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Penser la poésie hors du quotidien

La réflexion sur la littérature chez Virginia Woolf.

Alexandre Gontier | Le Délit

Dans son Orlando, Virginia Woolf écrivait : « La vie est un rêve, c’est le réveil qui nous tue. » Écrits en 1928, les mots de ce roman semblent laisser leurs traces sur les textes woolfiens, essayistiques et poétiques, qui succèdent sa parution. On en retrouve les échos dans Une chambre à soi (1929), essai féministe, mais aussi dans Les Vagues (1931), roman polyphonique qui suit l’évolution de six ami·e·s, de l’enfance jusqu’à la vieillesse. Dans ces ouvrages, l’autrice constate, à la fois de manière très concrète et plus métaphorique, les bienfaits de la solitude sur l’écriture ainsi que sur l’authenticité. Si « la vie est un rêve » et que le réveil « tue », le rêve devient cet espace où l’on pénètre seul·e, où l’on peut se séparer du monde extérieur et exister sans jugement. Le « réveil », au contraire, nous tue en ce qu’il nous ramène vers le réel, nous forçant à considérer le regard que l’on pose sur nous. Le rêve, dans Une chambre à soi, c’est ce lieu où la femme pourrait écrire sans distractions. Dans Les Vagues, ce sont les images poétiques qui permettent à Rhoda ou à Louis de s’évader d’une réalité trop prosaïque.

Une chambre à soi est d’abord un essai qui rassemble les propos que Virginia Woolf proclame lors d’une conférence donnée en mai 1928 au Newnham College de l’Université Cambridge. Comme elle le rappelle dans l’incipit de son texte, on lui avait « demandé de parler des femmes et du roman ». Divisé en six grands chapitres, Une chambre à soi mélange des éléments du réel et de la fiction afin de montrer comment les femmes, dont le corps et la pensée sont toujours accaparées par le monde extérieur, ont été privées des conditions nécessaires au travail d’écrivain.  Dès les premières pages de son essai, Woolf constate que les femmes, contrairement aux hommes, sont constamment réduites à leur condition féminine. Si l’homme peut être professeur ou étudiant, la femme ne peut qu’être femme. L’ouvrage se penche sur le discours que tiennent les hommes sur le sexe féminin. L’autrice y remarque que plusieurs « savants » minimisent la femme dans leurs écrits afin de faire valoir la supériorité masculine. Les  hommes accordent à la gente féminine une « fonction protégée » : ils la voient comme incapable des mêmes prouesses et du même courage qu’eux. Woolf réclame alors que l’on donne aux deux sexes les mêmes opportunités. 

« Divisé en six grands chapitres, Une chambre à soi mélange des éléments du réel et de la fiction afin de montrer comment les femmes, dont le corps et la pensée sont toujours accaparées par le monde extérieur, ont été privées des conditions nécessaires au travail d’écrivain »

Or, même des écrivaines telles que Jane Austen, les sœurs Brontë ou bien George Eliot n’ont pas eu les mêmes chances que leurs homologues masculins. « Si une femme écrivait [au 19e siècle], elle écrivait dans le salon commun. Et sans cesse on interrompait son travail » écrit Woolf.  Il n’est donc pas étonnant que, plongées comme elles l’étaient dans la sphère domestique, leurs romans portent sur « l’analyse des émotions » plutôt que sur la guerre ou l’aventure. Et l’autrice estime que c’est toujours à travers cette lentille de l’intime qu’écrivent encore les autrices de son temps. Pour que les jeunes écrivaines créent d’autres types de textes, elles doivent cesser d’être influencées par le jugement extérieur. C’est pour cette raison que Woolf insiste sur l’importance d’un lieu à elle et d’un peu d’argent. Ces éléments accordent l’indépendance et rendent possible le décloisonnement de l’écriture. Une chambre à soi nous encourage à ne plus taire la poésie qui se cache en nous toutes. L’ouvrage nous invite enfin à rendre hommage aux poétesses qui n’ont jamais pu s’exprimer en prenant nous-même la parole. 

