Simon Tardif - Le Délit https://www.delitfrancais.com/author/simontardif/ Le seul journal francophone de l'Université McGill Wed, 16 Nov 2022 20:31:39 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.8.3 Votez OUI ! https://www.delitfrancais.com/2022/11/16/votez-oui/ Wed, 16 Nov 2022 12:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=49963 Témoignages de nos ancien·ne·s.

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La Société des publications du Daily (SPD) organise un référendum d’existence cette semaine, entre le lundi 14 novembre et le vendredi 18 novembre, qui permettra de déterminer le sort du Délit et du McGill Daily. Les médias étudiants indépendants sont une source importante de journalisme critique et de travail créatif sur n’importe quel campus – votez oui pour la liberté de presse, et sauvez Le Délit!

Rafael Miró, Société – Enquêtes

Le Délit donne vie à la communauté francophone en écrivant sur les enjeux qui lui tiennent à cœur, sur ses revendications et sur sa production culturelle. Même si on est moins lus que les «vrais» journaux, on a joué un rôle de chien de garde dans les dernières années en mettant en lumière des violations des droits étudiants, des inconduites sexuelles et les limites de la liberté académique. Quand on parle de journaux qui sont l’âme de leur communauté, Le Délit est un exemple parfait.

En 2022, c’est absolument impossible pour un journal étudiant de fonctionner sans une forme ou une autre de financement. À cause de la concurrence des réseaux sociaux, nos revenus publicitaires ont été divisés par 10 dans les 10 dernières années, alors qu’il en coûte toujours aussi cher de payer l’impression, le local, les logiciels, les frais d’avocat, etc. Bref, si Le Délit n’a plus de financement, les carottes sont cuites.

L’enjeu dépasse les frontières locales: il y a beaucoup, beaucoup moins de journaux étudiants dans les universités et dans les cégeps depuis une trentaine d’années. Justement, Le Délit est l’un des derniers au Québec à publier une édition chaque semaine, et son lectorat s’étend bien au-delà des francophones de McGill.

La disparition des journaux étudiants, c’est dommage pour les étudiants.

Philippe Bédard-Gagnon, Rédacteur en chef

Travailler au Délit est sans aucun doute l’expérience la plus marquante et valorisante que j’ai vécue à McGill. Non seulement Le Délit informe-t-il et permet-il l’expression des francophones de McGill, mais il est aussi un espace extraordinaire pour développer ses talents artistiques et journalistiques. En sus, ce journal tient l’AÉUM et McGill responsables en enquêtant sur leurs activités. Une presse libre et transparente est un nécessaire contre-pouvoir pour garantir la santé de la vie démocratique et la qualité des services rendus. Dans votre propre intérêt ainsi que dans celui des cohortes futures, je vous encourage fortement à soutenir Le Délit lors du prochain référendum de l’AÉUM.

Audrey Bourdon, Philosophie

Le Délit est un lieu unique à McGill où la communauté étudiante francophone peut se réunir dans un esprit de camaraderie, de communication et de préservation de la langue française. Y ayant occupé un poste éditorial pendant deux ans, j’ai pu constater de prime abord la fonction particulière – la mission essentielle – qui est la sienne: Le Délit rassemble les voix de la francophonie mcgilloise, permettant un accès à de l’information universitaire francophone tout en formant sérieusement les personnes qui s’impliquent dans sa production. Mon expérience à McGill aurait été fortement appauvrie si je n’avais pas eu l’opportunité de m’impliquer au sein du seul journal francophone de mon université.

Aymeric Tardif, Société – Opinion

Mon implication au Délit fut sans doute l’un des éléments les plus mémorables de mon parcours à McGill. Ayant commencé à contribuer au seul journal francophone sur le campus au cours de ma deuxième année à McGill, j’ai rejoint l’équipe éditoriale en tant qu’éditeur lors de ma troisième année, tâche exigeante, mais ô combien gratifiante et motivante! Être plongé dans l’actualité étudiante toutes les semaines a fortement solidifié mes liens avec la communauté mcgilloise, en plus de me permettre de développer des compétences journalistiques de base. Aussi, on ne se cachera pas qu’il a été agréable d’être au service de la population francophone d’une université principalement anglophone et d’y faire vivre le fait français au sein d’une équipe compétente et dévouée! En ce sens, je demeure convaincu du caractère essentiel du Délit sur le campus mcgillois et je lui souhaite de tout mon cœur longue vie!

Louise Toutée, Société – Enquêtes

Mon implication en tant qu’éditrice pour Le Délit a été l’une des expériences les plus marquantes de mes années à McGill. La petite taille de l’équipe, la liberté dont on disposait à l’intérieur de notre section et le fait de pouvoir voir chaque semaine le produit de nos efforts rendaient le travail extrêmement motivant et me poussaient à vouloir y dédier toujours plus de temps.

Au travers des différentes enquêtes, entrevues et reportages auxquels j’ai participé, mon implication au Délit m’a aussi fait découvrir plein d’aspects de la vie étudiante de McGill dont j’aurais autrement complètement ignoré l’existence. Finalement, un journal étudiant comme Le Délit est un endroit parfait pour permettre aux étudiant·e·s indécis·es de s’essayer au métier de journaliste: en plus des habiletés que j’ai développées au cours de l’année, j’en ressors avec une connaissance concrète du milieu journalistique québécois – ainsi qu’une forte tentation de revenir y travailler un jour…

Simon Tardif-Loiselle, Président de la DPS

Derrière chacune des éditions de nos journaux, ce sont des heures incalculables passées à couvrir des enjeux et des thèmes de première importance – entre le journalisme d’investigation, les couvertures artistiques et les réflexions sociétales, nos pages n’ont cessé de montrer la pertinence de notre existence.

En tant que lieu d’apprentissage, et en dépit de l’absence d’une école de journalisme à l’Université McGill, la DPS permet de participer à la formation de la relève journalistique de demain. C’est pourquoi, je vous appelle sans réserve à voter «Oui» lors du référendum d’existence (2022), seule garantie d’une presse étudiante libre et forte.

Mélina Nantel, Rédactrice en chef

Je suis arrivée à McGill en 2018. J’ai grandi au Québec dans une famille francophone: en arrivant sur le campus, je prononçais mal environ 50% des mots de la langue anglaise. Mon envie de m’impliquer à l’Université était donc radicalement limitée par ma timidité linguistique.

J’ai alors rencontré ce petit groupe qui m’apparaissait à l’époque presque extraterrestre puisque je les croyais si rares à McGill: des francophones et francophiles, issu·e·s des quatre coins du globe. Au cœur de leurs activités, une même mission: faire exister le fait français au sein du campus.

En arrivant au Délit, je n’avais aucune expérience ni intérêt en journalisme. J’y ai pourtant passé trois ans. Au-delà d’un journal ou d’une implication étudiante, Le Délit est une manière incroyable de fouiller le campus, de mieux le comprendre, de s’intéresser aux enjeux étudiants et de s’impliquer, de corps et de tête, au sein de l’Université.

Le Délit m’a apporté un bagage professionnel énorme: je travaille maintenant comme journaliste indépendante, chose que je n’aurais jamais considérée avant de m’y impliquer. Le journal m’a également offert une expérience humaine et identitaire: j’y ai vu passer des centaines de contributeurs et contributrices au fil des années, dont plusieurs sont devenu·e·s des ami·e·s.

Le Délit m’a offert cet espace si précieux pour grandir, apprendre et transmettre. Son existence au sein de l’Université McGill est d’une importance sans borne pour la santé étudiante, identitaire et culturelle du Québec. Les gens qui s’y impliquent sont passionnés, et ont à cœur de servir la communauté étudiante. Cette flamme est contagieuse, et elle continue de se transmettre année après année, depuis 1977. Longue vie au Délit!

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Savons-nous qui nous sommes? https://www.delitfrancais.com/2021/03/22/savons-nous-encore-qui-nous-sommes/ Tue, 23 Mar 2021 00:40:59 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=43159 L’enseignement de l’histoire occidentale au collégial à plus forte raison.

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Dernièrement, dans les pages du Devoir, l’ex-premier ministre du Québec Lucien Bouchard faisait publier deux lettres dans lesquelles celui-ci défendait l’enseignement de l’histoire de la civilisation occidentale, s’objectant ainsi aux modifications décrétées par la ministre Danielle McCann et le ministère de l’Enseignement supérieur du Québec. Comme nous le savons, la réforme du cursus éducatif au collégial entrera en vigueur dès 2023, la ministre et son ministère jugeant préférable que le cours d’histoire obligatoire pour des dizaines de milliers de collégiens soit dorénavant réduit à une «histoire du monde» débutant au 15e siècle.

Cette semaine, Le Délit conviait les étudiants mcgillois à s’exprimer sur la question. Par le fait même, il s’agissait pour les étudiants appelés dans ces pages à contribuer eux-mêmes à un débat aux soubassements profonds. Étant moi-même issu d’un parcours en arts libéraux (Collège de Bois-de-Boulogne) et en études classiques (Université McGill), il m’a semblé pertinent d’apporter une modeste contribution à la chose et de m’adresser à vous, espérant susciter le germe du souci de la provenance. 

Pourquoi devrions-nous nous intéresser à cette histoire?

Pour nous modernes, nous qui faisons l’expérience de l’histoire sur le mode de l’actuel, s’intéresser à l’histoire, en ce qu’elle a de terminé et d’achevé, n’a rien d’intéressant. Dès lors, quoi de plus logique sinon d’admettre qu’il est inutile de s’intéresser à ce qui ne saurait l’être.

De surcroît, je dois vous le concéder, les modalités éducatives contemporaines me suggèrent que l’«intérêt» – si l’on doit employer ce mot – de l’histoire n’est pas toujours suffisamment explicité par les enseignants responsables de sa transmission – et même lorsque l’un d’eux s’essaye à en exprimer le caractère concret, il échoue le plus souvent à parvenir à cet actuel dont nous avons l’obsession. En outre, il est vrai de dire que le souci sous-jacent à l’étude de l’histoire de l’Occident n’est lui-même que trop rarement explicité, en ce qu’il est, de toute façon, inactuel. Il n’est donc pas surprenant que l’on peine autant à justifier les raisons profondes de cette éducation.

Assurément, vous rencontrerez, ici et là, des enseignants ou des acteurs politiques qui vous diront que, si l’on y songe un instant, l’enseignement de l’histoire – et plus particulièrement celle de l’Occident, car c’est de cela dont il est question – comporte quelque raison instrumentale qu’il s’agirait de brandir, qu’il est possible, à notre convenance, d’en appeler à telle ou telle autre valeur. Et ceux-là auront tort. Car, sans qu’il ne me soit possible de vous en dire ici davantage, il me semble que l’on attente à cette histoire une fois les choses considérées de la sorte.

Je voudrais à l’inverse vous suggérer brièvement deux «raisons» sur lesquelles s’appuie l’enseignement de l’histoire de la civilisation occidentale, ou plutôt deux lumières sous lesquelles il est possible d’avoir en vue cette éducation.

Le souci de notre provenance

En septembre dernier, trois enseignants et membres du «comité de rédaction ministériel pour la nouvelle compétence en histoire» se réjouissaient, satisfaits d’eux-mêmes, d’en terminer avec ce qu’ils considéraient être cette perspective «étroite» qu’est l’histoire centrée sur l’Occident. Cela se justifie, me direz-vous. Sans qu’il soit utile de mentionner chacun des motifs de l’opprobre que l’on jette sur cette histoire, nous savons tous la pléthore de reproches desquelles l’on accable notre civilisation.

Mais savons-nous véritablement ce qu’a été cette civilisation et les multiples manières par lesquelles elle persévère de façon souterraine à notre époque? La plupart du bavardage quotidien, de part et d’autre, suggère la négative. Nous avons le plus souvent affaire à une histoire de cette civilisation qui est étroite et réécrite de manière à convenir aux opinions du moment. En d’autres termes, nous avons affaire, comme le veut un concept en histoire de la philosophie, à des «histoires fantômes». Et, tout comme les fantômes, ces histoires ne sont pas réelles, quoiqu’elles nous fassent vivre toutes sortes de passions tristes; à cet effet, nous pouvons constater tous les jours combien les mensonges colportés contre elle sont les causes de discordes fabriquées de toutes pièces. L’enseignement, d’emblée, propose de remédier à la fois à l’oubli et aux mensonges.

Alexandre Gontier | Le Délit

Cette situation, en revanche, n’est que le symptôme superficiel d’un mal plus profond. Elle est le signe de cette incapacité collective à saisir notre véritable histoire, notre provenance – et c’est donc à plus forte raison qu’il s’agit d’en rappeler le souci, à savoir celui qui veut que l’on puisse nous dire en ce que nous sommes nous-mêmes.

Un souci qui n’est, par ailleurs, guère un luxe, pour autant qu’il est fondamental à tous les peuples. S’il est juste de dire, comme l’affirma notre ex-premier ministre, qu’«il faut une bonne dose de témérité pour décider où l’on va sans savoir d’où l’on vient», j’oserais pour ma part ajouter qu’il faut une bonne dose de mauvaise foi pour décider qui nous sommes sans savoir qui nous avons été.

Évidemment, notre histoire récente contient elle aussi ses propres leçons et exprime, de manière limitée, qui nous sommes. Nous qui sommes des allochtones sur ces terres, il peut être tout aussi téméraire de prétendre à une provenance si éloignée tout en passant sous silence celle de nos frères et sœurs envers qui nous avons commis, et continuons de commettre, tant d’injustices et de violence. Après tout, ne devrait-on pas s’intéresser davantage à cette histoire, et non à ces vieilles choses que sont l’Antiquité et le Moyen Âge?

Il n’est que juste de vouloir, comme de nombreux membres des Premières nations nous l’ont fait savoir dans les dernières années, que l’enseignement de l’histoire au primaire et au secondaire fasse place de manière diligente et fidèle – et cela pour de nombreuses raisons dont je ne peux ici faire l’examen – à l’histoire de ceux avec qui nous vivons sur l’Île de la Tortue. Mais rien ne saurait nous soustraire à l’insigne responsabilité de connaître nos propres sources, d’exiger que des dizaines de milliers de collégiens soient en mesure de saisir les assises de notre civilisation, ces sources qui nous parlent en nos bonnes et moins bonnes heures, celles-là mêmes qui déterminent le sort que nous avons réservé aux autochtones.

On saisira adéquatement les raisons d’investir notre provenance dès que l’on comprendra qu’elle seule est à même de nous instruire quant à ce que le professeur Aaron Mills nomme un «ordre constitutionnel». Car, en vérité, c’est par le déploiement de notre propre ordre constitutionnel que s’est déployée, par exemple, l’histoire coloniale du Canada. C’est par la compréhension de ce qu’il est, de manière adéquate, que nous pouvons envisager ce en quoi consistera notre avenir. Les légalités internes à une civilisation ne réclament guère de leurs constituants qu’ils aient connaissance de celles-ci pour qu’elles puissent agir sur le réel; or, la connaissance de celles-ci nous permettra de modifier ce qui doit l’être.

Pour mieux le dire, je dirais du souci de notre provenance, de ce souci que l’on peut cultiver par l’enseignement de l’histoire de notre propre civilisation, que c’est par lui que nous verrons mieux qui nous sommes et quelle doit être notre responsabilité. À ces enseignants-fonctionnaires mentionnés plus haut, je dirai donc qu’en la matière, la seule étroitesse qui soit consiste à ne plus penser notre provenance, à ne plus éduquer à son souci.

Les leçons de nos bâtisseurs

Enfin, je voudrais porter votre attention sur ce en quoi consista ce souci de la provenance pour les bâtisseurs du Québec, de manière à témoigner concrètement d’une part de notre histoire récente.

Convenons d’abord d’une chose: l’intérêt pragmatique, si l’on veut, d’un enseignement de l’histoire de la civilisation occidentale au cégep repose sur le constat qu’il est attendu, de la part des étudiants du collégial, qu’ils puissent déployer un niveau analytique et réflexif supérieur à celui auquel l’on est en droit de s’attendre au niveau du secondaire. De ce fait, l’enseignement collégial ouvre la voie à une réitération, plus mûre et assurée, de cette même période à laquelle tous les jeunes adolescents québécois doivent être confrontés. D’une certaine manière, l’enseignement de la philosophie au collégial procède d’un même raisonnement normatif. Cela, les bâtisseurs du Québec l’avaient en tête.

Cette réitération a prouvé l’usage salutaire dont on pouvait en faire. Les ministres et hauts fonctionnaires à qui nous devons la naissance du réseau collégial avaient eux-mêmes, pour la plupart, une compréhension relative de la nature de leur provenance. Ils furent, nous devons nous en souvenir, de cette éducation-là, de ces collèges classiques honnis mais dont le résultat concret fut la montée d’une élite intellectuelle francophone sachant penser et préparer l’avènement de la nation québécoise. En dépit des échecs, c’est cette génération gorgée de sa provenance qui sut défricher de nouvelles voies, et c’est bel et bien cette génération qui fut convaincue que l’émancipation collective avait ses lettres et son droit dans une méditation de notre histoire. La «formation générale» des collèges reste, encore de nos jours, tributaire de cette bienveillance.

Si l’on doit maintenir un enseignement de l’histoire de la civilisation occidentale, non sans nier qu’il doive être réformé, c’est aussi au nom de cela. C’est parce que nos prédécesseurs jugèrent qu’un peuple dans l’oubli de sa provenance ne saurait «faire peuple» qu’ils nous léguèrent cette haute idée de l’éducation. Nous devrions avoir la prudence d’en venir à leurs leçons.

D’autant que l’enseignement de cette histoire nous sera toujours nécessaire, tant et aussi longtemps que les hommes vivront et mourront. C’est la tâche ingrate de la transmission que d’œuvrer à rendre manifeste aux nouvelles générations d’où elles viennent, et qui elles sont. Et puisque, nous aussi nous allons un jour mourir, d’autres après nous devront entretenir ce feu sacré, un feu rappelant celui de l’antique temple de Vesta à Rome. Nous aussi, c’est à cette tâche à laquelle nous sommes confrontés, en cela qu’il n’appartient qu’à nous-mêmes d’avoir une haute idée de l’enseignement de l’histoire de la civilisation occidentale.

Pour conclure, je tiens, de manière à vous inviter à porter un regard réflexif sur cette éducation, à vous poser une question de nature philosophique: quel est l’agir de l’enseignement de l’histoire occidentale? Que faisons-nous lorsque nous transmettons à nos successeurs les traces de ceux qui furent? Que recueillons-nous en une telle éducation?

Pour en avoir quelque pensée, nous devons nous accommoder d’un mot du poète allemand Kleist: «Je m’efface devant quelqu’un qui n’est pas encore là, et m’incline, un millénaire à l’avance, devant son esprit.»

Postscriptum: Plusieurs de mes propres éducateurs furent les signataires d’une lettre adressée à la ministre de l’Enseignement supérieur, Danielle McCann. Parmi ceux-ci, je voudrais mentionner et remercier le professeur Charles Gladhill, lui qui m’a transmis ce souci de la langue grecque avec la prestance du rhéteur, ainsi que le professeur Martin Sirois, dont l’ironie me permit de voir Rome sous un ciel un peu moins grave.

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Éloge du conservatisme philosophique https://www.delitfrancais.com/2021/02/01/eloge-du-conservatisme-philosophique/ Tue, 02 Feb 2021 03:37:24 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=41450 Portrait de George Grant, ou comment méditer notre histoire.

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Comme nous l’a prouvé le siècle dernier, George Grant (1918–1988) fut l’un des plus importants philosophes du Canada. Homme dont la famille a marqué la vie politique canadienne, il fut professeur de philosophie à l’Université Dalhousie et à l’Université McMaster; son enseignement a laissé derrière lui de nombreux étudiants un peu plus près de leur provenance, un peu moins à mal des temps modernes. Nous lui devons des œuvres, non traduites en français, telles que Technology and Empire, Time as History, Technology and Justice et, bien sûr, Lament for a Nation, une méditation politique qui a causé de larges remous dans les années 1960 et 1970. Ces œuvres furent en tout point séminales dans notre compréhension de ce phénomène historique qu’a été le Canada – et, devons-nous l’ajouter, le Québec. Pourtant, malgré son importance, George Grant est à peu près tombé dans l’oubli.

S’il faut convier les nouvelles générations à la lecture de Grant, c’est en raison de la justesse de ses analyses et de l’originalité de certaines de ses thèses. Les plus vieux, comme le philosophe Charles Taylor, s’en souviennent: la publication, en 1965, de Lament for a Nation : The Defeat of Canadian Nationalism fut marquée par les controverses. Dans cette «méditation politique», Grant affirmait que les Canadiens anglais, en tant que peuple historiquement et culturellement constitué, étaient voués à disparaître dans un futur très proche. En fait, pour être plus juste, la spécificité canadienne-anglaise était déjà, à la publication de ce livre et pour le philosophe, en état de décomposition. Inutile de connaître tous les détails et le contexte de ces années pour savoir qu’une telle thèse suffit à faire braquer.

En 1965, Grant constatait que le Canada agissait d’ores et déjà en tant que premier vassal des États-Unis d’Amérique. La tolérance du Canada envers les horreurs commises par les Américains au Vietnam – ou, plus généralement, leurs velléités impérialistes – et la facilité avec laquelle il accepta – à l’exception notable de Diefenbaker – le déploiement d’armes nucléaires américaines sur son territoire furent pour lui le son de cloche d’un phénomène plus pernicieux, plus profond. Le crépuscule du Canada était entamé et ces symptômes ne faisaient que le confirmer.

La thèse centrale de Lament for a nation est que la nation canadienne a existé, mais très brièvement, et que sa disparition était une question de nécessité. Pour le philosophe, il s’agit dorénavant de faire un deuil, d’accepter cette tragédie pour ce qu’elle est, et d’en célébrer la mémoire. En d’autres termes, il s’agit de se remémorer le Canada pour la tentative politique qu’il fut, à savoir, un espoir ténu. Cette thèse s’appuie sur une interrogation tout aussi centrale : de quelles manières et pour quelles raisons les Canadiens auraient-ils le pouvoir et la volonté de maintenir une certaine indépendance culturelle vis-à-vis des États-Unis d’Amérique?

Il n’est donc pas inopportun de nous souvenir des mots de l’un des grands philosophes du Canada, sachant la hargne de cette société qui veut nous plonger sans cesse dans le présent – preuve en est l’ignorance presque totale que nous avons de nos auteurs, de notre histoire littéraire et philosophique. Exception faite de quelques-uns, notre propre tradition nous est étrangère, étrangère à ceux qui devraient pourtant en être les dignes représentants, les dignes passeurs. Se souvenir de George Grant, c’est voir en face un philosophe conscient de la disparition de son héritage; c’est, en fin de compte, appréhender l’oubli.

Que se cache-t-il sous la disparition du Canada?

Sans nous rapporter exclusivement aux analyses dégagées dans Lament for a Nation, ce sont les motifs philosophiques sous-jacents à la genèse de cette œuvre (et de d’autres) sur lesquels il s’agit de tourner notre regard.

Car, en effet, ce qui pose essentiellement problème à Grant, derrière le théâtre des événements rapportés dans sa «méditation politique», c’est la disparition pure et simple des Canadiens anglais, en tant que communauté de corps et d’esprit. En l’occurrence, c’est la constitutionnalité même d’une communauté qui le préoccupe. Ce motif ne cesse de traverser chacune de ses œuvres.

On aurait assurément tort de contredire Grant sur ce point, sachant très bien que le premier mandat de Justin Trudeau, en 2015, a été marqué par cette phrase du premier ministre voulant que le Canada n’ait pas d’identité profonde, puisqu’il est «le premier État post-national». Or, le caractère «post-national» du Canada, n’en déplaise au premier ministre, est en tout point conforme à notre intégration dans ce vaste projet technique qu’incarne l’Amérique des États-Unis. À cet égard, c’est justement parce que le Canada a cessé d’être une société distincte qu’il peut se revendiquer comme «post-national»; en outre, c’est parce que ce ne sont plus ses propres racines qui mènent et orientent son destin politique et culturel qu’il peut y prétendre. Et pourtant, en dépit de caractère tout à fait nouveau, le Canada n’a pas cessé d’être un État. Tous peuvent le constater. Et pourtant, le Canada n’est plus.

«La nation canadienne a existé, mais très brièvement, et sa disparition était une question de nécessité»

C’est sous ce prétexte que Grant nous amène à admettre que si le Canada n’existe plus en tant que société distincte, quelque chose doit néanmoins en maintenir l’existence formelle. À la source de ce maintien, l’on repère le cadre civilisationnel américain. En d’autres termes, c’est à partir des sources américaines que le Canada en vient désormais à se penser, à convenir de son destin. Un tel État, on le comprend, peut certes revendiquer une indépendance politique, car, après tout, qui voudrait le contester?

Mais, s’empresse-t-on de demander, quel est ce cadre civilisationnel américain? De quoi est-il le nom? Pour Grant, la réponse est relativement simple et s’appuie sur les sources philosophiques qui furent celles des Pères fondateurs, à savoir le libéralisme anglais de Locke et Smith, et le rejet hobbesien et rousseauiste d’une nature humaine telle qu’on la concevait jusqu’alors en des termes aristotéliciens. Comme Grant l’affirme dès les premières pages de Lament for a Nation: «Être Canadien consistait à construire, à côté des Français, une société plus ordonnée et stable que celle issue de l’expérience libérale des États-Unis.»

C’est à partir du libéralisme que Grant comprend et interprète les États-Unis. En dépit du fait qu’à ses premières heures, le libéralisme était une critique du vieil ordre établi, il est depuis des siècles, chez nos voisins du Sud, la voix de l’«establishment». Ce libéralisme se définit, selon lui, par une conception particulière de la communauté, de la nature humaine et de ce qui constitue le bien vers lequel cette nature peut tendre. Au cœur de ce libéralisme, la liberté de l’homme est conçue comme son essence même. Assurément, personne n’oserait contester l’importance de la liberté – sinon Grant.

Pour lui, évidemment, la liberté ne pose pas de facto un problème. Il serait absurde d’avancer pareille chose. C’est plutôt dans la manière dont s’est déployée historiquement cette conception de l’homme que Grant trouve matière à s’inquiéter. Pour s’en faire une idée, l’on a qu’à analyser les procédés et méthodes par lesquels cette liberté a été conquise – et donc ce qu’elle signifie véritablement; l’on découvrira qu’il s’agit d’une conquête de l’homme de la nature, d’une entreprise technique sans fin. En outre, l’on verra que «la suprématie américaine est identifiable à la croyance voulant que les questions relatives à l’excellence humaine peuvent être résolues par la technique».

Le problème fondamental du libéralisme n’est donc pas qu’il permette à tout un chacun le libre exercice de ses choix, qu’il permette une pluralité des goûts. Ce qui pose décidément problème, dans le libéralisme, ce sont les conséquences d’un monde où il est lui-même la mesure de toutes choses, un monde où il a aboli tous les autres critères, où il n’est plus que le seul étalon. Dans un tel monde – le nôtre, doit-on le retenir – règne une démesure. C’est un monde où les hommes «font ce qu’ils veulent», un monde où chaque chose qui soit est susceptible de devenir un objet de désir et de consommation – et c’est précisément pour cette raison-là que libéralisme s’entend si admirablement avec capitalisme. Qui plus est, un tel monde réfute que des critères limitant son appétit puissent être naturellement valables, car le libre exercice des choix relève du jugement de valeur, de ce qui est donc subjectif. Dans un tel monde, la fin des terres elle-même ne saurait retenir son expansion. Le libéralisme, une fois totalisé, laisse place à l’exploitation de masse et à la destruction planifiée de l’environnement, à la plus pure des dévastations.

C’est pourquoi, considération faite de ce qui précède, le pluralisme dont le libéralisme a la prétention est fictif. Pourtant, comme on le sait très bien, notre époque connaît une production discursive tout à fait monumentale à l’égard de cette prétention. C’est un discours que l’on rencontre presque partout: l’on nous dit que le libéralisme est l’avenue idoine du pluralisme. Mais ce pluralisme, de quoi est-il le nom? Dit un peu grossièrement, de la consommation. La plupart d’entre nous croient – à tort, selon Grant – être libres; mais l’image de cette liberté, nous la voyons dans ce que nous consommons, dans ces choses dans lesquelles nous croyons nous voir. En dépit de cette croyance, ces choses nous façonnent bien davantage que nous voulons bien le croire. À bien des égards, les sociétés modernes sont plus homogènes et monolithiques que l’étaient les sociétés dites «traditionnelles», sinon antérieures au vaste déploiement de la modernité. C’est ce qui amena Grant à affirmer, dans Technology and Empire, de manière certes polémique, que «les directeurs de General Motors et les disciples du Professeur Marcuse naviguent sur la même rivière dans des bateaux différents». Qui plus est, loin des prétentions sans assises des discours cosmopolitiques sur la paix perpétuelle censée advenir par l’avènement du libéralisme et du pluralisme dont il se réclame, nous avons plutôt assisté à une gigantesque entreprise d’homogénéisation des cultures et des peuples. C’est sur ce sol que pousse ce que Grant nommait naguère un «monism of meaninglessness», là où la prétention pluraliste du libéralisme semble triompher. 

