Archives des Littérature - Le Délit https://www.delitfrancais.com/category/artsculture/litterature/ Le seul journal francophone de l'Université McGill Sat, 13 Apr 2024 23:27:43 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.4.4 Être libraire, ça consiste en quoi? https://www.delitfrancais.com/2024/03/27/etre-libraire-ca-consiste-en-quoi/ Wed, 27 Mar 2024 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=55310 Entrevue avec Mario Laframboise, libraire à la librairie Gallimard de Montréal.

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Cette semaine, Le Délit a pu s’entretenir avec Mario Laframboise, libraire à la librairie Gallimard de Montréal. Il a répondu à nos questions sur son parcours, les responsabilités de son métier et les défis du quotidien auxquels il doit faire face.

Le Délit (LD) : Tout d’abord, peux-tu me parler un peu de toi et de ton parcours en tant que libraire?

Mario Laframboise (ML) : J’ai commencé par faire des études de théâtre à l’École Nationale de Théâtre du Canada (ENT) en écriture dramatique. J’ai obtenu mon diplôme en 2016. Dans le contexte de la pandémie, le théâtre, ça devenait compliqué pour moi, mais j’avais besoin de sortir de chez moi. J’avais déjà de l’expérience en vente, et lorsque j’ai eu l’opportunité de travailler pour la librairie Monet, j’ai sauté sur l’occasion. Je lisais beaucoup, j’ai toujours été un littéraire. Cet intérêt pour les arts m’a poussé à travailler chez eux. J’ai commencé dans l’entrepôt, avant de devenir libraire. Dès lors, j’ai commencé à avoir un gros coup de cœur pour ce métier. Alors que j’étais très intimidé par les libraires à l’époque, travailler dans ce domaine m’a incité à poursuivre sur cette voie. Après près d’un an et demi, un poste s’est libéré à Gallimard et j’ai postulé. C’est chez Gallimard que je me suis retrouvé comme à la maison. C’est là où je me suis dit : « Je veux faire carrière ». Cela fait maintenant trois ans et demi que je suis libraire.

« On est constamment confronté à nos angles morts de nos savoirs en tant que libraire. Plus on en sait, plus on se rend compte qu’on ne sait rien »

Mario Laframboise, libraire chez Gallimard à Montréal

LD : Qu’est ce qui te plait le plus dans ton métier?

ML : Le rapport aux clients, mais pas que. On a tendance à réduire le métier à ça, mais ce n’est pas seulement le cas. Ce que j’aime, c’est pouvoir apprendre quotidiennement sur la littérature et le monde de l’édition. On se rend compte qu’on ne peut jamais tout lire, car la quantité de livres publiés chaque jour est immense. Malgré cela, on rencontre des auteurs, des lecteurs, des éditeurs. Je suis baigné dans cette culture et c’est très enrichissant humainement. En plus, j’aime les tâches quotidiennes que nous devons effectuer, comme réceptionner les livres, les répertorier, les emballer… Le métier de libraire est riche.

LD : Quel est le plus gros défi auquel tu es confronté?

ML : La chose principale sur laquelle je travaille, c’est ma confiance en moi. On est constamment confronté aux angles morts de nos savoirs en tant que libraire. Plus on en sait, plus on se rend compte qu’on ne sait rien. Ça demande beaucoup d’humilité de dire à un client qu’on ne sait pas, mais qu’on va se renseigner. C’est une opportunité pour apprendre, mais gagner en confiance en soi, c’est le plus dur. Ça ne me diminue pas en tant que personne de ne pas savoir quelque chose. Je suis aussi épaulé par des co-directeurs qui m’aident à me développer, tout comme mes collègues. Il y a souvent des clients qui sont étonnés qu’on ne connaisse pas tel auteur ou tel livre. La beauté de la chose, c’est qu’on en apprend tous les jours !

LD : En quoi consiste la journée type d’un libraire? Quelles sont les tâches que tu dois effectuer?

ML : Ce n’est pas pareil dans toutes les librairies, mais chez Gallimard, on s’occupe de tout. La journée type varie, car on a des rotations. Généralement, le matin, quelqu’un s’occupe de réceptionner les livres que nous recevons. Il y a aussi une personne qui traite les commandes en ligne. En plus, nous devons répondre quotidiennement aux courriels que l’on reçoit. Durant la journée, on doit également répertorier les livres et aider les clients, évidemment. Enfin, nous sommes aussi chargés de créer du contenu pour nos réseaux sociaux, d’écrire des notes de lecture, de gérer les stocks, et de s’informer de l’actualité pour être au courant de ce qui se passe dans le monde littéraire. Les gens ne s’en rendent pas toujours compte, mais en réalité, le métier de libraire c’est à peu près 15% de service à la clientèle et 85% de gestion de stock.

LD : Plus spécifiquement par rapport à Gallimard, pourquoi avoir choisi d’y travailler? Qu’est ce qui rend cette librairie unique?

ML : Je dirais que c’est leur vision. La librairie Gallimard forme une toute petite équipe par rapport à d’autres. Ils ont un désir de former des libraires de carrière et la volonté d’offrir une formation à long terme avec des libraires qui connaissent leur métier en profondeur. C’est dans cette vision que je me suis reconnu. Je veux viser l’excellence, pas du jour au lendemain, mais petit à petit essayer de devenir meilleur. Chez Gallimard, je suis entouré de personnes qui m’inspirent, notamment mes co-directeurs, et qui ont beaucoup d’expérience. De plus, il y a évidemment le prestige associé avec la maison d’édition Gallimard, comme avec les collection « la Pléiade », « la Blanche », « Du monde entier », « Folio ». C’est une maison d’édition qui contribue depuis plus de cent ans au rayonnement de la littérature. Beaucoup de personnes viennent nous voir pour acheter des classiques parce que nous sommes une librairie qui travaille sur le fond. On propose aussi de la nouveauté, mais ce fond, c’est important de le connaître. Enfin, quelque chose que je trouve important de souligner, c’est la proximité avec les universités et les milieux culturels. Chaque jour, je fais face à une clientèle qui me pousse intellectuellement et me stimule malgré les difficultés que je rencontre. C’est une clientèle très variée : certains viennent pour me parler d’actualités, d’autres sont très cultivés et ont besoin de recommandations précises.

« Les gens ne s’en rendent pas toujours compte, mais en réalité, le métier de libraire c’est à peu près 15% de service à la clientèle et 85% de gestion de stock »

Mario Laframboise, libraire chez Gallimard à Montréal

LD : Quels genres de livres proposez-vous à la librairie?

ML : On ne travaille pas seulement avec Gallimard, mais aussi avec d’autres maisons d’édition. On propose vraiment de tout à la librairie et on essaie de mettre la littérature québécoise en avant. En littérature du monde, on classe les livres par groupe linguistique ou par pays. Chaque librairie va proposer un classement un peu différent. Ce que j’apprécie dans cette façon de faire, c’est que ça met de l’avant la diversité littéraire. Ce n’est pas « la » littérature, mais « les » littératures du monde. Cette catégorisation nous invite à apprécier la langue et les cultures différemment.

LD : Peux-tu me parler du rapport avec le client? As-tu des anecdotes?

MD : Les clients ont beacoup d’attentes lorsqu’ils viennent chez Gallimard. Ils sont parfois intimidés par les libraires – d’autres fois, c’est nous qui le sommes par eux – mais aussi par le prestige de la maison d’édition. Pourtant, plus les gens nous parlent, plus ils sont surpris de voir que nous sommes des gens faciles d’accès et que notre métier est simplement de promouvoir la lecture. Ils constatent que l’on peut parler de tout et qu’on est ouvert d’esprit. Il nous arrive de ne pas viser juste lorsqu’on fait des recommandations, mais les clients reviennent nous voir pour en parler, et nous arrivons à mieux les comprendre. Le métier de libraire nous demande de faire preuve de beaucoup d’humilité et d’accepter le fait qu’un livre ne peut pas plaire à tout le monde. On lit toujours avec subjectivité. Même lorsqu’on essaie de créer une connexion avec le client, la lecture reste un voyage solitaire. J’ai deux anecdotes que j’aime partager. Je me souviens d’un client qui m’a demandé des conseils pour trouver un roman policier. Je lui avais conseillé un livre et il m’a avoué par la suite que ça allait être son premier livre en tant qu’adulte. Je lui ai dit de ne pas être gêné et j’espérais que ma recommandation allait lui donner l’envie de lire. Je trouve ça beau comme histoire, surtout le fait qu’il ait eu le courage de venir à la librairie. La deuxième, c’était un professeur au cégep qui a été forcé d’arrêter de lire après un problème de santé. Il m’avait expliqué qu’il n’arrivait plus à lire de longs chapitres. Je lui ai donc conseillé un livre avec de courts chapitres, en espérant qu’il puisse l’apprécier. Il est revenu me voir deux semaines après pour me dire qu’il avait pu le lire au complet et que ça l’avait complètement reconnecté à la lecture. C’est ce genre de situations qui valorisent notre métier.

Portrait de Mario Laframboise par Dominika Grand’Maison | Le Délit

LD : Quels sont les événements ou les activités que vous organisez régulièrement à la librairie pour engager la communauté?

ML : Au sein même de notre librairie, on a une personne chargée de la coordination des évènements. Parfois, les éditeurs que nous recevons nous proposent des lancements, parfois la diffusion, ou parfois c’est nous qui les approchons. Il n’y a pas vraiment de règles. Les lancements et les autres événements promotionnels, ça permet aussi aux éditeurs de connaître le goût, le style des différentes librairies. On organise aussi régulièrement des causeries avec des auteurs étrangers, ou des discussions autour des thématiques du livre. Cela permet en quelque sorte d’abattre les barrières entre l’auteur et les lecteurs, de les démystifier. Les lecteurs sont toujours surpris de pouvoir discuter librement avec des écrivains. Enfin, on organise des événements en collaboration avec les festivals (par exemple FIKA(S) ou Métropolis Bleu) ou d’autres événements autour de la littérature, comme notre participation cette année à la Nuit Blanche avec des lectures à la librairie. Nous communiquons de trois façons : sur nos réseaux sociaux (Facebook et Instagram), notre site Internet, ainsi que notre infolettre. Il est possible de s’inscrire à cette dernière sur notre site afin de recevoir les informations concernant les événements à venir.

« Le métier de libraire nous demande de faire preuve de beaucoup d’humilité et d’accepter le fait qu’un livre ne peut pas plaire à tout le monde. On lit toujours avec subjectivité. Même lorsqu’on essaie de créer une connexion avec le client, la lecture reste un voyage solitaire »

Mario Laframboise, libraire à la librairie Gallimard de Montréal.

LD : Enfin, je suis curieuse de connaître tes goûts personnels. As-tu un livre à me recommander?

ML : Au niveau de mes lectures personnelles, je lis de tout pour apprendre davantage, mais j’aime beaucoup les polars et la littérature étrangère, plus largement. Je suis également attiré par la science-fiction. Même si, pour moi, c’est très important d’acheter de la littérature québécoise, je trouve que la littérature étrangère nous permet de continuer à aiguiser notre empathie sur le monde. Je promouvoie beaucoup cette catégorie. Enfin, si je devais recommander un livre, ce serait Fungus : Le Roi des Pyrénées d’Albert Sánchez Piñol. C’est l’histoire d’un petit diable alcoolique qui se réfugie dans une grotte et qui réveille par accident d’énormes champignons. Il décide de créer une cellule révolutionnaire anarchiste avec eux et tient des discours sur la classe prolétaire, mais agit en réalité comme despote. Ce que j’aime, c’est le décalage entre le ton épique et la situation niaiseuse. C’est aussi une réflexion intéressante sur les enjeux de pouvoir. Je ne peux que le conseiller, c’est mon livre préféré!

La librairie Gallimard se situe au 3700 Boul. Saint-Laurent, Montréal. Plus d’informations sur leur site https://www.gallimardmontreal.com/

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Aux oubliées de l’histoire https://www.delitfrancais.com/2024/02/28/aux-oubliees-de-lhistoire/ Wed, 28 Feb 2024 12:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=55072 Ça aurait pu être être un film, le dernier livre de Martine Delveaux.

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Paru le 20 septembre 2023 dernier aux éditions Héliotrope, le dernier roman de l’autrice québécoise Martine Delvaux, Ça aurait pu être être un film, plonge le lecteur dans l’enquête passionnée du triangle amoureux formé par les deux artistes Joan Mitchell, figure du mouvement expressionniste américain et Jean Paul Riopelle, peintre canadien vedette, avec la jeune américaine Hollis Jeffcoat. Habituellement, dans les documentaires sur le couple que forment Joan et Jean Paul, Hollis est à peine mentionnée. Les seules traces de son existence sont une note de bas de page dans une biographie de Jean Paul, et une phrase de Joan lancée lors d’une entrevue, « Jean Paul est parti avec la dogsitter [Hollis, ndlr] ». Pourtant, lorsque Martine Delvaux se voit proposer un scénario sur le couple d’artistes, c’est le personnage d’Hollis qui obsèdera l’autrice et qu’elle placera au centre de son roman.

« Beaucoup étaient célèbres mais on ne parle pas des seconds »

L’enquête commence par l’arrivée de Hollis Jeffcoat dans le Paris des années 70 en tant qu’administratrice de la New York Studio School, et sa rencontre avec le couple Joan et Jean Paul. Hébergée dans la Tour, la propriété de Joan, à partir de l’été 76 en échange de la garde de ses chiens, Hollis peint avec elle jusqu’au petit matin. Jumelles, mère-fille, amantes, leur relation s’affranchit de toute étiquette. Comme autant d’ébauches d’un même tableau, Martine Delvaux réécrit plusieurs fois au fil des pages une même histoire qui tiendrait dans un paragraphe : la rencontre de Hollis et Joan, leur amitié, l’arrivée de Jean Paul, et son départ avec la dogsitter. Autant de regards étrangers sur une relation dont l’autrice cherche à percer les mystères à travers l’exploration des archives, les plongées dans les œuvres des trois artistes, et les rencontres avec leurs proches. Martine Delvaux s’immisce dans leur vie, jusqu’à en faire partie.

« C’est finalement cette lutte pour la postérité d’Hollis qui forme le corps du roman, ce lien post-mortem entre l’autrice et son personnage, qu’elle appelle sa jumelle »

Ce roman est un questionnement permanent. Pourquoi pas elle? Pourquoi pas Hollis? Pourquoi l’avoir condamnée à l’oubli? Figée pour la postérité dans le rôle de l’étudiante séductrice qui part avec le compagnon de celle qui l’a accueillie, Hollis aurait pu jouir du même succès que Jean Paul et Joan. Hollis est une artiste, dont le talent a été immédiatement reconnu par Joan et Jean Paul, qui sollicitent tous deux son avis sur leurs peintures. Pourquoi alors a‑t-elle été cantonnée à cette note de bas de page, elle qui a occupé une place si importante dans l’œuvre des deux? Muse, amie ou amante, la femme est systématiquement mise au second plan de l’oeuvre, rapportée à une figure masculine dont elle ne peut se détacher. Comme Martha Gellhorn et Hemingway, Hollis n’existe que dans le sillage de Jean Paul. Véritable anthologie féministe de l’art, le roman de Martine Delveaux met l’histoire d’Hollis en perspective avec d’autres similaires, d’artistes et de leurs muses, elles-mêmes créatrices, et pourtant reléguées au second plan.

