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Plongée dans une librairie indépendante : De Stiil

Entretien particulier avec Aude Le Dubé.

Philippine d’Halleine

Au cœur du Plateau Mont-Royal, nichée dans la rue Duluth, se trouve la librairie De Stiil. Une véritable oasis littéraire au milieu du tumulte urbain, cette boutique d’angle, baignée dans un vernis blanc, évoque l’atmosphère des quartiers bohèmes de Notthing Hill ou de Brooklyn. J’ai eu la chance de m’entretenir avec Aude Le Dubé, la fondatrice de la boutique. Installées près d’une des nombreuses fenêtres qui encadrent la boutique, un rayon de soleil timide nous réchauffait, nous faisant momentanément oublier la température glaciale de l’extérieur. Nous nous sommes alors plongées dans une conversation envoûtante sur la littérature, l’art et l’importance des librairies indépendantes dans notre société.

« Véritable oasis littéraire au milieu du tumulte urbain, cette boutique d’angle, baignée dans un vernis blanc, évoque l’atmosphère des quartiers bohèmes de Notthing Hill ou de Brooklyn »

L’entretien a été édité dans un souci de clarté et de concision.

Philippine : Est ce que vous pouvez vous présenter ?

Aude Le Dubé (ALD) : Je m’appelle Aude, je suis née en France, j’ai déménagé au États-Unis où j’ai vécu 16 ans, pour ensuite partir en Suisse pour dix années. Ça fait maintenant 12 ans que j’habite à Montréal.

Philippine : D’où vient cette passion pour la lecture et l’écriture ? Comment en êtes-vous arrivée à ouvrir une librairie ?

ALD : Je dirais que ma fascination pour la littérature a débuté dès mon enfance avec Agatha Christie et s’est approfondie avec Marguerite Duras, que j’admire notamment pour Le Ravissement de Lol V. Stein. J’aime son style d’écriture faussement simple, qui va au cœur des choses. Sartre disait « J’ai pas le temps de faire court », et bien, je dirais que Duras avait le temps de faire court. Alors j’ai décidé de poursuivre une carrière en tant qu’autrice et traductrice. L’aventure De Stiil a donc émergé de mon histoire dans le monde de l’édition. En arrivant à Montréal en 2018, j’ai ouvert une boutique qui vendait initialement ce qu’on peut appeler des beaux livres et des objets d’art. C’est lors du premier confinement que j’ai constaté que les clients s’intéressaient principalement aux romans. J’ai donc rapidement élargi notre assortiment pour répondre à cette demande croissante.

Philippine : Pourquoi ce choix de vous tourner vers de la littérature anglophone en tant que française ?

ALD : Ça fait maintenant 45 ans que je lis de la littérature anglophone. Je trouve que c’est plus vivant, avec davantage de place pour les voix féminines, différents genres et styles, que je trouve moins dans d’autres langues. Nous vendons surtout des livres traduits. Les livres traduits de langues étrangères en anglais représentent seulement 3% de la production dans le monde de l’édition. Alors, en tant que francophone, si on veut lire beaucoup, la production de littérature en français pourrait ne plus être adéquate pour répondre à nos besoins. Moi, j’ai simplement reproduit ce qui m’attire. Je suis particulièrement attirée par la littérature allemande, donc j’en ai beaucoup, mais il y aussi des traductions du japonais, de l’hébreu, de l’italien, de l’arabe, du français, ça voyage beaucoup.

Philippine d’Halleine

Philippine : Comment décririez-vous le concept de votre boutique ? L’esthétique de vos livres joue-t-elle un rôle dans vos ventes ? Et quel type de clientèle vous cherchez ?

ALD : Évidemment que l’esthétique joue un rôle important pour moi, mais aussi pour les clients. Les livres qu’on ne propose pas, c’est-à-dire, les romances, les livres young adult, sont généralement laids, mais de toute manière ils ne m’intéressent pas, donc le choix n’est pas difficile. À l’inverse, il m’est déjà arrivé de commander des livres passionnants, mais la couverture était si hideuse qu’il m’a été impossible de les vendre ; les consommateurs ne sont pas réceptifs. La clientèle est très jeune. Il y a des préjugés sur le fait que les jeunes ne lisent plus la littérature papier à cause des nouvelles technologies, mais moi je pense que ce sont surtout les personnes âgées qui sont concernées par ce déclin.

Philippine : Vous ne constatez donc pas de baisse de lecture chez les jeunes ? En tout cas au niveau papier ?

ALD : Au contraire ! Maintenant, plus rien ne nous appartient. On n’achète plus de disques, on stream la musique, et c’est pareil pour les livres ; on achète en ligne ou sur Kindle. Donc je pense que les gens constatent cela et préfèrent posséder un livre papier. Souvent, ils lisent en bibliothèque, et après, ils viennent acheter ici, parce que c’est important de pouvoir échanger, de pouvoir prêter, donner et partager ses livres. Tandis que les clients qui viennent, savent ce qu’ils veulent et savent qu’ils peuvent le trouver ici. On fonctionne beaucoup par thème. On a une table appelée Uplifting Reads [lecture édifiante, ndlr] parce que le monde est déprimant en ce moment. J’achète comme une lectrice, pas comme une libraire. C’est donc ça la différence.

« La fiction, la littérature, ce n’est pas pour nous aider à vivre, c’est pour nous aider à sortir de nos vies. C’est pour nous aider à ne pas vivre. »

Philippine : Des conseils pour parvenir à se mettre à la lecture pour le plaisir, pour sortir des cours ?

ALD : Les gens qui veulent lire, c’est très simple, mais ça peut être difficile de le faire naturellement, notamment pour les étudiants qui lisent pour les cours toute la journée. J’ai un seul conseil : se débarrasser de son téléphone. Seulement 15 minutes pour commencer ; se mettre dans une autre pièce silencieuse pour quelques minutes de lecture. Le lendemain 20 minutes, puis 30. Il faut laisser la magie opérer. La fiction, la littérature, ce n’est pas pour nous aider à vivre, c’est pour nous aider à sortir de nos vies. C’est pour nous aider à ne pas vivre.

Philippine : Vous me parliez de la littérature expérimentale comme un style de lecture qu’on peut trouver ici, auriez-vous des conseils de livres pour débuter ?

ALD : En fait, la littérature expérimentale, ce n’est pas un narratif littéraire, ce n’est pas nécessairement une histoire, ça prend diverses formes. Huysmans, George Perec ou Prévert étaient de cette littérature. C’est de l’art facile à lire, qui sort des sentiers battus, d’une l’histoire avec une introduction et un développement et une conclusion. C’est peut-être plus original. Encore plus moderne, je conseillerais Wild Milk de Sabrina Orah Mark.

Philippine : Pour conclure, deux livres à acheter chez De Stiil ce mois-ci ?

ALD : Le Prophet’s Song de Paul Lynch, je pense qu’il deviendra un grand classique contemporain. Et Kairos par Jenny Erpenbeck, tout simplement brillant.

Retrouvez la librairie au 351 Avenue Duluth E, Montréal, et suivez la page instagram pour vous tenir au courant des événements organisés par l’équipe De Stiil, qui réserve régulièrement de jolis moments à partager entre passionnés et débutants.


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