«Ce qui pose décidément problème, dans le libéralisme, ce sont les conséquences d’un monde où il est lui-même la mesure de toutes choses, un monde où il a aboli tous les autres critères, où il n’est plus que le seul étalon. Dans un tel monde – le nôtre, doit-on le retenir, – règne une démesure»

C’est à raison de ce libéralisme, on le comprend mieux, qu’il est en effet tout à fait plausible pour notre premier ministre, Justin Trudeau, d’affirmer joyeusement que le Canada est le premier État «post-national». Or, le Canada ne sera pas le seul vassal de cet empire; d’autres le rejoignent et continueront à le joindre. Car une civilisation articulée à partir du prisme du libéralisme «rend toutes les cultures locales anachroniques».

Ne prêtons-nous pas au libéralisme des moyens et un pouvoir démesurés? On peut légitimement le demander. À vrai dire, le pouvoir du libéralisme a quelque chose d’étonnant, quelque chose qui dépasse les catégories utilisées couramment en philosophie politique. Le libéralisme présente à la fois un attrait particulièrement fort et s’appuie sur des modalités discursives très efficaces. Pour nous enjoindre à la vérité de son projet, il déploie par exemple une lecture progressiste de l’histoire, où notre société représente un aboutissement inégalé, mais tout à fait piètre par rapport au destin où notre entreprise technique nous conduira. Ainsi, contrairement à cette période historique qu’il qualifie de medium ævum, âge du milieu, moyen âge, il s’appréhende lui-même comme l’âge du progrès. Or, lorsque nous sommes face au «progrès», nous ne sommes pas seulement face au caractère strictement descriptif du terme, puisqu’il est aussi et surtout prescriptif, c’est-à-dire qu’il affirme: «C’était pire avant.» Et même: «La référence au passé est douteuse, voire obscurantiste.» Dès lors, impossible de comprendre d’où nous venons, où nous sommes, et où nous allons. Tout est circoncis par le «progrès», dont la définition même interdit la remise en question.  

Que s’est-il donc passé avec le Canada? Eh bien, rien – s’il faut en croire le progrès dans l’histoire. Les Canadiens anglais, en tant que société distincte, en tant que communauté constituée dans l’histoire, ont cessé d’être, puisqu’ils se sont évanouis dans le seul cours possible de l’histoire, dans la vaste entreprise américaine et dans son projet technique sous-jacent.

Un conservatisme philosophique

Le caractère tragique de Grant, si l’on peut dire, repose sur ce que nous avons volontairement tu jusqu’à présent: il était, de façon authentique, un conservateur. Le conservatisme, on le sait, n’est pas une qualité ou un programme politiques respectables. On le sait. Par contre, étonnamment, peu sont ceux qui savent définir ce qu’est le conservatisme. Dans l’œuvre de Grant, il prend un sens très précis qu’il nous semblera pertinent de montrer, car il est urgent de réhabiliter, nous semble-t-il, le caractère fondamental de la conservation, au-delà des faux conservateurs, au-delà de l’impossibilité même du conservatisme dans les temps modernes.

Le conflit moderne entre conservatisme et libéralisme politiques surgit à l’occasion d’un différend fondamental concernant ce qu’est la «vie bonne» et les institutions sociales par lesquelles celle-ci doit advenir. Comme nous l’avons indiqué, dans les suites de Grant, la «vie bonne», telle que définie par le libéralisme et son programme technique, repose sur une définition particulière de la liberté, dont il affirme qu’elle est l’essence véritable de l’homme. En d’autres termes, le libéralisme détermine l’homme à raison d’une certaine interprétation de ce qu’il est.

«L’horizon de l’œuvre philosophique de Grant, en cohérence avec son conservatisme et le souci qu’il sous-entend, fut de méditer la possibilité même de la «vie bonne» dans une civilisation conduite et dirigée de toute part en la figure tutélaire de la technique et de ses différents dispositifs»

La conception conservatrice est en tout point différente. Elle affirme, quant à elle, une autre interprétation de la constitutionnalité des hommes, postulant qu’une part considérable de notre constitution et de celle de nos communautés repose sur les légalités historiques qui sont nôtres.

Aux fondations du conservatisme réside la thèse selon laquelle les critères de la «vie bonne» peuvent être trouvés et cette dernière fondée par eux – et cela, par une méditation de ce que nous recevons en héritage, ce que des gens plus sages et prudents que nous ont pu penser. Cette thèse affirme du même coup que des choses telles que les vertus sont possibles, souhaitables – ce serait en elles que repose la possibilité de l’excellence de l’homme. En égard à cela, le conservatisme suppose un souci, là où le libéralisme suppose des désirs. En quelque sorte, le premier relativise la volonté actuelle, dirigée vers la satisfaction immédiate, de ce que nous désirons. Car, dans sa méditation de l’héritage et ce qu’il doit lui-même transmettre, il admet l’existence de «contraintes sacrées», sinon l’existence du sacré. Il retient et préserve donc l’idée que l’existence de l’homme peut être livrée à de hautes significations.

Il s’agit, par conséquent, de comprendre le conservatisme en la posture qu’il suggère, dans la méditation historique qu’il propose, dans l’entente qu’il souhaite entre les hommes.  Ce qu’il a de décidément antémoderne, c’est qu’il affirme, de manière descriptive, que la constitution de nos communautés réside, non pas au sein des appareils techniques censés garantir sa continuité historique – par exemple, la Constitution du Canada – mais ailleurs. Ce que l’on peut déterminer comme étant la «vie bonne» puise son autorité et sa normativité en dehors des appareils législatifs et juridiques. Elle prétend qu’un poète, dans son atelier, œuvre plus profondément à la constitution d’un peuple que des lois et des règlements adoptés au parlement. Cette prérogative relative à l’expression publique correspond à ce que certains ont nommé maladroitement le «droit de la tradition», dont l’herméneutique a été admirablement présentée par Gadamer dans Vérité et Méthode.

A.J. Casson (1898 – 1992): October, North Shore 1929.

Nonobstant cette description assez superficielle du conservatisme, nous devons relever quelque chose de décisif: l’horizon de l’œuvre philosophique de Grant, en cohérence avec son conservatisme et le souci qu’il sous-entend, fut de méditer la possibilité même de la «vie bonne» dans une civilisation conduite et dirigée de toute part en la figure tutélaire de la technique et de ses différents dispositifs. Sa conclusion philosophique fut pourtant sans appel: il existe, en raison du large déploiement du projet technique et de son libéralisme, une impossibilité du conservatisme, de la conservation. C’est sous ce prétexte qu’il soutint par exemple que l’impossibilité du conservatisme dans les temps modernes est l’impossibilité du Canada lui-même.

De quelle manière? L’une des conséquences du libéralisme n’est autre que l’impossibilité du conservatisme en tant qu’attitude et positionnement politique à notre époque, parce que l’adhésion et le consentement au grand projet moderne de la technique ne permettent pas la conservation: «L’impossibilité du conservatisme à notre époque est visible dans le fait que ceux qui en adoptent le titre ne peuvent être rien de plus que les défenseurs des quelconques structures qui sont, à un moment donné, nécessaires au progrès technique. […] Ils ne sont pas des conservateurs, au sens de ceux qui sont les gardiens de quelque chose qui ne peut pas changer.» Puisque le libéralisme n’envisage l’histoire que sous l’angle du «progrès», les enseignements du passé n’ont aucune valeur, ni droit de cité. Au mieux, ils peuvent trouver refuge dans les musées, dans les bibliothèques, fasciner les antiquaires. La vertu n’est donc rien: «Une philosophie politique qui est centrée sur la vertu ne peut être qu’une voix obscure et sombre dans une civilisation technique.»

À vrai dire, cette impossibilité n’est en rien nouvelle, elle n’est pas un phénomène du 21e siècle, ni même du 20e siècle. Comme le remarque Grant dans Lament for a Nation, le conservatisme était une force largement fatiguée et épuisée dès le tournant du 19e siècle, de sorte qu’il est forcément fautif de reconnaître comme «conservateurs» les politiciens et intellectuels s’en étant réclamés un siècle plus tard. C’est à ce propos que le philosophe s’en prend aux «faux conservateurs», ceux qui, en tout état de cause, sont impropres au souci de la conservation, ceux qui se réclament du conservatisme afin de défendre des droits de propriété, un chauvinisme. Ceux-là ne sont pas de véritables conservateurs. C’est pour cette raison que les «conservateurs» américains sont pour Grant des libéraux old-fashioned, et non de véritables conservateurs, au sens qu’eut autrefois ce terme. Ces faux conservateurs, il est vrai, peuvent avoir quelques réserves par rapport à la modernité, mais ils adhèrent tout entiers au projet technologique qui le suppose – et donc, en un sens déterminant, à son libéralisme. Ainsi, lorsque nous prenons connaissance, au Canada, des discours et des propositions du Parti conservateur du Canada (et que dire de celui du Québec!), ce n’est jamais à un souci que nous avons affaire. La cause de ce «conservatisme», c’est celle des libéraux qui ont perdu au jeu, contre d’autres, plus rusés. Ils ne tiennent à rien, sinon à la satisfaction de désirs différents des élus du Parti libéral du Canada – et leurs électeurs n’y échappent guère, cela est évident.

«Ce que Grant a de décidément antémoderne, c’est qu’il affirme, de manière descriptive, que la constitution de nos communautés réside, non pas au sein des appareils techniques censés garantir sa continuité historique, par exemple la Constitution du Canada, mais ailleurs»

L’impossibilité de la conservation à notre époque a des effets tout à fait tangibles, auxquels les tenants de ce souci dont nous parlons seront confrontés jusqu’à leurs dernières heures: «L’homme est par nature un animal politique, et savoir que la citoyenneté est une impossibilité en revient à être coupé de l’une des formes les plus hautes de l’existence.» L’impossibilité de la citoyenneté, c’est cette impossibilité que le conservateur, tel que nous l’avons décrit, ressent au plus profond de lui-même – ce décalage, ce fossé existential qui le sépare de ses contemporains modernes. Ceux ayant croisé, par accident, des âmes de cette trempe, savent bien ce dont il est question. Cette non-citoyenneté du conservateur, c’est-à-dire son intempestivité, relève de ce qui a été perdu, des eaux qui le séparent de l’héritage reçu, de l’impossibilité de la transmission.

La chose est remarquablement décrite par Grant dans Technology and Empire: «Nous pouvons retenir dans nos esprits les bénéfices énormes de la société technique, mais nous ne pouvons si aisément retenir les chemins dont elle pourrait nous avoir privé, parce que la technique est ce que nous sommes nous-mêmes.» Cette «privation», ou plutôt cette «perte», si l’on lui préfère le terme qui en désigne le caractère proprement eschatologique, définit en son essence l’impossibilité de la conservation à l’âge du progrès, en raison de nos grammaires et de nos discursivités modernes. Tous les discours et les grammaires servant à décrire le souci en quelque chose de plus haut que nous-mêmes ont été systématiquement attaqués, rabaissés, et trainés dans la boue, de sorte qu’il est impossible d’articuler adéquatement, comme nous le rappelait Grant, la suggestion d’une «perte». La perte de quoi, nous presse-t-on? De rien, encore une fois. Car, faut-il le rappeler, n’est que ce qui correspond au mouvement «naturel» de l’histoire, à son «progrès», à l’actualité à laquelle il nous condamne.

Néanmoins, le conservatisme fait valoir, dans cette impossibilité, une proposition tragique. Disons, à la manière grandiloquente de Cyrano de Bergerac: «Mais on ne se bat pas dans l’espoir du succès! Non! non, c’est bien plus beau lorsque c’est inutile!» C’est un peu, nous semble-t-il, le sens caché du titre de Lament for a Nation, un sens aux conséquences lourdes mais nécessaires.

C’est qu’en effet, le conservatisme a quelque chose à faire valoir, parce qu’il tient à dire quelque chose du «bien», au sens de Platon. Relativement à cela, il faudrait plutôt parler d’un conservatisme «culturel» ou «philosophique» – à défaut d’un terme plus adéquat. Ce conservatisme, dans le sens radical et originaire que nous lui attribuons, suppose un engagement intellectuel et spirituel dont très peu s’accoutument. Il faut avoir une très haute idée de la tâche de l’homme dans sa propre histoire civilisationnelle et du dialogue «nationel» qu’il doit établir avec les autres civilisations pour en venir à soutenir et faire l’épreuve d’un tel engagement. Un tel engagement, il s’ensuit, n’a rien à voir avec la très basse idée qu’ont les «conservateurs» politiques de cette tâche et de ce dialogue. Ceci étant dit, cela suppose une méditation soutenue de notre histoire, de notre provenance.

En philosophie politique – et, pourquoi pas, en philosophie –, c’est une posture véritablement conservatrice qui permet d’envisager le passé avec révérence. Cependant, comme nous le rappelle sans cesse l’état du «scholarship» depuis quelques décennies, l’intérêt porté vers les œuvres du passé relève trop souvent de la passion d’un antiquaire, de sorte qu’il est trop rare d’étudier les Anciens tout en étant entièrement ouvert à la possibilité que leurs leçons puissent nous apprendre des vérités disparues, oubliées ou dissimulées. La chose est rare, parce que nous sommes nombreux à partir du postulat qui est celui du «progrès»: nous aurions dépassé les préjugés des Anciens et progressé au-delà de leurs erreurs. Il est, dès lors, extrêmement difficile d’admettre qu’ils pouvaient avoir raison, et nous, tort.

«Nous pouvons retenir dans nos esprits les bénéfices énormes de la société technique, mais nous ne pouvons si aisément retenir les chemins dont elle pourrait nous avoir privé, parce que la technique est ce que nous sommes nous-mêmes»

George Grant

Cela fait certainement écho à l’une des thèses caractéristiques de la philosophie politique de Leo Strauss, auquel Grant se réfère abondamment. L’enseignement suppose conjointement l’autorité d’un auteur et l’apprentissage d’un interprétant. Si la tension entre les deux postures peut être amenée à subir des modifications, c’est cette tension qui demeure acceptée tout au long de la lecture d’un texte. L’enseignement a le mérite de potentiellement sortir de l’actuel, c’est-à-dire de ce qui est condamné à passer, afin d’envisager ce qui ne relève aucunement de la mode ou encore des préjugés du moment. Il suppose donc une doctrine qui se veut vraie, du moins qui en est la recherche. En cela, «les philosophes du passé prétendaient avoir trouvé la vérité, et non pas seulement la vérité de leur temps», car, comme en atteste Strauss dans Droit naturel et histoire, la seule chose qui soit variable en ce domaine, ce n’est guère la vérité, mais l’opinion. C’est donc par prudence et discernement que nous devons nous souvenir de ceci: «La plupart de nos idées sont des résumés ou des survivances de la pensée d’autres hommes, nos maîtres (au sens le plus large du terme) et les maîtres de nos maîtres […].»

Si la lecture d’une œuvre du passé signifie la reconnaissance d’une autorité, la lecture n’entend toutefois jamais s’y soumettre aveuglément – en cela, la posture conservatrice ne témoigne que de la réception de l’héritage, de l’acceptation de celui-ci. La possibilité de l’enseignement repose sur l’une des prémisses de la philosophie politique, plus précisément l’idée selon laquelle certaines questions sont fondamentales et essentiellement transhistoriques, exigeant de nous que nous en fassions l’examen constant. L’enseignement réfère ainsi à une formation, là où la lecture forme de manière à ce que nous ne cherchions pas sans cesse à nous trouver nous-mêmes dans un texte. En ce sens, le conservatisme philosophique dont nous faisons ici l’esquisse exige, et c’est le mot juste, un engagement singulier, décisif, sans appel.

Enfin, autre chose différencie ce conservatisme «culturel» ou «philosophique» de son enfant pauvre, à savoir la répudiation du discours des «valeurs». Au Québec, l’on s’en souviendra, les disputes houleuses autour de la Charte des valeurs québécoises et le dépôt du projet de loi 60 par le gouvernement Marois le 7 novembre 2013, ou, plus récemment encore, la Loi sur la laïcité de l’État (loi 21) du gouvernement Legault, reprenaient à leur compte ce discours des «valeurs»; l’on faisait valoir que le Québec devait affirmer, vis-à-vis des populations immigrantes, des valeurs explicitement reconnues par l’État et devant être sanctionnées et appliquées par lui – c’était, nous disait-on, l’expression d’une souveraineté populaire qui affirmait enfin son identité propre. Or, cet engouement des valeurs et le discours moral qu’il présuppose témoignent d’ores et déjà d’une communauté en déliquescence, le symptôme d’un mal profond, d’un peuple fatigué, l’expression tardive d’une affliction. C’est justement parce que la communauté n’arrive plus à se suffire, parce qu’elle n’a plus la vitalité de sa fierté et de ses arts, qu’elle doit imposer. De manière comparable, c’est une France tout bonnement réactionnaire, incapable de comprendre le rejet des fondements de la République par certaines populations immigrantes, qui en vient à chercher par tous les moyens à réaffirmer la validité desdits fondements. Ce que cette France ne comprend pas, et elle ratisse de la droite du Rassemblement national, en passant par la République en marche, jusqu’à la France insoumise, c’est que la République ne sait plus appeler à elle, qu’elle n’a plus le lustre d’antan, qu’elle n’a plus rien qui puisse susciter la ferveur – la révérence! C’est pourquoi elle recourt, elle aussi, au discours des «valeurs», car elle n’a rien d’autre à faire valoir. Mais nous savons combien sont artificielles et sans assises crédibles de telles valeurs – car un peuple reposant véritablement dans son histoire et dans ses prestiges n’a jamais besoin de nommer ses valeurs et de les imposer du poids de l’État.

Le conservatisme qui nous intéresse, on doit le comprendre, suppose au contraire que la responsabilité à l’égard de l’entretien de l’héritage ne repose que sur les épaules seules des garants de cet héritage. En d’autres termes, dans le cas de l’héritage, les nouveaux arrivants ne devraient jamais être tenus responsables de la vitalité spirituelle de la communauté politique et culturelle qu’ils rejoignent. C’est aux garants seuls de l’héritage de voir à la conservation de ce qu’ils ont reçu et doivent transmettre, c’est aux garants seuls de montrer à ces nouveaux arrivants et à leurs enfants la grandeur de celui-ci, la beauté de son caractère distinct, l’amour de son séjour du monde. Partant de cette déclaration, nul besoin de nous étendre davantage, car il suffit désormais de dire que ce sont ces garants à qui incombent de tendre la main vers l’autre. Un tel conservatisme, manifestement, n’a rien de réactionnaire ni de chauvin. Son engagement est par-delà le présent, tendu du passé au futur.

Tom Thomson: The Jack Pine (1916–17)

En l’occurrence, nous trouvons une critique tout à fait comparable du discours des «valeurs» dans l’œuvre de Grant. Il était manifeste pour le philosophe que lorsque l’on emploie pareil discours, pareil langage, nous avons affaire à une modernité en mal de sa provenance, incapable de recourir à autre chose qu’à des moyens techniques afin de rassembler autour d’elle. En référence au  «dernier homme» prophétisé par le Zarathustra de Nietzsche, Grant voyait dans les «valeurs» l’ultime lieu sûr où le petit, le médiocre aurait sa marque. L’«âge du progrès» y trouve, d’aucuns le comprendront, son grain.

On conclura sur ce point avec un passage de Grant laissant à songer: «What is worth doing in the midst of this barren twilight is the incredibly difficult question

Notes sur le Québec et les Premières Nations

Ces quelques brèves remarques sont d’un intérêt premier pour le destin du Québec et celui des Premières Nations. Afin de conclure ce portrait, osons nous porter vers ce que le conservatisme philosophique dirait du destin propre à ceux-ci.

Tel que les propos de Grant l’ont explicité, le prisme américain tend à homogénéiser toutes les particularités et distinctions culturelles, à intégrer sous un même projet technique toutes les nations de la Terre. Pour certains des membres des Premières Nations et du Québec, du moins pour ceux cultivant le souci de la conservation, cette fatalité qui doit s’abattre de son long sur leur «identité nationale» respective a de quoi inquiéter. Après tout, le caractère distinct des Canadiens anglais s’est à peu près complètement effacé dans les dernières décennies, de sorte qu’un Américain et un Canadien anglais peuvent être comparés sur presque tous les plans. La survie culturelle des Canadiens anglais, argue Grant, «a toujours demandé la victoire d’un courage politique sur les avantages économiques individuels et immédiats». Car, autrement, comment résister à l’appel du dollar américain? Ce courage politique, l’histoire du Canada le montre, a terriblement failli.

À propos du Québec, nous pourrions demander où réside un tel courage. À bien des égards, l’héritage de la Révolution tranquille, pour laquelle l’on a que les plus plates louanges répétées, est un héritage américain. Grant s’amusait par ailleurs de la phrase de Robert Bourassa qui disait, à l’occasion d’un discours à New York le 24 janvier 1973, que le Québec était cette rencontre de la «technique américaine et de la culture française», ce qui supposerait que la technique soit quelque chose d’extérieur et non l’esprit lui-même d’une culture. Or, pour Grant, il est évident, suivant en cela les enseignements de Martin Heidegger, que la technique est la «métaphysique des temps modernes».

Que reste-t-il de ce Québec à défendre? Que reste-t-il de ce Québec bourgeois et confortable, de ce parfait «colon» qu’est le Québécois francophone d’ascendance canadienne-française, de ce Québec des banlieues ordinaires et homogènes? Pas grand-chose, pour tout vous dire. Enfin, objectera-t-on, vous ne pouvez tout de même pas dire cela! Tout de même! La loi 101, tout de même, n’est-elle pas le symbole d’autre chose? Ne représente-t-elle pas l’auto-affirmation d’un peuple? Tout de même, vous devez le voir! 

À propos de la survivance de la culture canadienne-française au Québec, Grant mentionnait dans Lament for a Nation deux stratégies ayant été mises en œuvre afin d’en assurer le prolongement. La première stratégie est associée avec Duplessis, et elle dépendait de l’autonomie de la province au sein du Canada – de nos jours, le premier ministre du Québec, François Legault, est le porteur d’une telle stratégie. Cette dernière misait (et mise) sur l’autonomie du Québec afin de maintenir, par l’intermédiaire de certains pouvoirs et de certaines institutions, un sens de la tradition, nommément le catholicisme et l’attachement à la terre. La seconde stratégie, celle associée à Lévesque, a consisté à bâtir une société semi-socialiste qui puisse garantir que l’élite dirigeante soit de culture française, de manière à ce que le contrôle de l’économie et de son avenir passe par les mains des francophones. Néanmoins, ces deux stratégies ont irrémédiablement échoué – il n’y a qu’à voir la conception de la culture et de l’héritage que se font les élus de la Coalition Avenir Québec pour comprendre la très basse idée qu’ils en ont, comment l’attachement à la terre de l’Union nationale s’est transformé en un attachement aux privilèges et au confort des banlieues.

Et la stratégie de Lévesque et du Parti québécois n’échappe guère à un tel échec. La Charte de la langue française a bel et bien confirmé et entériné le caractère commun de la langue française comme langue de communication, mais, comme le disait Grant avec l’affront de l’aristocrate déchu, «c’est sûrement davantage qu’une langue que Lévesque souhaite préserver dans sa propre nation». En l’occurrence, une langue est censée être davantage qu’un moyen de communication: c’est, devons-nous le rappeler, une manière d’habiter le monde, d’en constituer le séjour. Certaines des œuvres de Martin Heidegger, Gaston Bachelard, Simone Weil, Arne Næss, Hannah Arendt, Pierre Boutang et George Steiner sont d’autant de rappels de cela.

«La survie culturelle des Canadiens anglais a toujours demandé la victoire d’un courage politique sur les avantages économiques individuels et immédiats»

George Grant

Le problème fondamental de la Charte sur la langue française, c’est qu’elle a offert aux Québécois d’ascendance canadienne-française l’illusion d’une garantie, un faux confort linguistique, la croyance que la survie du français en tant que langue de communication équivaut à la survie en tant que peuple. En cela, le discours des «valeurs» de la Charte des valeurs québécoises a son antécédent politique dans l’illusion de la Charte sur la langue française. Car, s’il est vrai, de nos jours, qu’une majorité de Québécois parlent et vivent en français, leur mode de vie est irrémédiablement américain. Ils sont dorénavant d’essence et de destin des Américains – et les poètes sont en fuite.

L’histoire a eu tôt fait d’oublier cette citation de Henri Bourassa de 1918 : «Notre tâche à nous, Canadiens-français, c’est de prolonger en Amérique l’effort de la France chrétienne; c’est de défendre contre tout venant, le fallût-il contre la France elle-même, notre patrimoine religieux et national. Ce patrimoine, il n’est pas à nous seulement: il appartient à toute l’Amérique catholique, dont il est le foyer inspirateur et rayonnant; il appartient à toute l’Église, dont il est le principal point d’appui dans cette partie du monde; il appartient à toute la civilisation française, dont il est l’unique port de refuge et d’attache dans cette mer immense de l’américaine saxonisant.» Or, comme l’anglais de Grant l’exprime de manière laconique, «this was a wasting and tragic dream».

Ce qui devait distinguer le Canada des États-Unis, notre régime parlementaire du régime présidentiel américain, en d’autres termes ce qui devait distinguer notre confédération des peuples fondateurs de la république des pères fondateurs, c’était la primauté du droit des peuples sur les droits des individus. Or, pour que puissent primer les droits des peuples, encore faut-il reconnaître l’existence et le caractère fondamental de la tradition, de ce qui peut être reçu. Ce qui devait distinguer la Confédération de la «Grande république», culturellement, était la conservation d’héritages pluriels, ceux des peuples fondateurs. Or, les temps modernes montrent l’impossibilité radicale de la conservation, du Canada. Pour le libéralisme, l’on ne saurait souffrir du «bien commun» et de sa conservation, car il ne saurait y avoir de «bien» qui soit «commun», cela est évident.

Il est juste de dire que les Canadiens français n’ont pas rejoint la Confédération afin de protéger les droits individuels mais les droits collectifs, davantage qu’une langue. Les mots du fondateur du Devoir contre l’«américanisme saxonisant» nous le rappellent bien. En revanche, ils n’ont rien su protéger qui soit véritablement fondamental, car c’est de plein gré qu’ils ont offert leur corps et leur âme au projet technique de l’empire américain. Enfin, peut-être que tout était déjà perdu d’avance.

Ce continent ne pouvait jamais être le nôtre tel que l’a été l’Europe, car jamais nous n’avons été ses autochtones. Les mots de Grant à ce propos sont particulièrement forts: «Cette relation de conquête au lieu a laissé des traces profondes en nous. Lorsque nous allons dans les Rocheuses, nous pouvons avoir le sentiment que des dieux sont là. Mais si oui, ils ne peuvent aucunement se manifester à nous comme les nôtres. Ce sont les dieux d’un autre peuple, et nous ne pouvons les connaître en raison de qui nous sommes, en raison de ce que nous avons fait. Rien ne peut être immémorial pour nous, sinon l’environnement en tant qu’objet. Même nos villes sont des installations provisoires sur la route vers la suprématie économique.»

J.E.H. Macdonald: Distant Mountain

Ce que les Français et les Anglais ont fait de ces terres, il n’y a pas de quoi s’en réjouir. Dans l’histoire universelle des peuples, le Canada occupe certes une plage tout à fait privilégiée, mais dont le privilège n’a rien de noble. Ce que nous avons fait de ces terres a consisté en une méthodique et systématique entreprise d’effacement et d’oubli: nous avons sapé les fondations des peuples autochtones, nous les avons séparés au mieux de notre pouvoir de leurs sources, nous avons construit une nation sur l’extraction et l’exploitation, sur le rapt, sur la mort, et cela ne nous a pas échappé d’appliquer ces mêmes exactions vers nous-mêmes. Car, il faut le dire, si tout nous a réussi sur le plan strictement matériel, le Canada est aussi pour nous une histoire d’oubli, aussi bien pour les Canadiens-anglais que pour les Canadiens-français. On n’a qu’à consulter les cursus éducatifs des écoles publiques et privées au travers de ce vaste territoire pour s’en rendre compte: notre histoire nous échappe entièrement. À cela, rajoutons: notre destin nous échappe de toute part.

Peut-être que le seul espoir de ce pays et de ces terres en ce siècle réside dans les Premières Nations et les puissantes voix qui se sont éveillées en elles. Si nous voulons prêter un peu de bois à ce feu qu’il est plus que temps de soutenir, encore nous faudra-t-il suivre une nouvelle direction juridique, admettre une nouvelle tradition du droit et de la constitutionnalité dans notre herméneutique juridique. Vers cette aspiration, nous trouvons les noms de John Borrows et d’Aaron Mills.

En cela, les revendications tout à fait légitimes et sincères des Premières Nations à l’égard d’une reconnaissance et d’un droit à l’épanouissement de leur culture, en vertu de leur caractère inaliénable de peuples fondateurs de ce territoire et de cette nation, au même titre que les Canadiens anglais et Canadiens français, relève d’une lutte non pas seulement similaire, mais indistinguable. Si le conservatisme est impossible en cette ère, il est néanmoins de notre devoir de nous assurer de contredire cette sentence, de nous écarter de nos échecs afin de nourrir les succès de d’autres. Car, ne soyons pas dupes, leurs revendications relèvent du souci de la conservation.

Tâchons de retenir que Lament for a nation se termine sur un vers de l’Énéide de Virgile, un vers appelant à une certaine espérance dans les lieux les plus sombres et inquiétants: «[Suppliants], ils tendaient les mains, dans leur désir de l’autre rive» (Tendebantque manus ripae ulterioris amore).