Avec Les Vagues, Woolf s’éloigne de l’écriture essayistique pour replonger dans le monde du romanesque. Son roman donne à lire l’histoire de Rhoda Jinny, Suzanne, Neville, Louis et Bernard, six ami·e·s dont on suivra l’évolution de la jeunesse jusqu’à la vieillesse. Cette progression de leur existence est d’ailleurs figurée dans le texte par les passages en italiques où une voix narrative « autre » note la progression du soleil dans le ciel. Ces passages, plus poétiques, permettent d’introduire les nouveaux chapitres de l’histoire, mais aussi ceux de la vie des personnages. Le reste du récit s’articule toutefois autour de monologues qui nous donnent un accès privilégié à l’intimité des protagonistes qui nous découvrent, en prenant la parole, le déclin de leurs ambitions. Ce que nous donne à lire Les Vagues n’est pas un récit calme et paisible. Au contraire, le roman de Woolf est brutal : il met à nu la désillusion et la nostalgie qui accompagnent la vieillesse. 

Le message que traduit Une chambre à soi est évidemment tout autre. L’essai est déjà beaucoup plus ancré dans le réel. Cet ancrage est d’autant plus nécessaire qu’il sert à défendre une véritable liberté pour les écrivaines. Mais cet aspect du texte ne l’empêche pas pour autant de converger avec Les Vagues. Si ces deux œuvres woolfiennes se rejoignent, c’est bien à travers la pensée littéraire particulière qu’elles partagent avec le lectorat. Tout s’y passe comme si Woolf croyait que, pour créer un récit authentique, l’écrivain·e devrait pouvoir se soustraire du rythme quotidien ; comme si les meilleures œuvres se constituaient à l’extérieur du monde social, presque dans la solitude. 

« Ce que nous donne à lire Les Vagues n’est pas un récit calme et paisible. Au contraire, le roman de Woolf est brutal : il met à nu la désillusion et la nostalgie qui accompagnent la vieillesse »

C’est ce que je retiens, entre autres, de ce passage d’Une chambre à soi : « Le sexe d’un romancier mettrait-il obstacle à l’intégrité que je considère comme l’épine dorsale d’un écrivain ? » Le genre semble demeurer, même dans notre monde actuel, un repère social qui continue de nous enfermer dans des cases contraignantes. Si une écrivaine ne peut être intègre et authentique, comment peut-elle écrire de la « bonne » poésie ? Le seul moyen d’atteindre cet objectif semble être de posséder un lieu qui échappe aux contraintes quotidiennes et où l’on est libre d’explorer sa pensée dans la solitude. Cette solitude, notons-le, ne vise pas un renfermement sur soi. Au contraire, il s’agit plutôt d’un moyen de s’explorer soi-même afin d’acquérir une certaine confiance en nos opinions, de découvrir tout le potentiel et la beauté d’une poésie qui est irrévocablement nôtre. 

À travers ses personnages, Les Vagues réitère la leçon que Woolf nous enseigne dans son essai : tout·e écrivain·e qui tente de plaire à autrui ne peut qu’échouer et produire des textes qui ne lui ressemblent pas. Bernard lui-même en est conscient : « Une phrase bien construite me semble néanmoins posséder son existence indépendante. Et je me rends bien compte que les meilleures phrases sont probablement fabriquées dans la solitude ». Les Vagues n’est pas un roman que l’on pourrait décrire comme « facile ». Son écriture est beaucoup moins accessible que ne l’est celle d’Une chambre à soi. On y retrouve ce courant de conscience dont l’exploration caractérise fortement les textes romanesques woolfiens, mais qui peut alourdir la lecture. Il s’agit néanmoins d’une œuvre des plus magnifiques. Sa poésie et ses images nous bercent et nous enveloppent. Si aucune revendication féministe n’est clairement défendue dans Les Vagues, on ne peut que voir dans la maîtrise du langage que possède Woolf une manière de contredire les critiques misogynes qui croiraient en la bassesse des voix féminines. Entre les lignes de son roman, on a l’impression de pouvoir lire : voyez comment une femme peut écrire si vous lui en laissez seulement la chance. 


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