bout de la civilisation. Dans le silence du petit matin, on n’entendait que ses propres réflexions qui rebondissaient sans cesse dans sa tête et se mêlaient au fracas rythmique du train. Hypnotisée par la multitude de tiges de blé que nous dépassions à pleine vitesse, j’essayais de comprendre avec mes facultés émotionnelles de gamine de huit ans, les sentiments qu’éprouvait ma mère envers sa sœur. Avant le début de cette affaire turbulente, ma mère me semblait imperturbable, calme et juste dans tous les aspects de son comportement. Même pendant les longs mois qu’a duré l’agonie de mon père, je ne l’ai jamais vue dans un tel état d’agitation. Ces jours-là par contre, le moindre mot pouvait déclencher une colère féroce ou des sanglots irrépressibles. Je n’arrivais point à comprendre pourquoi le départ de sa sœur avait déclenché en elle un tel conflit spirituel.

Soudain,  à travers la brume matinale, illuminée par une lueur bleuâtre, j’ai aperçu un visage entre les tiges de blé. En réalité, je n’aurais pas pu le voir durant plus de quelques secondes, mais, dans mes souvenirs, le moment s’est étalé, pour que quand j’y réfléchisse, j’aie l’impression d’avoir étudié le moindre détail de cette mine sombre pendant une éternité. Dans ma conception juvénile, il avait l’air âgé comme le sont tous les adultes, mais à en juger par le brun profond et uniforme de ses cheveux il n’aurait pas pu avoir plus d’une trentaine d’années. Il portait la figure abîmée de ceux qui travaillent longtemps et dur pour survivre. Le vent, le soleil, la fatigue, et le froid avaient déchiqueté toutes les surfaces lisses de son visage et y avaient laissé une topographie montagneuse, où s’était installée une tristesse profonde. Dans ses yeux, on voyait une âme qui s’était habituée il y a longtemps aux malheurs quotidiens.

Aussi soudainement qu’il est apparu, il a disparu derrière l’horizon. À ce moment-là j’ai compris ce que ressentait ma mère pour sa sœur. Elle n’éprouvait ni colère ni honte, comme je l’avais soupçonné auparavant. Par contre, ma mère qui avait tant souffert au cours de ces trente années craignait que sa sœur gaspille aussi sa vie en souffrances et en malheurs. Je n’ai appris que plus tard intégralité de l’histoire, que le bel Ukrainien aimait boire, que ses belles grosses mains suivaient des fois une trajectoire imprévisible, mais en ce moment je comprends la crainte et le regret qui hantaient ma mère.

Cet après-midi-là le train est tombé en panne. Nous avons pris quinze heures de retard. Nous sommes arrivés le jour suivant.


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