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Clarum per obscurius https://www.delitfrancais.com/2020/09/21/clarum-per-obscurius/ Mon, 21 Sep 2020 20:03:53 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=37329 Quelques notes manuscrites en hommage au philosophe Pierre Boutang.

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Le 20 septembre de chaque année est l’occasion de souligner la naissance du philosophe français Pierre Boutang, décédé en 1998. De nos jours, cet homme reste peu connu du grand public et même de la plupart des universitaires, lui qui a pourtant occupé la prestigieuse chaire de métaphysique de la Sorbonne de 1977 à 1985, ayant succédé à Emmanuel Levinas qui voyait en lui un digne successeur. Nous devons à Boutang parmi les meilleures traductions de Platon, de nombreux essais politiques et littéraires, une production romanesque et, surtout, des œuvres de philosophie dont la plus grande est très certainement l’Ontologie du secret (1973). George Steiner, décédé il y a quelques mois et dont on peut dire qu’il fut l’un des derniers grands humanistes de notre époque, affirmait quant à lui, à propos de l’œuvre susdite, qu’il s’agissait de l’un des « maîtres-textes métaphysiques de notre siècle », ce qui relève, en un siècle qui vit naître et mourir des titans de la pensée, un hommage tout à fait significatif et empreint d’admiration.

Dans cette Ontologie vers laquelle je souhaite attirer votre regard, nous prenons tous part à l’un des motifs ancestraux de la civilisation occidentale – peut-être l’un de ses premiers, diront certains. Pour l’homme que fut Boutang, ce motif n’est toutefois aucunement restreint à celle-ci, lui qui fut, on le sait, très proche du nationalisme des romantiques allemands, dont Johann Gottfried Herder reste encore de nos jours l’illustre représentant. On sait de ce nationalisme qu’il se voulait curieux dans sa fierté de lui-même, en cela qu’il importait pour lui que chacun détienne une juste place dans le concert des nations, ce qui revient à dire, en quelque sorte, que pour un tel nationalisme, le mot-phare de « littérature universelle » n’est guère un slogan puisqu’il corrobore un chœur où chacune des voix puise dans la force de l’autre. Ce motif, il s’ensuit donc, déborde de l’Occident et s’épanche ailleurs – et c’est plutôt l’humain qui le rencontre partout. Dans ce qu’il convient de qualifier de « voyage odysséen », motif par lequel la parole d’Homère nous recueille, l’Ontologie nous ramène, par les truchements d’un homo viator, à l’apophtegme heideggérien aux accents existentiels qui, tard dans la nuit, énonce « Das Leben ist diesig, es nebelt sich immer ein » ; dans cette « existence qui s’embrume en elle-même », nous avons affaire à un secret dont les clefs et le chemin ne furent connus que de quelques rares âmes dorées, exceptionnelles.

Bien sûr, de telles propositions apparaîtront à plusieurs comme obscures, voire obscurantistes. Qu’il me soit donc permis de vous témoigner de la profonde affection qu’une telle œuvre partage avec l’existence humaine. S’agissant de la clarté, j’en suis venu à voir en une certaine obscurité l’un des premiers critères y menant, car lorsque l’existence et ses intrications sont concernées – et nous savons combien reste profond ce massif –, toute chose est soumise par avance à un jeu d’apparences et de possessions. À peine osons-nous croire perler l’approche d’une certitude que la chose se voile à nouveau.

Tout cela, bien sûr, est connu de la phénoménologie, elle dont l’un des enseignements consiste à montrer que, le plus souvent, l’un des faux pas du regard consiste à considérer le paraître de l’être à partir de l’ap-paraître de l’étant, comme subjugué par l’attraction de l’étant, et non par l’inapparence de l’être, de sorte que l’on croit à tort détenir aisément le rendre-visible à partir d’un rendu-visible. Du moins, dit comme tel, est-ce ce qu’une certaine phénoménologie taraude, comme ces gens qui hument les odeurs d’un souvenir en recherche de quelque chose.

S’il ne s’agissait là que d’une digression, l’on peinerait à comprendre en quoi de tels propos sur la phénoménologie, l’existence, les apparences et quelques autres curiosités de la sorte peuvent nous servir dans notre commerce avec l’Ontologie. C’est que, comme le lecteur de Boutang le sait pertinemment, toute l’enquête qu’il y mène a justement son affaire en celles-ci. Qu’est-ce qu’une « ontologie du secret »? À cela, rien en ces lignes ne permettra l’esquisse d’une réponse. Ce qui est proposé, en revanche, tient en une chose toute modeste : amener à considérer l’attrait du faire-voir présent en chaque voir. C’est, je le crois, la leçon première qui doit précéder ce « baptême du désir » qu’incarne l’Ontologie, ce qui doit aussi précéder, comme le rappelait lui-même Martin Heidegger à l’égard de l’étonnement de l’être tel que magnifié dans Sein und Zeit, l’essor de la question, pour autant que cette leçon prétend nous épauler dans un chemin vers l’origine où les eaux dormantes restent rares.

L’Odyssée

Chacun connaît l’histoire d’Ulysse, roi de l’antique Ithaque et dont les ruses permirent la prise de Troie par les Achéens. Dans ce poème homérique qu’est l’Odyssée, où font cortège la nostalgie et la force aux côtés des embûches, quelque chose luit, comme caché : le retour d’Ulysse, l’Ontologie nous le montre, reste un perpétuel homecoming. Par cela, j’entends que l’image qu’a Ulysse de sa demeure, alors qu’il prend dix ans à rentrer chez lui, est quelque chose comme une bouée ; lorsque Ulysse se dévoile à Ithaque, c’est aussi Ithaque qui se dévoile pour ce qu’elle n’était pas, pour ce qu’elle ne fut jamais. L’Ontologie du secret concerne une épreuve du même genre, une épreuve irréductible connue de tous, une épreuve qui consiste à voir le véritable visage derrière nos espoirs, le secret d’entre les secrets, la présence qui nous réconforte alors que jamais elle ne fut. Nombreux furent d’ailleurs ceux à comparer la philosophie, précisément, à cela : le chemin d’un retour.

Il y a donc quelque chose de casanier dans ce voyage vers une destination qui doit nous conduire à l’origine qui n’existe pas, mais dont la présence, ô combien scintillante, reste telle la chandelle d’un cabinet tard dans la nuit. Or, au gré du périple, quelque chose de tel qu’un pèlerinage prend forme dans le cœur de certains, alors que l’apparence de la chose ne suffit plus. C’est ainsi que certains découvrent in actu exercito au seuil de la clairière – celle où les choses prennent leur lumière – la présence réelle, elle qui octroie aux choses leur apparence. Telle est la révélation qui se fait jour au creux de cette vérité supérieure, une fois dégagé de la plaine de la Λήθη – en retrait de ce qui échappe à la mémoire.  

En cela, on remarquera sans doute, en des inclinaisons familières, le sacerdoce bien connu de Simone Weil. Ce dont il est ici question, ce dont il s’agit toujours lorsque l’on s’attarde à l’existence elle-même, ce n’est rien d’autre que la croisée de l’origine et du sacré – et c’est tout à la fois. Weil, dont l’Enracinement est à bien des égards l’un des beaux moments d’un siècle déchiré, nous chuchote un peu de ce qui demeure en retrait, dans l’obscur, sans aucune prétention, sans l’arrogance de croire détenir les yeux d’Argus. Telle est la profonde affection que partage l’Ontologie, mais aussi plusieurs autres œuvres également, avec l’existence humaine ; elle partage avec cette dernière le souci de terres spirituelles, de terres qui sont nôtres depuis toujours sans véritablement l’être, de terres avec lesquelles il faut constamment renouer. Il y a quelque chose de douloureux à cela ; de nombreux Québécois le savent et bien davantage encore sont ceux des Premières Nations qui l’éprouvent, si bien que l’intitulé dudit souci dépasse les affaires courantes dont on a pourtant la besogne si prenante. L’existence est scindée par un ravin : sur son premier versant, ce versant qui ne laisse rien voir d’autre que lui-même, nous sommes tous voués à nettoyer les écuries d’Augias, à accepter de souffrir la saleté ; sur le versant caché, nous sommes avec Antigone, celle de Sophocle, avec ceux qui refusent la saleté et qui n’attendent plus que l’heure des grâces fasse son apparition – puisqu’elle est là depuis toujours, en cette « énigme du purement surgi » que chantait Hölderlin dans son poème consacré au Rhin.   

Révélation

Il faut saisir le clair par l’obscur. Les trois extases du temps nous apprennent lentement à le comprendre. Un jour, le passé s’embrume pour ensuite éclairer le présent et, un autre jour, c’est le futur qui embrume lui-même le présent et déteint sur le passé – et quoi d’autre encore. Dans le retour – « présence, avec ou sans douleur de ce à quoi il faut revenir », comme le disait d’emblée Boutang – dans l’odyssée elle-même, ce qui importe, c’est de saisir le voir par ce qui fait voir. Il n’est guère anodin que Mémoire ait été chez les Hellènes mère de toutes les muses. La poursuite du passé, de ce dont on se souvient, configure et reconfigure sans cesse les sursauts de nos répliques. Ce n’est donc pas sans raison que l’on affirmera que ce qui habite notre mémoire, ce qui guette nos nuits, on l’a appris par cœur.  Les temps modernes doivent laisser le pas à autre chose, à quelque chose de dormant en eux. Hölderlin nommait cela « habiter poétiquement la terre » ; Boutang, quant à lui, parlait du « couloir oblique », rappelant par là le « grand circuit » de Platon.

« Carcasse, tu trembles? Tu tremblerais bien davantage, si tu savais où je te mène »

Nietzsche

Or, pour ce faire, encore faut-il renoncer à Narcisse, cela afin que les griefs qu’on entretient vis-à-vis de ce qui nous dépasse puissent être abandonnés dans les boues nuisibles où ils doivent être abandonnés. À ce propos, il n’y a pas de quoi gémir : il ne s’agit pas de renoncer à soi.

Afin de mieux vous montrer la chose, et puisque c’est à lui que je dois tant, permettez qu’on laisse, un moment, la parole à Boutang lui-même : « Au tournant de la route parut, non l’ennemi prévisible, mais la tache verte, misérable et éteinte de poussière, d’un autobus de Paris. Toute question s’évanouit : ce dont la couleur était brusquement chargée – misère, exil, insolite – ne s’en séparait plus comme le dicible d’un indicible ; et nulle vive couleur, nulle fête du toucher, nul éblouissement n’avaient jamais été plus forte que cette composition du destin, où la pure qualité n’était pas, comme d’ordinaire, offusquée et menacée par les formes bien connues : ces formes, la situation même, étaient comme appelées et pas encore englouties dans l’immédiat de ce vert poussiéreux du S. Et s’il allait peut-être falloir, bientôt, “le dire aux anges”, ce ne serait pas plus difficile que de leur conter comme en notre monde se prouvait le théorème de Thalès. Si les sites, les mouvements, l’essence d’un désastre avaient pu se plonger ou condenser en une tache colorée, la mort les anéantirait ou sauverait ensemble. Et dans ce cas les anges, eux, auraient à lui annoncer ce que “cinabre, bleu, fraîcheur, amertume” avaient une fois “voulu” dire. »

Et permettez cette fois-ci, finalement, une digression, peut-être bien la seule de ces notes : « Carcasse, tu trembles? Tu tremblerais bien davantage, si tu savais où je te mène. » Cette phrase de Nietzsche possède ce siècle qui s’ouvre très vite, malgré nous. N’avons-nous succombé à celle-ci, à celui-ci? À ce propos, ce fut la fougue de Nietzsche que de saisir l’envers terrifiant du chemin vers l’Être ; ce fut l’humilité de Boutang de n’accepter rien d’autre que d’être confié à lui. Car, en définitive, l’un nous tend la main et l’autre nous crache au visage. Qui est qui? Certains savent. D’autres le tairont. Mais, en cette soif, qu’elle soit tendre ou terrible – mais belle, toujours –, l’on n’échappe jamais à l’existence. Et, à vrai dire, je ne puis constater rien d’autre que cette soif. – Il y a là, entendons-nous, tous les ingrédients d’une tragédie.

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De la musique aux corps idéaux https://www.delitfrancais.com/2020/02/25/de-la-musique-aux-corps-ideaux/ Tue, 25 Feb 2020 15:15:51 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=35857 Les Grands Ballets présentaient Danser Beethoven.

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Les Grands Ballets et leur orchestre nous présentaient ce 19 février dernier la première de Danser Beethoven. Les chorégraphes Garrett Smith et Uwe Scholz ont tous deux relevé le défi de transposer respectivement les 5e et 7e symphonies du grand compositeur Ludwig van Beethoven à la danse. Retour sur ce ballet époustouflant.

Symphonie no. 5

Plusieurs connaissent la cinquième symphonie de Beethoven, du moins pouvons-nous en décrire un ou deux des nombreux motifs. Cela en fait un choix assez traditionnaliste pour les Grands Ballets, qui peuvent tout de même être célébrés pour leur audace, en raison de la chorégraphie même qu’ils ont mise de l’avant – une chorégraphie intempestive aux formes classicistes. Rompant avec certaines des récentes productions de la plupart des grandes compagnies de ballet, le choix a été de respecter la musique.

Cette symphonie représente le motif même du destin. La mise en scène rappelant la table à tisser des grandes Parques – de longs fils dorés descendaient du plafond jusqu’au sol – n’échappait pas à cela. Un mot nous suivait : fatum. Les danseur·euse·s glissaient entre les fils, déployant par-delà les différents mouvements la nécessité inextricable à laquelle nous appartenons tous·tes. La noblesse des formes était toute simple, tant fut que les corps se sont prêtés à la représentation de ce qui les dépassaient.

Dans ce jeu si familier, au troisième mouvement, une lumière oblique traversait la scène, véritable rencontre de l’éclaircie. Une danseuse se tenait en plein cœur de la lumière, rejointe très rapidement par deux autres danseurs ; l’humain n’est pas sans l’autre ; notre identité est en litige avec celle des autres. Seule la trame du grand jeu des tonalités nous rappelle notre unicité : nous n’avons tous qu’un seul fil, le nôtre.

En égard au classicisme, la chorégraphie est donc un prodigieux succès. Elle nous rappelle le vieil adage grec ancien qu’il ne peut être de corps mort qui regarde le soleil – c’est là l’une des prérogatives du vivant, cette conjugalité mondaine avec l’étoile. La lumière chaude dorée qui abonde sur des corps lustrés durant le sempre più allegro du dernier mouvement nous rappelle un instant, par démesure, que le corps n’est qu’une idée qui n’a de consistance que sous sa lumière.

Symphonie no. 7

Si la chorégraphie de la cinquième symphonie faisait hommage au doré du soleil, celle de la septième danse est un hommage au blanc de la lune. Les danseur·euse·s semblaient représenter les mouvements de l’eau-même, tout en faisant penser à des cygnes navigant sur un lac baignant dans une atmosphère nocturne. Richard Wagner avait qualifié la septième symphonie de Beethoven d’une « apothéose de la danse » : cette seconde partie du spectacle est davantage un ballet classique, à la fois languissant et bondissant. Les performances sont souriantes, dans une chorégraphie romantique, d’une gracieuseté plus traditionnelle.

Le grand espace de la scène est plus occupé dans cette chorégraphie, où la profondeur est remplie par la grande quantité de danseurs et danseuses. Le chorégraphe joue avec la répétition des enchaînements de mouvements, offrant des rappels tout au long de la symphonie. L’agencement des costumes et des décors est plus stable, alors que les premiers sont blancs et ne changent pas, et que les seconds ne se résument qu’à des projections sobres différentes à chaque mouvement. À la musique de l’orchestre s’ajoutent les martèlements délicats des pointes des danseuses. C’est un ravissant duo sonore typique du ballet.

Parmi le grand talent des danseur·euse·s, le demi-soliste André Santos mérite une mention spéciale pour son exceptionnel charisme scénique. Sa présence obnubile le regard aussitôt son entrée sur scène : sa maîtrise est à souligner, sa force de vivre se faisant remarquer dans chaque mouvement.

Danser Beethoven coupe le souffle de par sa beauté chorégraphique et scénique. Les admirateur·rice·s de ballet en seront remué·e·s.

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Quelques gouttes d’un sexe sacré https://www.delitfrancais.com/2019/11/25/quelques-gouttes-dun-sexe-sacre/ Mon, 25 Nov 2019 15:24:01 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=35199 Courte description phénoménologique d’un hiver à rêver.

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J’ai jugé des rêves autant qu’il me fût possible d’en jauger l’écart avec l’éveil. Rien n’est plus difficile à admettre que le réel. Du reste, le drame consiste en la manière dont le rêve et l’éveil collaborent tous deux au réel. Encore m’aurait-il été possible, naguère, quelques souvenances au moment de l’éveil, j’étais à présent englouti par des rêves qui en rêvaient d’autres ; parfois, ces autres rêves, non sans être également réels, me narguaient de la parence d’un réveil. Le temps n’est rien dans un rêve ; nous sommes juchés sur un espace en fusion. Le sable est à nos pieds, hors du sablier.

Pendant tout un hiver, j’ai rêvé chacune des nuits — plusieurs fois même. L’état des choses en fut à ce point déstabilisant qu’il me fallut questionner l’éveil, si bien que je m’épris de ne pas savoir. Eu égard à cette période, c’est du chaos dont je m’épris.

Des champs à rêver

La première nuit, peut-être, je vis un lichen naître. Ce n’était pas grand-chose, mais c’était tout. Il s’étendait contre ma fenêtre, aussi surpris que je pouvais l’être. À la surface d’une séparation à peine ancrée dans le réel, il se tenait de l’autre côté du miroir. De vastes contagions s’échelonnaient dans mes tripes, mes bras et mes jambes demeurant soumis aux nécessités de l’action. On oublie souvent le secret des phénomènes, tant bien qu’on ne en reconnaît le nom qu’à leurs allures vêtues. Le phénomène nu — quelle trépidité lui vouons-nous!

Il y eut une courte nuit. Je me réveille en un rêve qui séjourne depuis des jours. Je dirais qu’il s’agissait, il me semble, de la dernière des nuits d’hiver. J’y étais, probablement mort. Pour toujours, peut-être. Cela restera en moi la plus belle atmosphère. Un pays étrange et naïf que celui de ce rêve. Les épines des pins y étaient violettes et l’eau, d’un turquoise sombre, contrastait sous un ciel d’ocre.  Je n’étais rien d’autre qu’une chair étendue auprès de mille autres sur un sable blanc. Personne ne se faisait entendre ; la plupart des bonheurs parlent bas. Une fois en éveil, il n’y a pas la frustration d’un quelconque en-deçà perdu. Rien n’est perdu.

La matérialité de mes contemporains est sulfureuse et âpre de ne prendre part à aucune odyssée. Elle incarne, au fond, la névrose d’une liberté totalisante pour laquelle ils ne savent plus dire en direction de quoi elle devrait se vouer. Libres pour-quoi? Le divin ne touche pas ceux qui n’y prennent point part, nous disait Hölderlin. J’ai des mains pour cueillir mes rêves, mais les autres cueillent des bombes. La communauté est un commerce vaste et difficile de tous les instants. On pourrait vouloir se réfugier quelque part. Le cauchemar est un tourment qui désagrège le recueil des phénomènes, dans une sorte d’abîme où s’égarent l’ordre et l’espoir.

Certains, peut-être afin de se faciliter une tâche pour laquelle ils ne se trouvent ni le talent ou la vocation, voudraient canoniser l’éveil et le sommeil à la manière d’un couple de contraires. Il est évident que ces impotents ne daignent le risque du flux. C’est pour nous l’opposition immédiate. Notre éveil aime le sommeil et le sommeil l’éveil. L’un et l’autre ne sont pas envieux de passer au suivant. Les rêves importent dans mes projets éveillés l’urgence de ne laisser subsister que le plus petit écart entre leur largesse et l’étroitesse de chaque être-éveillé. Le poète grec Pindare chantait dans la IIIe des Pythiques : « Ô mon âme, n’aspire pas à la vie éternelle, mais épuise le champ du possible. » Pour rester fidèle à cela, je me réfugie et m’étale dans mes joies. Je n’y attends pas l’attente. La sérénité de l’attente qui n’attend rien.

Dans un autre temps — quelque part en février — quelques gouttes de sang tombent de colonnes lointaines jusqu’au propylée d’un temple aux allures doriques. À l’intérieur, tout y est obscur, à peine discernable, sinon certaines formes qui se laissent rejoindre. Les colonnes du mont Othrys, entourées de brumes rouges, me consternent ; je prends part au seuil de deux espaces. S’il n’y avait que l’une de ces deux dimensions, mon monde se résorberait jusqu’à se dissiper tout entier. Le sacré, n’est-ce donc pas cette tension? En une cosmographie, la texture des choses demande à ce que nous y appartenons.

Contrairement à l’éveil, le rêve ne dénonce pas le mystère. Il accorde à la spatialité des choses, non plus d’être en surface, mais de creuser des espaces dans sa texture. Scève de poétiser le dormeur : « Comme corps mort, voguant en haute mer — ébat des vents et passe-temps des ondes. »

Si mes rêves osent des secrets où se contractent et se cachent mes seuils pathologiques, le soupçon, néanmoins, opère. Pierre Boutang avait à ce titre des mots précis : « Le soupçon est un regard d’en dessous, se creusant même des retraites ou galeries d’où il peut regarder d’en dessous, sans que le regardé le sente ou le sache […]. » Mes rêves me soupçonnent-ils de trahir leur secret?

Souci des chairs

Me cachent-ils eux-mêmes des choses? La psychanalyse semble le penser. Si je prends mes rêves dans la manière qu’ils ont de se rendre présent à l’éveil, c’est au fond vers le souci de l’autre qu’ils tendent. Mes rêves exercent mon attention, le sacré des choses importantes. J’y redécouvre des amantes, des inconnus.

Une nuit de janvier me prend par surprise. C’est un corps de toutes les formes, pour lequel le jeu du mien lorgne toutes les chorégraphies. J’ai souvent rêvé de cette chevelure aux nombreuses métamorphoses. Une inconnue passait sans effort d’une couleur, d’une texture et d’une ondulation à l’autre. C’était au fond mes propres pathologies qui s’exprimaient dans cette rêverie aux formes gestuelles protéiformes. Sommeil et éveil ne sont pas disjoints en ce qui concerne les quelques égards qui m’enflamment pour l’interdit.

Il y a ces rêves où je tombe amoureux de femmes que je ne connais pas. Je remarque dans l’éveil la désaffection de ce que je porte en moi de naturellement profane. Lorsqu’il est possible de faire l’expérience d’un nouvel amour en rêve et que l’être-éveillé en conserve la trace des semaines durant, je me dis qu’il ne me reste qu’à épuiser le champ des possibles.

Si l’on prend les choses pour ce qu’elles sont, ces sexes qui grouillent contre des vulves écumantes, ces mêmes choses, d’une même nature assemblée, se frottent les uns et les unes contre les autres. Sous un ciel où l’on se galvanise, ces frottements n’entonnent-ils pas silencieusement ou d’une manière à peine audible l’absorption et la pénétration de liens mouillés? Quel rapport subsiste-t-il entre moi et toutes celles qui sont passées? Ne fût-ce que sur le mode de l’addition, je n’ai pas assez de doigts pour celles dont j’aurais pu me passer. À quoi bon une fausse intimité. Quelques-unes seulement sont d’une nature aux liens mouillés. Dominer intimement l’espace, c’est prendre part aux parois glissantes d’une intériorité. Mon souffle est en elle et je la vois qui l’expulse à son tour, les yeux basculants, pareils au ravissement d’un sol sous ses pieds.

Un pantalon qui se baisse suffit à ce que l’on se sente propulsé. Quelques secondes suffisent à remplir des rêveries érotiques. Un pantalon qui se baisse, c’est aussi prendre part à un accueil. Le mystère de l’espèce érotique appartient à un régime de secrets au regard desquels nous ne devrions chercher à nous faire en faire possesseurs. Ce sont des diables qui dévorent des sexes blasés. Le vaste sacré commande des cœurs qui savent plonger à même l’attente intime.

Ce que le vêtement cache du corps physique, la chair en devine les contours lorsqu’elle en rencontre une autre. Peut-être est-il quelque chose tel qu’un triste fatum à connaître le secret d’une femme ou d’un homme au lit, avant même qu’un corps n’eût été consacré. Notons que le savoir de ces chorégraphies — s’agenouiller, se cabrer, se rouler, se disperser, plonger en et sur l’autre — demeure en toute égalité un savoir des regards, en cela qu’eux aussi font ce que le reste du corps physique fait. Derrière le masque des lèvres et des fausses postures, les regards trahissent le corps.

J’eus des sexes qui me restèrent en bouche, pour lesquels j’investissais malgré moi la bohème d’un vin que l’on déguste. Parfois, au contraire d’une douceur, le geste m’évoque quelques impudeurs. Que dire de ces femmes et de ces hommes dont j’ai rêvé sans qu’ils n’aient jamais existés? Peut-on avoir honte de ne point sentir de culpabilité? L’autre sexe est pour moi l’hyperboréen et je languis un pays de froid. Immense comme des plaines écossaises, profond comme un ciel où se glissent des rayons.

L’éclat des phénomènes

Ce qu’il me reste de cet hiver, ce sont quelques gouttes d’un sexe sacré. Du point de vue de la phénoménologie, l’éclat des phénomènes gagne à être médité. Une amie me partagea à propos de mes rêves des accents phénoménologiques. Longeant les frontières du divin, nous pouvons trouver la sensation de traces, en bordure des phénomènes. Elle comprenait ce dont il était secrètement question. Reprenant la célèbre formulation de Virgile prêtée à Énée (sunt lacrimae rerum), il est possible d’affirmer qu’il y a les larmes au creux des choses. Le sacré est pour nous pathos de la stupeur qui après-coup est révérence, ce que les mots de Heidegger rendent par ceci  : « Le Sacré n’est pas sacré parce que divin ; c’est plutôt parce que selon son ordre il est sacré que le divin est divin »

Nous pouvons dire que l’attentivité aux phénomènes se prête à deux mots de Dante que l’on trouve au dix-neuvième chant du Paradis  : corto recettacolo (réceptable trop court). Nous ne pouvons contenir tous les étants en présence, toute cette présence qui nous effrite et nous prolonge ailleurs. La rencontre des phénomènes — et cela est particulièrement vrai des rêves — se veut une submersion à même un lac léthéen. À ceci près que le sacré prend ici l’un de ses sens. Le sacré se différencie du profane. Le sacré, on le retient des forces entropiques de l’oubli. Nous ne voulons pas nous sentir dans le monde comme dans une chambre claire ; ce serait tronquer la plénitude pour la platitude.

Une méthode phénoménologique sérieuse cherche à prendre le phénomène dans sa belle simplicité. Cela n’est pourtant pas si facile, tant certains modes d’accès sont privilégiés, quoique épuisés. Peut-être faut-il condamner le privilège absolu du visible. Le champ de l’expérience nous dit dans l’éclaircie qu’il y a des choses telles que l’inapparent. L’effet qu’une journée grise a sur nous est inapparent, nous le savons tous. En ce sens, il faudrait se concéder à d’autres modalités de l’expérience, si l’on entend concevoir cet inapparent. Certains éléments ne convenaient pas à une pensée visuelle et rationnelle qui ne voulait que trôner haute et seule dans les cieux. « Ce qui en nous est irrationnel, désordonné et violent, les anciens lui donnaient le nom de Titans  », tel que le disait Plutarque. Dans l’histoire de la pensée, c’est au moment où la poésie orphique et le platonisme se rencontrent que l’on fait sortir le genre humain du chaos de l’expérience. C’est à ce moment-là que l’on quitte la terre pour l’Olympe. La fuite du corps vers l’âme. Les orphiques étaient reconnus pour leur souhait éthéré lié à l’abandon du corps, ce qui renvoyait à la libération de l’élément titanique. C’est un ascétisme qui préfigure le christianisme, l’orphicos bios. Nos rêves, n’étaient-ils que cela sur le plan des phénomènes?

 

Un autre sujet nous éclairera peut-être. Heidegger, dans la conférence qu’il tint le 4 avril 1967 à l’Académie des sciences et des arts d’Athènes, avance que l’art est technè puisqu’elle repose sur un savoir, mais non pas une technique. L’artiste est quant à lui technitaï, mais dans un sens profond. Le savoir de l’artiste repose sur un regard préalable de la forme et de la mesure qui demandent à être donné. D’où vient ce regard, demandons-nous? Heidegger nous dit, sans d’abord s’attarder à la provenance de ce regard, qu’il a besoin de l’illumination. Celle-ci, il convient de l’entendre dans sa forme homérique, c’est-à-dire glaûkos, le turquoise scintillant qui caractérise la mer chez Homère, ou encore « cet éclat rayonnant des astres, de la lune, mais aussi le chatoiement de l’olivier ». Bref, le caractère du scintillant qui nous pénètre, auquel nous ne savons demeurer insensible, celui qui nous approprie. Pindare rend compte de ce caractère par la figure de la déesse Athéna dans la septième Olympique. C’est par l’entendement de cette illumination, du reste de son caractère discriminant des choses dans la limite qui est chaque fois la leur et que les Grecs nommaient la physis, celle dont Athéna rend compte, que nous saisissons un peu mieux le savoir de l’artiste à partir de la provenance de son regard. Le glaûkos de l’eau turquoise est ce qui, comme nous le lisons au fragment 64 d’Héraclite, est la foudre qui gouverne l’ordre du monde. Cette foudre est celle qui, en tant que faisceau de dards, comme la pointe de la lance, sépare les choses et les divise dans l’apparence qui se donne pour manifeste à nous.