Le récit est décousu, organisé comme le carnet de notes de l’autrice, sautant d’une période, d’un personnage à un autre au gré des comptes rendus de ses entrevues et de ses recherches, agrémenté de ses commentaires, de digressions féministes sur la peinture ou le cinéma. Comme un passant observant un peintre à l’œuvre, le lecteur suit deux trames : l’ébauche de la vie de Hollis et du couple Jean Paul et Joan ; et le cheminement de l’autrice, son travail, ses passions et ses doutes. Perdu dans les détails décousus et les digressions, le lecteur voit apparaître une vie complexe et libre, et découvre une personne centrale aux deux artistes, mais ignorée du grand public. Ce roman raconte aussi le combat de l’autrice, luttant contre le magnétisme de Jean Paul et Joan pour écrire l’histoire de Hollis, le récit que personne n’a écrit. Face à la myopie de l’histoire officielle, qui, pour un nom sauvé de l’oubli en condamne tant d’autres, Martine Delvaux replace Hollis au centre du triangle amoureux, et place les deux artistes dans son orbite. C’est finalement cette lutte pour la postérité d’Hollis qui forme le corps du roman, ce lien post-mortem entre l’autrice et son personnage, qu’elle appelle sa jumelle. C’est l’histoire d’un rendez-vous manqué, Martine Delvaux s’emparant du sujet un mois après la mort d’Hollis Jeffcoat. Ça aurait pu être un film…

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Plongée dans une librairie indépendante : De Stiil https://www.delitfrancais.com/2024/02/21/plongee-dans-une-librairie-independante-de-stiil/ Wed, 21 Feb 2024 12:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=54931 Entretien particulier avec Aude Le Dubé.

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Au cœur du Plateau Mont-Royal, nichée dans la rue Duluth, se trouve la librairie De Stiil. Une véritable oasis littéraire au milieu du tumulte urbain, cette boutique d’angle, baignée dans un vernis blanc, évoque l’atmosphère des quartiers bohèmes de Notthing Hill ou de Brooklyn. J’ai eu la chance de m’entretenir avec Aude Le Dubé, la fondatrice de la boutique. Installées près d’une des nombreuses fenêtres qui encadrent la boutique, un rayon de soleil timide nous réchauffait, nous faisant momentanément oublier la température glaciale de l’extérieur. Nous nous sommes alors plongées dans une conversation envoûtante sur la littérature, l’art et l’importance des librairies indépendantes dans notre société.

« Véritable oasis littéraire au milieu du tumulte urbain, cette boutique d’angle, baignée dans un vernis blanc, évoque l’atmosphère des quartiers bohèmes de Notthing Hill ou de Brooklyn »

L’entretien a été édité dans un souci de clarté et de concision.

Philippine : Est ce que vous pouvez vous présenter?

Aude Le Dubé (ALD) : Je m’appelle Aude, je suis née en France, j’ai déménagé au États-Unis où j’ai vécu 16 ans, pour ensuite partir en Suisse pour dix années. Ça fait maintenant 12 ans que j’habite à Montréal.

Philippine : D’où vient cette passion pour la lecture et l’écriture? Comment en êtes-vous arrivée à ouvrir une librairie?

ALD : Je dirais que ma fascination pour la littérature a débuté dès mon enfance avec Agatha Christie et s’est approfondie avec Marguerite Duras, que j’admire notamment pour Le Ravissement de Lol V. Stein. J’aime son style d’écriture faussement simple, qui va au cœur des choses. Sartre disait « J’ai pas le temps de faire court », et bien, je dirais que Duras avait le temps de faire court. Alors j’ai décidé de poursuivre une carrière en tant qu’autrice et traductrice. L’aventure De Stiil a donc émergé de mon histoire dans le monde de l’édition. En arrivant à Montréal en 2018, j’ai ouvert une boutique qui vendait initialement ce qu’on peut appeler des beaux livres et des objets d’art. C’est lors du premier confinement que j’ai constaté que les clients s’intéressaient principalement aux romans. J’ai donc rapidement élargi notre assortiment pour répondre à cette demande croissante.

Philippine : Pourquoi ce choix de vous tourner vers de la littérature anglophone en tant que française?

ALD : Ça fait maintenant 45 ans que je lis de la littérature anglophone. Je trouve que c’est plus vivant, avec davantage de place pour les voix féminines, différents genres et styles, que je trouve moins dans d’autres langues. Nous vendons surtout des livres traduits. Les livres traduits de langues étrangères en anglais représentent seulement 3% de la production dans le monde de l’édition. Alors, en tant que francophone, si on veut lire beaucoup, la production de littérature en français pourrait ne plus être adéquate pour répondre à nos besoins. Moi, j’ai simplement reproduit ce qui m’attire. Je suis particulièrement attirée par la littérature allemande, donc j’en ai beaucoup, mais il y aussi des traductions du japonais, de l’hébreu, de l’italien, de l’arabe, du français, ça voyage beaucoup.

Philippine d’Halleine

Philippine : Comment décririez-vous le concept de votre boutique? L’esthétique de vos livres joue-t-elle un rôle dans vos ventes? Et quel type de clientèle vous cherchez?

ALD : Évidemment que l’esthétique joue un rôle important pour moi, mais aussi pour les clients. Les livres qu’on ne propose pas, c’est-à-dire, les romances, les livres young adult, sont généralement laids, mais de toute manière ils ne m’intéressent pas, donc le choix n’est pas difficile. À l’inverse, il m’est déjà arrivé de commander des livres passionnants, mais la couverture était si hideuse qu’il m’a été impossible de les vendre ; les consommateurs ne sont pas réceptifs. La clientèle est très jeune. Il y a des préjugés sur le fait que les jeunes ne lisent plus la littérature papier à cause des nouvelles technologies, mais moi je pense que ce sont surtout les personnes âgées qui sont concernées par ce déclin.

Philippine : Vous ne constatez donc pas de baisse de lecture chez les jeunes? En tout cas au niveau papier?

ALD : Au contraire! Maintenant, plus rien ne nous appartient. On n’achète plus de disques, on stream la musique, et c’est pareil pour les livres ; on achète en ligne ou sur Kindle. Donc je pense que les gens constatent cela et préfèrent posséder un livre papier. Souvent, ils lisent en bibliothèque, et après, ils viennent acheter ici, parce que c’est important de pouvoir échanger, de pouvoir prêter, donner et partager ses livres. Tandis que les clients qui viennent, savent ce qu’ils veulent et savent qu’ils peuvent le trouver ici. On fonctionne beaucoup par thème. On a une table appelée Uplifting Reads [lecture édifiante, ndlr] parce que le monde est déprimant en ce moment. J’achète comme une lectrice, pas comme une libraire. C’est donc ça la différence.

« La fiction, la littérature, ce n’est pas pour nous aider à vivre, c’est pour nous aider à sortir de nos vies. C’est pour nous aider à ne pas vivre. »

Philippine : Des conseils pour parvenir à se mettre à la lecture pour le plaisir, pour sortir des cours?

ALD : Les gens qui veulent lire, c’est très simple, mais ça peut être difficile de le faire naturellement, notamment pour les étudiants qui lisent pour les cours toute la journée. J’ai un seul conseil : se débarrasser de son téléphone. Seulement 15 minutes pour commencer ; se mettre dans une autre pièce silencieuse pour quelques minutes de lecture. Le lendemain 20 minutes, puis 30. Il faut laisser la magie opérer. La fiction, la littérature, ce n’est pas pour nous aider à vivre, c’est pour nous aider à sortir de nos vies. C’est pour nous aider à ne pas vivre.

Philippine : Vous me parliez de la littérature expérimentale comme un style de lecture qu’on peut trouver ici, auriez-vous des conseils de livres pour débuter?

ALD : En fait, la littérature expérimentale, ce n’est pas un narratif littéraire, ce n’est pas nécessairement une histoire, ça prend diverses formes. Huysmans, George Perec ou Prévert étaient de cette littérature. C’est de l’art facile à lire, qui sort des sentiers battus, d’une l’histoire avec une introduction et un développement et une conclusion. C’est peut-être plus original. Encore plus moderne, je conseillerais Wild Milk de Sabrina Orah Mark.

Philippine : Pour conclure, deux livres à acheter chez De Stiil ce mois-ci?

ALD : Le Prophet’s Song de Paul Lynch, je pense qu’il deviendra un grand classique contemporain. Et Kairos par Jenny Erpenbeck, tout simplement brillant.

Retrouvez la librairie au 351 Avenue Duluth E, Montréal, et suivez la page instagram pour vous tenir au courant des événements organisés par l’équipe De Stiil, qui réserve régulièrement de jolis moments à partager entre passionnés et débutants.

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La Transparence, au-delà des apparences https://www.delitfrancais.com/2024/02/21/la-transparence-au-dela-des-apparences/ Wed, 21 Feb 2024 12:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=54948 Critique de Panorama de Lilia Hassaine

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Panorama, paru en août 2023, est le troisième livre de l’écrivaine et
journaliste française Lilia Hassaine. Lauréat de deux des prestigieux prix littéraires français, le Prix Renaudot et le Prix des Lycéens, ce roman se situe à la frontière entre utopie et dystopie et plonge le lecteur dans une enquête policière dans une société française futuriste de 2049, à l’ère de la Transparence.

Rien à cacher


Le roman s’ouvre sur le procès de la justice française. En 2029, un influenceur célèbre victime d’inceste par
son oncle plusieurs dizaines d’années auparavant décide de faire justice lui-même face à l’irrecevabilité de sa plainte. Le meurtre est filmé et diffusé sur les réseaux sociaux, lançant la revenge week. Partout en France, les victimes se soulèvent et se vengent de leurs agresseurs. Le flic pourri, le patron d’une entreprise pétrolière, le voisin qui bat sa femme, tous y passent. Face à l’ampleur du mouvement et aux manifestations appelant à la réforme de la justice, le gouvernement tente de réprimer sans succès, plie et finit par s’effondrer. Après sept jours de terreur, c’est la révolution, le début de l’ère de la Transparence. Les institutions sont démantelées, les lois abolies et toute décision est désormais passée par référendum sur internet, et rendue publique. Mais la Transparence n’est pas seulement politique, elle est aussi individuelle et architecturale. Au nom de la paix civile, pour combattre les violences du passé commises dans la discrétion des espaces clos, les murs doivent tomber. L’intimité devient un luxe égoïste auquel la population renonce en réformant l’architecture. Les maisons, bureaux, lieux de culte sont abattus et remplacés par des édifices en verre. Exposés constamment à la vue de tous, les criminels entrent dans les rangs, les violences domestiques diminuent jusqu’à disparaître grâce à la surveillance constante des voisins suspicieux qui n’hésitent pas à appeler les gardiens de protection au moindre soupçon.

« À l’ère de la Transparence, l’exemplarité est de mise. L’intimité est égoïste puisque personne n’a rien à cacher, et pourtant, un couple et son enfant disparaissent »

Après avoir plongé le lecteur dans cette société utopique, Lilia Hassaine nous emmène dans une trame policière qui passionne la population de 2049. Au cœur d’un quartier huppé, dans un bloc de verre exposé à la vue de tous, une famille disparaît. L’enquête révèle quelques gouttes de sang, identifie des suspects potentiels, mais faute de pistes tangibles et sous la pression du chef de police, elle est classée sans suite, jusqu’à la découverte des corps un an plus tard. Avec cette enquête, l’autrice interroge les mécanismes dystopiques de cette société futuriste : son rapport à l’éducation avec l’abolition du risque transformant les enfants en clones idéaux pas si parfaits, la marchandisation de l’intimité, et la violence symbolique et réelle d’une population qui se veut assainie.

Au-delà de la fiction


Le style de prédilection de Lilia Hassaine n’est pas la science-fiction. Ses deux romans précédents, Soleil Amer, et L’Oeil du Paon traitent respectivement de l’intégration d’une famille d’immigrés dans la France des années 80 et de la dangereuse ivresse d’une jeune croate qui intègre la jeunesse aisée parisienne. Dans son dernier roman, Panorama, l’autrice dresse avec succès le portrait d’une société qui nous ressemble, où les murs transparents interdisent les secrets, où la pénétration dans l’intimité d’autrui ne se fait plus seulement par nos téléphones, mais par l’architecture même de la société. Reclues derrière des murs de verre, les personnes sont prisonnières du regard des voisins, des passants qui les scrutent en permanence et leur imposent une image. À l’ère de la Transparence, l’exemplarité est de mise. L’intimité est égoïste puisque personne n’a rien à cacher, et pourtant, un couple et son enfant disparaissent. Dans une société fictive qui nous invite à réfléchir sur notre rapport à la liberté, à la démocratie, Lilia Hassaine nous plonge dans une trame policière dont l’on peine à sortir.

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Triste Tigre : Au-delà du silence https://www.delitfrancais.com/2024/01/17/triste-tigre-au-dela-du-silence/ Wed, 17 Jan 2024 12:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=54203 Plongée dans le prix Fémina 2023 de Neige Sinno.

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Avertissement : Cet article traite des sujets du viol et de l’inceste.

Dans son roman Triste Tigre, lauréat du prix Fémina 2023 et nominé pour le Prix Goncourt, Neige Sinno, écrivaine française, nous embarque dans son témoignage sur l’inceste qu’elle a subi entre ses sept et 14 ans par son beau-père. Se distinguant par son traitement d’un sujet considéré comme trop violent par certains, le récit explore avec minutie la relation complexe entre une victime et son bourreau. Tout au long de l’ouvrage, l’autrice détaille son parcours depuis sa naissance jusqu’à ses 46 ans, en passant par la rencontre de son beau-père, son enfance, sa vie familiale, les viols, sa décision en 2000 de porter plainte, et enfin, le déroulement du procès. L’autrice adopte une approche avant-gardiste, amorçant son récit en exprimant son désir d’écrire en étudiant la position du bourreau, condamné à neuf années d’incarcération, dans un langage se voulant souvent maladroit qui oscille entre plusieurs noms et adjectifs pour décrire la « Neige enfant ». Ce choix narratif offre au lecteur une perspective nouvelle et nuancée, tout en soulevant des questions importantes sur la nature humaine, allant de l’introspection personnelle à une analyse sociétale et sociologique.

La métaphore du tigre : cruauté et complexité

Au premier abord, l’image du tigre peut être interprétée comme représentant la victime du viol, combinant la force et la rage de survivre avec une vulnérabilité sous-jacente qui s’exprime par le sentiment de tristesse. Cependant, au fil de la lecture, le lecteur peut découvrir une nouvelle interprétation du titre, où le tigre décrit plutôt l’agresseur lui-même, le prédateur qui se jette sur sa proie silencieusement, sans éveiller les soupçons. Le terme « triste » pourrait ainsi refléter l’expression de regret ou de chagrin que le beau- père a pu exprimer, visant à manipuler les émotions et les sentiments de sa victime. Une attitude qui cherche à susciter de la compassion afin de justifier ses actes, tout en maintenant la victime dans le silence, la présentant comme provocatrice et responsable de l’agression. Cette manipulation, on la retrouve également au cours du procès du beau-père de Neige, où des excuses et des demandes de pardon seront utilisées pour atténuer la sanction.

