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Quelle heure est-il ?

Modernes, postmodernes, contemporains : réflexions sur le temps.

Alexandre Gontier | Le Délit

Apprendre à lire l’heure, ça prend toute une vie. Pourtant, nous nous obsédons à dire le temps. Une intuition nous gratte : qui nous sommes dépend de quand nous sommes. Alors chaque époque choisit ses termes. Chaque époque s’autodésigne et d’un même geste désigne les autres : ceux-ci sont antiques, ceux-là sont modernes. Et nous, qui et quand sommes-nous ?

« Les moments de grande intensité se caractérisent par la formation ou la réactivation d’un mot », écrit l’historien allemand Hans Robert Jauss dans Pour une esthétique de la réception. Notre mot réactivé à nous, c’est « contemporain ». Si, à son origine, l’adjectif désignait simplement un rapport de coprésence au temps qui passe, depuis un bon demi-siècle, « contemporaines » sont nos pratiques, littératures et danses, architectures et musiques ; « contemporaine » est notre époque. 

« Notre mot réactivé à nous, c’est “contemporain”»

Au 21e siècle, le marqueur d’époque se substantive : le contemporain, unité de désignation indépendante, semble surtout remplacer le concept de modernité et s’ajoute de ce fait à la longue liste des autres catégories historico-esthétiques (Modernité, Renaissance, Lumières, etc.). Toutefois, le contemporain résiste aux catégories. Il ne s’intéresse pas à dire notre temps, mais cherche au contraire à redéfinir notre rapport avec lui.

Contre la (post)modernité 

Si le contemporain s’oppose à la modernité, c’est justement pour critiquer sa compréhension épochale de l’histoire et son problème de périodisation. Selon le critique littéraire français Lionel Ruffel, le rapport moderne au temps mène à une représentation bornée, séquentielle et homogénéisante de l’histoire, faisant taire le « brouhaha » ambiant de chaque époque (Brouhaha. Les mondes du contemporain). Et en plus d’être trop fausse pour être vraie, la conception historique de la modernité appartient à une conception coloniale, ségrégationniste et eurocentrique du monde, où l’histoire de l’Occident s’impose à tous comme l’Histoire avec un grand « H ».

« En plus d’être trop fausse pour être vraie, la conception historique de la modernité appartient à une conception coloniale, ségrégationniste et eurocentrique du monde, où l’histoire de l’Occident s’impose à tous comme l’Histoire avec un grand “H”»

Rejetant la vision de l’histoire et les valeurs de la modernité, plusieurs sociologues et artistes après la Deuxième Guerre mondiale ont qualifié leur temps de « postmoderne ». Toutefois, comme Lionel Ruffel et d’autres théoriciens le soulignent, le terme « postmoderne » renforce la conception linéaire et catégorique (donc moderne) de l’histoire, où les paradigmes se substituent au lieu de se chevaucher. Le suffixe post- implique aussi l’existence de l’histoire moderne alors que les penseurs contemporains cherchent plutôt à dénoncer le caractère illusoire du métarécit (Jean-François Lyotard). Car si le contemporain marque la fin d’une époque pour l’Europe et pour les États-Unis, il s’agit d’une continuation ou, au contraire, d’une naissance pour les autres nations sur la scène mondiale. Le mot « postmoderne », rejeté, renforce un « imaginaire de la fin ». 

Mais alors, qu’est-ce que le contemporain ?

Le contemporain est, avant tout, une décentralisation du pouvoir et une ouverture aux voix les plus diverses, même si contradictoires. C’est aussi une ouverture aux autres temps et, de ce fait, une ouverture aux autres approches narratives de l’histoire. En art, le contemporain se dote de la valeur de l’indistinction. Concrètement, l’espace artistique et culturel devient plus horizontal, démocratique, social, populaire. Le lieu sacralisé de la contemplation, le musée, perd en quelque sorte de son autorité devant de nouveaux espaces multifonctionnels, tournés vers l’expérience et la diversité.

Le nouvel espace artistique est celui de la multitude. C’est ce qui explique les nouvelles formes de la publication littéraire aujourd’hui (micro ouverts, festivals, blogues, etc.): pour la multitude, il ne faut pas une sphère publique, mais une multitude d’espaces publics. L’art contemporain, même le plus silencieux et solitaire (la littérature), est donc exposé, performé, in situ, multi-support. S’éloignant du sacré, l’écrivain est visible, accessible, médiatisé (doit l’être), et la publication n’est plus seulement celle de la littérature-texte, qui est de plus en plus remise en question par la mercantilisation du monde littéraire et par le capitalisme culturel.

« L’art contemporain, même le plus silencieux et solitaire (la littérature), est donc exposé, performé, in situ, multi-support »

Gardons cependant en tête le « brouhaha » contemporain : le nouvel espace artistique ne remplace pas l’ancien, mais l’accompagne dans une arène conflictuelle proprement contemporaine. Le musée existe toujours et la vision sacralisée de la littérature aussi. Seulement, ils ne sont plus qu’une des actualisations possibles de l’art. Cette logique de « l’ajout » est primordiale pour comprendre le contemporain : « Pas de substitution, des additions », répète Ruffel.

Dans l’ombre des mots

Toutefois, malgré les valeurs identifiables de l’art d’aujourd’hui, le contemporain n’est pas un « courant » et nous n’en sommes ni les précurseurs ni les principaux acteurs. Si l’anthropologue Bruno Latour a eu raison d’écrire Nous n’avons jamais été modernes, alors nous avons toujours été contemporains. Chaque époque, avant d’être introduite à l’histoire cohérente et sans relief de la modernité, est contemporaine, c’est-à-dire chaotique, multiple, contradictoire. Si nous sommes « les contemporains », ce n’est pas pour nous démarquer de l’identité historique des autres époques, mais justement pour nous définir par l’insaisissable et indéfinissable contemporanéité propre à toutes les époques. Nœud du paradoxe : en refusant de s’attribuer une catégorie historico-esthétique homogénéisante, le « contemporain », en quelque sorte et par dépit, devient la nôtre. 

Revenons donc à notre question première : qui et quand sommes-nous ? Selon Roland Barthes, « le contemporain est inactuel ». Nous ne pouvons donc pas être « contemporains ». Pour Giorgio Agamben, on ne peut pas « être contemporain » comme on ne peut pas « être à la mode ». Dès que nous sommes « à la mode », nous sommes déjà démodés. Parallèlement, le contemporain est ce regard constamment tourné vers l’obscurité, c’est-à-dire cette part encore inconnue, non explorée, indicible de chaque présent. Car le contemporain est le présent pur, exact, qui nous dépasse tout le temps : il est une asymptote, et nous ne pouvons pas nous y tenir. Comme le présent, nous ne pouvons que vivre dans son ombre. 

« Selon Roland Barthes, “le contemporain est inactuel”. Nous ne pouvons donc pas être “contemporains”»

Alors, l’art contemporain existe-t-il vraiment ? À certaines questions n’existent que de mauvaises réponses. Mais il faut encore savoir chercher quelle heure il est.


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