Avec l’expérience des rêves, nous nous rapprochons de cela. Ce qui est énoncé n’est pas évident, mais n’oublions pas que nous donnons ordinairement crédit à des évidences qui n’ont pour nous guère à donner. Certaines choses s’énoncent patiemment, difficilement. L’Ontologie du secret de Pierre Boutang obéit à cette logique.

Le secret du glaûkos en est un de la liberté. La servitude volontaire ne le connaît pas. Son secret est en pratique notre habitation poétique, celle que l’on nous refuse, celle dont la modernité nous aliène. Heidegger conclut sa conférence de 1967 sur la quatrième Néméenne de Pindare  : « Et la parole vit bien au-delà des actes, si seulement par la faveur des Grâces, la langue va puiser dans l’abîme du cœur.  » Notre description concerne aussi cet abîme du cœur.

Quelque part durant les premières nuits de mars, une nouvelle communauté se présente sur la scène, avance masquée de ses plus beaux apparats. Le masque de peste du médecin prend à présent pour nous des traits étranges et renouvelés d’un tragique. La communauté d’origine est dans le rêve, cela est certain. Dans le rêve, le chaos est à contempler. Le Faust de Fernando Pessoa déroule le tapis pourpre de l’onirique et de l’orphique. Contre l’agonie qui est dans le cœur des foules, l’aberrant défaits les fous totalitaires, dénoue la langue des rêves monstrueux.

Le sacré et le profane se disent avec Bataille sous l’horizon de certains phénomènes : «  Ce qui dans l’existence d’une communauté est tragiquement religieux, en formelle étreinte avec la mort, est devenue la chose la plus étrangère aux hommes. Personne ne pense plus que la réalité d’une vie commune — ce qui revient à dire de l’existence humaine — dépend de la mise en commun des terreurs nocturnes et de cette sorte de crispation extatique que répand la mort. » Au regard de l’extraordinairement troublant, l’Occident n’a pu se satisfaire de la non-résolution. L’un des caractères historiaux de l’Occident est ne pas avoir souscrit au tragique, se débattant pour sa propre mise en sécurité. Peut-être est-ce tragique dans un autre sens. Sexe et sacré, rêve et profane ; tout cela n’est pas étranger. Une autre citation du nietzschéen : « C’est dans la mesure où les existences se dérobent à la présence du tragique qu’elles deviennent mesquines et risibles. Et c’est dans la mesure où elles participent à une horreur sacrée qu’elles sont humaines. Il se peut que ce paradoxe soit trop grand et trop difficile à maintenir : cependant il n’est pas moins la vérité de la vie que le sang. » Dans l’éphéméride se recueillent les extases de grands bouleversements, presque des convulsions, au sein desquelles nous entrevoyons le sourire délirant et fou de la vie qui s’affirme au-devant d’elle-même. La VIIIe des Pythiques de Pindare le confirme en ces mots : « Est-ce quelqu’un? Est-ce personne? Le rêve d’une ombre, voilà l’homme. ».

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Porter notre regard sur le pathologique https://www.delitfrancais.com/2019/11/19/porter-notre-regard-sur-le-pathologique/ Tue, 19 Nov 2019 17:05:07 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=35081 Entretien avec le psychanalyste et essayiste Nicolas Lévesque.

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Le Délit (LD) :  Nicolas, merci de me recevoir à ton bureau. Peux-tu te présenter à notre lectorat?

Nicolas Lévesque (NL) : Oui, bien sûr. J’ai 45 ans et je pratique la psychanalyse depuis vingt ans. J’ai une maîtrise et un doctorat en psychologie, mais la philosophie et la littérature m’ont toujours accompagné ; il m’a toujours semblé que la seule formation clinique était insuffisante. J’ai été éditeur au groupe Nota Bene. Je suis père, aussi, et cela influence beaucoup ma pratique.

LD : Pourquoi ce nouveau livre [Phora : sur ma pratique de psy]?

NL : C’est un livre venu après un arrêt d’écriture. Il n’était pas nécessaire. Il me semble que l’on doive écrire certains livres afin d’être porté quelque part, afin de ne plus avoir besoin de les faire. Phora est peut-être mon premier livre sans aucun but, sans aucun sentiment de devoir. Il vient d’ailleurs ; c’est peut-être mon premier livre de maturité [rires, ndlr]. Il a coulé tout seul. C’est celui ayant -— de loin — été écrit le plus rapidement. Ce fut assez étrange, comme si je m’étais délaissé de tout ce que je m’imposais. Ce livre fait place à des témoignages sur ce que nous sommes, sur notre rapport à la vie.

Je suis psychanalyste depuis une vingtaine d’années. L’expérience du divan est singulière. Au moment de l’écriture, je n’avais rien à forcer puisque je savais bien que ce que je vivais avec mes patients se suffisait en soi. Il m’a semblé que de témoigner de cela méritait de prendre place dans l’espace public. Je me suis posé sur des témoignages sans chercher à les expliquer, en mêlant mon héritage théorique et pratique.

LD : J’ai noté, en toutes lettres, au milieu de ton livre, qu’il s’y dessinait effectivement une maturité, tant dans la pratique que dans la théorie. En fait, j’ai noté ma surprise par rapport à une belle résilience, celle de se baigner dans le pathologique. Cela m’amène à te questionner à ce propos. Dans ton livre, il est question de s’abandonner — en quelque sorte — dans la pratique sans chercher à la techniciser. Pourtant, on décèle dans cette déclaration un certain jeu, une ouverture rusée au patient. Comment vis-tu ce jeu avec les patients?

NL : C’est une grande question. Il me semble que l’on se méprenne quant à ce que l’on comprend de l’ouverture. Ce n’est pas tant le partage de détails concernant notre vie qui importe qu’une disponibilité psychique et du cœur. J’essaye d’être le plus possible ouvert. C’est une ouverture qui contourne l’anecdotique. C’est plus profond que cela. Nous pouvons trouver pareil rapport dans l’écriture ; au fond, il y a des écrivains que l’on croit connaître intimement sans même qu’ils nous dévoilent leur quotidien. On passe par une autre voie pour s’ouvrir à un être humain. Les gens qui viennent ici sont dans ce rapport ; je n’ai aucune idée de comment certains de mes patients font leur lessive!

LD : Quel rôle tentes-tu de jouer par rapport à la place que devrait prendre selon toi la psychanalyse au sein de la société moderne? Te sens-tu responsable?

NL : La responsabilité est là depuis le début. C’est pour cela que ça transparaît dans le livre sans que je ne m’en sois aperçu. En exposant humblement ce que j’arrive à faire, je montre cette réalité elle-même imbriquée dans une réalité où persistent des inégalités. Par exemple, j’ai une pratique privée malgré le fait que cela ne fasse pas mon affaire. En même temps, la pratique publique ne fait pas non plus mon affaire. Le statut de la psychanalyse dans le public est épouvantable. On se trouve dans un impossible, doublement. Ce n’est pas grave, dans la mesure où je me suis évertué à bricoler une pratique. Ces solutions sont tout à fait insatisfaisantes sur le plan populaire, mais j’ai des patients de toutes les classes sociales. Au final, j’aide des gens tout de même, malgré le constat que certains ne peuvent pas venir aussi souvent qu’ils le devraient. Je préfère voir le verre à moitié plein. Cela dit, en termes de santé mentale, nous ne sommes même pas au début d’une réflexion politique sérieuse. À quand une prise de conscience?

LD : Tu soulèves la question de la prise de conscience, mais à quoi fait-elle référence pour plusieurs? Ce que l’on entend par cela aujourd’hui, cela consiste à peu de choses près en ceci : « Bon, d’accord. Vous êtes malade  ; vous n’avez je ne sais quel problème. Faisons du TCC (thérapie cognitivo-comportementale). » La réponse est donc un grand n’importe quoi. Aujourd’hui, où est la psychanalyse? Elle a pratiquement disparu des facultés de psychologie du Québec. Elle est en littérature, à l’extrême rigueur en philosophie. Il y a une tristesse au regard de ce constat. À quoi bon?

NL : Qu’elle soit en littérature, ce n’est pas rien. C’est d’ailleurs pour cela que je me suis réfugié dans la communauté littéraire. C’est comme si l’on avait brûlé la psychanalyse et que je me trouve à présent sur mon petit radeau. J’ai débarqué sur l’île des littéraires. Ce fut aussi l’histoire de mon père. [Claude Lévesque] fut professeur de philosophie et de psychanalyse. Il s’était fait l’ami des littéraires. Il n’avait pas sa place chez les philosophes.

C’est donc pour dire que la psychanalyse est en situation de refuge politique. C’est une discipline qui n’existe plus ; il en reste des morceaux, des vestiges et des réfugiés qui glissent un peu partout, mais elle n’a qu’une existence cachée. J’ai vu l’effondrement de cela — en quelque part la psychanalyse a perdu la guerre. Nous le savions. La mentalité technique et capitaliste de l’université de notre époque va de pair avec les approches qui ont gagné cette guerre — elles sont très américaines, d’une certaine façon. D’un point de vue québécois, tout l’héritage européen a été colonisé par tous les possibles de la psychologie anglo-saxonne. Cela même en français. Si, à McGill, l’on peut mieux comprendre cette situation, comment expliquer que partout au Québec l’héritage français et allemand s’essouffle. Il y a des guerres culturelles dont on parle peu.

Que la psychanalyse aille très mal, cela me dérangeait beaucoup durant mes premières années. J’étais scandalisé. Phora représente le contraire : au lieu de gueuler, j’ai témoigné. J’existe et je pratique la psychanalyse. C’est bien d’être scandalisé, mais il y a une résilience à faire et persévérer. Persévérer. Peu importe ce qui se passe, nous avons encore la liberté d’écrire. C’est encore possible, malgré la semi-dictature dans laquelle nous vivons.

LD : Il y a une perversité à ce pouvoir, tout de même. Ne penses-tu pas? Si l’on me dit : « Le TCC ne prend que six séances. » Nous voyons qu’il y a là, dissimulée, une sournoiserie temporelle. Les gens aujourd’hui sont à ce point pris dans un temps capitaliste, étouffés dans une économie des choses qui n’a que faire d’eux, que d’entreprendre avec sincérité et effort une activité demandant un minimum conséquent de temps ou d’argent s’avère infaisable. A fortiori, la psychanalyse demande ces deux choses. Très peu de gens sont prêts à cela et je les comprends. C’est donc pour dire qu’il y a un système qui, sournoisement, empêche certains foisonnements. Une étouffement intellectuel, peut-être — n’en demeure qu’un pouvoir pervers est à l’œuvre! En ce sens, pour revenir à ce que tu disais à propos de simplement faire et pratiquer la tâche que l’on se donne en montrant une résilience, n’est-ce pas un peu pour se consoler soi-même que l’on en vient à dire cela?

NL : Oui [rires, ndlr]. Je pense néanmoins que cela n’est pas seulement pour cela. Il en va aussi d’une critique des modes de résistance de la génération avant moi. Ils ont fait ce qu’ils pouvaient, mais je ne comprends pas que l’on n’ait pas cherché à mêler la psychanalyse à des institutions publiques — par exemple l’université. Pour moi, il était clair que l’on signait notre arrêt de mort. La philosophie qui quitterait l’université et le cégep ne pourrait pas survivre par la seule présence des colloques. Si elle le faisait, cela deviendrait des assemblées de Chevaliers de Colomb! La psychanalyse ressemble de plus en plus à un club de bridge. Certaines personnes défendent cela en avançant que les institutions dénaturent. Or, force est d’admettre que toutes les autres grandes disciplines traversent les époques en raison de ces mêmes institutions.

Il faut dire que le rapport de la psychanalyse aux institutions est assez fucké. Depuis Freud, elle a développé une sorte de paranoïa. De toute évidence, notre regard doit changer puisque les dégâts sont immenses : il n’y a aucune relève.

LD : Ce que tu dis se tempère par l’exemple de ton père. Il est pour moi l’un des plus grands philosophes québécois. Ceci dit, le nombre de ceux fréquentant depuis quelques années les bancs des universités et qui connaissent le nom de Claude Lévesque est presque nul. L’institution ne l’a pas sauvé. Pourtant, cet homme a une œuvre! Où se trouve-t-elle aujourd’hui? Aux archives nationales. Si l’on veut lire son excellent commentaire sur Nietzsche (Dissonance : Nietzsche à la limite du langage) —commentaire parmi les meilleurs qu’il m’ait été donné de lire à ce propos —, il faudra aller se procurer ce seul exemplaire disponible sur consultation seulement. Jouer le jeu des institutions ne l’a pas conservé dans notre mémoire intellectuelle.

NL : C’est vrai, tu as raison. Il faut dire que l’institution n’a pas remplacé le rôle subversif qu’il occupait. Il n’y a pas un autre Claude Lévesque qui a été engagé. Pour ma part, j’ai tenté de me servir de l’institution de l’édition afin de rééditer son œuvre. Cela dit, si mon père n’avait pas été professeur à l’université, il n’aurait pas influencé autant de gens — et nous n’aurions même pas cette discussion puisqu’il n’aurait pas pu publier! Un philosophe obscur dans les années 1970 n’aurait probablement pas pu publier comme il l’a fait.  Peut-être certaines revues se seraient risquées. Ce n’est pas certain. La question de l’institution, je me la suis posée toute ma vie, comme ce fut le cas pour mon père. Il n’y a pas de réponse claire. L’héritage de mon père demeure encore aujourd’hui à travers les nombreux étudiants ayant été marqués par lui. Vois-tu, il y a Alexis Martin qui s’apprête à faire une pièce sur Georges Bataille [à l’Espace libre]. C’est de mon père qu’il tient cela. Cette marque intellectuelle est présente chez plusieurs. L’Étrangeté du texte a eu une résonance. La faillite des institutions au Québec est plutôt à blâmer dans ce cas-ci, peut-être ; Radio-Canada a abandonné les intellectuels en sabrant la Chaîne culturelle avec une violence sans nom. Lorsque Levinas passait au Québec, il passait, par exemple, à la radio avec mon père. 

LD : Tu parlais tout à l’heure de cette américanisation de l’université québécoise. Contre cela, est-il possible de penser à une psychanalyse qui serait typiquement québécoise? La psychanalyse pourrait-il participer au combat de l’intégrité culturelle?

NL : Eh bien là, tu touches à mon grand fantasme! Je fantasmerais sur ça, oui. Je n’y crois pas tant, mais il faut rêver cette psychanalyse québécoise. Elle se mêlerait de la santé mentale d’une culture, d’une société, d’une mémoire — elle se réfèrerait à leur histoire, à leurs refoulements. La psychanalyse a ce potentiel et cela pourrait être la bougie d’allumage de toute une révolte pour un monde en santé. Le mot « santé » veut dire quoi? C’est peut-être au sens nietzschéen de la « santé » ; c’est une toute autre chose que la « santé » au sens capitaliste. Il y a toute une santé que nous avons perdue de vue. La société devrait être prise d’un autre angle. Toutes les questions sociétales peuvent passer par ce spectre transversal — pensons à la notion de toxicité que je mentionne un peu dans Phora. Tu pourrais très bien aller chercher un Heidegger écologiste et le faire dialoguer avec un psychanalyste par rapport à tout ce que la culture peut avoir de barbare lorsqu’elle cherche à tout dominer. Tout ce qui s’est passé dans les années 1960 et 70, il va falloir le refaire — et mieux.

J’ai l’impression que l’on sort des années 1940 actuellement.

LD : S’il devait y avoir une psychanalyse québécoise, encore faudrait-il reconnaître nos propres racines et abandonner la dominance d’autres mythologies. Te sens-tu prêt face à cette rénovation?

NL : Oui. J’essaye de le faire. La formation demanderait à ce que l’on accepte nos multiples héritages. Il faudrait les mettre sur des pieds d’égalité. Le Québec pourrait être un lieu où, contrairement à nombre d’écoles qui mettent de l’avant soit le père ou la mère, un assez bon mélange entre père et mère pourrait être développé. Ce caractère davantage plastique nous donne une opportunité.

LD : N’est-ce pas le cas au Québec, car il est pour nous moins question du père ou de la mère, que du prêtre [rires, ndlr]? Ironiquement, François Legault n’est-il pas de ce bon prêtre pour nombre de Québécois? On s’en gargarise.

NL : Ah! Effectivement [rires, ndlr]. Il a été élu sur le dos de la laïcité. Il professe une manière de s’habiller!    

LD : Pour te ramener à ton livre et à ta pratique thérapeutique. Quel est pour toi le sens de la santé?

NL : Comme je le dis dans mon livre, le regard médical d’aujourd’hui se contente de regarder le dernier maillon de la chaîne, c’est-à-dire le symptôme. Si l’on remonte le maillon, la psychanalyse nous dit que l’on doit regarder du côté de la famille. Cependant, on n’a pas assez dit qu’il fallait remonter plus loin, vers l’autre maillon. Nietzsche parlait de maladies culturelles. Il parlait prophétiquement de l’Allemagne malade. Freud fut bien moins perspicace à ce sujet, il faut le dire. Si l’on lit ce dernier avec Nietzsche et Marx, il est possible de faire de la psychanalyse un traitement au monde malade du capitalisme. Ce que la psychanalyse dit de la maladie peut nous aider à combattre cela. En ce sens, pour répondre à ta question, la santé est pour moi un combat nécessairement sur toutes les scènes ; de l’intimité à la place publique. C’est pour cette raison que je tente de mener mon combat sur toutes ces scènes. Un ministre de la santé ne parle jamais de toutes ces choses. Ce réductionnisme est extrêmement dangereux.

LD : Tu mentionnes Nietzsche. Pour lui, une Kultur consiste en un composé pathologique de maladie et de santé. Tout est une question de disposition et de tension. Au fond, le présupposé demeure néanmoins le même de par-delà ces dispositions : une identité est une composition pathologique. Que penses-tu de cela?

NL : Je suis assez d’accord avec cette vision fondamentale. Il ne peut y avoir de réponse aux grands impossibles que de manière névrotique. Toute formation suit cette logique, qu’elle soit psychologique ou artistique, par exemple. L’impossible n’est pas réalisable : l’on ne réussit pas sa propre personnalité. Nietzsche nous permet d’apprécier cela lorsqu’il avance l’inexistence de l’essence d’une chose. Il n’y a pas d’accès direct et pur au réel. C’est pour cette raison que notre rapport à l’absolu est nécessairement névrotique. En ce sens, cela change la donne de ceux qui se disent en santé. La société contemporaine pose une prétendue dichotomie entre ceux qui souffrent de problèmes de santé mentale et ceux qui sont en santé. Cette catégorisation est fausse et même dommageable. La psychanalyse est la seule approche en psychologie qui nous permet d’aborder la transversalité de la maladie ; tout le monde est malade. Lorsque je dis cela, cela m’amène à dire autre chose : les malades ne le sont peut-être pas autant que l’on veut bien le croire en les différenciant des « autres ». Il ne faut pas nier la souffrance des gens, mais ils ne sont pas sur une autre planète. Ils ne leur manquent pas un boulon ou je ne sais quoi d’autre.

Ce qui me fait peur en ce moment, c’est la possibilité d’un fascisme qui se cache sous l’économie et la science. Il me semble que tu partages également cette peur. Nous vivons présentement un fascisme doux qui tend à se radicaliser. La médicalisation systématique des enfants présentant un TDAH  (et le capital pharmaceutique généré) représentent une pente très glissante dans laquelle nous ne sommes pas loin d’une classification médicale des individus, à la manière de ce que mentionne Huxley dans Brave New World. Philosophiquement, cela ne tient pas du tout. On change des vies, on brise des vies, on enferme des identités dans ce système. Cette prétention du savoir m’effraie. Je préfèrerais que l’on accepte ne pas comprendre la folie, par exemple. Beaucoup moins de torts seraient faits.

LD : La psychanalyse dit que tous sont malades. Vrai. Or, dans le pathologique, au sens de pathos, c’est simplement l’« affect » qui devrait être entendu, qu’il soit ascendant ou descendant. Si l’on comprend les choses de cette manière, la psychanalyse a‑t-elle manqué à comprendre ce que l’on dirait positivement d’un « affect ascendant »? Nietzsche parlait de la « grande santé ».

NL : C’est une très belle remarque. Tu as tout à fait raison. Tu vois, par exemple, l’essayiste québécois Vadeboncoeur ayant fait un texte sur la joie ou même la grande colère. Quelque chose est manquant. Il faut dire que Freud n’était pas un poète. Il m’a toujours semblé que si l’on n’est pas en mesure d’expliquer ce qui va bien, alors le contraire paraîtra toujours obscur. Lorsque je donnais des charges de cours à propos de la psychanalyse, j’essayais d’expliquer l’amour à partir des mêmes concepts opératoires qui pouvaient décrire l’état psychotique. Lors de cet exercice, les étudiants se rendaient compte que l’explication des affects ascendants à partir des concepts propres à la maladie ne faisait ni queue ni tête. D’un autre point de vue, pouvons-nous vraiment réduire l’amour à un certain nombre de neurotransmetteurs? Peut-on dire cela sans pouffer de rire? Qu’est-ce qu’un organisme qui va bien? La psychiatrie n’a pas assez décrit ce qu’est la santé. Je te dirais également que dans le pathologique, c’est le « logique » qui a posé problème. La psychanalyse a été dupe du logos. Il m’a toujours semblé que les psychanalystes manquaient de formation philosophique, de sorte qu’il fut possible pour plusieurs de baragouiner des choses farfelues et à d’autres de les croire. Si tu n’as pas de formation philosophique, tu peux facilement te faire dévorer par Lacan, qui peut par ailleurs être lumineux. Les lacaniens, souvent, n’avaient pas lu tout ce que Lacan avait lui-même consulté. Parfois, ils vont citer Hegel. D’accord… mais d’où sors-tu cela? Par rapport à quoi? C’est un peu gratuit [rires, ndlr]. Il faut défendre la pensée, mais surtout les chemins de la pensée.

Qu’est-ce qu’un organisme qui va bien? La psychiatrie n’a pas assez décrit ce qu’est la santé. Je te dirais également que dans le pathologique, c’est le « logique » qui a posé problème. La psychanalyse a été dupe du logos.

LD : Penses-tu que tes patients vont lire Phora et jusqu’à quel point les as-tu gardés en tête?

NL : En fait, l’un de mes patients l’a déjà lu. Il m’a dit quelque chose qui m’a surpris. Ce qui l’avait le plus touché, c’était de s’être reconnu dans l’un des fragments alors que tous les fragments ont été mis au même niveau. Aucune hiérarchisation. Toutes les souffrances posaient là, au même niveau. Je n’y avais pas songé. Ça m’a sonné, puisque je vois effectivement les souffrances de mes patients de cette manière. Il faut faire avec ce qui est là.

Dans ma pratique, j’essaye de faire de même. Faire avec ce que j’ai. La vie intellectuelle de tout temps fut faite à la manière d’un braconnage, presque illégalement. Ce livre est lancé à la mer, ou sur une montagne à la manière de petits signaux de fumée. Il est pour moi insoutenable de ne rien faire. Ma pratique et mon travail intellectuel se complètent en cela. Si des gens peuvent s’asseoir en haut du mont Royal et regarder le monde s’écrouler, tant mieux pour eux. 

LD : L’une des choses qui m’intéressent le plus en philosophie, je la trouve chez Heidegger dans sa méditation de l’attente et de la sérénité. L’échec du rectorat et son engagement impensé avec les Nazis fut pour lui source de leçon. Il était précipité et chercha à s’attacher à la vague qui passait. Par la suite, force fut de constater qu’il fallait savoir attendre, mais cela sans attendre l’attente. Je sens cette sérénité dans ton livre.

NL : J’apprécie ce que tu dis. Voilà une jolie formule : « Il ne faut pas attendre l’attente.» Ce livre, je ne l’attendais pas. L’attente est source de mélancolie. D’ailleurs, l’un des plus beaux titres à mon avis, c’est celui de Maurice Blanchot L’Attente, l’Oubli. On pourrait peut-être dire que Phora est ma version 2019 de L’écriture du désastre.

LD : Si tu voulais amener les gens à réfléchir à la santé, quelles seraient tes recommandations littéraires?

NL : J’ai répondu en partie à cette question à la radio, puisque je suis malheureusement un des trop rares intellectuels qui y est invité. Eh bien, je dirais d’abord L’Écriture ou la Vie de Jorge Semprun. C’est un livre de maturité, hors des «limbes de la création littéraire», comme il l’écrit. Il a vécu les camps de concentration et cela l’a amené à écrire. Le savoir peut être une forme de limbes. On peut s’y perdre. C’est un livre à propos de la nécessité de partager notre souffrance et, tout à la fois, l’impossibilité de le faire. Les gens ne comprendront jamais. Cette tension est superbe dans le livre, entre les cendres sortant des cheminées des camps et la neige. Ce sont des mots à propos d’une sortie de l’enfer. Il ne s’agit pas seulement de «création», d’être créatif, mais de plonger, avec une écriture toute en lumière, dans ce qui est grave.

Sinon, un classique. Lettres à un jeune poète de Rilke. J’y suis revenu à plusieurs moments. On y voit que la solitude est davantage une solution qu’un symptôme. On pathologise souvent les solitaires. Or, la solitude peut nous soigner et c’est une chose que l’on comprend mal. Dans nos écoles, jamais un enfant n’est laissé à lui-même. Ce visage que l’on prête à la solitude peut nous rendre malade. L’enfant qui joue seul est peut-être un enfant qui va bien. C’est la même chose pour un adulte. Lire, écrire, marcher dans la forêt sont des choses que l’on fait seul. Voilà une forme de santé culturelle. Rilke est à ce propos un grand écrivain de la solitude.

Autrement, il y aurait Irvin Yalom. Il a écrit des fictions sur nombre de philosophes (Schopenhauer, Nietzsche, Spinoza). Au niveau pratique, je me suis inspiré de lui. Nous sommes tous en situation d’héritage, mais il faut savoir refuser les maladies dont nous héritons. Une société doit faire la médiation entre l’héritage et l’actuel, sans déborder ni dans l’une, ni dans l’autre. Il ne faut pas choisir entre le passé et l’avenir, entre la mélancolie et la fuite en avant. Aujourd’hui, notre monde est maniaque de cette fuite en avant. Il faut penser, mais aussi savoir tenir tête. 


« Celui qui se consacre à la vocation d’aider aujourd’hui l’être humain psychiquement malade, celui-là doit savoir ce qui se produit autour de nous. Il doit savoir dans quoi il se trouve historiquement. Il doit avoir chaque jour clairement à l’esprit que, partout ici, un déclin d’une lointaine provenance est à l’oeuvre, le destin de l’homme européen. » – Martin Heidegger

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Regard sur le pathologique https://www.delitfrancais.com/2019/11/19/regard-sur-le-pathologique/ Tue, 19 Nov 2019 14:36:53 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=35078 Les discussions concernant la santé mentale se sont multipliées depuis quelques années à McGill. S’il faut saluer nombre des revendications avancées de part et d’autre, l’entrevue présentée dans le Délit de cette semaine (pp.10–12) nous amène à réfléchir sur les causes plus profondes entourant la santé mentale. La santé, si nous la prenons holistiquement, doit… Lire la suite »Regard sur le pathologique

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Les discussions concernant la santé mentale se sont multipliées depuis quelques années à McGill. S’il faut saluer nombre des revendications avancées de part et d’autre, l’entrevue présentée dans le Délit de cette semaine (pp.10–12) nous amène à réfléchir sur les causes plus profondes entourant la santé mentale.

La santé, si nous la prenons holistiquement, doit être considérée dans ce qu’elle a de généalogique. On ne peut, par exemple, séparer le milieu dans lequel évolue un groupe et les marques profondes qu’il laissera sur eux. Prendre au sérieux la santé mentale demande à ce que l’on discute d’architecture, d’éducation, d’urbanisme, de socialité. Autrement, s’il l’on ne prend la santé mentale qu’au moment de son absence, lorsqu’on ne traite que des symptômes, toute prévention est impossible. Un regard sur le pathologique suppose un regard sur la prévention, c’est-à-dire sur toutes les conditions de possibilité amenant un corps à figurer tant la santé que la maladie.

Dans une société capitaliste et technique telle que la nôtre, cela revient à affirmer qu’un certain corps est promu, donc qu’une certaine santé mentale est mise de l’avant. Le système dans lequel nous évoluons demande à ce que notre attention réponde à des dimensions technologiques qui échappent presque totalement à nos propres capacités cognitives et économiques. Il inquisitione notre temps et notre énergie. Sans chercher de nous la bonne vieille culture agonistique de l’Antiquité, il ne parle qu’en terme d’efficience et de rendements. En quelque sorte, nous vivons dans une culture pour laquelle notre économie corporelle est celle d’une machine. Il n’est donc pas étonnant que l’on cherche à nous raffistoler suivant cette même logique.