L’autrice de Triste Tigre explore différents profils de violeurs. Certains présentent une psychologie pathologique, tandis que d’autres cherchent une gratification particulière à travers l’acte de domination sexuelle. Cet acte devient un moyen de contrôle, de puissance et de reconnaissance pour ces agresseurs. L’analyse de Neige Sinno approfondit la psychologie des violeurs, mettant en évidence leur besoin de dominer les victimes, autant sur le plan sexuel que mental. Persuader la victime de prendre plaisir à l’agression devient un objectif majeur, qui sert de cheval de bataille à la défense lors des procès. L’autrice montre que les violeurs, en l’occurrence son beau-père, cherchent alors à détruire l’innocence de la victime en rejetant la faute sur elle, sous prétexte que l’agression était un moyen d’exprimer de l’amour. L’exemple poignant de la jeune Neige, qui oscille entre rébellion et contradiction pendant la journée, jusqu’à sa soumission impuissante la nuit venue face à son beau-père, souligne la complexité des dynamiques familiales et des abus.

« L’analyse de Neige Sinno approfondit la psychologie des violeurs, mettant en évidence leur besoin de dominer les victimes, autant sur le plan sexuel que mental »

Au coeur des pensées d’une victime

Neige Sinno aborde le thème de la peur constante des victimes de viols répétitifs, illustrée dans des œuvres telles que Je verrai toujours vos visages, sorti au cinéma l’année dernière. L’écrivaine évoque les sentiments de terreur qui s’intensifient les nuits où l’agresseur ne se manifeste pas, créant une attente longue et étouffante due à l’incertitude de connaître le moment où la sentence tombera. Le livre explore de manière percutante les questionnements de la victime sur sa position en tant que « favorite » de l’agresseur, suscitant des interrogations déchirantes. Pourquoi ne vient-il pas?

Ce questionnement atteint son apogée lorsque l’écrivaine découvre que l’agresseur fréquente d’autres femmes, ajoutant une dimension supplémentaire à la douleur et la confusion de l’expérience traumatisante.

L’autrice offre également des perspectives nuancées sur le processus de reconstruction individuelle des victimes, soulignant la réalité selon laquelle la guérison totale de cette honte peut s’avérer impossible, mais aussi l’importance d’apprendre à vivre avec cette dernière. Chaque individu réagit de manière unique à l’expérience du viol, déconstruisant son rapport à la sexualité. Sinno précise qu’il n’y a pas de réaction universelle chez les femmes violées, révélant que pour sa part, sa relation à la sexualité est épanouie. Bien qu’elle ne considère pas avoir de rapports troublés à la séxualité, elle admet avoir fait l’objet d’une introspection sur d’anciennes habitudes, cherchant à se réapproprier son rapport au sexe.

Entre soutien et déni

Triste Tigre explore aussi les réactions des proches, notamment celle de la mère de Neige, qui a mis près d’un an à quitter son conjoint après avoir appris ce qu’il avait fait subir à sa fille. Le livre dévoile les difficultés rencontrées par la victime pour sensibiliser sa mère à son combat et soulève une question cruciale sur la perception des violences subies, à savoir si la mère ignorait réellement les actes de son conjoint à l’égard de sa fille.

Une facette troublante du récit, quoique récurrente d’un témoignage à l’autre, concerne la défense persistante de l’agresseur par la communauté qui l’entoure. Dans Triste Tigre, l’homme était apprécié du village et la renommée de son profil de sauveteur en montagne semblait prévaloir sur les accusations portées contre lui. Cette réaction met en lumière les préjugés sociaux et la réticence à remettre en question la réputation d’une personne influente, notamment celle d’un homme, même face à des preuves accablantes, sous prétexte que le comportement de cet homme à leur égard s’est toujours avéré irréprochable. L’autrice souligne également l’importance de l’aveu de culpabilité émis par l’agresseur lors du procès. Sans cette confession, dû au nombre de témoignages en soutien à l’accusé, le dossier aurait vraisemblablement été classé sans suite. Neige Sinno nous livre ici une analyse percutante, qui dépeint les enjeux complexes du processus judiciaire et la nécessité de preuves tangibles pour rendre justice aux victimes, sans lesquelles le non-lieu est rapidement déclaré.

Une évolution littéraire

Les différentes autopsies des textes existants sur l’inceste et le viol, réalisées au début du livre permettent de retracer une trajectoire historique des représentations et de la compréhension du viol, de l’inceste et de la pédophilie dans la littérature. Les écrits de Christine Angot, Virginie Despentes, Toni Morrison, ainsi que les études des œuvres de Virginia Woolf et du fameux Nabokov, offrent une perspective intéressante sur la manière dont la société a abordé ces questions au fil des décennies et mettent en lumière les progrès et les défis qui persistent.

En examinant ces textes, nous pouvons mieux comprendre comment la littérature a façonné et reflété les changements culturels, tout en nous invitant à réfléchir sur la manière dont elle continue d’influencer notre compréhension collective des violences sexuelles. On note notamment l’ouvrage incontournable et controversé de Vladimir Nabokov, Lolita, publié en 1955. Cette œuvre emblématique a suscité des débats virulents et a marqué un tournant dans la manière dont la société percevait et discutait la pédophilie. L’auteur lui même avait reconnu un demi-siècle plus tard que son roman portait sur la pédophilie, et non pas sur la soi-disant provocation d’une enfant de 12 ans, tel que cela avait été interprété à l’époque. En comparant la réception et l’interprétation initiale de ce roman à celles d’aujourd’hui, Neige Sinno retrace l’évolution des normes sociales et des attitudes, à même la littérature.

Un témoignage éducatif

Triste tigre est donc plus qu’un simple roman-témoignage, c’est un texte didactique qui éclaire sur les réalités du viol, de la pédophilie et de l’inceste, mais aussi sur les réalités du système judiciaire : seulement 10% des femmes victimes d’agressions sexuelles décident de porter plainte, et seulement 1% de ces dépositions aboutissent à une condamnation. Neige Sinno conclut son roman sur un beau moment partagé avec sa fille, où elles discutent de l’importance du consentement, du choix et de la parole. Le livre nous propose alors une vue d’ensemble sur un système judiciaire trop souvent faillible, dans une société où la honte érige un mur de silence, où les victimes se taisent par peur du jugement des proches, où elles s’isolent sous le poids des secrets enfouis.

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Plume québécoise : zoom sur Kim Thúy https://www.delitfrancais.com/2024/01/10/plume-quebecoise-zoom-sur-kim-thuy/ Wed, 10 Jan 2024 12:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=54069 Écrire l’immigration du Viêt Nam au Québec.

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Kim Thúy, autrice d’origine vietnamienne, s’est imposée comme une voix majeure dans le paysage littéraire québécois depuis 2009, à travers ses œuvres sur l’expérience complexe qu’implique le fait d’être immigrante. Elle a reçu plusieurs prix, dont le prestigieux Prix littéraire du Gouverneur général en 2010 pour son livre Ru, qui l’a propulsée sur la scène littéraire internationale. Ses courts récits, qui traitent de l’expérience migratoire et de l’adaptation à une nouvelle culture, sont tous rédigés en français, sa « seconde langue maternelle », comme elle le dit, et sont traduits dans 29 langues. Les ventes de ses ouvrages s’élèvent aujourd’hui à plus de 765 000 copies dans le monde.

Enfance

À l’âge de dix ans, Kim Thúy fuit la répression du régime communiste au Viêt Nam avec ses parents et ses deux frères. Comme beaucoup, sa famille est forcée de prendre la mer à bord d’une embarcation de fortune. Après un long périple, elle parvient enfin à s’installer au Canada. Cette expérience d’immigration, elle la raconte avec une sensibilité si particulière. Avec humour et tendresse, elle parvient à transmettre son choc culturel et son adaptation délicate à l’hiver québécois. Elle partage également son apprentissage long et difficile de la langue française.

Oeuvres littéraires

Son premier roman Ru est publié en 2009 chez Libre Expression. Composé de courts récits autobiographiques mettant en scène ses proches, il raconte le long voyage de sa famille et leur progressive adaptation à leur nouveau milieu de vie au Québec. Mère d’un enfant atteint d’un trouble du spectre de l’autisme, elle aborde également ce sujet, et y sensibilise ainsi le public. En 2011, elle publie À toi avec Pascal Janovjak : une série d’échanges épistolaires, un coup de foudre amical entre deux auteurs expatriés. Puis, la fiction Mãn, en 2013, dont le récit est celui d’une Vietnamienne arrivée au Québec à l’âge adulte, sa mère l’ayant mariée à un restaurateur vietnamien déjà installé ici. En 2016, l’autrice propose un nouvel ouvrage inspiré de son histoire familiale. Vi raconte la fuite de Saïgon d’une mère et de ses quatre enfants, l’expérience migratoire, le deuil du pays et le choc des cultures.

« Les œuvres de Thùy résonnent avec des lecteurs de divers horizons, offrant une perspective intimement liée à l’expérience de nombreux Canadiens »

Un récit qui s’adapte au cinéma

Son récit autobiographique éponyme Ru a vu le jour au cinéma le 24 novembre 2023 dernier. Réalisé par Charles-Olivier Michaud et scénarisé par Jacques Davidts, il connaît déjà un grand succès et dépasse maintenant 1,5 million de dollars au box office! Ce succès québécois continue d’attirer de nombreux cinéphiles en salle chaque jour. Il prendra d’ailleurs l’affiche dans toutes les autres provinces du Canada à partir du 26 janvier prochain. Ce long-métrage a aussi donné lieu à une réédition du roman original avec l’ajout d’annotations, d’images du film, d’anecdotes supplémentaires, et même d’observations manuscrites de la part de Kim Thúy sur son parcours littéraire.

Parler immigration

Au-delà des récompenses, Kim Thúy occupe une place spéciale dans le paysage culturel canadien en abordant la question de l’immigration. Dans un pays connu pour sa diversité, les œuvres de Thùy résonnent avec des lecteurs de divers horizons, offrant une perspective intimement liée à l’expérience de nombreux Canadiens. Ses œuvres servent de pont entre les cultures, mettant en lumière les défis et victoires des immigrants. Alors que le Canada continue d’évoluer en tant que nation multiculturelle, des auteurs comme Kim Thúy jouent un rôle crucial en facilitant la compréhension et la célébration de la diversité.

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Addictions, dépendances et obsessions en création littéraire https://www.delitfrancais.com/2023/09/27/addictions-dependances-et-obsessions-en-creation-litteraire/ Wed, 27 Sep 2023 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=52537 Rencontre avec Laurance Ouellet Tremblay.

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Pour cette édition spéciale, Le Délit a rencontré Laurance Ouellet Tremblay, écrivaine et professeure de création littéraire et de théorie psychanalytique à l’Université McGill, dans le but de mieux comprendre les liens entre les sujets de l’addiction, de la dépendance et de l’obsession, et celui de la littérature. La création artistique, à travers divers époques et courants, a souvent été associée à la consommation de substances qui altèrent l’esprit et la perception. Ces substances seraient-elles réellement bénéfiques à la création? D’où l’écrivain d’aujourd’hui tire-t-il son matériau? Ces questions, parmi bien d’autres, seront adressées dans cette entrevue.

Le Délit (LD) : Vous enseignez la création littéraire et la théorie psychanalytique à McGill depuis 2018. Peut-on faire le lien entre votre travail et les sujets de l’addiction, de la dépendance et de l’obsession? D’où vient votre intérêt pour ces thèmes?

Laurance Ouellet Tremblay (LOT) : C’est pas tout à fait en lien, il ne faut pas essayer de tout mettre dans le même panier. Ce qui m’intéresse dans la théorie psychanalytique, c’est qu’on comprend que la cure de la parole, que parler, chez l’humain, peut révéler plusieurs choses, mais on comprend aussi que nous sommes assujettis au langage. Cette condition-là, c’est ce que j’appelle le scandale de la parole créatrice, le fait qu’il faille faire du nouveau avec ce vieux code usé qu’est le langage. Et c’est un peu le paradoxe de l’écrivain, finalement, donc ces questions-là d’écriture et d’assujettissement m’intéressent beaucoup. Maintenant, la dépendance, c’est aussi une forme d’assujettissement, n’est-ce pas? C’est quelque chose qui m’a toujours beaucoup intéressée puisque par nature, je suis intéressée aux œuvres, disons plus radicales, plus expérimentales. Aussi, c’est un fait que chez les écrivains et les artistes, de tout temps, il y a eu une certaine culture de la consommation, pas chez tous et toutes, mais chez certains. C’était un choix qu’ils faisaient consciemment d’aller explorer. Consommer, c’est altérer son esprit, que ce soit par les drogues ou l’alcool. Donc qu’est-ce que ça module dans la création? Qu’est-ce que ça lui permet? Qu’est-ce que ça lui retire? Ce sont ces questions-là, en fait, qui m’intéressaient et je me suis dit que je pourrais monter un cours là-dessus et interroger les œuvres d’écrivains ayant côtoyé ces substances.

« Il faut défaire une certaine idéalisation de ce phénomène-là. Je ne crois pas que l’on écrive de meilleurs poèmes, en tout cas, selon mon expérience, lorsque l’esprit est affecté »

LD : Vous êtes l’autrice de cinq œuvres, dont un recueil de poésie intitulé La vie virée vraie, publié l’année passée. Est-ce qu’on peut retrouver les sujets de l’addiction, de la dépendance et de l’obsession dans vos propres œuvres?

LOT : Oui, dans la dernière, définitivement. Et aussi dans ma vie, dans ma pratique d’écriture. En fait, je suis une poète qui a flirté avec l’altération de l’esprit et qui a vu ce que ça pouvait permettre ou non. Le dernier livre que j’ai écrit a été composé complètement au club de jazz, sous l’influence de la musique jazz live et donc aussi de l’alcool, et sous une certaine influence de la marijuana, je l’avoue, vu que c’est légal maintenant. Il faut défaire une certaine idéalisation de ce phénomène-là. Je ne crois pas que l’on écrive de meilleurs poèmes, en tout cas, selon mon expérience, lorsque l’esprit est affecté. Par ailleurs, le fait d’altérer mon esprit, par exemple dans les soirées jazz, m’amène à vivre des expériences qui ne font pas partie du quotidien, qui ne sont pas dans la routine, des expériences qui sortent de l’ordinaire un peu. Et ça, ça exalte la création. Mais par la suite, c’est le retravail, et ce retravail-là, il se produit lorsque l’on est sobre. Dans mon recueil, je parle de consommation, surtout d’alcool, mais ce n’est pas le thème central, ça fait seulement partie de la vie, finalement.

LD : Est-ce que le fait d’écrire peut devenir lui-même une obsession, une dépendance? Vivez- vous cela vous même en tant qu’écrivaine?

LOT : C’est intéressant. Pas tout à fait, mais j’ai connu des écrivains qui avaient un rapport à l’écriture beaucoup plus invasif, effectivement, beaucoup plus obsessionnel. Mais, comme vous dites, par exemple, le fait de travailler un poème jusqu’à l’épuisement, jusqu’à sa fin, jusqu’à on ne sait pas où, c’est l’expérience de l’écrivain ou de l’écrivaine. Je crois que c’est avec l’expérience qu’on finit par comprendre quand le texte est prêt, quand le texte est mûr, disons-le comme ça. Avant, c’est du tâtonnement, donc oui, ça peut se comparer à un certain type d’obsession qui est très prenant, mais je ne ferais pas de parallèle si direct que ça.

« On est dans une époque où l’autofiction et le rapport à soi sont mis de l’avant, n’est-ce pas? Maintenant, les écrivains trouvent le matériau de leur écriture un peu dans leur quête intérieure »

LD : Pensez-vous que l’écriture peut agir comme échappatoire à l’obsession ou aux addictions?

LOT : C’est complexe. Premièrement, ce qu’il faut comprendre, c’est que dans ma perspective, ce n’est vraiment pas thérapeutique, mais ce n’est en rien un jugement de valeur. C’est plutôt d’observer ce que l’altération de l’esprit permet dans la pratique. Est-ce que l’écriture peut être une échappatoire? Je pense que l’écriture peut avoir une fonction thérapeutique, dans beaucoup de cas : l’écriture en général, l’écriture d’un journal intime, l’écriture d’une lettre, parce qu’elle permet de réfléchir et d’acquérir une certaine distance face au moment vécu. Maintenant, est-ce que l’écriture littéraire peut être une échappatoire aux addictions? C’est intéressant. Dans le cours, on voyait The Recovering de Leslie Jamison. Il y a toute une tradition d’hommes qui ont bu, dans la littérature, mais elle, c’est une femme qui a bu beaucoup lors de ses études en littérature, dans cette volonté d’imitation de Poe, de Kerouac et des écrivains buveurs et fumeurs. Et elle s’est bien rendue compte que ça l’amenait un peu dans le mur, donc elle a arrêté de boire. Et vraiment, d’un point de vue qui n’est pas prosélyte, qui n’essaye pas de convaincre, elle nous raconte son processus dans ce livre autofictionnel. En ce sens-là, l’écriture devient la scène d’exposition de son changement d’habitudes, disons-le comme ça. Mais je crois que l’écrivain n’écrit pas à vocation thérapeutique. Ça dépend du cas. Je ne mettrais vraiment pas de loi globale par rapport à l’écriture comme moyen de se sauver des addictions.

LD : Qu’est-ce qui vous a amenée à vouloir étudier et maintenant enseigner la théorie psychanalytique?

LOT : C’est une longue histoire. Ma directrice de thèse, Anne Élaine Cliche, était très versée dans la théorie psychanalytique. C’est son approche, c’est une spécialiste. Son enseignement m’a fascinée, donc j’ai commencé à étudier cela, et à moi-même, faire une psychanalyse et à comprendre les liens, les chemins de traverse qu’il y avait entre la littérature et la psychanalyse, la manière de dire les choses. On est dans une époque où l’autofiction et le rapport à soi sont mis de l’avant, n’est-ce pas? Maintenant, les écrivains trouvent le matériau de leur écriture un peu dans leur quête intérieure. Et la psychanalyse, c’est une enquête, c’est une manière d’investiguer qui on est, de comprendre notre architecture subjective, disons. C’est pour ça que ça me passionne profondément, ça dépasse la simple thérapie. C’est une explication de comment fonctionne la psyché humaine, qui n’a de cesse de nous étonner. On est de drôles de bêtes!

Laurance Ouellet Tremblay enseigne au Département de langue et de littératures françaises. Elle donnera un cours au trimestre d’hiver sur les théories littéraires et psychanalytiques, intitulé « FREN 335 Théories littéraires 1 ».

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Habiter Montréal et lire Dany https://www.delitfrancais.com/2023/03/22/habiter-montreal-et-lire-dany/ Wed, 22 Mar 2023 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=51383 Ou comment concilier neige et littérature.

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À Montréal, les vacances de printemps ont deux utilités : fuir la neige qui colle au goudron et lire des romans ; dévorer le papier et boire l’encre comme si elle contenait le secret de la vie heureuse.

Parce que ton année d’échange à McGill touche à sa fin et que tu n’as toujours pas ouvert le moindre roman québécois, mais surtout parce que tu te lasses de cette littérature européenne dont les personnages t’apparaissent en noir et blanc, tu décides de t’aventurer ailleurs, prendre le risque de découvrir le monde. Tu saisis au hasard d’une étagère un ouvrage fin et intriguant, un livre dont le titre sonne comme une invitation à le reposer aussitôt : Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer, de Dany Laferrière. Comme tu es seul dans la librairie, sans personne pour prêter attention à tes mauvaises fréquentations littéraires, tu jettes un coup d’œil à la première page, sans même regarder la quatrième de couverture parce que tu sais que tout est toujours dit dans l’incipit. L’ironie provocatrice du titre est dépassée dès la deuxième page, tu achètes le livre. Plus tard, tu n’auras qu’un seul regret : celui d’avoir payé pour un bouquin que l’auteur invite lui-même à voler. Seulement, au moment de quitter le rayon, dans un dernier coup d’œil de connaisseur, qui veut s’assurer de ne pas laisser un chef‑d’œuvre derrière lui, tu aperçois un autre roman du même auteur, L’Énigme du retour, et tu l’emportes aussi.

« Plus tard, tu n’auras qu’un seul regret : celui d’avoir payé pour un bouquin que l’auteur invite lui-même à voler »

C’est un roman sans fierté, un chef‑d’œuvre rassurant, de ceux que l’on compte sur le bout des doigts parce qu’ils savent créer une langue neuve et émouvante tout en préservant leur simplicité. Dany Laferrière parle de lui, de son enfance passée avec des femmes (sa mère, sa grand-mère, sa sœur) en Haïti, de son père qu’il n’a pu connaître qu’à travers ce que lui en racontaient les autres, et de Montréal, la ville où il s’est installé après avoir quitté son pays natal à 23 ans et où est née sa vocation d’écrivain.

Il raconte surtout son absence, ce « temps pourri de l’exil » coincé entre deux âges : son départ de jeune homme et son retour à l’âge mûr.

En mêlant de longs paragraphes descriptifs à de courtes strophes en prose, Laferrière dote son roman d’une forte charge poétique. C’est une écriture ramassée, concise et efficace, qui donne en deux ou trois mots, soit dans un même souffle de lecteur, tout un monde à apprécier. Il fait de l’île d’Hispanolia, cette île des Caraïbes partagée entre Haïti et la République Dominicaine, un espace où les contradictions fusionnent : la terre et la mer, le luxe et la misère, le rêve et la réalité… Pour finalement s’apercevoir, après 30 ans d’absence, que cette terre où il est né demeure sa seule appartenance.

« J’ai senti que j’étais un homme perdu

Pour le Nord quand dans cette mer chaude sous ce crépuscule rose

Le temps est subitement devenu liquide ».

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Plaidoyer pour la fantasie https://www.delitfrancais.com/2023/02/15/plaidoyer-pour-la-fantasie/ Wed, 15 Feb 2023 12:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=50895 Ou comment apprécier les charmes d’un genre méprisé.

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L’autre jour, j’écumais les librairies du Plateau, séduite par leur atmosphère d’authenticité, les bibliothèques de bois ancien et la promesse d’une ouverture culturelle. Seule ombre au tableau, je constatai une nouvelle fois l’absence de la moindre section « fantasie » (ou fantasy, mais non pas « fantaisie ») parmi les étagères chargées de livres. J’étais attristée, mais pas surprise : dans le meilleur des cas, la fantasie ne se retrouve qu’avec une pauvre étagère de 10 bouquins. C’est un genre souvent jugé comme inférieur, facile ou enfantin, très peu littéraire, quand la réalité est beaucoup plus riche. Cet article s’adresse à tous les sceptiques de la fantasie. Ceux qui ne croient pas en sa légitimité et ne connaissent pas sa profondeur ; j’en suis convaincue, ils passent à côté des plus beaux univers.

Commençons par une définition. La fantasie, du grec phantasia (l’imagination) est un genre littéraire relativement récent, qui émerge dans la littérature anglo-saxonne durant la seconde moitié du 19siècle. J.R.R Tolkien, auteur du très apprécié Seigneur des Anneaux (1955) est aujourd’hui considéré comme un des pères fondateurs du genre, dont il a aidé à établir les normes.

La fantasie est un récit s’inscrivant dans un univers dont les règles sont définies par la magie et le surnaturel. Elle se distingue ainsi du « fantastique » où le surnaturel fait irruption dans univers réaliste pour en perturber les lois. On peut également différencier les sous-genres de la fantasie : la High Fantasy (univers totalement différent du nôtre) et la Low Fantasy (univers semblable à notre réalité mais dont la magie est partie prenante), dont Le Monde de Narnia et Harry Potter sont respectivement les œuvres les plus emblématiques. La confusion entre fantasie et fantastique est née dans le monde de l’édition francophone où la High Fantasy est associée à la fantasie, et la Low Fantasy au fantastique. Genre très versatile, la fantasie s’adresse autant aux enfants (Percy Jackson) qu’aux adultes (Le Trône de Fer) ; abordant les thèmes de l’aventure, de la romance, de la guerre… mais surtout de l’affrontement entre le bien et le mal.

L’omniprésence de la magie, qui rapproche la fantasie des contes de fées, pousse certaines personnes à lui refuser la profondeur intellectuelle des romans plus « littéraires ». Pourtant, la créativité dont fait preuve un auteur de fantasie est absolument remarquable. Il peut s’agir de la complexité des paysages, de la diversité de la faune et de la flore qui habitent les univers, en passant par des sociétés aux multiples cultures et langues (Tolkien a créé une véritable langue elfique que l’on peut apprendre!) ; ou bien d’inscrire des éléments surnaturels dans la complexité de notre univers, sans créer d’incohérence, mais au contraire, de telle façon que l’on croirait presque à leur existence dans notre monde.

Le travail de l’imaginaire n’est jamais aussi grand que dans la fantasie. Et pourtant, le détail et le temps nécessaires accordés à l’univers n’empêchent pas les auteurs d’aborder de réels thèmes sociaux, politiques ou même environnementaux. C’est notamment le cas du racisme dans le Seigneur des Anneaux : à travers des êtres fondamentalement différents (elfes, nains, faunes), bien plus dissociables entre eux que les êtres humains, les auteurs présentent ces différences comme des barrières entre les personnages que ces derniers feront peu à peu tomber. Cependant, la qualité de la fantasie qui m’a le plus saisie enfant, ce qui m’a fait ouvrir ces romans, c’est la possibilité d’un voyage. Une œuvre de fantasie emmène toujours son lecteur dans une épopée incroyable et offre un moyen d’échapper à l’ennui du quotidien. Les paysages merveilleux, les créatures étranges et les temporalités nouvelles que l’on rencontre permettent de se détacher de la vie, de l’univers commun et connu. Ce qu’offre la fantasie en particulier, c’est ce que recherchent beaucoup de gens dans leurs lectures : l’occasion de sortir de soi-même et voir plus loin. 

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La désobéissance en perfusion https://www.delitfrancais.com/2023/02/08/la-desobeissance-en-perfusion/ Wed, 08 Feb 2023 12:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=50797 Quelles leçons retenir de L’Art de la joie de Goliarda Sapienza?

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Le début est un peu rude. En essayant de résumer à ma colocataire les 40 premières pages de cet énorme livre – qui en fait un peu moins de 700 au total – parce qu’elle se demandait bien ce qu’un roman aussi immodestement intitulé L’Art de la joie pouvait contenir, je me suis rendu compte qu’il ne s’adressait peut-être pas à tout le monde. D’abord, parce qu’il est long, très long, et que Sapienza ne se soucie pas d’aider le lecteur à garder le fil du récit, ni de la flopée d’intrigues secondaires qui fleurissent autour de la quête existentielle de la protagoniste principale, un peu à la manière d’un roman de García Márquez. Ensuite, parce qu’il entretient une préoccupation quasi-obsessionnelle avec des thèmes tels que l’inceste (peu de rapports sexuels y échappent), la masturbation, l’extrémisme politique, le suicide, la maladie et la mort.

Vous venez sûrement de lire la pire introduction qu’il est possible d’écrire quand on veut donner aux gens l’envie de lire Goliarda Sapienza, mais comme le livre se vend lui-même très mal – il s’ouvre sur la masturbation accidentelle d’une fillette de quatre ans au côté de sa sœur handicapée, suivie d’un cunnilingus, puis d’un viol par son père quelques années plus tard – , je m’y suis résolu. On n’entre pas dans L’Art de la joie dans l’espoir de conforter sa morale bourgeoise ou pour savourer une histoire d’amour expurgée, mais on vient pour y prendre une grande bouffée de liberté, exalter son esprit frondeur et découvrir le magnifique dessin d’une émancipation féminine, qui est en fait une émancipation tout court. Le titre du roman est à la fois intriguant et limpide,
il suggère un enseignement qu’il ne contient pas, une série de leçons pour apprendre à vivre heureux (c’est-à-dire libre) qui ne sont jamais clairement édictées mais que rien ne m’empêche de vous donner.

« Elle est habitée par l’urgence de vivre et cherche par tous les moyens à accélérer ce fastidieux processus d’édification de soi qui commence à la naissance et qu’on appelle la vie »

Leçon 1 : Transgresser

La désobéissance, c’est la ligne de conduite que s’applique Modesta, le personnage principal. Née le premier jour du premier mois de l’année 1900 dans une famille pauvre d’une région pauvre d’Italie, elle est d’abord envoyée vivre dans un couvent à la suite de la mort de sa mère, puis au sein d’une famille noble, les Brandiforti, à la mort de la mère supérieure du couvent. Dans cette maison prospère, où elle entre comme bonne d’enfant et finit par devenir grande propriétaire terrienne, Modesta se construit intellectuellement, socialement et, parce qu’il semble que cela soit un pendant indispensable, sexuellement.

En dépit de sa phénoménale ®évolution, Modesta demeure le personnage le plus constant du roman car elle est férocement attachée à ses principes d’indépendance. Elle a quelque chose de l’enfant sauvage, qui s’étonne toujours et ne se dompte jamais. Elle n’a pas de morale, elle est capable de tuer si quelqu’un fait obstacle à son destin. Modesta mène sa barque avec un seul objectif en vue : celui de s’émanciper de toutes les aliénations, toutes les sujétions, et de s’affirmer comme un être libre, indépendant et fort.

Sa quête ne s’apparente pas à celle des héros d’apprentissage du 19siècle parce qu’elle est à la fois plus pure et plus abstraite ; elle ne part pas à la conquête de la gloire, ni de l’argent, ni d’un savoir absolu, elle veut seulement découvrir le sens de sa propre vie, arriver au bout de son destin. Elle est habitée par l’urgence de vivre et cherche par tous les moyens à accélérer ce fastidieux processus d’édification de soi qui commence à la naissance et qu’on appelle la vie.

Leçon 2 : Lire, lire énormément et rejeter le fascisme

La longueur du roman s’explique en partie par le fait que Sapienza veut rendre la totalité du développement intellectuel de Modesta : depuis l’athéisme qu’elle nourrit au couvent, en passant par la philosophie des Lumières et la pensée socialo-anarchiste qu’elle découvre dans la bibliothèque des Brandiforti, puis le communisme qu’elle embrasse avec son amant Carlo, la psychologie freudienne avec son amante Joyce, etc. Elle est perpétuellement attirée par les idées nouvelles qui l’aspirent tour à tour, à l’exception du fascisme mussolinien qu’elle rejette radicalement. D’un côté, elle ressemble singulièrement au siècle qui naît avec elle ; ce vingtième siècle polymorphe qui passe d’un extrême politique à un autre, d’un idéal de société à un autre, traverse les catastrophes (la Grande Guerre, la grippe espagnole, la guerre civile, etc.), les recycle et continue d’avancer. Mais, d’autre part, la modernité optimiste de Modesta contraste avec la bêtise des personnages qui l’entourent et la tendance réactionnaire de l’époque dans laquelle elle vit. Elle semble anachronique parce qu’éperdument éprise de liberté. Très ouverte dans ses mœurs et dans sa manière de concevoir le genre, elle est souvent rapprochée au personnage masculin-féminin d’Orlando de Virginia Woolf.