Conséquemment, le réductionnisme machiniste tel que présenté actuellement par l’administration de l’Université McGill ne peut continuer. McGill comprend une division de psychiatrie sociale et transculturelle à la pointe de la recherche mondiale. Elle devrait donc être au fait des brillants travaux du Dr. Laurence Kirmayer, chercheur, professeur et directeur au sein de cette même division. Ses travaux en psychiatrie nous amènent — à juste titre — à considérer nombre de politiques qui pourraient être mises de l’avant l’administration, sinon par nombre d’universités québécoises. L’aspect culturel de la dépression ou des troubles d’anxiété généralisée pourraient être revue à neuf. Nous osons espérer qu’ils en prendront note.

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Dérouter l’ignorance du pays https://www.delitfrancais.com/2019/10/22/derouter-lignorance-du-pays/ Tue, 22 Oct 2019 15:50:04 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=34737 Entretien avec l’enseignant et auteur Patrice Lessard.

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Le Délit (LD) : Commençons par une courte présentation, nous qui nous connaissons. Patrice, qui es-tu?

Patrice Lessard (PL) : Comme tu le sais, mon emploi principal consiste à enseigner la littérature au Collège de Bois-de-Boulogne. Je viens d’une petite ville du Québec qui se nomme Louiseville, d’une famille de la petite classe moyenne —  upper lower class, mettons. Elle n’était pas nécessairement intéressée par la littérature. Il n’y avait pas de livres chez moi, pas de films, pas de musique. Je viens donc d’un milieu — tant ma famille que ma ville — pauvre culturellement.

Le Délit

J’écris depuis mes 20 ans et j’ai publié mon premier livre (un recueil de nouvelles) sous le titre de Je suis Sébastien Chevalier en 2009, donc à la fin de la trentaine. Depuis, j’ai publié sept autres livres ; à propos du joug est le dernier de cette liste, mais j’avais commencé à l’écrire il y a longtemps.

Mes premiers romans se passaient au Portugal, donc la question du Québec et des Québécois était abordée par la bande. Il me semble que j’avais un peu besoin de m’évader du Québec à cette époque-là. J’y suis revenu dans mes derniers romans et c’est dans À propos du joug que j’attaque de manière assez frontale tout ce qui me dérange ici.

LD : À propos du Joug, qu’est-ce qui a changé pour toi entre les premières esquisses de 2003 et maintenant?

PL : En ce qui me concerne, la question du racisme en 2003 était très périphérique. Je n’y croyais pas, pour tout dire. Elle ne me frappait pas. Il me semble qu’à l’époque, j’étais beaucoup plus indépendantiste. Cela dit, je n’étais pas nationaliste et ce qui me désolait, c’était que l’on n’arrivait pas à créer un pays. Dans les dernières années, il s’est révélé difficile de réfléchir à l’indépendance du Québec sans que des voix anti-immigration, se gargarisant à la laïcité afin d’exprimer un racisme, ne se manifestent. En ce sens, par rapport à ce qu’était ce texte en 2003 — ce que la note d’introduction indique — se pose la question à savoir si je veux vraiment m’associer à tous ces connards, ces connards qui disent vouloir sauvegarder la langue française alors qu’ils sont incapables d’écrire trois mots sans faire huit fautes. Sont-ce ces gens qui veulent l’indépendance du Québec aujourd’hui? Évidemment, c’est une généralisation complètement absurde, mais s’il était possible à une époque de fermer les yeux sur ce racisme, là, nous l’avons dans la face tous les jours. On le voit dans les réseaux sociaux, dans le Journal de Montréal, etc. Quand je pense le Québec et les Québécois, je me trouve forcément en porte-à-faux. C’est chez moi et il y a plein de belles choses ici, mais il y a aussi une espèce de honte et de peur qui me dit que je veux câlisser mon camp. Il est difficile de raconter ce sentiment-là sans tomber dans la généralisation.

À mon avis, les Québécois s’illusionnent beaucoup sur ce qu’ils sont, sur leur chaleur humaine, sur leur hospitalité. Lorsqu’on se promène un peu, on voit bien que de la chaleur et de l’hospitalité, il n’y en a pas tant que ça. C’est peut-être de ça dont je voulais parler dans le Joug. Il y a une importante distinction à faire entre ce que l’on fait et la perception que l’on peut en avoir.

LD : As-tu l’impression d’avoir suivi le modèle d’un Roland Barthes et d’avoir dévoilé quelques mythologies québécoises?

PL : Non, pas du tout. Cela ne faisait pas partie de mes références. Je te dirais que l’auteur que j’avais en tête à ce moment-là, c’était Thomas Bernhard, un homme qui est pour moi un très grand génie de la littérature autant sur le plan stylistique que sur le plan du contenu. C’était quelqu’un qui était beaucoup dans l’exagération et la critique très amère de l’Autriche. Bernhard disait par exemple que tous les Autrichiens sont des catholiques et des Nazis. Je le lis souvent et j’ai l’impression que je pourrais reprendre des pans entiers de ses livres et changer « Autriche » par « Québec ». Récemment, j’ai découvert un auteur grec au nom de Christos Chryssopoulos. Il a écrit un petit livre très baroque intitulé La Destruction du Parthénon dans lequel il tient un discours sur les Athéniens et les Grecs. Là aussi, j’avais la même impression. Beaucoup de choses pourraient être transposées d’un espace à l’autre, notamment, cette grande frustration, cette grande colère complètement stérile qui ne mène qu’à des actes haineux.

Il s’est révélé difficile d’aborder une réelle pensée à propos de l’indépendance du Québec sans que des voix anti-immigration, se gargarisant à la laïcité afin d’exprimer un racisme, ne se manifestent

LD : As-tu l’impression d’avoir interrogé cette colère-là ou d’en avoir simplement fait le constat? Je m’explique. Si, effectivement, les auteurs que tu mentionnes ont remarqué une grande haine, une grande misère, n’as-tu pas l’impression qu’à force de n’en dresser que le constat, on en oublie les causes? Cette colère, l’on peut la voir de par le monde : il y a une hausse des discours de l’extrême-droite, il y a une hausse des discours opposés à l’immigration et les mouvements fascistes sont en croissance. Pourquoi? Quelles sont les conditions de possibilité d’une telle croissance? Ils n’apparaissent pas ex-nihilo.  Laisse-moi éclaircir ma question : à force de constater la colère sans en chercher la racine, n’abandonne-t-on pas les « fâchés mais pas fachos » à cette haine qui capte leur colère?

PL : Écoute, c’est possible. Je ne suis pas sociologue.

LD : Non, ton rôle est peut-être plus important.

PL : Non, je ne dirais vraiment pas ce genre de choses. Je te dirais que j’ai beaucoup de mal à comprendre qu’après le désastre que les idéologies haineuses ont représenté au 20e siècle, certaines personnes soient à nouveau en train d’en faire la promotion. C’est d’une absurdité. Ce sont des idéologies de l’ignorance. Lorsque tu regardes les Italiens à Montréal, personne n’a aujourd’hui de problèmes avec eux et on les dit bien intégrés. Pourtant, à leur arrivée, on les traitait comme des chiens, on les détestait, on les insultait. On fait la même chose avec les musulmans aujourd’hui.

Mon travail d’auteur est dans la fiction. Le Joug, c’est un gars qui se suicide parce qu’il se demande à quoi sert l’écriture. C’est une question que je me pose constamment. J’ai besoin d’écrire, j’ai besoin de m’exprimer, mais ça ne sert à rien. Personne ne nous lit. Tu sais, je lisais René-Daniel Dubois — il s’est souvent fait ostraciser dans les dernières années en raison de ses opinions champ gauche — et il disait qu’au Québec, les intellectuels sont muets et les artistes sont « tatas ». Pour beaucoup, c’est de cette manière qu’on les veut, ces intellectuels ou ces artistes. Lorsqu’une personne affirme quelque chose sortant du grand récit national, on ne veut pas l’entendre ; cela ébranle nos certitudes. C’est sur cela que j’ai voulu travailler. Je ne suis pas sociologue ; j’écris une histoire. Néanmoins, ce n’est parce qu’il s’agit d’une histoire que je m’en déresponsabilise.

Je n’écris pas afin de questionner la résurgence des mouvements fascistes.

LD : Je veux rappeler que l’épigraphe de ton livre est une citation de Cioran. Ne penses-tu pas qu’en poursuivant dans cette tradition — tu me permettras de soulever la critique — trop repliée sur elle-même, la littérature soulève d’emblée la question — trop peu souvent prise en compte — de ses motivations premières?

PL : Lorsque tu dis cela, tu réduis la littérature à un rôle que tu voudrais bien lui donner. Je crois que la littérature est souveraine. Je rappelle un truc bien important : j’écris de la fiction. Ce que dit le personnage du Joug, ce n’est pas ce que pense Patrice Lessard. Lorsque j’ai publié Le sermon aux poissons, on m’invitait en entrevue en me disant « Oui, mais Antoine…c’est un peu vous! ». Moi je leur disais que non. Antoine, il se nomme Antoine, déjà. Il vit au Portugal et ce n’est pas mon cas. Cela, ce n’est pas ce que la littérature a fait — c’est ce qu’on cherche à faire d’elle! On cherche à amalgamer le propos d’un narrateur à son auteur. Le narrateur du Joug, ce n’est pas moi ; il faut s’enlever cela de la tête. Je ne me suis pas encore suicidé. Tu vois que j’ai une belle bibliothèque derrière moi et je n’ai pas jeté tous mes livres. Tout cela, ce sont des moyens et des motifs visant à créer des réflexions et des émotions chez les lecteurs. La littérature est souveraine. Elle n’a pas un rôle. Celle-là, c’est la littérature à thèse et c’est la pire. C’est celle qui défend les fascismes et les régimes totalitaires. Je ne veux rien savoir de cela.

LD : Si tu me permets de revenir à ce que je te demandais, il me semble que l’on se soit mal entendus. Je t’ai interrogé à propos des motivations premières de la littérature, non de ses finalités pratiques. Évidemment que la culture ne doit pas être un produit, évidemment que la culture ne doit pas suivre un programme politique et s’embrigader. Cependant, cependant. Elle comporte tout de même des finalités qui se dévoilent a posteriori. Lorsque tu as des auteurs nationaux — je pense notamment aux « Trois couronnes » toscanes (Dante, Bocage et Pétrarque) que tu as pu m’enseigner —, ces trois auteurs-là se sont révélés sans l’avoir voulu l’union d’une certaine communauté. Cela s’est matérialisé par la suite, cela n’était pas dans leurs intentions. Cela n’est certainement pas comparable à nombre d’auteurs nazis durant le troisième Reich. Ils ne cherchaient pas à créer artificiellement quelque chose. Néanmoins, ils ont tout de même, cela de manière non téléologique, créé un peuple, un sentiment d’appartenance. Et il y a une beauté à cette appartenance. C’est une appartenance libre, qui n’est pas contrôlée par un État ou encore un pouvoir politique. Une appartenance qui donne par ailleurs envie qu’on la rejoigne — ce qui manque au Québec. Qu’a‑t-on envie de rejoindre au Québec?

 

PL : Je pense qu’il y a un travail de sape depuis aussi longtemps que le Canada existe, mené conjointement par l’Église et les gouvernements, visant à ce que les discours des intellectuels et des artistes soient systématiquement déconsidérés. Il me semble que c’est pour cela que ce que disent les auteurs n’a pas beaucoup d’importance pour nombre de Québécois. Après, I do my shit. C’est tout. Je ne peux rien faire d’autre. J’essaye d’être fidèle à moi-même et de demeurer authentique dans mon travail de création. Je n’ai pas d’objectifs nationaux. Je peine à croire que cela puisse être bénéfique, que cela puisse rallier. J’ai l’impression que lorsque Gaston Miron écrivait L’homme rapaillé, c’est justement parce qu’il le faisait de manière authentique et avec tout son talent qu’il en est sortit quelque chose. C’est la même chose pour Hubert Aquin, Réjean Ducharme et Michel Tremblay. À côté de toi, il y a deux livres sur la table empruntés à la bibliothèque. Ces deux auteurs n’entrent pas dans le grand récit national. Pourtant, ils ont écrit des trucs marquants. Neuf jours de haine de Jean-Jules Richard se passe durant la Deuxième Guerre mondiale où Richard était engagé volontairement. Or, pour un Canadien français, s’engager était considéré comme une forme de trahison. On disait que la guerre en Europe, ce n’était pas de nos affaires. Six millions de Juifs, et ce n’était pas de nos affaires. Bref, il ne rentre pas dans le grand récit national et on ne le lit pas. Mais ce gars-là, he was doing his fucking shit. Avant le chaos d’Alain Grandbois, c’est un pur chef‑d’œuvre. Je ne me souviens pas avoir lu un auteur québécois m’ayant tant marqué depuis Réjean Ducharme lorsque j’avais 20 ans – quoique je ne suis plus vraiment capable de lire Ducharme aujourd’hui. Lorsque je dis que la littérature est souveraine, c’est dire qu’il y a quelque chose, un moment donné, qui t’anime. Ce quelque chose peut faire partie d’un projet, être en lien avec tes convictions — chez certains auteurs cela fonctionne. À certains moments, il faut pouvoir s’engager et prendre position. Ma position, elle peut difficilement aller plus loin qu’elle le va dans le Joug. Je maintiens et maintiendrai toujours écrire de la fiction.

LD : Sans t’engager personnellement, j’aimerais que l’on prenne la peine de s’attarder à certains passages ou éléments du Joug. As-tu l’impression que paradoxalement, malgré lui peut-être, ce texte s’insère dans le récit national? C’est-à-dire qu’il est dans la production de constats d’échec — c’est l’échec constamment reconduit.

PL : Absolument. C’est pour cela qu’il y a toutes ces références à Hubert Aquin. C’est un texte paradoxal. Ce sont deux narrateurs qui se retrouvent devant le même constat d’échec quant à l’écriture d’un roman   national, cela alors qu’il en résulte un texte d’un roman qui parle de nationalisme, bien qu’il ne soit pas un roman nationaliste. Je ne sais pas jusqu’à quel point tu as peut-être relevé ces passages-là, mais il y est dit une chose et son contraire.

 

Le nationalisme n’en est lui-même pas à une contradiction près. On le voit tous les jours. Tout à l’heure, je te mentionnais que lorsque l’on affirme que les Québécois sont racistes, on nous répond que c’est partout pareil. Alors que, en continuant la discussion, en pointant ce que les Québécois font, on affirme d’emblée que cela n’est pas raciste. Ici, cela ne serait pas pareil comme ailleurs. Dans la même conversation, on dit donc une chose et son contraire! Ce serait partout pareil, mais ici cela ne serait pas pareil. Puis, je ne sais même pas jusqu’à quel point les gens qui disent cela ont tort. Ils ont peut-être un peu raison. Si c’est le cas, c’est paradoxal.

Je ne serais pas capable de résumer le roman en quelques phrases. La note du début signée P.L. — ce qui pourrait bien signifier Pascal Lamartine —, bien qu’elle soit totalement fictive dans sa prétention au patriotisme, signifie l’impossibilité pour moi d’un discours patriotique. Cela dit, ce paradoxe déroutant qui ne se rapporte pas à quelques lignes de force remplit un objectif.

LD : J’aimerais te demander. Patrice, quel est ton joug? À quoi appartiens-tu? Tu affirmes que la littérature est souveraine — nous pouvons être en accord là-dessus —, mais si elle l’est, c’est bien qu’elle approprie. Il y a des gens qui se font ravir par elle, pour de bonnes ou mauvaises raisons. Par quoi te fais-tu approprier? À quelle logique obéis-tu? Je me permets de te poser cette question, car elle figure en tant que déclaration dans ton livre : « À chacun son joug .» Il y a cette idée remontant à Kant, métamorphosée sous les méditations de Heidegger et rapportée au Québec dans les multiples essais d’Alain Deneault que l’on ne domine pas les mots, mais que l’on peut décider de ceux qui nous dominent.

PL : C’est une question difficile. J’ai l’impression que souvent, j’abdique une part de ma liberté parce qu’il faut gagner sa vie. Mon joug, c’est peut-être celui-là : j’ai bien du mal à me faire dire quoi faire et quoi penser. J’essaye d’être le plus fidèle possible à mes convictions, mais parfois nous n’avons pas le choix de les laisser de côté afin de survivre. Si j’étais complètement libre, je ne travaillerais pas et je n’habiterais pas ici. Ce qui ne veut pas dire que je déteste ce lieu ou mon travail. En vieillissant, j’ai l’impression d’avoir besoin toujours davantage de temps, alors que forcément, puisque je vieillis, il en reste de moins en moins.

Ce que tu dis va un peu dans le sens de ce que je disais. Il y a ce proverbe qui dit entre deux maux, on choisit le moindre. Entre la clochardise et l’enseignement au collégial, j’ai choisi le deuxième. Or, si j’étais vraiment fidèle à mes convictions, je serais clochard.

LD : Dans un autre registre : que penses-tu du sport? Je te connais une passion toute particulière pour cela.

PL : Nous parlions de paradoxes, en voilà un (rires, ndlr). Je suis un grand admirateur de la NFL ; je passe ma vie à regarder des émissions associées à cela. C’est du divertissement et nous en avons besoin. Dans À propos du joug, ce que j’essaye de dire — et encore une fois je rappelle qu’il est difficile de réduire ce texte-là à des lignes de force — tient dans un certain paradoxe. Lorsqu’il n’y a rien d’autre dans ta vie que le hockey — ce dont on a un peu l’impression au Québec —, tu te retrouves avec une abondance de partisans et aucun lecteur. Le sport se rapproche de ces moments où l’on regarde un film ou une série, ces moments où l’on s’abrutit.

 

Au Québec, on manque de lecteurs. Les gens qui lisent Louise Tremblay‑d’Essiambre ne sont pas des lecteurs. Si tu lis Michel David ou Louise Tremblay‑d’Essiambre, c’est parce que tu n’as jamais rien lu d’autre. Tu sais, un truc que je dis tout le temps — et je te l’ai probablement déjà dit d’ailleurs —, notamment à propos de Jacques le fataliste et son maître, c’est qu’il me semble qu’à la base de la consommation du divertissement, peu importe qu’il soit de haut niveau ou du sport-spectacle, il y a l’enjeu du plaisir. C’est de la grande généralisation, mais je conçois deux grands types de plaisir. Il y a celui de la reconnaissance, c’est un plaisir naïf. Tu vas aller voir une comédie romantique parce que tu sais bien que tu vas reconnaître tel type de pattern ou tel autre, cela car elles sont toutes construites de la même manière. Tout le monde raffole de Game of Thrones, mais cela reste des osties d’histoires avec des dragons. À l’opposé, il y a un autre plaisir beaucoup plus fécond. C’est celui de la déroute. Être dérouté par un texte. Quand tu lis un livre ou encore que tu vois un film, une pièce de théâtre ou un spectacle de danse, et que tu te dis « what the fuck », cela en même temps que tu te forces le cul afin de comprendre, il y a quelque chose de vrai qui se passe. Quelque chose d’important, même. Lorsque je dis qu’il n’y a pas de lecteurs au Québec, je veux dire qu’il y a beaucoup trop peu de lecteurs qui acceptent de se soumettre à la déroute.

Il y a ce proverbe qui dit entre deux maux, on choisit le moindre. Entre la clochardise et l’enseignement au collégial, j’ai choisi le deuxième. Or, si j’étais vraiment fidèle à mes convictions, je serais clochard

LD : As-tu des suggestions de lecture pour ceux s’intéressant à la littérature québécoise ou encore à la déroute?

PL : Au Québec, il y a forcément David Turgeon. C’est à mon avis le meilleur auteur québécois — ajoutons vivant car il semblerait que l’on doive respecter les morts. Le continent de plastique est un pur chef‑d’œuvre. Simone au travail, aussi. Son dernier portant sur le style de Genette, même chose. Il y a quelques années, j’ai vraiment adoré le roman d’une autrice québécoise du nom de Dominique Scali. Je te parlais tout à l’heure d’Avant le chaos de Grandbois.

À l’étranger, disons Thomas Bernhard. Littérature peut-être un peu plus exigeante. Il a écrit une trilogie que j’aime beaucoup : Des arbres à abattre, Maîtres anciens, Le Naufragé. Ce sont des textes qui peuvent se lire indépendamment, mais ils portent des voix similaires. Le Naufragé parle de musique classique, notamment à travers la figure de Glenn Gould. Maîtres anciens, de peinture. Des arbres à abattre, de théâtre. S’il faut en nommer un autre, je te dirais le Français Tanguy Viel. Sur le plan stylistique, c’est impeccable.

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Une culture qui souffre de nos égarements https://www.delitfrancais.com/2019/10/22/une-culture-qui-souffre-de-nos-egarements/ Tue, 22 Oct 2019 15:07:59 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=34701 Qu’est-ce que la culture? Au fond, voilà une question dont on suppose la réponse comme allant de soi. Ceci dit, pourrions-nous vraiment y répondre? Si l’on vous demandait de décrire en quelques lignes la culture, sans que ne vous soit accordée la possibilité d’énoncer maints exemples, ne vous en tenant qu’à l’expérience que vous en… Lire la suite »Une culture qui souffre de nos égarements

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Qu’est-ce que la culture? Au fond, voilà une question dont on suppose la réponse comme allant de soi. Ceci dit, pourrions-nous vraiment y répondre? Si l’on vous demandait de décrire en quelques lignes la culture, sans que ne vous soit accordée la possibilité d’énoncer maints exemples, ne vous en tenant qu’à l’expérience que vous en avez vous-même, que diriez-vous? Le malaise pointerait son nez, sans doute.

Si l’on s’en tient à l’imperium du mot, l’on comprendrait peut-être que la culture ne peut se résumer aux grands arts d’un peuple, ni à ses traditions ; ceux-ci ne sont au mieux que ses manifestations. La culture, étymologiquement, n’ose signifier que l’une des choses les plus élémentaires au sein d’une communauté : prendre soin. La culture, en ce sens, ce sont ces choses desquelles nous prenons toutes et tous soin.

S’il nous fallait accepter cette définition, quel jugement se permettrait-on de porter envers la « culture » québécoise? Certains cas d’école montreraient les limites des soins portés à celle-ci.

Le cas d’Amazon est l’un des milliers de fragments de cette crise. Autant les entreprises étatiques — l’on pense ici à tous les autres géants du Web — peuvent être perçues comme une cause à cette marchandisation de la culture, autant serait-il plus juste de les voir comme conséquence de ce manque de soin pour notre littérature. S’il est vrai que ces multinationales ne sont que l’expression de la crise sévissant dans notre société, leur omniprésence met un frein à ceux et celles qui prendraient peut-être soin d’une culture québécoise, n’eût été la facilité que donne les multinationales à s’en gaver. Ainsi, l’on se retrouve dans un cercle vicieux, où les bonnes intentions se perdent dans l’abêtissement créé par le réseau numérique de la vente de « culture ».

Pourtant, cela n’est dire qu’une part d’une situation bien plus large. En cette crise identitaire renouvelée, peut-être serait-il de circonstance de considérer les gouffres pratiques immenses qui séparent un produit culturel d’une oeuvre culturelle, une consommation d’une participation. Collectivement, c’est sur notre manière de cultiver que nous devons réfléchir.

La culture d’une chose est à la fois l’apprentissage et le souci de celle-ci. Ou plutôt, pourrions-nous parler d’une connaissance incorporée. En se vouant, par exemple, à la littérature québécoise, il n’est pas interdit de croire que l’on puisse développer une sensibilité aux gens concernés par celle-ci, voire que l’on sache prendre mieux soin de nos semblables. En ce sens, le rôle des créateurs et créatrices est architectonique.

Laissons-nous donc, lectrices et lecteurs, quelques pages afin de considérer la mesure d’un peu des miettes de notre culture québécoise. Aussi minuscules soient-elles dans la masse littéraire, il n’y a que nous qui puissions en prendre soin.

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O Fortuna https://www.delitfrancais.com/2019/10/08/o-fortuna/ Tue, 08 Oct 2019 13:09:19 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=34577 Triste inadéquation entre musique et danse aux Grands Ballets.

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Les Grands Ballets Canadiens proposent du 3 au 19 octobre 2019 une adaptation de la célèbre composition de Carl Orff, Carmina Burana. Le chorégraphe roumain Edward Clug y présente une chorégraphie rompant avec la musique qu’elle est censée célébrer. Retour phénoménologique sur une adaptation qui, bien que globalement formidable du point de vue des artistes, a manqué au niveau chorégraphique.

Danse et musique

La danse est un art déduit du mouvement de la vie humaine. Elle est l’une des définitions incarnées de la maîtrise. Ce n’est pas ce qui manquait au spectacle. Les limites de l’interprétation symbolique de Clug se faisaient sentir dans les gestes décidément décalés des danseurs par rapport à la musique. Une tout autre musique à la même symbolique aurait parfaitement convenu à la maîtrise de la distribution. On ne pourra certainement pas en vouloir à la cantate d’Orff. De la même manière, on s’attendrait à ce qu’une chorégraphie suive la musique des cantates de Vivaldi.

En vérité, les gestes manquaient cruellement à leur devoir envers la musique qu’ils devaient par ailleurs célébrer. Nous sentions presque deux courants différents, chacun tentant de nous ravir à leur attention. D’une part, les gestes nous appelaient à prolonger la chorégraphie, tandis que la musique nous appelait à des hauteurs desquelles les gestes n’étaient que les rares invités. De surcroît, le plus terrible était peut-être les souffles contraires auxquels nous conviaient les différents arts croisés.

Sasha Onyshchenko

Danse et chair

Cela dit, la danse pouvait — prise en elle-même — suffire d’une certaine manière. Tapis dans un grand cercle rituel, la lumière déclinait le rouge et le noir d’une manière grave. Il y avait le tragique du gigantesque anneau s’abattant sur tous dans le son des cuivres. La mise en scène relevait bel et bien des textes profanes desquels sont tirés Carmina Burana.

Le rapport des rapports était sacralisé entre les sexes : Homme et Femme — deux régimes de corps aux grâces différentes et répétées. Nous sentions une altérité des sexes en tension, en même temps qu’une fusion des sexualités. Le prodige de ces corps narguait la vieillesse des spectateurs ; que pouvaient-ils tous penser? Peut-être y trouvaient-ils une enceinte de résonance dans laquelle la mémoire de leurs muscles ternes s’excitait à nouveau.

Il y avait de l’étonnant à voir ces corps masculins joncher les bras des femmes. Moi qui n’aie grandi qu’avec des femmes, j’ai toujours su que la prétention « masculine » à la force — armée de la « Raison » — n’était que l’expression pathologique d’insécurités que l’on peine à saisir. L’étonnant consistait donc à rétablir publiquement ce que de nombreuses personnes connaissent dans leur intimité ; le dé-voilement de ce qui, pour plusieurs, va de soi. La caresse dansée de la main d’un homme sur le corps d’un autre apparaît hors de tout doute pareille à une beauté simple sur laquelle notre culture ne se permet que trop rarement l’indiscrétion du regard.

J’avais pour ma part le souffle court à la vue de tous ces corps ; Dionysos célébré à chacun de leurs pas. Le clair-obscur découpait des corps dont nous savions la chair ferme. Pareil à l’effet de la vague sur la grève, l’obscurité s’échouait sur des musculatures découpées par la répétition. La luminosité nous faisait croire qu’ils étaient nus. Il m’est venu à l’esprit un moment que la danse contemporaine que j’avais devant moi, lorsqu’elle s’éprenait enfin du chœur, avait les allures d’une orgie des âmes. Avec des chants chrétiens, il y avait de quoi faire. « Sors salutis mecum omnes plangite » (la chance accable un héros)!

Présenté à la salle Wilfrid-Pelletier jusqu’au 19 octobre.

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Quelques notes d’un marbre sacré https://www.delitfrancais.com/2019/10/08/quelques-notes-dun-marbre-sacre/ Tue, 08 Oct 2019 12:48:14 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=34555 Courte description phénoménologique de la chapelle Birks.

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En réalité, les membres de la famille sont, dans le meilleur des cas, aspirés simultanément (mais pourtant pas ensemble) par ce point de fuite que leur ouvre le royaume de l’irréel ou un monde qu’ils ne partagent pas, à proprement parler, avec personne (puisqu’eux-mêmes n’y participent pas vraiment.

Martin Heideger

Il n’est pas acquis que l’on porte attention aux lieux que l’on habite. Même, les habite-t-on vraiment, ou n’y est-on qu’en simple circulation? Un chanteur populaire nous disait que l’amour n’est quelque chose, mais plutôt quelque part. Quel crédit pouvons-nous accorder à cette maxime? Le temps de quelques mots, cherchons à prendre au sérieux l’habitation, celle que l’on oublie. Retournons aux rêveries qu’elle agite et insère dans les nombreux creux de notre chair. Sans prévoir à l’avance le détail de ce que nous y trouverons, nous n’en serons pas loin.

Une chapelle pour soi

Bachelard nous disait ceci : « Il faut donc dire comment nous habitons notre espace vital en accord avec toutes les dialectiques de la vie, comment nous nous enracinons, jour par jour, dans un ‘’coin du monde’’.  » Cela, il le comprenait par l’empreinte profonde laissée par l’espace. 