Alexandre Gontier | Le Délit

Leçon 3 : Aimer (au sens de faire l’amour, bien sûr)

L’Art de la joie repose en partie sur les rapports sexuels dont il est parsemé comme une constellation de saynètes qui provoquent parfois le rire, parfois l’indignation, mais participent toujours de l’intrigue. Modesta s’affirme et se construit par le sexe. Après des premières expériences qui sont soit accidentelles, soit subies (sans pour autant que l’autrice ne suggère de traumatisme), Modesta s’éduque, et éduque ses amants et amantes au plaisir volontaire et consenti. L’un des passages les plus amusants se situe vers le milieu du roman, quand la jeune femme d’environ 20 ans apprend à un homme sensiblement plus âgé qu’elle, comment il doit s’y prendre pour faire jouir une femme. Pour être libertaire, Modesta n’est cependant pas libertine. Elle étanche sa soif d’aimer à plusieurs sources et cherche le plaisir dans l’amour, mais ce n’est jamais un plaisir orphelin de sentiments. Elle déclare ainsi que « l’amour et le sexe sont enfants l’un de l’autre ». Chaque relation sexuelle doit apporter quelque chose de nouveau à la jeune femme, une charge d’excitation neuve, comme un corps étranger ou une philosophie inédite.

Cette liberté de ton, notamment dans le domaine sexuel, explique que le roman de Goliarda Sapienza n’ait jamais été publié de son vivant dans une Italie acquise à la morale catholique. Il a fallu près de trois décennies, et le flair de la critique littéraire française, pour que ce roman soit lu et apprécié à sa juste valeur. Goliarda Sapienza fait donc partie de ces nombreuses artistes dont l’œuvre ne fut véritablement découverte qu’après leur mort : cela vaut bien un modeste hommage.

Il y a les auteurs que l’on aimerait bien rencontrer pour les remercier d’un bon moment qu’ils nous ont fait passer et il y a ceux que l’on a pour amis sans avoir jamais pu les connaître ; ceux qui, derrière la sobre couverture d’un bouquin et la promesse d’une belle aventure, nous offrent un espace où vivre et une voix(-e) pour grandir. Ce sont nos amis, que l’on préserve de la mort glacée d’une notice Wikipédia, et qui nous arment contre la solitude et l’ennui. Goliarda compte désormais parmi les miens. 

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Lire anarchiste au 2035 Saint-Laurent https://www.delitfrancais.com/2022/10/19/lire-anarchiste-au-2035-saint-laurent/ Wed, 19 Oct 2022 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=49322 Entrevue avec un membre de la bibliothèque DIRA.

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Au troisième étage du bâtiment situé au 2035 boulevard Saint-Laurent se trouve la bibliothèque anarchiste DIRA, acronyme pour «Documentation, Information, Références et Archives». Le Délit a rencontré Franklin*, membre impliqué à la bibliothèque, pour discuter du fonctionnement de la DIRA et du partage d’informations anarchistes au Québec.

Le Délit (LD) : Qu’est-ce que la bibliothèque DIRA?

Franklin (F) : DIRA est un établissement ouvert à une pluralité d’opinions et basé sur le principe que l’information devrait se partager librement; les gens peuvent emprunter un livre ou un document ou en consulter sur place.

La DIRA est organisée de façon anarchiste. Tous les mois, nous avons une rencontre pour décider des permanences et discuter des événements qui auront lieu à la DIRA. La DIRA offre aussi du contenu majoritairement anarchiste; nous avons des sections d’ouvrages marxistes, des sections moins politiques, mais de façon générale, nos ouvrages portent sur des sujets de gauche. De prime abord, la DIRA est un espace de partage d’informations qui regroupe des gens fantastiques que j’aime beaucoup.

LDL’accès à la bibliothèque est-il ouvert à toutes et à tous ou faut-il plutôt devenir membre avant d’y accéder?

F: Aucun besoin de devenir membre, c’est vraiment ouvert à toutes et à tous! La majorité des gens qui visitent la DIRA sont des gens qui se promènent sur le boulevard Saint-Laurent et qui voient la porte ouverte de la bibliothèque. Pour emprunter un livre, il n’est pas non plus nécessaire d’être membre, il faut seulement laisser son nom et le moyen par lequel on souhaite être rejoint·e·s. Ensuite, les gens peuvent partir avec le livre pour une durée d’environ un mois. Donc oui, c’est une institution ouverte à toutes et à tous.

LD: Sur le site web de la DIRA, il est mentionné que la DIRA est un «collectif libertaire». Le terme «libertaire» est-il synonyme d’« anarchie», ou les termes sont-ils distincts?

F: Le terme libertaire est utilisé en Europe de manière très différente des États-Unis. La manière dont je comprends le terme, c’est qu’en Europe, le mouvement libertaire est un mouvement qui n’est pas nécessairement basé sur les libertés individuelles, comme c’est le cas pour le mouvement «libertarian» des États-Unis. En Europe, le mouvement libertaire semble plutôt basé sur l’idée de s’organiser ensemble afin de travailler vers une plus grande liberté collective.

«Nous avons notamment des ouvrages portant sur la théorie anarchiste, sur ‘‘l’anti-gentrification’’, sur les droits des animaux et sur l’anarcho-féminisme»

LDSelon toi, pourquoi est-il important de rendre accessibles des ouvrages anarchistes?

F: Pour plusieurs raisons. Les ouvrages que nous avons à la bibliothèque portent sur plusieurs branches de l’anarchisme. Nous avons notamment des ouvrages portant sur la théorie anarchiste, sur «l’ anti-gentrification», sur les droits des animaux et sur l’anarcho-féminisme. Les ouvrages de la bibliothèque ne portent pas seulement sur la description d’idéologies anarchistes; ils visent aussi à renseigner sur les façons dont les différentes branches de l’anarchisme opèrent dans le vrai monde.

LDSelon toi, comment se porte le mouvement anarchiste au Québec?

F: C’est difficile de répondre à cette question, car le mouvement anarchiste au Québec est un mouvement diffus qui s’organise de façon non hiérarchique. Il n’y a donc pas de grande convention qui regroupe tous·tes les anarchistes au Québec et qui permet d’évaluer si le mouvement se porte bien. Comme il n’y a pas de grande organisation ouvertement anarchiste, il y a donc beaucoup d’anarchistes qui s’impliquent dans différents mouvements sociaux en tant qu’individus, sans pour autant contribuer à une organisation ou une cause qui se dit ouvertement anarchiste. Je pense que tous les mouvements sociaux ont une branche anarchiste, et que l’anarchisme n’est pas un seul mouvement; c’est plutôt une pluralité de mouvements qui travaillent ensemble. Certains événements tels que le Salon du livre anarchiste de Montréal regroupent tout de même beaucoup de gens, ce qui pourrait être un indicateur du statut du mouvement anarchiste au Québec.

LDQuel(s) ouvrage(s) conseillerais-tu aux gens qui aimeraient s’initier aux idées anarchistes?

FC’est une grande question. Honnêtement, je pense que la façon dont nous concevons la documentation est souvent restreinte à la littérature imprimée ou en ligne. Je dirais qu’il y a beaucoup de partage d’informations anarchistes qui se fait à travers le partage d’histoires orales, à travers notamment les souvenirs et récits de personnes anarchistes qui font partie du mouvement depuis longtemps. L’anarchisme, c’est plus large que le marxisme, par exemple, qui est un courant de pensée sur lequel les gens peuvent se renseigner seulement par la lecture. Si les gens sont intéressés par l’anarchisme, je leur conseillerais de passer à la DIRA, et les membres présents pourront leur recommander des ouvrages en partant de leurs centres d’intérêt déjà existants. Je n’ai donc pas de recommandation spécifique, mais pour ma part, en ce moment, je peux partager le livre que je suis en train de lire: Take the City: Voices of Radical Municipalism, édité par Jason Toney. Sinon, je recommande aussi d’aller jeter un coup d’œil à la Bibliothèque communautaire du Comité de citoyen·ne·s de Milton Parc.

Vous pouvez suivre la DIRA sur leur site web et leur page Facebook.

*Nom fictif. Franklin tient à préciser que les propos rapportés dans l’entrevue sont les siens et ne reflètent pas les politiques ou les positions officielles de la bibliothèque DIRA. L’entrevue a été réalisée en français et en anglais. Les réponses de Franklin en anglais qui ont été traduites en français par la rédaction ont été mises en italiques.

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Quand Yourcenar rencontre l’opéra https://www.delitfrancais.com/2022/10/05/quand-yourcenar-rencontre-lopera/ Wed, 05 Oct 2022 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=49184 Un concert émouvant, une rencontre banale.

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Le concert-rencontre Yourcenar – Une île de passions, présenté par le Festival international de la littérature dans le cadre de la série «Arts croisés», nous pose une question complexe: quelle est la place de l’opéra dans l’art contemporain? Pour y répondre, un opéra à saveur féministe nous est offert. Pierre Vachon, animateur aguerri au timbre radiophonique, nous guide dans une discussion qui se veut informative et inspirante, mais qui se voit teintée par l’absence d’Hélène Dorion et de Marie-Claire Blais, les écrivaines qui lui ont donné raison d’être.

La soirée commence en musique. Stéphanie Pothier, mezzo-soprano habituée des opéras contemporains, interprète le premier extrait dans le rôle de Marguerite Yourcenar. Elle est accompagnée par la pianiste Holly Kroeker, nouvellement diplômée de l’Atelier lyrique de l’Opéra de Montréal. Les premières notes suffisent à évoquer la nature de l’œuvre: une voix puissante, un style sobre, un opéra qui se démarque par sa simplicité. Bien que l’absence d’un orchestre se fasse quelque peu sentir, la musique parvient à nous transporter dans l’univers émotionnel de Yourcenar, l’écrivaine, mais également la femme assumée.

Au fil du spectacle, six pièces nous sont présentées par les solistes principaux de l’opéra Yourcenar – Une île de passions. À la performance de Stéphanie Pothier s’ajoutent celles de la soprano Kimy McLaren dans le rôle de Grace Frick et du baryton Hugo Laporte dans le rôle de Jerry Wilson. Leur performance émouvante insuffle de la vie à une soirée autrement banale.

«Les premières notes suffisent à évoquer la nature de l’œuvre: une voix puissante, un style sobre, un opéra qui se démarque par sa simplicité»

À l’encontre du moment «concert», la portion «rencontre» de cette introduction à l’opéra est quelque peu décevante. L’absence de la librettiste Hélène Dorion, qui était dans l’impossibilité de se joindre à la rencontre, s’ajoute à celle de la regrettée Marie-Claire Blais. Dans une tentative légèrement maladroite de parer à ce manque, des entrevues filmées datant de plusieurs mois nous sont projetées sur écran blanc. L’image est floue et le premier extrait trop long pour ce type d’événement.

Bref, l’approche multimédia n’arrive pas à compenser l’absence de celles qui ont non seulement écrit, mais également imaginé l’opéra inspiré de la vie de Marguerite Yourcenar. La discussion avec le compositeur Éric Champagne, quant à elle, est intéressante, mais par moments trop technique pour les spectateurs qui s’y connaissent peu en composition musicale. En ce qui concerne les questions posées par Pierre Vachon, visant à s’interroger sur la place de l’opéra dans l’art contemporain, elles ne font que frôler la surface d’un sujet qui mérite d’être approfondi.

Dans son ensemble, le concert-rencontre Yourcenar – Une île de passions m’a laissée sur ma faim. C’est peu cher payé en considérant qu’il est difficile de trouver à Montréal un concert intime d’opéra sans avoir à vider son portefeuille. Le temps passé à espérer une conversation plus stimulante en aura valu la peine, ne serait-ce que pour avoir entendu Stéphanie Pothier chanter la scène finale de l’opéra, où l’on voit le personnage de Yourcenar faire enfin la paix avec sa solitude.

Erratum: Dans une version antérieure de ce texte, Le Délit relayait que le concert-rencontre avait été animé par Winston McQuade et que la mezzo-soprano Stéphanie Poirier interprétait le rôle de Marguerite Yourcenar. En fait, la soirée était animée par Pierre Vachon, et le rôle de Marguerite Yourcenar était interprété par Stéphanie Pothier. Le Délit regrette ces erreurs.

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La poésie des trottoirs https://www.delitfrancais.com/2022/09/28/la-poesie-des-trottoirs/ Wed, 28 Sep 2022 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=49035 Regard sur le premier livre de Nelly Desmarais.

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Marche à voix basse est paru le 8 mars 2022 aux éditions du Quartanier. Il s’agit du premier recueil de poésie de Nelly Desmarais, poète et directrice administrative de la même maison d’édition, qu’elle a rédigé en partie dans le cadre de sa maîtrise en recherche-création à l’Université du Québec à Montréal. Marche à voix basse donne à voir une déambulation, un vaste chemin à travers le soi, la souffrance, la tragédie vécue de près ou de loin, mais aussi la douceur et la proximité que l’on peut ressentir envers un lieu. Dans le cas du recueil, c’est du quartier Hochelaga-Maisonneuve dont on parle, c’est à travers lui que déambulent plusieurs voix, à travers plusieurs époques. D’une certaine manière, c’est lui qui donne lieu aux corps que le recueil mobilise, à ces subjectivités qui s’y entrecroisent.

Dans l’individuel, le collectif

Le recueil se construit comme un casse-tête – ses neuf parties sont le résultat d’un travail assidu dont la précision se fait sentir et se font écho les unes aux autres avec harmonie. Les poèmes interrogent à la fois l’expérience individuelle – la voix poétique se dédouble, alterne entre le je et le elle, raconte une errance dans le quartier, une agression, l’enfance dans un couvent – et l’expérience collective. Est notamment racontée la tragédie du cinéma Laurier-Palace, qui a pris feu en janvier 1927, tuant près de 80 enfants. Pour Nelly Desmarais, qui souligne l’importance de la structure du recueil et qui raconte les heures passées à agencer ces neuf sections, cette partie sur le Laurier-Palace tient lieu de pont entre l’individuel et le collectif. «C’est là le propos», nous dit-elle. Dans Marche à voix basse se déploie alors une réflexion parmi d’autres: comment un événement tragique vécu dans la collectivité peut-il trouver écho dans la souffrance d’un individu, et, de la même manière, comment la violence vécue sur le plan individuel peut-elle résonner à l’échelle collective? L’un et l’autre se répondent, selon l’autrice. D’où l’importance du lieu, dans lequel, pour Nelly, on projette nos histoires: «on lit le monde avec nos propres références.»

«Dans le recueil, le corps et le lieu sont poreux et entrent en dialogue: l’écriture émerge autant de l’un que de l’autre»

Le corps dans le lieu

«On n’écrit jamais seul·e», dit Nelly. En effet, si la voix de Marche à voix basse est douce, simple et efficace, elle est accompagnée des nombreux exergues qui ouvrent chaque section. Ces exergues produisent l’effet d’une constellation et soulignent l’impossibilité d’écrire sans que les textes, les auteur·rice·s qui nous habitent ne transparaissent. L’écriture nécessite ces voix qui nous sont antérieures tout autant qu’elle a besoin du lieu. Dans le recueil, le corps et le lieu sont poreux et entrent en dialogue: l’écriture émerge autant de l’un que de l’autre. Hochelaga reflète les états d’âme de la voix poétique, il y répond, il absorbe presque le corps qui se meut entre ses murs. Au-delà de toute souffrance, le quartier est là et accueille quiconque s’y échoue.