L’architecture, celle qui se témoigne dans la grande santé de notre chair, sait bien toutes les ruses qui habitent le corps humain. Prenez la chapelle de Birks de l’Université McGill. Celle-ci se joue de nos pathologies, les fait danser, cela car la texture mouvante des colonnes couvre admirablement les nuances de l’expérience que l’on peut en faire. Archi-tecture, la racine grecque des deux composantes du mot français se laisse entendre. Αρχη, le principe ou encore le commencement. Τέκτων, ce qui couvre. Loin de contenir le sens du mot, n’oublions pas que τέκτων est également dit de la maîtrise des grands poètes, occurrence que l’on retrouve dans les Néméennes (5.49) de Pindare. En ce sens, l’on comprendra l’aspect enveloppant, appropriant. Qu’est-à-dire?

Ce dont il s’agit, c’est moins la description d’un bâtiment dans ce qu’il pourrait avoir de pittoresque, non plus qu’il soit question de quelques intérêts historiques. Il nous faut dépasser ce genre-là. Ce dont nous cherchons à retrouver les chemins sur ce papier, les vertus premières de ce qui nous approprie en un éclair, peut-être l’éprouverons-nous dans les rêveries par lesquelles le séjour d’un lieu nous couvre.

Dans la chapelle, selon les heures de la journée tombante, la douce solitude humaine contraste avec l’affairement de nombre de formes. Selon les heures, dans cette chapelle recueillant en elle le crépuscule, des ombres construisent des murs. L’imprécision salutaire du rêve se satisfait soudainement des colonnes figées.

Je lis cette chapelle selon les gravures qu’elle tatoue un peu partout sur mon corps. Un épiderme, cela doit se sentir – la sensibilité s’exerce. Valéry disait dans le poème du Cimetière marin que notre présence est poreuse. Encore faut-il souligner l’immédiateté de la texture du réel.

La « topo-analyse » dont parlait Bachelard dans La poétique de l’espace, cette discipline de l’habitation regroupant psychologie descriptive, psychologie des profondeurs, psychanalyse et phénoménologie, ne manque de nous montrer les belles lettres de notre intimité quotidienne. Cependant, la méditation d’un lieu religieux suppose une intimité d’un autre genre, en cela que l’on ne peut confondre le quotidien avec le sacré.

Hormis que le sacré et le profane se confondent selon les lieux et les époques. La répartition du clair et de l’obscur me donne, non pas l’impression d’une vision, tant s’imprègnent entre mes doigts des ombres fuyant la lumière. De temps à autre, un passant s’aventure plein de ses indiscrétions, me rappelant que la mer dans laquelle mon corps baigne, happé de minuscules bastions poissonneux, est tributaire de la solitude que le secret veut bien m’accorder. Il y a des mots de Valéry. On peut dire que la méditation «  transporte de la rive des ombres à la rive des choses », cela afin que «  le vaisseau plein de rêves échoue sur les récifs de la veille ». Pareil à ce vaisseau, je m’échoue – gai de quelques voyages.

On remarque dans la chapelle qu’elle se donne à nous tel un lexique de géométrie. Des règles mathématiques y gouvernent l’agencement des lignes et des recoins, lignes et recoins que nous devons reconnaître comme droites. La charpente, à première vue, est l’œuvre d’un ingénieur. Or, c’est à un architecte, à qui l’on doit ce type de construction. D’autres rêveries habitent la tête d’un architecte, de sorte que, tranquillement mais sûrement, l’archi-tecture se révèle d’une logique différente. Des métaphores flottent ici et là, au fil d’une durée qui en vient à oublier la condition d’objet du lieu. Celui-ci n’est plus devant moi, non qu’il soit seulement autour de moi, car je suis en lui et lui en moi. Peut-être est-il question d’une «  géométrie rêveuse », pour autant que l’on se ferait le devoir de préférer la présence à la représentation.

Ces colonnes de bois qui, depuis le creux de la vieille chaise avec laquelle je me pose chaque jour de la semaine, structurent ma rencontre de l’imposant vitrail – foyer d’une légion de rayons qui joyeusement écorchent le granite des fondations – ne savent trop me dire ce que seront les nuances colorées de demain. Pourtant, dans l’attention que garantit ce rare royaume de silence, je ne sais que trop bien que mon lendemain ne manquera pas à sa promesse de beauté. Le sombre vernis du bois m’ouvrira à nouveau le passage de son monde.

Nous devons notre stabilité psychologique à ces sites qui le sont eux-mêmes. En ce sens, nous pouvons dire à notre manière des vers d’Éluard en chantant que lorsque les cimes de nos rêves se rejoindront, notre séjour aura un toit.

Héraclite

Éloge du silence

Mes sourires noyés dans la solitude du flanc des murs n’exigent pas de moi un mot à leur propos. Les réseaux sociaux dissimulent la joie que l’on peut ressentir à ne pas sans cesse chercher à convertir nos moments choyés en quelques gains sociaux. La solidité du lieu m’arrache d’un coup à l’urbanité anxieuse. Bachelard nous disait que « n’habite avec intensité que celui qui a su se blottir ». Le hasard reste ce par quoi nous échappons aux tendances totalitaires. Ne nous étonnons pas de la soif de vécu des dernières générations jusqu’aux prochaines.

Pour l’heure, cela m’inquiète peu. Je me confonds en des rêveries, cela dans le privilège que les antiques professeurs nommaient avec respect la contemplation. Bachelard disait que « dans ses mille alvéoles, l’espace tient du temps comprimé », car « l’espace sert à ça ». La vieille résonance confère aux pierres du lieu un autre temps des plus incertain. Un temps, il est vrai, dont je ne peux participer qu’aux ruines. Étrange spectacle que celui de côtoyer un autre temps, un temps décidément mort. Les constructions d’aujourd’hui ont peu à voir avec l’architecture. Existe-t-il seulement une âme qui veuille nous tendre quelques fibres de ce réel dont on s’accommode de nos jours qu’il soit si aseptisé, neutre dans le sens nihiliste d’une neutralisation. La chapelle se révèle tel le corps de mes songes.

On s’y réconforte d’un « silence spacieux ». Cela dit, le silence n’est jamais pour nous l’absence de son. Plutôt, le silence est cette couverture nous protégeant du bruit, de la cacophonie. Le silence nous interpelle par la beauté simple et nuancée de ses sonorités, elles qui se meuvent à courant feutré. Lorsque j’eus neuf ans, je lus dans un livre portant sur les monuments antiques que les Grecs connurent un savoir unique dans l’Histoire, celui des murmures. Dans le grand temple d’Artémis à Éphèse, l’on dit que les murmures d’un homme dans l’un des coins de la place pouvaient naguère circuler par-delà les hautes estrades. Certains de mes rêves d’enfant sont des échos à l’homme que je suis aujourd’hui. Souvent, la connaissance d’une telle maîtrise revient me hanter.

Lamentations de l’espace

Situation étrange, des chants grégoriens me rappellent parfois l’élasticité des pierres qui savent concéder à mes rêveries quelques espaces. La chapelle se fait un moment petite et tantôt me paraît-elle avec effroi si grande et imprenable. Tout bien considéré, cette parole se fait le tracé-ouvrant (der Aufriss) par lequel mes pathologies s’exercent. Dans la situation étrange, j’adviens à moi-même en ma propriété en pure porrection. Il y a la donation de ce qui m’est propre. Eu égard à cela, se parachève un destin que l’on me confie. J’y vois mes jours, compactes de marbre.

En ce secret, nous ne retrouverons guère des eaux sombres et profondes où l’effroi a entraîné tant d’autres, ni ne sommes-nous censés nous souvenir qu’existe dehors un ciel dans lequel on peut voler – les voûtes nous chuchotent plutôt, pareilles à des prières, l’élégance et la proximité de l’ascension, comme il est aussi vrai et curieux de considérer, sur la surface froide du sol, le réconfort de la posture qui n’a pas à craindre un instant d’être secouée.

Une part de moi demeure convaincue que la maîtrise de cette simplicité rare en laquelle consiste l’habitation du monde suffit à anéantir maintes démesures. À l’opposé, ce sont presque toujours aux idées que l’on doit les crimes. Wagner serait-il davantage sorti de son autisme intellectuel que je conçois difficilement que la moindre trace d’antisémitisme eût pu subsister. Cela se dit également du cas d’Eichmann – n’oublions pas que le supraliminaire du fonctionnaire se confond avec la pratique automate d’un système idéal n’ayant cure du réel et de ceux qui l’habitent. L’espace, en tant que l’un des « phénomènes originels » (Urphänomenen) desquels Goethe dit que lorsque les humains en viennent à les percevoir éprouvent, submergés, une crainte pouvant aller jusqu’à l’angoisse, est ce dont nous devons faire l’épreuve consciemment, c’est-à-dire par la méditation qui questionne ce qui doit être la vérité, le non-retrait de l’être.

En interlude, quelques mots concernant l’enracinement et le déracinement sauront faire voir sous un autre angle ce dont il est question. Dans ses Lettres de Muzot, Rilke affirme en 1925 une détresse : « Pour nos grands-parents encore, une ‘’maison’’, une ‘’fontaine’’, une tour familière, voire même leur propre habit, leur manteau, étaient infiniment plus — infiniment plus rassurants  ; presque chaque chose était un réservoir dans lequel ils trouvaient quelque chose de l’homme, dans lequel ils amassaient de l’humain. À présent, d’Amérique, proviennent et s’accumulent des choses vides et indifférentes, des pseudo-choses, des trompe‑l’oeil de la vie… Une maison, au sens américain, une pomme américaine ou un raisin de là-bas n’ont rien de commun avec la maison, le fruit, la grappe dans lesquels l’espoir et la méditation de nos ancêtres avaient passé…» Face à un monde qui se rétrécit, au sein duquel la choséité des choses se transforme malgré nous, que reste-t-il? Disons que la terre a peut-être une certaine primauté sur le ciel, en cela que la détresse s’éprouve bien plus douloureusement. Die Heimaterde, ou « la terre où peut avoir lieu l’expérience de la terre natale ». C’est le sol historial, le pays que nous fait habiter poétiquement le poète. Une langue, qu’elle soit française, allemande ou grecque, peut être dite bien plus Heimat qu’un pays de naissance. Le même engouement concerne le temple. L’Ereignis est ici en jeu, l’imaginaire se montre, cela est évident, et les racines, tout pointe vers elles. Gilles Vigneault nous dit notre Heimat lorsqu’il chante Mon pays c’est l’hiver.

Au terme des rayons du soleil, lorsque nus nous partageons la tendresse de l’autre, n’est-il pas sagace que l’on oublie que c’est à la grâce de ces mêmes rayons que nous devons la chaleur de nos étreintes. Je me demande parfois ce que serait la tendresse humaine sans l’éclat du soleil. Se pourrait-il que soit ancrée dans nos vies la litanie de nos résistances au monde?

Le temps se déchire et nous bifurquons vers un inconnu qui tarde à se nommer. C’est serein que chez nous résonne la parole de Hölderlin tirée des Titans (v. 1–3) : « Mais il n’est pas / temps. Ils sont encore / libres de chaînes. Le divin ne touche pas celui qui n’y a point part. »

L’évènement appropriant

L’aspect granulé à certains endroits soulève tout un tas de questions. Quelle sueur dût-on me léguer involontairement! Imaginez tous ces maçons, tous ces autres travailleurs sans qui les ressources du lieu n’auraient pu s’acheminer en pareille œuvre. Cela n’est pas mon affaire, mais je préfère rendre mon respect à ces inconnus d’une autre époque. Non, vraiment, nous ne sommes rien sans les larmes des autres, sans les souffrances sur lesquelles la contemplation peut vivre, ne serait-ce qu’un court moment. Pour le dire en un sens peut-être plus radical, le privilège qui s’abat ici, moi-même médiocride, ne peut qu’exiger de moi, aussi insidieusement qu’il m’appropria sans nul avis, un engagement assumé en vertu duquel, une fois la contemplation chose conclue, je dois à ma chair l’élévation de celle des autres.

L’interpénétration intime des choses mérite que l’on y accorde un moment. Après tout, notre ignorance ne l’a jamais empêché de creuser des vacuités dans nos cœurs. Au dixième épisode de la série documentaire L’Héritage de la chouette, George Steiner questionne avec Heidegger une question qui n’est pas sans nous jeter en plein tourbillon vertigineux : est-ce que l’économie pourrait s’installer à l’intérieur de notre grammaire, le mythe a‑t-il accompagné la grammaire? Heidegger répétait que la poésie était la langue dans son caractère le plus originel, le poète celui qui en disait la parole. Ce que Steiner, dans les traces d’Heidegger, nous amène à penser, nous pouvons le résumer à peu près comme ceci  : lorsque le mythe parle de tabous avec Œdipe, il le fait autour de la grammaire de la parenté. Fumisterie ou entente cooriginelle? Steiner cherche dans les conditions ontiques des premières civilisations le besoin du rêve, ce par quoi l’on aurait voulu rêver contre le réel. Qu’en est-il de notre chapelle?

La langue est liée intimement à l’Ereignis. Une discussion avec un Japonais dans l’Acheminement vers la parole de Heidegger portant sur le Koto ba, ce mot japonais pour « parole », nous invite à suivre ce qu’en dit la langue nipponne. Koto nomme le caractère ravissant de ce qui ravit. Heidegger le comprend alors comme « l’appropriement de l’éclaircissante annonce de la grâce ». La grâce, il faut l’entendre à partir de chez Sophocle, c’est-à-dire kháris. En tant qu’inclination bienveillante, elle est un puits d’où jaillit ce qui nous approprie. Nous nous rapprochons donc du Koto ba. Il est question d’une grâce dont l’inclinaison bienveillante, de par le caractère appropriant de l’éclaircissant qui n’est qu’une inclination bienveillante, s’entend comme « parole ». Ce qui, depuis le lointain, est porté en avant, c’est cela qui gouverne et c’est cela que l’on nomme liberté, c’est-à-dire les « pétales de fleurs issus de Koto ».

Heidegger parle d’une « faculté de se laisser habiter qui éveille et assure constamment des possibilités plus originales d’habitation  ». Le penseur, dans la conférence « Bâtir Habiter Penser », affirme que « c’est seulement quand nous pouvons habiter que nous pouvons bâtir (bauen) ». Cette pensée pourrait paraître incompréhensible sans les ressources de l’allemand. « Bauen  » signifie la culture au sens du soin, ce qui présuppose, selon le mot du poète Hölderlin, habiter poétiquement. L’habitation n’est pas un comportement, elle dépend de l’Ereignis et de la ferveur concomitante que l’on voudra lui octroyer. Une longue citation indique ce qui est celé, voire masqué : « Partout on parle, et avec raison, de la crise du logement. On n’en parle pas seulement, on met la main à la tâche. On tente de remédier à la crise en créant de nouveaux logements, en encourageant la construction d’habitations, en organisant l’ensemble de la construction. Si dur et si pénible que soit le manque d’habitations, si sérieux qu’il soit comme entrave et comme menace, la véritable crise de l’habitation ne consiste pas dans le manque de logements. La vraie crise de l’habitation, d’ailleurs, remonte dans le passé plus haut que les guerres mondiales et que les destructions, plus haut que l’accroissement de la population terrestre et que la situation de l’ouvrir d’industrie. La véritable crise de l’habitation réside en ceci que les mortels en sont toujours à chercher l’être de l’habitation et qu’il leur faut d’abord apprendre à habiter. Et que dire alors, si le déracinement  de l’homme consistait en ceci que, d’aucune manière, il ne considère encore la véritable crise de l’habitation comme étant la crise? Dès que l’homme, toutefois, considère le déracinement, celui-ci déjà n’est plus une misère (Elend). Justement considéré et bien retenu, il est le seul appel qui invite les mortels à habiter. »

Il y a cette note manuscrite de Nietzsche utilisée nulle part, et qui pourtant occupe mes jours et mes nuits : Zeitenchaos des Traums (le chaos temporel du rêve). Par cette note, j’éprouve le sentiment euphorique que la réalité se déploie toute entière devant moi. Par elle, j’ai l’impression que se furent les Titans qui avaient raison et non les Olympiens. Tout bonnement, munie de la joie charnelle de ce chant, des dimensions antiques sortent de l’ombre, révélée sans nulle demande, cela sans même qu’une seule goutte de sang ait été versée. 

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Nous tirons de cette année un certain enthousiasme quant au gain d’importance donnée aux questions liées à la francophonie au sein du campus.

Il allait de soi qu’un an après la publication de notre critique incisive (« Fuck la langue française », édition du 10 avril 2018) à l’endroit de l’OFM et des organisations francophones à McGill, il nous incomberait d’en valider ou non la justesse. Grâce aux efforts généreux et louables de Christophe Savoie-Côté, président de l’OFM, plusieurs groupes francophones mcgillois purent entreprendre des collaborations qui, espérons-le, vont perdurer dans le temps. Que le président de cette organisation ait pris en compte notre critique, nous ne pouvons que le saluer. Le fait français n’est dorénavant plus que l’affaire d’une promotion ; une défense active tient la garde. Cette année aura d’ailleurs vu l’apparition d’un collectif de poésie francophone procédant de cette logique. Pour nous, membres de la rédaction du Délit, pareille situation ne peut que susciter chez nous ferveur et volonté de mieux. Ensemble, nous faisons vivre le français.

Nous apprécions également la volonté de Bryan Buraga, nouvellement élu président de l’AÉUM, d’apprendre le français et de renforcer ses liens avec les associations francophones du campus afin de mieux comprendre les revendications de la francophonie mcgilloise (« Élections de l’AÉUM », édition du Délit du 26 mars 2019). La création du poste de commissaire aux Affaires francophones et de la nouvelle commission ont aussi été enthousiasmantes et il serait souhaitable qu’ils perdurent. Ces initiatives permettent de donner une place au sein du campus aux revendications des francophones au Québec qui sont ignorées par la plupart des étudiant·e·s anglophones de l’Université. 

Nous espérons que ces promesses seront tenues et que nous n’aurons plus à constater que les documents officiels et les communiqués de l’AÉUM et de l’administration ne sont pas – ou sont très mal – traduits en français, qui est pourtant la langue officielle du Québec. Nous voudrions aussi que les procédures de correction des travaux en français soient améliorées afin que tou·te·s les élèves soient assuré·e·s que ce choix ne pourra en aucun cas leur porter préjudice.

Dans ce contexte, l’équipe du Délit a cherché une année de plus à montrer l’importance et la richesse des communautés francophones mcgilloise et montréalaise. Nous espérons que notre travail a été à la hauteur de notre mandat, celui de promouvoir la francophonie en tentant de représenter au mieux le corps étudiant. Aspirons donc non seulement à notre existence, mais aussi à notre excellence. Les critiques au sein de la communauté ne sont dans ce contexte pas auto-destructrices, mais encouragent plutôt une croissance saine et de la communication claire. Le désespoir de la situation minoritaire peut parfois nous pousser à accepter quelconque concession, quelconque traduction, si mauvaise soit-elle. Prenons avantage de l’élan de cette dernière année pour réclamer l’étendue de nos droits linguistiques.

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Communauté et enracinement https://www.delitfrancais.com/2019/04/09/communaute-et-enracinement/ https://www.delitfrancais.com/2019/04/09/communaute-et-enracinement/#respond Tue, 09 Apr 2019 13:45:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=33912 Entrevue avec le Professeur Aaron Mills

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Le Délit (LD) : Bonjour Professeur Mills. Pouvez-vous vous présenter succinctement à nos lecteurs?

Aaron Mills (AM) : Absolument! Mon nom est Aaron Mills, je suis un Anishinaabe de la nation Couchiching. J’appartiens au clan de l’ours. Ma grand-mère Bessie Mainville de la nation Couchiching, une Aînée de cette communauté, et Fred Major de la nation Mitaanjigamiing furent mes enseignants. Je suis un nouveau membre de la Faculté de droit de l’Université McGill ; à partir du mois d’août, j’assumerai la Chaire de recherche du Canada en constitutionnalisme et philosophie autochtones.

LD : Pouvez-vous nous expliquer les « fondamentaux » de la philosophie des Anishinaabe?

AM : Eh bien, c’est une énorme question. Il me semble que la première chose que je tiendrais à clarifier est la suivante : si vous aviez à demander à six différents Anishinaabe, vous obtiendriez probablement six réponses différentes. Je ne veux donc pas présumer offrir une réponse trop générale. En ce qui me concerne, selon la manière qui m’a été donnée d’être éduqué, il m’est assez difficile de vous en brosser un portrait exhaustif. Un certain nombre d’enjeux viennent barrer notre route. Selon l’expérience personnelle que l’on peut avoir du colonialisme, on ne peut répondre à cette question dans un contexte s’y prêtant, si l’on tient à ne pas voiler la réalité de certaines personnes. Je suppose donc que la manière que j’aurais de répondre à votre question serait la suivante : nous sommes un peuple qui partageons une histoire particulière de la création et celle-ci instruit notre ontologie et notre épistémologie, qui elles-mêmes instruisent notre sens de l’autodétermination [freedom, ndlr] et de la communauté. Ultimement, de nos jours, plusieurs d’entre nous ne connaissent plus cette histoire, mais nous y collaborons encore dans la manière que nous avons d’appartenir à l’autre et à la terre. Ce qui fait de nous un peuple tient dans nos pratiques vivantes et notre compréhension du monde découlant de cette histoire. Il ne s’agit donc pas de tenir à cette histoire dans le sens strict du terme. Dans ma compréhension de la chose, il s’agit de mettre en valeur la forme de « constitutionnalisme » mis de l’avant.

LD : Vous avez mentionné dans l’un de vos articles qu’il y a de l’autodétermination (freedom) hors des libertés. Comme cela se traduit-il dans votre propos?

Il y a une logique propre à ce que je nomme « le chemin de la terre ». Le fait ontologique de notre interdépendance provient du fait que nous n’avons pas, individuellement, tous les dons naturels nécessaires afin de subvenir à nos besoins. Nous sommes inévitablement dépendants des autres.

AM : Maintenant, vous êtes au centre du problème! Que dévoile à nous cette histoire de la création? Elle révèle que les individus sont toujours déjà en communauté les uns avec les autres, dans une « communauté de la terre ». Des communautés en santé opèrent comme des confessions de cette logique. Nous ne nous demandons pas ce qu’est une société « juste » ; nous nous demandons comment faire les choses afin d’imiter les autres ordres de la création. C’est peut-être une tâche plus humble. Il y a une logique propre à ce que je nomme « le chemin de la terre ». Le fait ontologique de notre interdépendance provient du fait que nous n’avons pas, individuellement, tous les dons naturels nécessaires afin de subvenir à nos besoins. Nous sommes inévitablement dépendants des autres. Je m’inscris dans une logique que l’on pourrait qualifier d’« aide mutuelle », constamment en rapport avec les autres. La vision de l’autodétermination [freedom, ndlr] qui ressort de cette conception de l’individu se centre sur notre capacité à offrir nos propres dons et à recevoir ceux des autres. Je réfère cela à ce que l’on pourrait nommer le « libre don » que l’on pourrait opposer au « libre choix » des libertés négatives.

LD : Dites-moi si j’ai tort, mais, dans votre communauté, il n’y a aucun besoin pour une constitution dans le sens d’une loi suprême qui, en tant que moyen technique, dicterait sur des bases légales le reste de l’organisation communautaire?

AM : En fait, il me semble que la situation est encore plus radicale que cela. Cela n’est pas seulement que ce besoin n’existe pas, mais c’est aussi que cela serait incohérent. Le présupposé d’un tel document est déjà une manière de comprendre comment l’on doit gérer le vivre-ensemble. Plutôt que cette vision idéale, notre présupposé est qu’il y a un ordre naturel inhérent à la terre et qu’il est de notre responsabilité de comprendre comment devrait se traduire cet ordre dans notre communauté. Pour autant, face à cette compréhension théorique, la pratique rencontre certains problèmes. Le [colonialisme] nous a entrainé à interagir les uns avec les uns d’une manière très subjective propre à un cadre libéral. Deux formes de constitutionnalisme se chevauchent donc.

Courtoisie de l’Université Mcgill

LD : Pourrait-on aussi avancer que le fait que l’anglais soit la langue maternelle de nombreux membres des Premières Nations participe à cette réalité coloniale? L’anglais, il me semble, est une langue très technique et peu poétique ; en cela, elle tend à vous enfermer dans une certaine manière présupposée d’exprimer le monde. Sommes-nous en présence d’une entreprise coloniale?

AM : C’est évident. Il est difficile pour moi d’imaginer une critique

plus constante et commune nous étant adressée par nos Aînés. Dans les langues algonquiennes, la plus grande différence est que plus de 90% des mots que nous utilisons sont des verbes. Bien sûr, ayant l’anglais comme langue première, je n’arrive pas à penser le monde selon les mêmes schémas. Il s’agit donc d’une réponse affirmative définitive à votre question.

LD : Quelles sont les plus grandes différences entre le droit constitutionnel canadien et les lois autochtones?

AM : L’enjeu d’une telle question est le suivant : comment pouvons-nous caractériser adéquatement ces différences? Il me semble avoir mal considéré cette question pendant longtemps avant de finalement toucher à quelque chose de crucial. Votre question est encore plus large qu’elle n’y paraît ; il est question de ce que l’on entend par « légalité ». Comment une loi devient-elle une loi? Dans mon travail, j’ai cherché à développer une certaine structure de la « légalité » – j’utilise l’arbre en tant que métaphore afin de rendre la chose accessible – où la loi est entendue légitime uniquement dans sa propre structure. Elle obtient sa légitimité en vertu de chacun des niveaux de légalité réconciliable avec le niveau du dessous. Conséquemment, il y a une certaine histoire de la création qui génère une certaine forme de constitutionnalisme qui lui-même génère un certain nombre d’institutions et de procédés légaux pour finalement générer des lois. Si nous partons donc d’une histoire de la création telle que celle du Canada ou celle des Anishinaabe, nous nous rendrons bien compte – avant même d’atteindre le haut de l’arbre – des différences fondamentales existant entre les deux. Tout cela, de sorte que les deux ne se reconnaissent mutuellement pas comme des formes de droit. Je défends l’idée que dans le cas de la légalité anishinaabe, les lois ne prennent pas la forme de normes déterminées. Il n’y a pas de règles ou de droits. Il est question d’exprimer une certaine forme particulière de jugement lorsque soumis à un évènement qui y appelle.

LD : Ce que vous énoncez rappelle la méthode généalogique utilisée par Nietzsche et Foucault, ou encore le concept d’« épistémè » du dernier. Nous sommes devant l’impossibilité d’utiliser les termes d’une généalogie afin d’expliquer la cohérence interne d’une autre.

AM : Je peux comprendre pourquoi vous avez dressé ce lien. Il me semble qu’une distinction primordiale s’impose tout de même : les individus. Foucault est souvent crédité comme une gigantesque révolution propre à plusieurs disciplines universitaires où l’on étudie très attentivement des phénomènes à partir de la position du sujet. Ce que j’entends est bien plus radical. Il est bien entendu important de le faire, mais cela n’est pas suffisant. Mon argument repose sur des conceptions bien différentes de la notion de « subjectivité ». La conception anishinaabe repose sur une forme radicale d’interdépendance où nous nous envisageons en première instance en termes d’un ensemble de relations, non plus à partir du « Je ». Nous le voyons dans nos pratiques. Lorsque nous nous introduisons, nous le faisons à la hauteur des relations qui nous habitent. Vous mentionnez donc vos enseignants, votre famille, votre communauté, votre clan et toute autre forme d’appartenance. Ce que je cherche donc à dire est ceci : nous devons prendre sur nous d’accepter de prendre en considération des différences qui dépassent la position du sujet et l’horizon de la subjectivité.

Courtoisie de l’Université McGill

LD :  Ce que vous dites est fort intéressant. Cela en ferait rougir le philosophe Heidegger. Celui-ci a consacré une part significative de son œuvre et de son enseignement à critiquer la tradition métaphysique occidentale qui, depuis les présocratiques chez les Grecs, situe notre compréhension de l’Être à la première personne. La plus grande erreur de la philosophie occidentale a été son emphase sur le « Je ». Heidegger nous appelait donc à sortir de cette logique qu’il jugeait dangereuse ; il est ironique que les Anishinaabe n’aient pas rencontré cette même erreur originelle alors que la philosophie occidentale se targue trop souvent d’une méthode à même de la situer hiérarchiquement aux dessus des autres traditions. D’aucuns avanceraient même que cette erreur est historialement liée à la Révolution industrielle ayant culminé vers l’Anthropocène. Quels apports pouvons-nous tirer des enseignements anishinaabe en ce qui concerne un autre monde possible?

Il nous faut honorer les autres de manière à leur faire comprendre que leurs dons sont si importants pour nous que nous ne pourrions bien fonctionner sans eux.

AM : Il me semble que la seule manière de sortir de l’Anthropocène vers une autre époque consisterait à considérer les transformations en tant qu’échelle du changement. En tant que stratégie, je reconnais la nécessité des efforts orientés vers des changements systémiques, mais ils m’apparaissent insuffisants. Ces efforts ne sont capables que de changements réformatifs, non pas transformatifs. Pour autant, les pressions exercées – par exemple celles du colonialisme – sont si grandes que je ne crois pas que nous pouvons produire des changements transformatifs sans l’espace ouvert par les efforts réformatifs. En réformant les rapports avec les communautés autochtones et en sortant des logiques colonialistes, peut-être serait-il possible d’entrevoir des transformations. Quel genre de transformation visons-nous? Nous devons être ces transformations. Nous ne pouvons entrevoir la chose de manière compartimentée. Nous ne pouvons continuer à fonctionner dans un système libéral et tout autant ne pouvons nous considérer un renversement révolutionnaire. La genèse du changement n’est pas dans le système et tout ce qu’il a de défectueux. Il nous faut entrevoir le monde voulu et agir comme s’il en était déjà ainsi. En ce qui me concerne, ce monde est celui de l’aide mutuelle. La manière de nous apporter vers ce monde tient, dans un premier temps, dans la pratique de cette aide mutuelle. Il s’agit de traiter les gens comme s’ils étaient déjà dans ce genre de relations avec nous-même – ce que je crois sincèrement qu’ils sont, même s’ils ne le savent pas! Mon point est qu’ils ne sont pas doués dans ce genre de relation. Il nous faut honorer les autres de manière à leur faire comprendre que leurs dons sont si importants pour nous que nous ne pourrions bien fonctionner sans eux. Après un an de mon cours sur le constitutionnalisme autochtone à McGill, il est étonnant de voir la portée des transformations chez les étudiants! Il s’agit d’un processus assez lent qui, comme en ce qui concerne la question du colonialisme, est générationnel.

LD : Ce que vous dites est à contre-courant de la conception moderne et occidentale des rapports à autrui.

AM : Oh, oui ! Dramatiquement.

LD : Malgré les différences qu’il peut y avoir, je dois vous avouer être très sensible à ce que vous dites depuis le tout début de cet entretien – du moins dans la compréhension que j’en ai. Je tiens une grande partie de mes enseignements de ma grand-mère et de mon grand-père. Ils m’ont transmis un sens de la justice, un rapport au monde et à son expérience qui n’étaient pas inscrits dans une constitution ou des rapports figés à moi-même. Mon grand-père a préfiguré ma ferveur pour la question des mythes ou encore l’importance d’Heidegger. Vous avez vous-même trouvé chez vos enseignants et vos Aînés des enseignements défiant l’intuition des normes actuelles. Qu’en penser?

L’enracinement est un mode de pensée et d’être qui n’est en aucune manière spécifique aux communautés autochtones 

AM : Il y a bien évidemment un énorme travail à faire sur soi-même pour lutter contre ces intuitions. C’est ce travail quotidien qui me suit depuis dix ans. J’ai eu des enseignants formidables qui m’ont tant donné. Afin de réellement lutter contre l’Anthropocène, les crises environnementales et les formes communautaires et politiques qui l’ont permis, il nous faut développer un mode de pensée dit « enraciné ». C’est pourquoi j’apprécie ce que vous avez partagé au sujet de vos grands-parents. Il y a un changement de discours dans cette association identitaire. L’enracinement est un mode de pensée et d’être qui n’est en aucune manière spécifique aux communautés autochtones ; nous avons longtemps été d’honorables exemples – nous sommes ceux à suivre et à prendre sérieusement –, mais il est évident que d’autres personnes peuvent y souscrire! La planète entière y souscrit d’une manière ou d’une autre.

LD : Malheureusement, un tel propos sur l’enracinement peut être perçu comme suspect par certaines personnes. Il est généralement de convenance qu’une « pensée de l’enracinement » n’est pas une chose sérieuse, sinon qu’elle est dangereuse. Depuis les atrocités commises par les différents fascismes, il est difficile de penser à l’enracinement et aux mythes dans un contexte universitaire. Il est bien plus facile de ne plus y songer – malgré toute l’importance que de telles questions peuvent avoir.

AM : L’université est assez univoque à ce sujet, effectivement. Si cette pensée peut être suspecte dans un tel milieu, vous rencontrerez probablement aussi une suspicion à l’égard de l’autochtone plus généralement. Je regrette ce fait, mais souvent nous concevons l’éthique et la politique du point de vue du sujet. Je déplore cette situation. Je demeure profondément sensible à l’attention portée à la position du sujet, mais il m’apparaît que de n’en demeurer qu’à cela est une incroyable erreur si nous ne prenons pas la peine de penser conjointement d’autres manières. Le point critique de la pensée enracinée nous renvoie à ce que nous avons mentionné plus tôt. Si je rencontre un problème à ce que l’on s’approprie, par exemple, certaines pratiques anishinaabe, cela n’est bien entendu pas parce que de telles pratiques n’appartiendraient qu’aux Anishinaabe. Il s’agit plutôt de comprendre que ces pratiques ont une signification particulière interne à notre propre constitution. Elles n’appartiennent pas qu’à une sphère privée. Pour autant, si une personne non autochtone enracinée comme vous arrive à une pensée similaire, je n’ai qu’une réponse : excellent! Pour le dire autrement, l’appropriation culturelle doit être critiquée pour autant que certains individus reprennent des éléments qui ne font de sens que dans des constitutionnalismes bien précis, par exemple la légalité anishinaabe. L’appropriation ne semble permissible à ceux qui la font que parce qu’ils s’inscrivent dans une légalité occidentale qui divise la sphère privée de la sphère publique où il incomberait donc à l’individu de décider des éléments qui composent sa sphère. Nous ne faisons pas cette distinction. Un individu doit montrer une subjectivité enracinée s’il veut comprendre l’importance d’une pratique.

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Réhabilitation sociale: La perspective de la Maison du Père https://www.delitfrancais.com/2019/04/02/rehabilitation-sociale-la-perspective-de-la-maison-du-pere/ Tue, 02 Apr 2019 23:05:59 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=33838 La Maison du Père.

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Au cours des derniers mois, Le Délit a enquêté sur l’itinérance affectant les hommes ayant passé plusieurs années au sein d’un pénitencier fédéral. Pour tenter d’esquisser ce phénomène méconnu, Le Délit a rencontré des personnes de la rue, des acteurs communautaires ainsi que des représentants d’agences gouvernementales. Voici le deuxième article sur quatre.

Dans le cadre de son enquête, Le Délit  a rencontré Manon Dubois, directrice des communications de La Maison du Père, un refuge pour hommes en situation d’itinérance ou de précarité, qui nous donne un aperçu des difficultés des hommes en situation d’itinérance à se réhabiliter socialement.

Multiples facteurs

« Pour quelqu’un qui a connu l’itinérance, les marches sont énormes pour se réinsérer socialement. » Manon Dubois aborde la conjugaison de multiples facteurs pouvant mener à l’itinérance, par exemple la perte d’un emploi combiné à l’âge et à des problèmes de santé mentale. Elle nomme également parmi ces facteurs les préjugés des employeurs face aux personnes souffrant d’un « trou » de quelques années d’inactivité dans leur curriculum vitae, trou parfois causé par les années en situation d’itinérance. Ces préjugés, combinés à l’âgisme, rendent encore plus difficile la réintégration sur le marché du travail et peuvent perpétuer les situations de précarité.

Questionnée sur la judiciarisation des personnes et des difficultés supplémentaires que celles-ci pourraient rencontrer, Mme Dubois explique que la Maison ne fait pas de différenciation explicite : « Ils (les personnes, ndlr) font partie de nos programmes. […] Ils font partie de ceux qui, pour diverses raisons, ont des difficultés à se trouver un emploi. C’est pour ça que nous, lorsque l’on dit que l’on a réussi une réinsertion sociale, ça n’est pas nécessairement relié à l’emploi. »

Pour le problème de la sortie d’institutions carcérales, Manon Dubois présente un portrait hétéroclite de la situation entourant cette frange de la population: « Je sais qu’il y a beaucoup d’hommes qui sortent de prison et qui sont laissés à eux-mêmes, en leur donnant un ticket d’autobus. Pour d’autres, c’est plus organisé. [La Maison du Père] reçoit ici des bénévoles en maison de transition qui viennent acquérir des aptitudes. »

En effet, la Maison du Père accueille entre 4 et 5 hommes en maison de transition. Ils accomplissent des tâches comme la cuisine, la buanderie, les services de vestiaire, etc. Manon Dubois explique qu’il y a de plus en plus de liens avec les maisons de transition. Elle refuse toutefois de s’avancer sur les résultats à long terme de ce genre d’approche, notamment du côté des employeurs.

En plus des hommes en maisons de transition, il y a également les personnes au YMCA accomplissant des travaux communautaires ou compensatoires. Manon Dubois chiffre le nombre de personnes à « au moins une douzaine par jour ».

Pièces d’identité

Pour ce qui est de la perte des pièces d’identité, la Maison du Père offre parmi ses services l’accompagnement des personnes ayant vu leurs différentes cartes expirer. En effet, l’organisme emploie ses propres infirmières, et peut faire office d’adresse principale pour les personnes nécessitant des soins au CLSC, mais ne possédant pas de carte d’assurance-maladie.

Questionnée à savoir si les personnes en situation de précarité ont besoin préalablement de papiers d’identité pour être résidentes à la Maison du Père, Manon Dubois répond qu’« en réinsertion sociale, la première chose que l’on va faire est que les gens aient leurs papiers pour qu’ils puissent avoir des soins et des médicaments, étant donné que la majorité a des problèmes de santé ».

Par ailleurs, une pièce d’identité est demandée aux hommes venant au sein du refuge pour s’enregistrer dans la base de données de l’organisme. « Si la personne n’a pas ses pièces d’identité, dans la soirée ou le lendemain matin, on va voir avec elle pour faire en sorte de compléter les documents pour qu’elle puisse les retrouver. »

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Réhabilitation sociale: La perspective de l’Itinéraire https://www.delitfrancais.com/2019/04/02/rehabilitation-sociale-la-perspective-de-litineraire/ https://www.delitfrancais.com/2019/04/02/rehabilitation-sociale-la-perspective-de-litineraire/#respond Tue, 02 Apr 2019 23:05:56 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=33843 Au cours des derniers mois, Le Délit a enquêté sur l’itinérance affectant les hommes ayant passé plusieurs années au sein d’un pénitencier fédéral. Pour tenter d’esquisser ce phénomène méconnu, Le Délit a rencontré des personnes de la rue, des acteurs communautaires ainsi que des représentants d’agences gouvernementales. Voici le troisième article sur quatre. Dans le domaine… Lire la suite »Réhabilitation sociale: La perspective de l’Itinéraire

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Au cours des derniers mois, Le Délit a enquêté sur l’itinérance affectant les hommes ayant passé plusieurs années au sein d’un pénitencier fédéral. Pour tenter d’esquisser ce phénomène méconnu, Le Délit a rencontré des personnes de la rue, des acteurs communautaires ainsi que des représentants d’agences gouvernementales. Voici le troisième article sur quatre.

Dans le domaine de la réintégration sociale, un autre organisme bien connu des Montréalais·es est le magazine de rue L’Itinéraire. Le Délit a ainsi rencontré Luc Desjardins, directeur général du magazine. 

Depuis 25 ans, le journal œuvre à la réhabilitation sociale de personnes en situation de précarité en leur permettant de travailler à leur rythme, en contact avec le public ou avec l’écriture. Journal de rue, L’Itinéraire coordonne et soutient le travail de camelots qui sont des travailleur·se·s autonomes supervisé·e·s et suivi·e·s par une équipe d’intervenant·e·s sociaux·les. Les camelots peuvent se procurer des exemplaires du magazine au coût de 1,50$ et peuvent les revendre dans la rue au coût de 3$. Les camelots peuvent aussi conserver tout montant excédentaire, selon la volonté de la personne achetant le magazine). Les points de vente tenus par les camelots sont connus du magazine et négociés avec différent·e·s acteur·rice·s, notamment la Société de Transport de Montréal (STM) qui autorisent les camelots à vendre et bénéficient également de titres de transport gratuits pour se déplacer sur le réseau. 

L’organisme cherche à promouvoir l’empowerment des personnes en situation de précarité sociale et souffrant de problématique de santé mentale. Pour ce faire, le magazine leur offre différents outils, comme l’explique Luc Desjardins : « Les outils sont fort simples. Si la personne a besoin d’un logement, on va l’accompagner – on est en lien avec plusieurs partenaires. […] On est dans l’empowerment total. » Le directeur général évoque aussi l’accompagnement psycho-social effectué afin d’aider les personnes à reconstruire une estime de soi et, ainsi, regagner une dignité parfois perdue au fil des revers et refus éprouvés au cours de leur vie. 

En plus de pouvoir vendre des magazines et de recréer des liens sociaux avec une clientèle qui peut se fidéliser de semaine en semaine, les participant·e·s de L’Itinéraire peuvent également écrire à l’intérieur des pages du magazine pour partager leur vécu ou encore défendre un point de vue. M. Desjardins explique que certains camelots ont envie de s’exprimer, mais ne savent pas exactement comment s’y prendre. Il·elle·s sont alors accompagné·e·s dans le processus au niveau de la syntaxe, de la grammaire, etc. D’autres camelots sont habitués d’écrire et n’ont besoin de presque aucune aide. 

Se nourrir et se loger

Si la publication du magazine papier toutes les deux semaines est probablement ce qui donne le plus de visibilité à L’Itinéraire à l’échelle de la métropole, les activités de l’organisme ne s’arrêtent pas là. En effet, un volet d’aide au logement est également offert aux participant·e·s. Par ailleurs, entre 2014–2015 et 2017–2018, la proportion de participant·e·s sans abri ou sans domicile fixe est passée de 26% à 5%. En plus du soutien au logement, un service de soutien alimentaire est assuré par le Café L’Itinéraire, un lieu réservé aux camelots offrant des repas à prix modiques ainsi que des repas gratuits pour les personnes dans le besoin. 

En plus du Café L’Itinéraire, le groupe communautaire L’Itinéraire a également mis sur pied Le Café de la Maison Ronde, un organisme qui vise à favoriser la mixité sociale et l’autonomisation de personnes autochtones vivant une situation de précarité.

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Itinérance: Pendant ce temps, que fait Montréal? https://www.delitfrancais.com/2019/04/02/itinerance-pendant-ce-temps-que-fait-montreal/ https://www.delitfrancais.com/2019/04/02/itinerance-pendant-ce-temps-que-fait-montreal/#respond Tue, 02 Apr 2019 23:05:05 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=33845 Le plan en itinérance 2018-2020 de la ville de Montréal est ambitieux.

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Le 7 mars 2018, Montréal dévoilait le Plan d’action montréalais en itinérance 2018–2020, un plan d’action à l’échelle de la Ville comportant les quatre axes d’intervention suivants : 1) Aménager une ville et des quartiers à échelle humaine ; 2) Favoriser la cohésion sociale et le vivre-ensemble ; 3) Soutenir la participation citoyenne et l’engagement social; 4) S’engager dans un partenariat social et économique. En mot d’ouverture du rapport, la mairesse Plante invite tous les acteurs de ce plan à « faire preuve de solidarité et d’accueil auprès de celles et ceux qui sont les plus isolé·e·s au sein de notre collectivité ».

Pour son plan, la Ville de Montréal reprend la définition d’itinérance adoptée par le gouvernement du Québec en 2014 dans le cadre de la Politique nationale de lutte contre l’itinérance: « L’itinérance désigne un processus de désaffiliation sociale et une situation de rupture sociale qui se manifestent par la difficulté pour une personne d’avoir un domicile stable, sécuritaire, adéquat et salubre en raison de la faible disponibilité des logements ou de son incapacité à s’y maintenir et, à la fois, par la difficulté de maintenir des rapports fonctionnels, stables et sécuritaires dans la communauté. »

Dans un entretien téléphonique avec Le Délit, Serge Lareault, commissaire aux personnes en situation d’itinérance de la Ville de Montréal, explique qu’en plus des organismes, des personnes en situation d’itinérance ont été directement consultées puisqu’il s’agit de l’un des mandats du commissaire.

L’ampleur de la situation

Malgré les importantes difficultés entourant le dénombrement des différents types d’itinérance (par exemple, l’itinérance cachée, c’est-à-dire les personnes hébergées temporairement chez d’autres ou dans un hôtel), le plan fait état, selon un recensement réalisé en 2015, de 3 016 personnes en situation d’itinérance visible à Montréal.

En 2018, ce nombre s’élevait à 5 800 dans l’ensemble du Québec, avec une hausse de 8% sur le territoire de la métropole (3 149 personnes visibles dans la nuit du 24 avril 2018). En plus de dénombrer le nombre de personnes en situation d’itinérance visible, le rapport de 2018 visait également à « décrire le profil » de personnes en situation d’itinérance cachée, selon les résultats de 206 questionnaires. Par ailleurs, les personnes issues des Premières Nations, les Inuits ainsi que les Métis sont grandement surreprésentés dans la population itinérante de Montréal en formant au total 12% du total, mais ne formant que 0,6% de la population vivant sur l’île de Montréal.

Le commissaire Lareault explique au Délit que l’administration municipale possède peu d’indicateurs pour suivre l’évolution de la population affectée par l’itinérance à Montréal et qu’elle s’aide du « ressenti des différents acteurs » et du taux d’occupation des refuges. Néanmoins, il confirme que l’on observe généralement une hausse du nombre de personnes en situation d’itinérance dans l’espace public, menant même à un « débordement » durant l’hiver 2018–2019 qui a mené la Ville à ouvrir une aile de l’ancien hôpital Royal-Victoria pour offrir un refuge temporaire supplémentaire. Il reconnait également que la méthode de dénombrement ponctuel est incomplète, mais soutient qu’elle offre tout de même des indices sur l’évolution de la situation.

Par ailleurs, le Réseau d’aide pour les personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM), un regroupement de 108 organismes œuvrant auprès des personnes en situation d’itinérance ou de précarité, est très critique des méthodes de dénombrement employées par la Ville de Montréal sur son territoire. En effet, le Réseau critiquait déjà en 2015 le caractère incomplet de l’échantillonnage, dont les données sont recueillies le temps d’un soir seulement.  « Un tel exercice de décompte s’inscrit dans un contexte où il est difficile d’avoir un chiffre crédible, d’abord parce qu’il n’est réalisé qu’à un moment spécifique de l’année. Tant des hommes, des femmes que des jeunes se retrouvent à la rue à différents moments de l’année, que ce soit de manière temporaire, cyclique ou chronique. », explique le RAPSIM sur son site Internet.

La répartition géographique

La répartition géographique de l’itinérance n’est pas anodine du point de vue de l’accès aux ressources. Selon le RAPSIM en 2015, 43 % de l’itinérance serait concentrée dans l’arrondissement Ville-Marie, 30 % dans les arrondissements Mercier-Hochelaga-Maisonneuve, le Plateau-Mont-Royal et le Sud-Ouest et 23 % dans Rosemont-La-Petite-Patrie, Verdun, Côte-des-Neiges-Notre-Dame-de-Grâce et Westmount.  Pour ce qui est des ressources allouées, le commissaire Lareault explique que la majorité de la centaine d’organismes sur l’île de Montréal est concentrée dans le secteur du centre-ville et des alentours. Toutefois, il indique que, comme c’est le cas pour plusieurs autres grandes villes nord-américaines, le phénomène d’itinérance visible a de plus en plus tendance à s’étendre à l’ensemble du territoire.

Quelle forme d’accessibilité?

Si le Plan de la Ville de Montréal établit comme l’un des principes directeurs « l’accessibilité […] à ses installations, services et activités, tant sur le plan géographique, économique et physique que celui du temps et de l’information », comment conjuguer ce principe avec la réalité des personnes en situation d’itinérance chassées de lieux publics pour cause de mendicité ou de flânage?

Pour Serge Lareault, l’« accessibilité » au sens du rapport doit être comprise comme étant l’accès à des services adaptés pour toutes les branches de la population, citant notamment l’unité de débordement de Royal-Victoria où du personnel soignant était déployé en renfort. Relancé à ce sujet, le commissaire Lareault précise que l’accessibilité aux services et l’accessibilité aux espaces publics n’est « pas nécessairement » traitée de manière séparée, et que « la Ville fait tout ce qu’elle peut pour rendre les espaces accessibles ». À titre d’exemple, il nomme les équipes communautaires de soutien dans l’espace public et les travailleurs de proximité. De plus, il cite les exemples de la place Émilie-Gamelin et du Square Cabot, lieux connus comme étant hautement fréquentés par les personnes en situation d’itinérance, qui ont été réaménagés afin de favoriser le « vivre-ensemble ».

Se renvoyer la balle

Si le plan de lutte à l’itinérance met énormément l’accent sur une « approche globale » des services, encore faudrait-il que les différents paliers de gouvernement sachent se parler entre eux, effort qui apparaît réalisable pour autant que l’Instance stratégique de Montréal (formé par le ministère de la Santé et des Services sociaux, le CIUSSS du centre-sud et la Ville de Montréal) veuille bien saisir les situations qui maintiennent les individus en situation d’itinérance.

En effet, par exemple, questionné sur le problème de la judiciarisation et des casiers criminels des personnes en situation d’itinérance retardant leur réintégration sociale, le commissaire Lereault explique que la Ville de Montréal possède les données reliées aux causes municipales, mais que d’autres dossiers existent aux différents paliers de gouvernement (provincial et fédéral) et que les données statistiques quant à l’ampleur du phénomène « ne relèvent pas du ressort » de la Ville de Montréal.

À cet égard, le cas de Charles (voir p. 7–8), ancien détenu fédéral sans cartes d’identité pendant un an, est frappant. Le nombre des cas semblables au sein est inconnu, mais qu’une telle possibilité administrative puisse maintenir ne serait-ce qu’un Montréalais dans les rues semble difficilement réconciliable avec la volonté d’exercer une approche holistique quant à l’itinérance.

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D’une prison à une autre https://www.delitfrancais.com/2019/04/02/dune-prison-a-une-autre/ Tue, 02 Apr 2019 21:32:21 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=33825 L’échec d’une réhabilitation sociale semée d’embûches.

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Au cours des derniers mois, Le Délit a enquêté sur l’itinérance affectant les hommes ayant passé plusieurs années au sein d’un pénitencier fédéral. Pour tenter d’esquisser ce phénomène méconnu, Le Délit a rencontré des personnes de la rue, des acteurs communautaires ainsi que des représentants d’agences gouvernementales. Voici le premier article sur 4.

Charles (nom fictif) est itinérant depuis environ 2 ans. Possédant un casier judiciaire et ayant été condamné à une peine de 48 mois de prison, le grand gaillard nous explique les déboires d’une réhabilitation sociale complexifiée par les multiples étapes administratives ainsi que les préjugés auxquels les personnes possédant un casier judiciaire font face.

Ayant passé une partie de sa jeunesse dans la rue, Charles est un ex-trafiquant de cannabis qui n’était affilié à aucun groupe criminel organisé. Puis, il y a environ 7 ans, des hommes faisant partie d’un groupe de motards criminel l’ont approché pour le forcer à travailler pour eux. Il accepte, se sentant obligé. Trafiquant à l’origine principalement du cannabis, les hommes du groupe organisé commencent à déposer chez lui des presses à pilules ainsi que des barils d’amphétamine. « J’étais rendu leur bitch », explique Charles qui se sent, dès lors, pris au piège.

Environ six mois plus tard, les forces policières tactiques débarquent au domicile de Charles, tuant l’un de ses deux chiens dans l’opération. Sa femme et lui sont arrêtés. Sa femme est relâchée, alors que de son côté, Charles purge 18 mois au centre correctionnel provincial de Bordeaux, puis est finalement condamné à 48 mois supplémentaires et est alors transféré à la prison fédérale de Cowansville.

En pénitencier

Charles décrit les conditions de vie en prison comme étant très dures. Il explique que « tout a été coupé » en termes de services et de ressources pour les détenus : zoothérapie, cours d’aide en gestion de violence, cartes sociales refaites lorsqu’expirées, cours de soudure, scolarisation. L’ex-détenu explique que le quotidien des détenus consiste principalement à travailler à l’intérieur de la prison et à accomplir des tâches de couture de matelas et d’uniformes pour les autres codétenus. « Ils paient environ 20 piasses par semaine, juste pour dire. »

Du côté des Services correctionnels du Canada, on explique que beaucoup de détenus travaillent au sein d’un programme intitulé CORCAN consistant en des formations et des activités professionnelles effectuées au sein même des établissements carcéraux. Jonathan Caron, directeur du secteur des centres correctionnels communautaires (SCC) de l’île de Montréal, affirme que les détenus ont droit à un salaire journalier « lié au rendement ». Il affirme également que le SCC favorise la scolarisation à l’intérieur des murs « jusqu’au niveau secondaire minimalement ».

Monsieur Caron affirme également que les détenus ont aussi accès à plusieurs ressources à l’intérieur des établissements fédéraux. « Il y a des services de professionnels (psychologues, agents de programmes, agent de libération conditionnelle) avec qui on tente de reproduire le genre de service auquel on pourrait avoir accès à l’extérieur d’un établissement. […] Quelques mois avant la sortie, il y a une planification de la mise en liberté où le SCC essaie de créer des ponts avec les ressources à l’extérieur (hébergement, soins de santé, soins en services sociaux) », explique M.Caron au Délit.

Lorsque questionné à savoir si les détenus sont bien informés de l’existence de ces ressources, M. Caron parle de « répertoires » étant mis à la disposition des détenus pour les aiguiller vers leurs besoins.

Les conditions de sortie

Aux deux tiers de sa peine, Charles sort du pénitencier par le mécanisme de la libération d’office, une libération exécutoire prévue par la loi pour tous les détenus ne présentant pas de danger imminent pour la société, contrairement aux prédateurs sexuels, aux pédophiles ou tout autre délinquant pouvant atteindre gravement à l’intégrité physique d’une personne. Après avoir passé deux mois en maison de transition, Charles retourne au sein de la société civile. C’est alors qu’un véritable chemin de croix commence pour l’ex-détenu.

En effet, Charles fait face à nombre de conditions de libération compliquant ses tentatives pour réintégrer le  marché du travail. Tout d’abord, il ne peut pas se tenir avec des personnes possédant un casier judiciaire. Ensuite, de lourdes restrictions de mouvements le contraignent à demeurer sur l’île de Montréal tout en l’excluant d’environ 35% du territoire de l’île, avec des secteurs incluant un quadrilatère entre Papineau, Parc, Laurier et Sherbrooke, le quartier Saint-Henri et le secteur Ste-Marguerite-Saint-Jacques. « Si tu te fais arrêter dans le quadrilatère, tu rentres en prison pour  manque de transparence et bris de condition, tu peux revenir en prison pour un autre 3 à 6 mois selon ta cause initiale. », explique l’ancien détenu. Charles affirme également que cette restriction l’a découragé à fréquenter les organismes venant en aide aux personnes en précarité étant donné que beaucoup d’organismes se trouvaient dans des zones lui étant interdites d’accès. 

Au Canada, les services correctionnels sont de compétence provinciale pour les peines de moins de deux ans et de compétence fédérale pour les peines de deux ans et plus. Au sein des Services correctionnels du Canada, il existe trois principaux types d’établissements parmi lesquels varie la cote de sécurité (minimale, moyenne ou maximale). Selon le site internet du Service correctionnel du Canada, la cote d’un détenu est déterminée en fonction du risque d’évasion, de la menace à la sécurité publique en cas d’évasion ou encore du niveau de surveillance dont doivent bénéficier certains détenus (par exemple les chefs de groupe criminels). La plupart des détenus ne purgent pas l’entièreté de leur peine. En effet, les détenus peuvent bénéficier de permission de sortie avec ou sans escorte. Toutefois, le plus souvent, les détenus qui ne sont pas considérés comme étant une grande menace  pour la société sont admissibles à une libération conditionnelle, c’est-à-dire la possibilité de purger la fin de leur peine en collectivité sous certaines conditions établies par la Commission des libérations conditionnelles.

Si les délinquants  n’ont pas bénéficié d’une libération conditionnelle avant l’équivalent des deux tiers de la peine à purger, ils expérimentent dès lors la libération d’office, qui est prévue dans la loi à moins de contre-indication spécifique dans le cas de la menace qu’un délinquant  peut représenter pour la société. Les personnes en libération d’office peuvent parfois passer par une maison de transition ou un centre correctionnel communautaire, qui sont des institutions surveillées et sécurisées, mais plus proche de la communauté.

Pour ce qui est de l’établissement des conditions de liberté d’un délinquant, Jonathan Caron explique que SCC établit le « profil criminel » des individus dès leur entrée en établissement. Il y a une coordination entre la sécurité du public et la sécurité du délinquant. « La loi nous oblige à avoir des mesures qui sont nécessaires et essentielles pour protéger le public, mais qui ne vont pas au-delà de cela. Ça pourrait être déraisonnable de restreindre l’accès à un quartier complet s’il n’y a pas des raisons qui le justifient, par exemple la sécurité d’une victime y résidant. » En effet, M. Caron aborde le fait que le SCC affirme accorder une plus grande place aux préoccupations des victimes d’actes criminels dans le système pénal, et ces préoccupations sont également prises en compte dans l’établissement de conditions. Par ailleurs, le site internet du gouvernement du Canada indique que « les délinquants en [libération d’office] doivent se conformer à des conditions de base, telles que l’obligation de se présenter à un agent de libération conditionnelle, de rester dans certaines limites territoriales ainsi que de respecter la loi et de ne pas troubler l’ordre public ».