«Marche à voix basse se déploie en hommage à la vie que l’on retrouve entre les craques du trottoir, dans les enseignes effacées et derrière les fenêtres placardées»

Si Marche à voix basse s’entame avec un je qui quitte son chez-soi, qui s’élance, son dernier poème se clôt avec cette même voix qui retourne à sa chambre à la tombée du jour, pleine des choses vues. La marche encadre ainsi le recueil, lui donne son souffle et sa corporalité. Marche à voix basse se déploie en hommage à la vie que l’on retrouve entre les craques du trottoir, dans les enseignes effacées et derrière les fenêtres placardées.

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À la croisée des chemins https://www.delitfrancais.com/2022/04/06/a-la-croisee-des-chemins/ Wed, 06 Apr 2022 13:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=48401 Entretien avec l’artiste multidisciplinaire Nicholas Dawson.

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Nicholas Dawson est auteur, éditeur, artiste, chercheur, militant. Ses dernières publications incluent le livre Désormais, ma demeure, paru en 2020 et ayant gagné le Grand prix du livre de Montréal en 2021 ainsi que le Prix de la diversité Metropolis Bleu la même année. Il a également fait paraître Nous sommes un continent, correspondance dans laquelle sa voix se mêle à celle de l’autrice Karine Rosso. Le Délit l’a rencontré au sujet de ces deux publications. 

Le Délit (LD) : Pensais-tu, plus jeune, que tu écrirais des livres et serais chercheur, parmi d’autres occupations? Quelles facettes respectives de ta personnalité associes-tu aux langues que tu maîtrises, soit le français, l’anglais et l’espagnol?

Nicholas Dawson (ND) : Pour répondre à la première partie de la question, je ne sais pas trop comment je me projetais quand j’étais plus jeune. Par contre, j’étais très intéressé par toutes les formes d’expression artistique: j’ai fait de l’improvisation, j’ai appris à jouer quelques instruments de musique, je dessinais beaucoup, puis je me suis intéressé à la lecture, à la musique, au théâtre, aux arts visuels, à l’écriture. Je rêvais certainement d’être artiste, peu importe la discipline, mais je ne savais pas si ce rêve était vraiment atteignable. Je peux dire, donc, que j’ai réalisé mon rêve d’enfance! 

Quant à la seconde question, je vous dirais que je ne sépare pas les choses comme ça. Les langues que je parle, et qui m’habitent, sont mobiles, mouvantes; elles se déplacent selon les contextes, les lieux dans lesquels je me trouve, les personnes avec qui je parle. Ce serait trop facile, trop catégorique, et franchement ennuyeux, de dire que le français occupe une place intellectuelle, l’anglais une place transactionnelle et l’espagnol une place émotive. Ce serait surtout faux et très cliché. Je pleure, je crée, je chante et j’aime dans ces trois langues, même si j’en maîtrise certaines plus que d’autres. Les langues, comme d’ailleurs les facettes de ma personnalité, sont toujours plurielles, instables, précaires. 

LD: La recherche-création se fait la colonne vertébrale de tes travaux artistiques et académiques. Elle est aussi au centre des préoccupations dans Nous sommes un continent. Que représente cette approche pour toi? Que permet-elle?

ND: Pour moi, sur le plan académique, la recherche-création a été une approche salutaire qui m’a autorisé à aborder le multilinguisme, les épistémologies alternatives, les cultural studies, les expériences de soi et personnelles, les enjeux de marginalisation (dont les enjeux raciaux et queer), sans avoir à me soumettre automatiquement à des règles centenaires traditionnelles qui reproduisent des dynamiques de pouvoir encore en place à l’université et qui maintiennent souvent les personnes marginalisées (et leurs méthodes, épistémologies et langages) dans la honte et le silence. La recherche-création était pour moi une approche qui me permettait de créer, de chercher et de théoriser avec des engagements politiques clairs et radicaux. 

« Ce serait trop facile, trop catégorique, et franchement ennuyeux, de dire que le français occupe une place intellectuelle, l’anglais une place transactionnelle et l’espagnol une place émotive. Ce serait surtout faux et très cliché. Je pleure, je crée, je chante et j’aime dans ces trois langues »

LD: Comment te positionnes-tu dans le champ littéraire québécois? Ressens-tu parfois une certaine fatigue ou une frustration liée au fait d’être étiqueté comme un écrivain de la diversité, de la communauté LGBTQ+, etc.? Comment faire l’équilibre entre la reconnaissance des obstacles engendrés par notre identité, et le désir d’universaliser, de créer des ponts entre soi-même et l’autre?

ND: Je ne suis pas fatigué de ça: ma carrière et ma visibilité dans le milieu ont été bâties entre autres par des revendications de représentation, des prises de positions antiracistes et anti-queerphobes. Ce serait malhonnête de ma part de me plaindre de cette catégorisation dont je fais l’objet alors que j’y ai moi-même contribué. Par contre, je suis fatigué de la difficulté qu’on a, dans le milieu, à croiser les enjeux et les expériences; le plus souvent, on me considère comme un écrivain «de la diversité», et plus récemment on me considère comme un écrivain queer. C’est extrêmement rare qu’on arrive à croiser les deux expériences, alors que mon travail croise toujours ces enjeux (avec aussi les enjeux de genre, de classe et d’affect). 

Par ailleurs, j’avoue que je n’ai absolument pas le «désir d’universaliser», que je ne considère pas comme un synonyme de «créer des ponts entre soi-même et l’autre». Je ne sais honnêtement pas ce que ça veut dire, «universaliser», et si c’est de se défaire de ce qui fait de chacun·e de nous des personnes singulières pour mieux être accueilli·e·s par les autres, alors je refuse complètement toute forme d’universalisation. C’est avec la singularité des gens, leurs récits, leurs expériences et leurs formations identitaires, qu’on crée des ponts : on accueille l’autre en tant que sujet, non pas en tant qu’objet exempt de toute forme de je. Je crois que les ponts se créent lorsqu’on arrive à considérer les autres, et à les écouter, en tant que sujets singuliers, dont les expériences individuelles sont inscrites dans une grande histoire sociale dans laquelle nous nous inscrivons également, avec nos expériences, nos langues, nos couleurs et nos subjectivités. Dans ma thèse, j’écris : «je + je c’est plein de nous». Il n’y a rien d’universel là-dedans, mais c’est un véritable pont qui se crée entre deux expériences de subjectivation. 

« La recherche-création était pour moi une approche qui me permettait de créer, de chercher et de théoriser avec des engagements politiques clairs et radicaux »

LD: Pour les personnes immigrantes ou de seconde génération, on parle souvent de ce sentiment d’être étranger peu importe où on va en raison de cette double-culture qui, en grandissant, est assez difficile à habiter. Comment te situes-tu aujourd’hui par rapport à cet héritage métissé, en quoi a‑t-il évolué et quels modes de pensée t’ont aidé à accepter ou à vivre avec cette «étrangeté»? Tu mentionnes notamment cette idée du soi transnational, transpersonnel, pourrais-tu la détailler?

ND: Je ne me sens pas étranger partout – en fait, oui, mais c’est plus compliqué que ça. Ce que je sens, c’est qu’on me fait sentir étranger pas mal partout, et même le mot étranger n’est peut-être pas le bon. On me fait souvent sentir comme un non-sujet, ou en tout cas, un sujet soumis aux manipulations et aux catégorisations des autres. Par exemple, au Chili, il arrive qu’on me dise que je ne suis pas un vrai Chilien à cause de mes privilèges (économiques, surtout), alors effectivement je me sens étranger dans mon pays natal. Mais il arrive aussi qu’au Chili on me dise que je suis un vrai Chilien parce que je parle «chilien» – ça m’est beaucoup arrivé quand je faisais des blagues ou quand je m’exprimais avec des mots argotiques de Santiago. Le résultat ici n’est pas tant de me sentir étranger – puisqu’on me dit au contraire «tu es des nôtres, tu corresponds au lieu où nous sommes et où tu es né» –, mais plutôt de sentir qu’il est impossible d’avoir une réelle agentivité d’appartenance et de mon récit des origines. Pareil au Québec: on me dit la plupart du temps que je suis un vrai Québécois parce j’écris, j’enseigne, je parle la langue, je suis «presque né ici», etc. Mais souvent on me demande : «tu te sens plus Québécois ou plus Chilien», ce qui est une question excessivement violente parce qu’elle me force à faire un choix – on ne pose pas cette question à des personnes nées ici et pas issues de l’immigration, et donc ce choix impose toujours qu’on ne soit jamais au bon endroit. D’une façon ou d’une autre, ce qu’on fait, c’est qu’on essaie de choisir, de classer, de catégoriser à ma place. Donc ce n’est pas tout à fait un sentiment d’étrangeté qu’un sentiment de perte d’agentivité, ce qui est à mon avis un des résultats politiques, mais aussi psychiques, les plus violents de la xénophobie et du racisme. 

LD : Dans Nous sommes un continent, Karine et toi parlez de votre rapport mitigé au français, bien qu’il soit votre langue d’écriture. Quelle place l’hétérolinguisme occupe, selon toi, dans la littérature québécoise?

ND : J’entretiens un doute avec le français, qui est parent du doute qu’on a quand on écrit, peu importe notre rapport aux langues et au nombre de langues qu’on parle, mais qui est aussi différent parce qu’on n’a simplement aucune certitude qui nous précède sur le savoir de cette langue. 

« Je crois que les ponts se créent lorsqu’on arrive à considérer les autres, et à les écouter, en tant que sujets singuliers, dont les expériences individuelles sont inscrites dans une grande histoire sociale dans laquelle nous nous inscrivons également, avec nos expériences, nos langues, nos couleurs et nos subjectivités »

Je ne suis pas sûr de comprendre la seconde partie de la question: l’hétérolinguisme dans la littérature québécoise est… partout. [rires] Je veux dire, on joue beaucoup au Québec avec les registres de langues, avec les régionalismes et avec la forme en général. On utilise aussi souvent l’anglais – moi-même je le fais pas mal. Mais ça demeure un hétérolinguisme, dans le sens où l’usage de l’anglais est la plupart du temps un usage tel que fait dans le monde social québécois (très montréalais en fait) en français, et non pas dans une entreprise de rupture des structures linguistiques. Mais on accueille relativement bien l’hétérolinguisme, à mon avis, dans le milieu littéraire québécois ; c’était très, très rare qu’on m’ait empêché d’utiliser l’espagnol ou qu’on m’ait obligé à le traduire. À la limite, j’ai connu beaucoup plus de résistance avec l’usage de l’anglais que de l’espagnol, une résistance qui n’est évidemment pas liée à l’hétérolinguisme en soi comme pratique, mais bien à l’anglais qui est peut être considéré par certain·e·s, dans une approche un peu nationaliste et un peu colonisée selon moi, comme la langue ennemie. Ça, c’est un autre débat, et j’avoue que je n’embarque pas dans ces logiques historico-nationalistes qui flirtent un peu trop selon moi avec une conception très coloniale et très «puriste» de la langue française. 

LD : Dans ce même livre, Karine et toi échangez sur le passage de «l’écriture de la colère» à « l’écriture compatissante», en parlant entre autres de l’épuisement qui peut parfois s’enchaîner à force de dénoncer, de militer; un mouvement qui relève de la nécessité, mais qui entraîne aussi une lourde charge émotionnelle. Comment arrives-tu à garder l’équilibre entre ces deux postures tout aussi importantes l’une que l’autre? 

ND : Qui a dit que je garde l’équilibre? [rires] Je blague à moitié: la fatigue et l’épuisement professionnel sont monnaie courante parmi les militant·e·s et les personnes marginalisées. Ça m’est arrivé plus d’une fois. Je dirais que j’essaie de mieux choisir mes combats, de créer des réseaux de solidarité pour mieux se partager la tâche des dénonciations, des actions et d’autres formes de militantisme, qui sont aussi des communautés de soin et de sécurité. J’essaie aussi d’être davantage compatissant avec moi-même: ne pas embarquer dans la prochaine chicane ou dans le prochain scandale peut parfois être très salutaire, malgré la honte, le sentiment de désolidarisation ou juste le FOMO que ça peut produire. Il faut avoir de la compassion pour soi et pour les autres, pour les limites de nos luttes, pour militer et écrire sur nos expériences de marginalisation. Sinon, ça peut rapidement devenir violent, pour soi et pour les autres. 

« L’hybridité et les métissages sont pour moi des manières de demeurer dans l’arène, en situation de doute et de questionnements, des manières de m’assurer de ne pas fixer ce que je crée, de ne pas m’asseoir sur des certitudes qui peuvent devenir des prisons ou au contraire des maisons beaucoup trop confortables »

LD : En plus d’écrire, tu as aussi une pratique photographique que tu intègres à Désormais, ma demeure. Qu’est-ce que la photographie te permet d’exprimer que l’écriture ne peut pas, et comment conçois-tu le mélange des genres et des médiums qui caractérise cette œuvre? Quelles sont les choses ou les thématiques que tu trouves les plus difficiles à exprimer par le langage écrit?

ND : Encore une fois, j’ai du mal à séparer les choses comme ça. Je ne sais pas, honnêtement, pourquoi je vais toujours voir ailleurs – dans les dernières années, je fais moins de photo et beaucoup plus d’art sonore. Je crois que c’est à penser comme ma pratique d’écriture: l’hybridité et les métissages sont pour moi des manières de demeurer dans l’arène, en situation de doute et de questionnements, des manières de m’assurer de ne pas fixer ce que je crée, de ne pas m’asseoir sur des certitudes qui peuvent devenir des prisons ou au contraire des maisons beaucoup trop confortables. Je veux pouvoir me déplacer le plus possible, parce que rien n’est stable pour moi, à commencer par l’identité. C’est peut-être simplement, donc, par une chose très, très simple: l’adéquation fond/forme. Je travaille sur l’instabilité des identités, ça se fait donc par une éternelle instabilité de formes. 

« J’ai l’impression que les textes et les livres que j’écris sont la simple démonstration de processus d’apprentissage toujours ouverts, en cours, inachevés. Je vois l’édition de la même manière : elle me permet de demeurer dans cet état d’apprentissage constant »

LD : Qu’est-ce que ton travail d’éditeur représente pour toi, par rapport à ta pratique d’auteur? Comment se complètent-elles, ou au contraire, entrent-elles en opposition l’une à l’autre?

ND : Elles ne sont pas en opposition, mais parfois elles sont en conflit, ou plutôt en tension. J’apprends à lire et à écrire, c’est mon truc de toujours. En tant qu’écrivain, je n’ai pas l’impression d’arrêter, d’arriver à un résultat de connaissance de l’écriture quand le livre est achevé et publié. Au contraire, j’ai l’impression que les textes et les livres que j’écris sont la simple démonstration de processus d’apprentissage toujours ouverts, en cours, inachevés. Je vois l’édition de la même manière: elle me permet de demeurer dans cet état d’apprentissage constant. De ce fait, je ne suis pas un éditeur qui dit aux auteur·rice·s «ceci est mieux comme ça et c’est tout» comme si j’avais la vérité. J’entre en conversation avec eux·lles et leurs œuvres, nous cheminons ensemble, nous entrons dans un processus de manière à continuer à apprendre ensemble ce qu’est écrire et lire. Cela se fait en maintenant une tension entre ce qu’on vit, ce qu’on lit et ce qu’on écrit, entre les relations. C’est cette tension que j’entretiens entre l’édition et mon écriture. Des fois, c’est confortable, la plupart du temps ce ne l’est pas. Et c’est très bien ainsi.

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Revenir à La Vallée des fleurs https://www.delitfrancais.com/2022/04/06/revenir-a-la-vallee-des-fleurs/ Wed, 06 Apr 2022 13:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=48404 Un trajet aux allures de passage obligé.

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Plus de cinq ans après le succès international d’Homo sapienne, la romancière Niviaq Korneliussen publiait en 2020 Blomsterdalen, dont la traduction française d’Inès Jorgensen est parue chez La Peuplade au début de l’année. Reprenant certains thèmes qui avaient marqué son premier ouvrage tels que l’homosexualité, l’identité de genre et les effets du colonialisme – le Groenland étant un pays constitutif du Danemark – l’écrivaine fait ici le pari de les approfondir par le biais d’un récit linéaire de forme plus classique que le précédent, sans compromettre les formules percutantes qui contribuent à la qualité de sa prose.

« – Et la fois où elle a sauté de la fenêtre chez notre aanna parce qu’elle croyait savoir voler ?, rit-elle.

Oui, elle me l’a raconté, dit-elle, elle m’a raconté comment elle a volé pendant quelques secondes. Moi, je ne serais jamais aussi courageuse » 

Niviaq Korneliussen

S’il se présente d’abord comme le récit d’une jeune inuite qui laisse son Groenland natal pour poursuivre ses études au Danemark, le roman se déroule majoritairement entre les villes de Nuuk et Tasiilaq, où les suicides se succèdent si rapidement que la situation est désormais normalisée dans la population. La narratrice, qui choisit de soutenir sa copine lorsqu’une cousine de 17 ans met fin à ses jours, assiste impuissante à ce spectacle tragique alors que le roman fait entendre une question, d’abord discrète, mais qui résonne avec de plus en plus d’insistance chez la protagoniste à mesure que le récit progresse: si tout le monde fait le choix du suicide, pourquoi pas moi?

« J’essaie de me persuader que, quand je retournerai et regarderai les montagnes de Tasiilaq une dernière fois, ce ne sera justement pas la dernière fois. Que je reviendrai à la Vallée des Fleurs. Qu’au moins mon corps reviendra »

Niviaq Korneliussen

C’est par des observations furtives, incisives et parfois poignantes que se démarque l’écrivaine dans son traitement de réalités complexes et encore difficiles à comprendre pour quiconque n’ayant pas fait l’expérience d’attitudes colonialistes au quotidien. De la bureaucratie étouffante («J’avais attendu toute la journée qu’Attavik, le service SOS Suicide, ouvre à 19h. J’ai appelé cinq fois avant qu’ils ne répondent») aux codes académiques abscons («Je note tout, sans rien comprendre»), en passant par les commentaires mortifiants des collègues de classe («Je suis juste surprise que toi tu sois aussi bonne en danois ?»), tout le poids qui pèse sur la narratrice se fait sentir sans qu’il faille le nommer: les situations se passent d’explications et font immédiatement comprendre leurs effets sur les personnages. Par-là, le texte trouve écho dans le contexte colonial canadien, parallèle dont le roman se saisit, non sans illustrer, comme le suggère avec pessimisme la romancière, l’absence d’autres issues pour les personnages que cette voie mortifère trop fréquentée.

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(Re)trouver mon amour pour la lecture https://www.delitfrancais.com/2022/04/06/retrouver-mon-amour-pour-la-lecture/ Wed, 06 Apr 2022 13:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=48407 « J’ai décidé d’essayer quelque chose de nouveau : je me suis offert un abonnement au magazine The New Yorker »

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Je ne me souviens pas de la dernière fois que j’ai fini un livre. Voilà une affirmation bien préoccupante, étant donné que je suis l’éditeur Philosophie au Délit depuis un an et demi et que mon poste exigerait a priori que je sache dévorer des volumes et des volumes de pages dans de courts délais. Cependant, chaque fois que j’ouvre un livre, c’est comme si j’entrais dans une bataille frénétique contre des démons imaginaires qui tentent de tout faire pour me détacher de ma lecture. Lorsque je lis, je me souviens soudainement de toutes mes obligations extérieures: le tas de vêtements sales me regardant avec dédain du coin de ma chambre, le devoir d’économie menaçant de ruiner mon futur, la facture de mon contrat téléphonique m’annonçant que je n’ai pas réglé mon compte depuis trois mois, et tant d’autres problèmes s’annonçant soudainement en cours de route. C’est comme si tous ces démons attendaient patiemment le feuillettement d’un nouveau livre pour me submerger de préoccupations.

La chute

      J’ai toujours eu du mal à lire. Je me souviens d’une fois, au primaire, où l’on devait finir de lire un chapitre avant l’heure de la cantine. Mes camarades de classe avaient fini depuis plus d’une quinzaine de minutes alors que, moi, j’étais encore collé à mes pages au moment où la cloche sonnait. Je me souviens de ma frustration alors que l’enseignante croyait que je n’avais simplement pas essayé assez fort. J’avais pourtant vraiment essayé. J’avais essayé avec tout mon être d’entraîner mon cerveau à travers ces longues pages, phrase par phrase, mot par mot, afin d’accomplir la tâche assignée, sans succès.

« Ce n’est pas que je ne voulais plus lire – mes étagères pleines de livres intacts en témoignent – mais que je ne le pouvais pas »

Pendant presque toute ma vie, j’ai simplement accepté mon sort. J’ai accepté le fait que j’étais un lecteur lent et j’ai conçu des stratégies pour vivre avec le problème, souvent en trouvant des façons d’éviter de lire. Ce n’est pas que je ne voulais plus lire – mes étagères pleines de livres intacts en témoignent – mais que je ne le pouvais pas. À chaque fois que je tentais de déchiffrer un livre, même si j’étais motivé et que j’aimais le contenu de ma lecture, je n’étais tout simplement pas capable de lire plus de quelques pages en une séance.

Ensuite, je suis arrivé à l’université. D’un jour à l’autre, j’avais des tas et des tas de lectures à faire pour je ne sais plus quels cours de je ne sais plus quelles matières. Le peu de lecture pour le plaisir que je faisais encore à ce point, j’ai complètement cessé de le faire. Cela m’a en effet permis de suivre le rythme de mes cours plus facilement, mais je maintenais toutefois toujours une certaine frustration par rapport au fait que je ne lisais plus. Je sentais que j’étais en train de rater des mondes entiers d’expériences et de connaissances, et la peur d’événemanquer me tourmentait.

« J’ai décidé d’essayer quelque chose de nouveau :  je me suis offert un abonnement au magazine The New Yorker »

Mais que pouvais-je faire? La lecture me prenait toujours énormément de temps et d’énergie, et je n’avais aucune de ces deux choses à ma disposition, plongé dans l’agitation épuisante de mon quotidien. Même au Délit, en ma qualité d’éditeur Philosophie, je lisais toujours la quantité minimale nécessaire afin d’écrire mes articles, au risque de publier des médiocrités.

Le relèvement

Les choses ont continué ainsi jusqu’à ma troisième année à l’université, lorsque des problèmes de santé m’ont forcé à réduire ma charge de travail. Après quelques mois de repos, je me voyais soudainement avec de l’énergie que je ne devais plus dédier à mes cours. Voulant retenter ma chance dans le monde des lettres, mais conservant toujours une certaine peur des démons de la lecture, j’ai décidé d’essayer quelque chose de nouveau: je me suis offert un abonnement au magazine The New Yorker.

« J’ai peu à peu acquis une confiance renouvelée en ma capacité d’atteindre la fin d’un récit »

Soudain, un monde nouveau s’est ouvert à moi. J’ai découvert avec merveille un gigantesque catalogue d’articles aux allures de romans mais aux longueurs modestes: des portraits détaillés de célébrités multiformes, des réflexions profondes sur des sujets ordinaires, des fenêtres intimes dans les vies d’étrangers. Les récits courts du magazine, toujours racontés avec une légèreté et une proximité chaleureuses, m’offraient le plaisir de la prose sans l’angoisse attachée au fait d’être à plus de cent pages de la fin d’une histoire. À ma surprise, je me suis découvert un amour pour la nouvelle.

Alors j’ai commencé à lire davantage – m’aidant souvent de la fonction de lecture vocale offerte par le site du magazine. J’ai commencé à explorer des sujets et des registres qui tombaient en dehors de ma zone habituelle de confort, et j’ai peu à peu acquis une confiance renouvelée en ma capacité d’atteindre la fin d’un récit. Et qui m’aurait dit que celle-ci valait véritablement la peine! Le monde des fins contient des richesses et des merveilles qui m’avaient toujours été inconnues. L’ouverture de ses portes s’est probablement avérée être la plus grande surprise dans ma nouvelle aventure littéraire.

Aujourd’hui, je peux triomphalement affirmer que cette aventure n’est pas encore conclue et que je lis toujours. Bien sûr, je peine encore parfois à attacher les mots d’une phrase entre eux, mais je me suis majoritairement défait de cette peur fondamentale de la lecture qui m’a hantée pendant si longtemps. Au moins pour le moment, je peux trouver une satisfaction dans le fait que les récits courts ne réveillent plus mes démons intérieurs.

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Le Délit et les livres d’enfance https://www.delitfrancais.com/2022/03/23/le-delit-et-les-livres-denfance/ Wed, 23 Mar 2022 13:00:06 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=48089 Recommandations de la rédaction : livres d’enfance.

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Le prince et l’hirondelle de Steve Adams (Gabrielle Genest, coordonnatrice de la production)

Basé sur Le prince heureux (1888) de l’écrivain irlandais Oscar Wilde, l’album illustré Le prince et l’hirondelle aborde avec sensibilité les thèmes du privilège et des inégalités de richesse. Sur les ailes de la petite hirondelle, l’enfant lecteur rencontre le prince: une statue dorée surplombant la ville. Du haut de son piédestal, le prince voit désormais toute la misère de son peuple, lui qui n’avait connu que la richesse et la joie lors de sa vie humaine. Le prince implore la petite hirondelle de rester auprès de lui, malgré l’hiver qui arrive, afin qu’elle le dépouille de ses joyaux et les livre aux plus démunis. L’hirondelle accepte et, tragiquement, meurt de froid aux pieds du prince dont elle sera tombée amoureuse. Comme celui du prince, le cœur de l’enfant lecteur sera fendu en deux. Malgré la grande tristesse de cette histoire, la beauté des illustrations et du message qu’elle transmet a marqué mon enfance.

Marie-Tempête de Dominique Demers (Florence Lavoie, éditrice Culture)

Marie-Tempête, c’est mon premier contact avec la poésie; histoire de vent, de lac, de neige, de grande détresse. C’est la vie qui s’éteint et celle, neuve, qui prend forme. Au milieu, l’adolescence et ses tourments. Marie-Lune, 15 ans, perd sa mère. Son grand réconfort au milieu du désastre, c’est Antoine, son amour aux yeux de forêt. Mais Marie-Lune n’en est pas au bout de ses épreuves: elle tombe enceinte et doit faire un choix. Gardera-t-elle son bébé, son moustique à qui elle écrit des lettres tout au long du roman? Lui choisira-t-elle des parents plus aptes à lui construire le nid dont il a besoin? La tempête siffle dans le coeur de Marie-Lune qui ne sait plus comment aimer la vie. Mais, nous dit-elle, les grands sapins ne meurent pas: ils se tiennent bien droit et dansent dans la tourmente.

Arc-en-ciel, le plus beau poisson des océans de Marcus Pfister (Félix A. Vincent, éditeur Actualités)

C’est l’histoire d’un poisson prénommé Arc-en-ciel avec des écailles brillantes de toutes les couleurs. Lorsque les autres poissons voient Arc-en-ciel, ils sont étonnés par sa splendeur. Évidemment, Arc-en-ciel est fier de ses belles écailles. Or, sa vanité le trahit, car elle l’isole des autres poissons. Quand Arc-en-ciel refuse de partager ses écailles avec les autres petits poissons, ceux-ci décident alors d’arrêter de lui parler. Cela le pousse à donner ses écailles brillantes aux autres poissons. Finalement, il ne lui en reste plus qu’une seule, mais il est si heureux d’avoir des nouveaux amis. C’est évidemment un conte sur l’orgueil et le partage, mais surtout sur l’humilité et le don de soi. Je crois que c’est le type de conte qu’étant enfant, on ne saisit pas tout à fait. Du moins, c’est un conte pour lequel mon appréciation augmente en vieillissant. À lire!

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Penser la poésie hors du quotidien https://www.delitfrancais.com/2022/03/16/penser-la-poesie-hors-du-quotidien/ Wed, 16 Mar 2022 13:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=47791 La réflexion sur la littérature chez Virginia Woolf.

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Dans son Orlando, Virginia Woolf écrivait: «La vie est un rêve, c’est le réveil qui nous tue.» Écrits en 1928, les mots de ce roman semblent laisser leurs traces sur les textes woolfiens, essayistiques et poétiques, qui succèdent sa parution. On en retrouve les échos dans Une chambre à soi (1929), essai féministe, mais aussi dans Les Vagues (1931), roman polyphonique qui suit l’évolution de six ami·e·s, de l’enfance jusqu’à la vieillesse. Dans ces ouvrages, l’autrice constate, à la fois de manière très concrète et plus métaphorique, les bienfaits de la solitude sur l’écriture ainsi que sur l’authenticité. Si «la vie est un rêve» et que le réveil «tue», le rêve devient cet espace où l’on pénètre seul·e, où l’on peut se séparer du monde extérieur et exister sans jugement. Le «réveil», au contraire, nous tue en ce qu’il nous ramène vers le réel, nous forçant à considérer le regard que l’on pose sur nous. Le rêve, dans Une chambre à soi, c’est ce lieu où la femme pourrait écrire sans distractions. Dans Les Vagues, ce sont les images poétiques qui permettent à Rhoda ou à Louis de s’évader d’une réalité trop prosaïque.

Une chambre à soi est d’abord un essai qui rassemble les propos que Virginia Woolf proclame lors d’une conférence donnée en mai 1928 au Newnham College de l’Université Cambridge. Comme elle le rappelle dans l’incipit de son texte, on lui avait «demandé de parler des femmes et du roman». Divisé en six grands chapitres, Une chambre à soi mélange des éléments du réel et de la fiction afin de montrer comment les femmes, dont le corps et la pensée sont toujours accaparées par le monde extérieur, ont été privées des conditions nécessaires au travail d’écrivain.  Dès les premières pages de son essai, Woolf constate que les femmes, contrairement aux hommes, sont constamment réduites à leur condition féminine. Si l’homme peut être professeur ou étudiant, la femme ne peut qu’être femme. L’ouvrage se penche sur le discours que tiennent les hommes sur le sexe féminin. L’autrice y remarque que plusieurs «savants» minimisent la femme dans leurs écrits afin de faire valoir la supériorité masculine. Les  hommes accordent à la gente féminine une «fonction protégée»: ils la voient comme incapable des mêmes prouesses et du même courage qu’eux. Woolf réclame alors que l’on donne aux deux sexes les mêmes opportunités. 

«Divisé en six grands chapitres, Une chambre à soi mélange des éléments du réel et de la fiction afin de montrer comment les femmes, dont le corps et la pensée sont toujours accaparées par le monde extérieur, ont été privées des conditions nécessaires au travail d’écrivain»

Or, même des écrivaines telles que Jane Austen, les sœurs Brontë ou bien George Eliot n’ont pas eu les mêmes chances que leurs homologues masculins. «Si une femme écrivait [au 19e siècle], elle écrivait dans le salon commun. Et sans cesse on interrompait son travail» écrit Woolf.  Il n’est donc pas étonnant que, plongées comme elles l’étaient dans la sphère domestique, leurs romans portent sur «l’analyse des émotions» plutôt que sur la guerre ou l’aventure. Et l’autrice estime que c’est toujours à travers cette lentille de l’intime qu’écrivent encore les autrices de son temps. Pour que les jeunes écrivaines créent d’autres types de textes, elles doivent cesser d’être influencées par le jugement extérieur. C’est pour cette raison que Woolf insiste sur l’importance d’un lieu à elle et d’un peu d’argent. Ces éléments accordent l’indépendance et rendent possible le décloisonnement de l’écriture. Une chambre à soi nous encourage à ne plus taire la poésie qui se cache en nous toutes. L’ouvrage nous invite enfin à rendre hommage aux poétesses qui n’ont jamais pu s’exprimer en prenant nous-même la parole. 

Avec Les Vagues, Woolf s’éloigne de l’écriture essayistique pour replonger dans le monde du romanesque. Son roman donne à lire l’histoire de Rhoda Jinny, Suzanne, Neville, Louis et Bernard, six ami·e·s dont on suivra l’évolution de la jeunesse jusqu’à la vieillesse. Cette progression de leur existence est d’ailleurs figurée dans le texte par les passages en italiques où une voix narrative «autre» note la progression du soleil dans le ciel. Ces passages, plus poétiques, permettent d’introduire les nouveaux chapitres de l’histoire, mais aussi ceux de la vie des personnages. Le reste du récit s’articule toutefois autour de monologues qui nous donnent un accès privilégié à l’intimité des protagonistes qui nous découvrent, en prenant la parole, le déclin de leurs ambitions. Ce que nous donne à lire Les Vagues n’est pas un récit calme et paisible. Au contraire, le roman de Woolf est brutal: il met à nu la désillusion et la nostalgie qui accompagnent la vieillesse. 

Le message que traduit Une chambre à soi est évidemment tout autre. L’essai est déjà beaucoup plus ancré dans le réel. Cet ancrage est d’autant plus nécessaire qu’il sert à défendre une véritable liberté pour les écrivaines. Mais cet aspect du texte ne l’empêche pas pour autant de converger avec Les Vagues. Si ces deux œuvres woolfiennes se rejoignent, c’est bien à travers la pensée littéraire particulière qu’elles partagent avec le lectorat. Tout s’y passe comme si Woolf croyait que, pour créer un récit authentique, l’écrivain·e devrait pouvoir se soustraire du rythme quotidien; comme si les meilleures œuvres se constituaient à l’extérieur du monde social, presque dans la solitude. 

«Ce que nous donne à lire Les Vagues n’est pas un récit calme et paisible. Au contraire, le roman de Woolf est brutal : il met à nu la désillusion et la nostalgie qui accompagnent la vieillesse»

C’est ce que je retiens, entre autres, de ce passage d’Une chambre à soi: «Le sexe d’un romancier mettrait-il obstacle à l’intégrité que je considère comme l’épine dorsale d’un écrivain?» Le genre semble demeurer, même dans notre monde actuel, un repère social qui continue de nous enfermer dans des cases contraignantes. Si une écrivaine ne peut être intègre et authentique, comment peut-elle écrire de la «bonne» poésie? Le seul moyen d’atteindre cet objectif semble être de posséder un lieu qui échappe aux contraintes quotidiennes et où l’on est libre d’explorer sa pensée dans la solitude. Cette solitude, notons-le, ne vise pas un renfermement sur soi. Au contraire, il s’agit plutôt d’un moyen de s’explorer soi-même afin d’acquérir une certaine confiance en nos opinions, de découvrir tout le potentiel et la beauté d’une poésie qui est irrévocablement nôtre. 

À travers ses personnages, Les Vagues réitère la leçon que Woolf nous enseigne dans son essai: tout·e écrivain·e qui tente de plaire à autrui ne peut qu’échouer et produire des textes qui ne lui ressemblent pas. Bernard lui-même en est conscient: «Une phrase bien construite me semble néanmoins posséder son existence indépendante. Et je me rends bien compte que les meilleures phrases sont probablement fabriquées dans la solitude». Les Vagues n’est pas un roman que l’on pourrait décrire comme «facile». Son écriture est beaucoup moins accessible que ne l’est celle d’Une chambre à soi. On y retrouve ce courant de conscience dont l’exploration caractérise fortement les textes romanesques woolfiens, mais qui peut alourdir la lecture. Il s’agit néanmoins d’une œuvre des plus magnifiques. Sa poésie et ses images nous bercent et nous enveloppent. Si aucune revendication féministe n’est clairement défendue dans Les Vagues, on ne peut que voir dans la maîtrise du langage que possède Woolf une manière de contredire les critiques misogynes qui croiraient en la bassesse des voix féminines. Entre les lignes de son roman, on a l’impression de pouvoir lire: voyez comment une femme peut écrire si vous lui en laissez seulement la chance. 

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Nouveau regard sur l’écriture d’Émile Ollivier  https://www.delitfrancais.com/2022/03/16/nouveau-regard-sur-lecriture-demile-ollivier/ Wed, 16 Mar 2022 13:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=47820 Mère-Solitude : un roman où la singularité de l’enquête déjoue le lecteur.

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Emile Ollivier (1940–2002) est un écrivain méconnu du public québécois. Issu de la diaspora haïtienne, il a principalement été retenu pour la qualité «migrante» de son œuvre. C’est donc surtout dans une perspective biographique, thématique et identitaire que la critique s’est penchée sur son œuvre. L’écriture d’Ollivier renferme cependant une complexité formelle déroutante qui mérite une attention particulière.

Dans son roman Mère-Solitude, Ollivier s’inspire de la structure de l’enquête traditionnelle (énigme, enquêteur, témoins, dévoilement) pour mettre en lumière la quête identitaire de Narcès Morelli, dernier descendant d’une famille dont les origines remontent à l’époque coloniale de Trou-Bordet – ville où se déroule l’action de Mère-Solitude et ancien nom de Port-au-Prince. Dans les premières pages du roman, Narcès s’interroge sur les événements qui ont mené à la mort de sa mère, Noémie Morelli. S’il se souvient bien du jour où elle a été pendue sur la place publique, les circonstances ayant mené à cette fin tragique demeurent nébuleuses. C’est ainsi qu’il implore Absalon Langommier, domestique des Morelli, de lever le voile sur la mort de sa mère. Aussitôt, le témoignage d’Absalon ouvre la porte à une forêt de souvenirs qui enchevêtrent le destin de Narcès à celui de son pays: «Toute mort évoque d’autres morts.»

«Aussitôt, le témoignage d’Absalon ouvre la porte à une forêt de souvenirs qui enchevêtrent le destin de Narcès à celui de son pays: “Toute mort évoque d’autres morts”»

Si le lecteur s’attend à retrouver les paramètres habituels du récit d’enquête, c’est-à-dire une énigme qui s’éclaircit peu à peu grâce au travail d’un enquêteur, il se voit plutôt dérouté par une accumulation de mystères qui ne font qu’opacifier le récit. Ici, ce n’est plus le crime ou le coupable qui intéresse Ollivier, ce sont plutôt les marges de l’enquête qui sont au centre de son récit. Dans un style à la croisée des chemins entre le baroque (soucis du détail, extravagances, démesure et ostentation), le nouveau roman (intérêt pour la déconstruction de la forme) et le réalisme merveilleux (esthétique caribéenne où le merveilleux, l’occulte et l’étrange interviennent dans un univers réaliste), Ollivier propose une enquête qui implique à la fois ses personnages et son lecteur. D’un côté, à travers des témoignages où s’entremêlent vaudou, légendes et rumeurs, le protagoniste-enquêteur Narcès devra tenter de percer le mystère de ses origines familiales. D’un autre côté, le lecteur devra lui aussi s’investir du rôle d’enquêteur pour décoder un texte où les ellipses, les oscillations narratives et les récits enchâssés ne font que complexifier sa lecture.   

«Si le lecteur s’attend à retrouver les paramètres habituels du récit d’enquête, c’est-à-dire une énigme qui s’éclaircit peu à peu grâce au travail d’un enquêteur, il se voit plutôt dérouté par une accumulation de mystères qui ne font qu’opacifier le récit»

Ne serait-ce que pour savourer le sentiment d’être complètement déjoué par le texte ou pour découvrir un univers qui tente d’élargir notre perception du réel, il faut s’y arrêter.

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Quelle heure est-il? https://www.delitfrancais.com/2022/02/16/quelle-heure-est-il/ Wed, 16 Feb 2022 13:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=47284 Modernes, postmodernes, contemporains : réflexions sur le temps.

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Apprendre à lire l’heure, ça prend toute une vie. Pourtant, nous nous obsédons à dire le temps. Une intuition nous gratte: qui nous sommes dépend de quand nous sommes. Alors chaque époque choisit ses termes. Chaque époque s’autodésigne et d’un même geste désigne les autres: ceux-ci sont antiques, ceux-là sont modernes. Et nous, qui et quand sommes-nous?

«Les moments de grande intensité se caractérisent par la formation ou la réactivation d’un mot», écrit l’historien allemand Hans Robert Jauss dans Pour une esthétique de la réception. Notre mot réactivé à nous, c’est «contemporain». Si, à son origine, l’adjectif désignait simplement un rapport de coprésence au temps qui passe, depuis un bon demi-siècle, «contemporaines» sont nos pratiques, littératures et danses, architectures et musiques; «contemporaine» est notre époque. 

«Notre mot réactivé à nous, c’est “contemporain”»

Au 21e siècle, le marqueur d’époque se substantive: le contemporain, unité de désignation indépendante, semble surtout remplacer le concept de modernité et s’ajoute de ce fait à la longue liste des autres catégories historico-esthétiques (Modernité, Renaissance, Lumières, etc.). Toutefois, le contemporain résiste aux catégories. Il ne s’intéresse pas à dire notre temps, mais cherche au contraire à redéfinir notre rapport avec lui.

Contre la (post)modernité 

Si le contemporain s’oppose à la modernité, c’est justement pour critiquer sa compréhension épochale de l’histoire et son problème de périodisation. Selon le critique littéraire français Lionel Ruffel, le rapport moderne au temps mène à une représentation bornée, séquentielle et homogénéisante de l’histoire, faisant taire le «brouhaha» ambiant de chaque époque (Brouhaha. Les mondes du contemporain). Et en plus d’être trop fausse pour être vraie, la conception historique de la modernité appartient à une conception coloniale, ségrégationniste et eurocentrique du monde, où l’histoire de l’Occident s’impose à tous comme l’Histoire avec un grand «H».

«En plus d’être trop fausse pour être vraie, la conception historique de la modernité appartient à une conception coloniale, ségrégationniste et eurocentrique du monde, où l’histoire de l’Occident s’impose à tous comme l’Histoire avec un grand “H”»

Rejetant la vision de l’histoire et les valeurs de la modernité, plusieurs sociologues et artistes après la Deuxième Guerre mondiale ont qualifié leur temps de «postmoderne». Toutefois, comme Lionel Ruffel et d’autres théoriciens le soulignent, le terme «postmoderne» renforce la conception linéaire et catégorique (donc moderne) de l’histoire, où les paradigmes se substituent au lieu de se chevaucher. Le suffixe post- implique aussi l’existence de l’histoire moderne alors que les penseurs contemporains cherchent plutôt à dénoncer le caractère illusoire du métarécit (Jean-François Lyotard). Car si le contemporain marque la fin d’une époque pour l’Europe et pour les États-Unis, il s’agit d’une continuation ou, au contraire, d’une naissance pour les autres nations sur la scène mondiale. Le mot «postmoderne», rejeté, renforce un «imaginaire de la fin». 

Mais alors, qu’est-ce que le contemporain?

Le contemporain est, avant tout, une décentralisation du pouvoir et une ouverture aux voix les plus diverses, même si contradictoires. C’est aussi une ouverture aux autres temps et, de ce fait, une ouverture aux autres approches narratives de l’histoire. En art, le contemporain se dote de la valeur de l’indistinction. Concrètement, l’espace artistique et culturel devient plus horizontal, démocratique, social, populaire. Le lieu sacralisé de la contemplation, le musée, perd en quelque sorte de son autorité devant de nouveaux espaces multifonctionnels, tournés vers l’expérience et la diversité.

Le nouvel espace artistique est celui de la multitude. C’est ce qui explique les nouvelles formes de la publication littéraire aujourd’hui (micro ouverts, festivals, blogues, etc.): pour la multitude, il ne faut pas une sphère publique, mais une multitude d’espaces publics. L’art contemporain, même le plus silencieux et solitaire (la littérature), est donc exposé, performé, in situ, multi-support. S’éloignant du sacré, l’écrivain est visible, accessible, médiatisé (doit l’être), et la publication n’est plus seulement celle de la littérature-texte, qui est de plus en plus remise en question par la mercantilisation du monde littéraire et par le capitalisme culturel.

«L’art contemporain, même le plus silencieux et solitaire (la littérature), est donc exposé, performé, in situ, multi-support»

Gardons cependant en tête le «brouhaha» contemporain: le nouvel espace artistique ne remplace pas l’ancien, mais l’accompagne dans une arène conflictuelle proprement contemporaine. Le musée existe toujours et la vision sacralisée de la littérature aussi. Seulement, ils ne sont plus qu’une des actualisations possibles de l’art. Cette logique de «l’ajout» est primordiale pour comprendre le contemporain: «Pas de substitution, des additions», répète Ruffel.

Dans l’ombre des mots

Toutefois, malgré les valeurs identifiables de l’art d’aujourd’hui, le contemporain n’est pas un «courant» et nous n’en sommes ni les précurseurs ni les principaux acteurs. Si l’anthropologue Bruno Latour a eu raison d’écrire Nous n’avons jamais été modernes, alors nous avons toujours été contemporains. Chaque époque, avant d’être introduite à l’histoire cohérente et sans relief de la modernité, est contemporaine, c’est-à-dire chaotique, multiple, contradictoire. Si nous sommes «les contemporains», ce n’est pas pour nous démarquer de l’identité historique des autres époques, mais justement pour nous définir par l’insaisissable et indéfinissable contemporanéité propre à toutes les époques. Nœud du paradoxe: en refusant de s’attribuer une catégorie historico-esthétique homogénéisante, le «contemporain», en quelque sorte et par dépit, devient la nôtre. 

Revenons donc à notre question première: qui et quand sommes-nous? Selon Roland Barthes, «le contemporain est inactuel». Nous ne pouvons donc pas être «contemporains». Pour Giorgio Agamben, on ne peut pas «être contemporain» comme on ne peut pas «être à la mode». Dès que nous sommes «à la mode», nous sommes déjà démodés. Parallèlement, le contemporain est ce regard constamment tourné vers l’obscurité, c’est-à-dire cette part encore inconnue, non explorée, indicible de chaque présent. Car le contemporain est le présent pur, exact, qui nous dépasse tout le temps: il est une asymptote, et nous ne pouvons pas nous y tenir. Comme le présent, nous ne pouvons que vivre dans son ombre. 

«Selon Roland Barthes, “le contemporain est inactuel”. Nous ne pouvons donc pas être “contemporains”»

Alors, l’art contemporain existe-t-il vraiment? À certaines questions n’existent que de mauvaises réponses. Mais il faut encore savoir chercher quelle heure il est.

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