Sans papiers

Sans argent, adresse ou même cartes d’identité, Charles s’est donc retrouvé à la rue à sa sortie de maison de transition. Étant donné qu’il ne possède pas sa carte d’assurance sociale, il est incapable de se trouver un emploi ou de louer un appartement. Pour survivre, en attendant de retrouver ses papiers d’identité, il mendie dans les lieux publics tout en obtenant de l’aide occasionnelle de commerçants de son quartier lui offrant des surplus alimentaires. D’aucuns pourraient s’imaginer qu’il peut être tentant pour une personne dans cette situation de retourner dans les activités criminelles pour assurer sa subsistance. Pourtant, Charles a refusé d’emprunter cette voie. « Après avoir pété la game, je voulais vraiment pas remonter [en pénitencier]. Je me suis dit que j’allais aller le plus low possible. »

Charles estime qu’en tout, cela lui a pris un an pour obtenir sa carte d’assurance maladie, et que cela lui a causé beaucoup de problèmes,  l’ayant retardé dans sa démarche de réintégration. En effet, comme l’indique le Portail du citoyen du gouvernement du Québec, une personne dont la carte d’assurance maladie est expirée a besoin d’au minimum deux autres pièces d’identité, dont une avec photo, par exemple un passeport, un permis de conduire ou un certificat de naissance. Or, Charles, n’ayant aucun de ces documents étant donné ses années en pénitencier, est donc incapable de fournir ce genre de documentation. Pour compliquer encore la tâche, les parents de Charles n’ont jamais été présents, et ne peuvent donc pas l’assister pour obtenir son certificat de naissance, qui requiert également une pièce d’identité (comme une carte d’assurance maladie) et une preuve de domicile.

Charles a finalement réussi à obtenir sa carte d’assurance maladie avec l’aide d’un intervenant de rue. Par contre, trouver une adresse de domicile a été en soi une tâche ardue. En effet, il n’a pas pu se faire envoyer sa carte d’assurance-maladie dans une case postale de l’organisme Le Sac à dos, où travaillait l’intervenant lui étant venu en aide. Selon Charles, les cartes d’assurance maladie ne peuvent être envoyées qu’à des adresses étant « des lieux de résidence, où quelqu’un vit pour vrai ». Après vérification, le Portail du citoyen indique en effet qu’une demande pour une carte d’assurance maladie expirée depuis plus de six mois doit également inclure une preuve de domicile comptant par exemple des factures ou encore une déclaration sous serment. En désespoir de cause, Charles a donc rédigé une demande avec une connaissance, a déclaré qu’il habitait chez lui, fait un faux bail, et s’est présenté avec cette preuve pour finalement obtenir sa carte d’assurance. « C’est la seule façon dont j’ai pu obtenir ma carte. »

Une fois les pièces d’identité en main, après un an d’attente et de démarches, Charles a tenté d’obtenir de l’assistance sociale comme revenu stable. Pour compléter sa demande, il a été questionné sur ses revenus, et ce dernier a expliqué qu’il recevait des dons de passants en mendiant. Il s’est alors fait dire par les employés que ses revenus de mendicité allaient influencer le montant de l’assistance auquel il aurait droit. Sa demande a alors été refusée, et il a dû attendre trois mois supplémentaires pour effectuer une autre demande.

Cette situation n’est pas sans rappeler le cas d’une prestataire de l’assistance sociale ayant dû rembourser 25 000$ au MESS en 2014 pour avoir omis de déclarer ses revenus de mendicité.

Charles affirme que ce délai dans l’obtention d’une carte d’assurance-maladie l’a retardé dans ses démarches. Il croit qu’il aurait pu tenter d’obtenir une prestation d’aide sociale plus tôt. Il aurait pu obtenir les autres papiers manquants qui l’auraient aidé à se trouver un logement et ainsi faciliter sa réintégration dans la société civile. Par ailleurs, pendant ces déboires administratifs, Charles a dû être hospitalisé et a maintenant des dettes de plusieurs milliers de dollars. « J’ai des factures de deux mille, trois mille dollars. J’ai fait une crise d’asthme l’année passée, et je suis sorti avec une facture d’[environ] 1750$. » Après avoir passé l’hiver dehors sans logement, il y a perdu un orteil, amputé à cause du froid. Cette amputation affecte également sa façon de marcher et la circulation sanguine dans son pied.

Démuni, Charles a entrepris ses démarches au CLSC des Faubourgs qui compte au sein de ses services une clinique spécialisée en itinérance visant justement à répondre aux besoins particuliers de cette frange de la population particulièrement vulnérable. Un·e intervenant·e de la clinique a décliné la demande d’entrevue du Délit, et les demandes aux services aux médias sont restées sans réponse.

Iyad Kaghad | Le Délit

Le rôle du SCC

Ce scénario digne d’un roman de Kafka a de quoi surprendre. En effet, comment s’imaginer que le Service correctionnel du Canada peut laisser partir un détenu sans les documents nécessaires à sa réintégration sociale?

Jonathan Caron explique que le SCC entreprend des démarches avec les détenus pour qu’ils puissent obtenir leurs papiers à temps à leur sortie. Toutefois, M. Caron précise que la responsabilité du renouvellement des cartes incombe aux détenus, même si le SCC s’assure d’avoir fourni la documentation nécessaire à l’émission de nouvelles cartes d’identité tout en accompagnant les personnes ayant besoin d’assistance, par exemple à cause de l’analphabétisme.

Charles serait-il alors un cas isolé? « Malheureusement, ça arrive que des gens sortent et que les cartes n’aient pas été émises pour diverses raisons », convient M. Caron. Il affirme l’importance de la « responsabilisation » des détenus pour favoriser leur intégration sociale, et remet l’accent sur l’accompagnement du SCC dans l’entreprise des démarches nécessaires en aiguillant les détenus vers des ressources, par exemple des centres d’économie familiale.

Le SCC s’assure également de partenariats avec des ressources dédiées pour les personnes autochtones, notamment les Inuits qui forment une grande partie de la population incarcérée au palier fédéral et qui sont, de fait, grandement surreprésentées.

Dans ce contexte, comment s’assurer que les délais administratifs ne soient pas trop longs, étant donné la grande vulnérabilité d’une personne sans papiers d’identité et sans accroche pour réintégrer le marché de l’emploi et un revenu stable? Jonathan Caron explique que les établissements fédéraux ont l’avantage d’avoir du temps pour travailler sur les dossiers des détenus étant donné la longueur des sentences (deux ans et plus).

« En principe, un détenu qui arrive à sa mise en liberté et qui n’a pas ses cartes d’identité ou son certificat de naissance, c’est un échec, parce que dans nos procédures on doit veiller dès l’admission à faire le suivi. […] Si malheureusement ça arrive quand même, en communauté, par exemple, on peut s’assurer d’avoir un traitement plus rapide avec les délais accélérés, mais c’est comme monsieur et madame Tout-le-Monde finalement. » M. Caron précise que le SCC doit prendre en compte la capacité à payer des anciens détenus pour entamer ce genre de démarche, et fournir des montants au besoin.

Le SCC indique accorder une grande importance à la réhabilitation sociale des délinquants plutôt que la punition de ceux-ci. Toutefois, celle-ci peut s’avérer ardue en raison de multiples discriminations auxquelles une personne judiciarisée peut faire face, par exemple la discrimination pour se trouver un logement ou un emploi. Caron explique qu’un certain travail en amont est effectué pour s’assurer que les détenus auront les ressources nécessaires à leur disposition une fois libérés.

Par exemple, dès l’admission du délinquant en institution, il y a des « évaluations communautaires » pour aller rencontrer les réseaux de connaissance du délinquant. Cette démarche a pour but d’informer le SCC des personnes sur qui le délinquant pourra compter à sa sortie ou, à l’inverse, si le SCC devrait recommander d’éviter le contact avec d’autres. Quant aux histoires de délinquants laissés à eux-mêmes à leur sortie? « Il n’y a personne sans adresse sous mandat fédéral qui est laissé en se faisant dire ‘’Voici votre sac, monsieur’’ », répond Caron. Le directeur des centres correctionnels communautaires explique enfin que certains détenus peuvent avoir droit à des indemnités de subsistance selon leurs besoins, leur motivation à se trouver un emploi, les revenus disponibles ou encore l’accès à des locaux où le délinquant peut cuisiner. Par exemple, les personnes en maison de transition fédérales ne sont pas admissibles à l’aide sociale. 98$ par semaine sont alloués par la maison de transition pour les frais de chauffage, le logement, etc .Des billets d’autobus peuvent être fournis pour permettre aux personnes de participer à divers programmes. Certains délinquants ont également l’obligation de fournir des états financiers, et les maisons de transition peuvent également demander des pièces justificatives à certains détenus demandant des allocations financières.

Questionné à savoir si les revenus de quête d’un délinquant en situation d’itinérance sont pris en compte dans l’établissement d’une indemnité de subsistance, le directeur affirme que les revenus de quête ne sont pas pris en compte ni questionnés.« Ce n’est pas un acte que l’on encouragerait pour quelqu’un qui est en surveillance, pour plein de raisons évidentes. Ça pourrait mettre le délinquant dans l’embarras s’il y a la réaction d’un citoyen qui est défavorable. » Il réaffirme que le SCC essaie de détourner les gens de la rue le plus possible.

La suite ici:

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Florilèges tardifs https://www.delitfrancais.com/2019/04/02/florileges-tardifs-2/ https://www.delitfrancais.com/2019/04/02/florileges-tardifs-2/#respond Tue, 02 Apr 2019 13:43:20 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=33817 L’article Florilèges tardifs est apparu en premier sur Le Délit.

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Se mêler à l’étrangeté https://www.delitfrancais.com/2019/03/26/se-meler-a-letrangete/ https://www.delitfrancais.com/2019/03/26/se-meler-a-letrangete/#respond Tue, 26 Mar 2019 14:41:43 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=33700 Entretien avec le dramaturge et acteur Alexis Martin.

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Le Délit (LD) : Bonjour Alexis Martin. Pouvez-vous vous présenter succinctement à nos lecteurs et lectrices?

Alexis Martin (AM) : Je suis d’abord et avant tout un acteur de théâtre, mais très vite je me suis mis à écrire et à faire de la mise en scène. Cela fait presque vingt ans que je dirige un théâtre, le Nouveau Théâtre Expérimental. Je me décris comme un homme de fiction. Mon métier est celui-là. Créer des personnes, créer des intrigues. J’ai toujours considéré que le théâtre est une activité intellectuelle, c’est-à-dire que certains enjeux que l’on peut retrouver dans la philosophie, l’essai et la science politique peuvent avoir une matière intellectuelle dans une pièce. Ces enjeux y sont abordés et déclinés autrement. C’est pour cela que la philosophie a toujours été pour moi quelque chose de très inspirant. Je vais même faire un show sur Georges Bataille sur sa rencontre avec le peintre André Masso, au moment où Bataille rédige un texte intitulé « La conjuration sacrée » pour la revue Acéphale. Bataille est un homme que j’ai étudié avec [le philosophe] Claude Lévesque il y a plus de vingt ans et qui m’a accompagné à peu près toute ma vie adulte. Comme dramaturge, de temps à autre, j’y reviens. Il a été une inspiration pour toute ma vie. Il s’agit d’une façon de regarder le monde, au fond. Une façon radicale, disons-le. Bataille nous demande « Quel est l’au-delà de la pensée et de la raison? », « Est-ce que le progrès et la raison ne sont pas des mythes? », « N’y‑a-t-il pas quelque chose à voir plus loin que ces choses-là? ». C’est quelqu’un qui a voulu penser l’impensé de la philosophie, c’est-à-dire ce qu’elle a rejeté qui n’était pas « rationnel », les scories qu’on laisse, ce qui est excrémentiel, la sexualité humaine, ce qui outrepasse les bornes – le cri. Finalement, tout ce qui est en dehors de ce qui est jugé digne et d’intérêt par la philosophie conventionnelle. Tout cela se déroule à la suite d’Artaud, de Freud et de Nietzsche. Pour un créateur, c’est très intéressant. Du point de vue du dramaturge, je trouve un intérêt dans ce qui se trouve sous la surface lisse des choses, ce qui est en réserve et qui, sans qu’on le voie, nous fait agir.

LD : Vous nous avez parlé de Bataille plus tôt, en nous parlant de ce qu’il y a d’excrémentiel chez l’humain. Il fait remonter cela à Nietzsche. Qu’en pensez-vous? Se sont-ils répandus de la même manière?

AM : Ha! Au fond, Bataille nous dit que ce qui est vraiment louche chez l’humain, c’est de cacher ce genre de choses, la part organique ou encore les fluides qui sont innés. C’était quelqu’un qui était très conscient de son corps, contrairement à ce que toute la métaphysique occidentale a bien voulu nous dire du corps. [Cette métaphysique] faisait la négation du « bas » afin de favoriser le « haut ». Nietzsche, et Bataille à sa suite, sont des gens qui nous disaient qu’il fallait renverser cela. Cette verticalité est fausse. En ce sens-là, il ne s’agit pas de parler de scatologie ; ce n’est pas du tout le propos de Bataille. Lorsqu’il est question de l’excrémentiel, c’est dans ce qui est rejeté par le corps social. Cela est, au fond, très révélateur de qui nous sommes. Il s’agit de la sexualité humaine, des excès, le dionysiaque.

Ce corps périssable et pourrissant. Il y a quelque chose de fascinant à cela. Il y a des gens qui n’ont pas la force pour accueillir l’étrangeté.

Béatrice Malleret | Le Délit

LD : Justement! Tout ce qui tient de la scorie, tout ce qui peut mener à une quelconque folie – à la névrose – nous apprend ô combien nous ne nous connaissons pas.

AM : C’est bien là qu’une vérité se révèle. Voilà la raison entourant la provocation de Bataille et de Nietzsche. Il ne s’agit pas de se rouler dans la fange, mais bien de comprendre pourquoi nous faisons ce que nous faisons, pourquoi avons-nous tant nié le corps. Ce corps périssable et pourrissant. Il y a quelque chose de fascinant à cela. Il y a des gens qui n’ont pas la force pour accueillir l’étrangeté. Leur plastique est peut-être trop faible. Lorsque Lacan nous dit qu’il y a trois passions fondamentales (le narcissisme, la haine de l’autre et l’indifférence de savoir), il nous montre que l’on ne veut pas regarder ailleurs par risque d’être bouleversé. Les types qui restent enfermés dans leur bibliothèque ne veulent pas vraiment comprendre ce qu’ils étudient, au fond. Il y a la peur de se mêler, de mêler les sangs, les eaux. À travers les récits de Bataille, ceux avec des prostituées et des beuveries, il y a une invitation détournée à rencontrer l’hétérogène. Voilà ce qu’est vivre. Le reste, c’est l’invention de moines.

LD : Dans ce cas-ci, si vous permettez, cela dépend toujours des schèmes dans lesquels nous nous inscrivons. C’est-à-dire qu’être un moine à une époque de la débandade, voilà une forme d’étrangeté. Il y a là un souci de rigueur, de sévérité, totalement étranger à notre époque, par exemple. L’étrangeté réside dans les excréments de la norme.

AM : Oui, bien sûr. Ce que j’ai voulu dire en parlant de la monastique, c’est cette réclusion de l’autre, cet hermétisme. Cette idée de ne plus vouloir être touché. Je n’en vois pas le mérite, ni le courage. Je peux m’enfermer dans ma chambre et être brillant, mais en quoi est-ce admirable? On peut être un libertin très rigoureux.

LD : Effectivement. Il y a du Bataille, en cela. Suivant votre profession de foi, de quelle manière ce dernier a‑t-il influencé votre création?

AM : Eh bien, j’ai essayé dans une pièce qui se nomme Bureau – évidemment, je ne suis pas un académicien ou un philosophe sérieux et donc je m’empare de cette manière – de mettre en scène des personnages batailliens. Ils formaient une secte d’adorateurs qui kidnappaient un jeune prêtre. À travers ce kidnapping, j’essayais d’exprimer un désarroi que je sens en tant que dramaturge. C’est quelque chose que je repère dans la vie de tous les jours ; nous marchons à côté de nos tombes, la plupart du temps. Nous sommes dans un univers quasi concentrationnaire qui est voué au travail. Au fond, pourquoi en sommes-nous arrivés à dévaluer l’aspect solaire et moins médiatisé de la vie? Tout cela pour en arriver à un monde qui en est réduit à des processus menant à la quantification. Nietzsche et Bataille ont amorcé cette critique de la modernité. Pour un dramaturge, c’est très intéressant. La dépression, la névrose… ce sont des choses que je vois chez les gens qui m’entourent ! J’ai voulu recréer au théâtre cette tension qui est en nous, les exigences d’une vie qui est vouée à la thésaurisation infinie. Parlons de l’obligation au travail. Bataille nous raconte cela. Nous en sommes venus à un monde qui se définit par l’obligation au travail, comme s’il n’y avait rien d’autre. Plusieurs amis à moi ont fait des dépressions, des tentatives de suicide. Il y a une souffrance derrière ce monde. Il faut représenter sur scène cette souffrance-là.

LD : S’agit-il que de ne représenter ou plutôt est-il question d’une thérapeutique?

AM : Hmm. Thérapeutique… Tu sais, je suis très prudent avec ces mots-là. Ce mot peut être très prétentieux. En même temps, je crois qu’il y a une vertu dans la représentation. Que des êtres humains se déplacent pour aller dans un théâtre, alors même qu’il n’y a aucun gain commercial ou transaction payante derrière cela… Il faut le faire! Aller s’assoir dans le noir est un acte très étrange. De voir d’autres humains incarner d’autres humains devant d’autres humains… Il y a peut-être – je ne dirais pas « thérapeutique » – une révélation quelconque. Je pense, en ce sens-là, qu’il y a un acte qui échappe au commerce ordinaire, ce que Bataille nommait l’« économie restreinte ». Avec cela, nous sommes dans une « économie cosmique ». Aller voir des humains se représenter sur une scène est un acte très étrange et qui ne semble pas vouloir mourir! Certains ont prédit la mort du théâtre, mais [le Nouveau Théâtre Eexpérimental] est plein – c’est plein tous les soirs! Il y a peut-être quelque chose d’un peu cathartique, oui.

LD : De quelle manière votre travail se démarque-t-il des autres, au Québec? D’autres dramaturges s’inspirent-ils de philosophes ou de littéraires?

AM : Des littéraires, oui. Des philosophes, pas beaucoup. Des gens ont fait des choses sur Thoreau, mais dans l’écosystème québécois et montréalais, les pensées philosophiques ne sont pas souvent mises en scène. Les gens sont davantage tournés vers les romanciers. En ce moment, il y a beaucoup de « théâtre documentaire » qui se fait. C’est intéressant : des gens jouent aux anthropologues. Il s’agit d’une tendance lourde, en ce moment. La philosophie n’a pas été vraiment exploitée en tant que filon. Peut-être les gens voient-ils cela comme une matière rébarbative. Ils ne se sentent pas équipés pour entrer là. Pour ma part, je défends souvent que les gens ont tort de penser une telle chose. Lorsqu’on prend la peine de s’enfoncer dans les chemins de pensée qu’offrent des gens comme Platon ou Heidegger – des philosophes qui peuvent sembler très rébarbatifs –, ceux-ci demandent certainement des introductions et des passeports parfois, mais des gens comme Bataille, Foucault et Deleuze ont des tas de choses à dire aux dramaturges et aux créateurs. Peut-être les gens ont-ils un préjugé, au Québec. Ils peuvent penser que toute cette matière est désincarnée, alors qu’au contraire les philosophes les plus profonds sont bien souvent les plus troublants. Ce sont les plus émouvants.

LD : Cette situation est dommage. Des philosophes comme Nietzsche et Heidegger concevaient la philosophie comme devant être en interaction avec les créateurs et les artistes – c’est particulièrement le cas chez Heidegger. La philosophie est laissée à l’écart par ceux-là mêmes qui auraient tout intérêt à y voir quelque chose. Certaines personnes croient que la philosophie s’enferme dans sa tour d’ivoire. En même temps, trop de gens bloquent la porte de cette tour, de l’extérieur, afin qu’elle y demeure cantonnée.

AM  : C’est une belle image! En même temps, j‘essaie de ne pas faire la leçon aux gens ; il faut prêcher par l’exemple. J’aurai laissé derrière moi un certain nombre de pièces – certaines très ancrées dans des philosophies et d’autres non – et si ce corpus peut influencer ou inspirer des créateurs, tant mieux.

LD : On retrouve chez vous ce Claude Lévesque qui préfère montrer plutôt que sermonner…

AM : Oui! Et, vous savez, Claude est un homme qui adorait le théâtre. Il venait me voir jouer au théâtre et il était toujours fasciné par les acteurs, par la plastique et l’expressivité – il était fasciné par cela. Claude était un maître. Ce fut un pédagogue extraordinaire.

LD : Vous avez parlé un peu de lui lors de la causerie entourant la réédition de L’étrangeté du texte, pouvez-vous nous en dire davantage sur qui était cet homme? Quel était votre rapport à lui? C’est un homme que j’aurais voulu connaître.

AM : C’est un homme que j’ai beaucoup aimé. Il m’a ouvert à Freud, Bataille et bien d’autres. Tu peux lire ses livres! Il est partout dans ses livres. Par ailleurs, Claude a formé des épigones. Peut-être certains t’ont-ils formé au cégep ou à McGill. Sur quel sujet travailles-tu?

LD : Je travaille en ce moment sur l’importance communautaire du mythe à partir de Nietzsche et d’Heidegger – par exemple dans l’art. Bataille, par exemple, opposait ses propres mythologies aux mythologies fascistes. Il s’agit de retracer ce qui a été perdu. Le mythe est un moyen génial de créer une communauté, alors qu’il m’apparaît que nous sommes aujourd’hui tant en manque de mythes que de communautés. Sinon, nos mythes sont très pauvres – comme ceux racontés par Roland Barthes.

AM : Oui! Nous avons par exemple le mythe du « progrès ». Il est très pauvre ! Tu as tout à fait raison. C’est pour moi l’un de plus grands enjeux pour les générations qui viennent : comment maintenir un univers symbolique dans un univers voué au processus? Plus particulièrement dans un monde où les processus ne font que s’autoalimenter ; des processus vides, au fond. Tout cela, dans un temps vide, homogène. Benjamin parlait de ce temps-là, de ce processus qui est dans une inflation perpétuelle. Mais pour aller où? Vers quelle finalité? Il n’y en a aucune. Tandis que le mythe offre, quant à lui, une finalité. Il offre un ancrage, un sens. Ton travail est donc très actuel. Sais-tu, je pense à mon fils qui a 18 ans et je me demande quel sens il va donner à sa vie. J’appartiens à un monde où nous avions encore les résidus de mythologies chrétiennes. Nous les contestions, mais elles étaient encore très puissantes. Elles structuraient le monde et la communauté – il y avait une communauté. Aujourd’hui, je ne sais pas.

LD : La modernité a son lot de bienfaits, mais elle a complètement évacué certains éléments essentiels, prétextant une peur de tout ce qui ne serait pas « raisonnable ». En même temps, les goulags sont issus de la raison, des processus techniques. Le totalitarisme et l’eugénisme sont issus de cette sainte Raison.

AM : Oui! Et le rationalisme est un mythe! C’est aussi une forme mythique d’organisation. Il y a cette prétention que tout est intelligible. C’est le grand mythe occidental. Justement, non! Tout ne l’est pas. Une tension réside là : je ne comprends toujours pas davantage pourquoi je suis sur terre et l’on me dit qu’il faudrait y comprendre quelque chose. Il n’y a là une économie de l’incompréhensible et de la folie.

Je ne comprends toujours pas davantage pourquoi je suis sur terre et l’on me dit qu’il faudrait y comprendre quelque chose. Il y a là une économie de l’incompréhensible et de la folie.

LD : Nietzsche partage la même analyse. Platon a fait passer tous les sophistes et les mythes à la trappe – malgré le fait qu’il en utilisait lui-même – en élaborant cette prétention à une nouvelle grande méthode maîtrisable. Alors que, bon… le génie de Platon fut d’avoir été le plus grand sophiste en chassant avec ruse la prétention sophistique de tous les autres. Il a dissimulé un mythe sous quelque chose qui prétendait ne pas en être un. Il y a un style derrière tout cela.

AM : Je suis sensible à cela. Cela rejoint Bataille – qui est resté avec moi toute ma vie depuis Claude Lévesque. Au fond, pourquoi? Je ne sais pas si tu as lu ou pratiqué Bataille, mais c’est un grand styliste – dans le sens pluriel du mot. Le français qu’il écrit est d’une beauté – il est simple et limpide. Il se prononce bien et porte une grande oralité, alors même qu’il est d’un raffinement. C’est une langue spectaculaire. Toute sa philosophie est théâtrale. C’est comme si la dimension dramatique de l’existence était profondément incarnée dans ses écrits, dans son style. Cela peut choquer la vision de la philosophie remontant à Platon. L’aphorisme est aussi important que le discours discursif. Il s’agit d’une philosophie qui se fait artiste, où il est question de création, d’imagination, de poésie – toute la métaphorique de Bataille est grandiose. Pour ma part, cela m’a galvanisé à chaque fois ; tout comme des électrochocs qui me donnaient envie d’être plus relâché, lyrique! Certains textes m’ont fait pleurer. Je me sentais vivant. Au fond, ce que dit Nietzsche avec son concept de « volonté de puissance » touche à cela – ce qui nous rend plus vivants et magnifie la vie. Ce n’est pas une volonté de mort ou de domination ; les gens l’ont mal compris. C’est une volonté qui cherche à s’agrandir, à être toujours davantage plastique.

LD : C’est très intéressant ce que vous dites. Bon, vous parlez de Bataille qui se médie d’une façon proprement spectaculaire à la suite de Nietzsche, mais il est intéressant de connaître la source de l’aphorisme chez ce dernier. Avant de le tenir des maximes de La Rochefoucauld, il le tient des Latins et de leur brevitas, de cette manière de dire en un éclair, et avec tout le spectaculaire que cela suppose, un monde de sens. Bataille est donc, d’une certaine manière, l’héritier de cela. Cette brièveté est censée frapper droit au cœur. Cela m’amène à vous interroger sur ce que vous avez témoigné en octobre dernier lors de cette causerie que nous avons mentionnée plus tôt. Dans vos phases sombres, de quelle manière Bataille a‑t-il su vous toucher et vous accompagner?

AM : Ces phases sombres étaient des épisodes dépressifs. Jeune homme, j’en ai fait deux importants. Je dis souvent que la littérature m’a sauvé. Il y avait d’un côté Tolstoï – je lisais le soir lorsque j’étais malheureux et cela m’aidait à m’évader. Quant à Bataille, sa lecture me donnait le goût de vivre. Nietzsche était son maître en cela. Nietzsche et lui étaient des gens qui nous ont témoigné ce qu’est l’exaltation. On peut retrouver la vie, le côté solaire des choses. La lecture de Bataille m’a appris que je n’avais pas fini de vivre. Il me fallait retrouver cette première impression du soleil sur ma peau, ou encore la fraîcheur de l’art. Bataille – et il a eu une vie très trouble –, c’est une sorte de pensée sauvage qui s’empare de nous. Avec ses mots, nous avons l’impression d’être à nouveau dans l’univers, ce sentiment océanique… La manière qu’avait Bataille d’exprimer ces choses est fort convaincante. Je pouvais passer à travers mes journées. C’est un peu mystérieux de réaliser qu’il y a des plumes qui, de cette manière, nous accompagnent, nous soulèvent. Ce sont des gens qui ont une grande sensibilité, une hypersensibilité. Certaines personnes n’ont rien compris à Bataille en le qualifiant de « mystique de garde-robe ». Dans le cas de Sartre, il n’avait certainement pas la sensibilité demandée pour saisir ces profondeurs. C’est peut-être contestable ce que je te dis (rires, ndlr)!

La lecture de Bataille m’a appris que je n’avais pas fini de vivre. Il me fallait retrouver cette première impression du soleil sur ma peau, ou encore la fraîcheur de l’art.

Courtoisie Yves Renaud

LD : Cette sensibilité est un problème pour certains. D’aucuns ont un rapport très épidermique au texte – que je veux dans le bon sens du terme –, en cela qu’ils sont saisis. Que voyez-vous dans le milieu artistique québécois? Sommes-nous en présence de sartriens éthérés?

AM : S’il est question des acteurs ou de la création en théâtre, je dirais qu’il y a des gens qui sont porteurs d’un mainstream qui présente un peu toujours le même jeu et les mêmes fictions qui participent à l’encadrement de l’expression de certaines émotions humaines. Ils répètent des codes d’une façon qui les protègent totalement. Tu comprends ce que je veux dire? Ils reproduisent des schémas vus à la télé un millier de fois – et ils sont très habiles dans cet univers – et dans des cadres très bien définis. Certains acteurs ne vont exprimer que le minimum d’émotion et de la façon attendue… Enfin, tu as des gens qui vont dans des lieux où moi-même je n’ai jamais réussi à aller. Ils ont ce talent d’être extatiques, d’être à côté d’eux-mêmes.

LD : Avez-vous quelques noms, que l’on puisse se faire une idée?

AM : Oui, évidemment. Des gens comme Sylvie Drapeau, Marc Béland, Pierre Lebeau, Guy Nadon, Dominique Quesnel, Guylaine Tremblay, Benoît McGinnis ; des gens qui, tout à coup, même si tu les connais te font dire : « Ok. Il y a là un être humain hors de lui- même tout en étant là. » Ce sont des gens qui sont en grande maîtrise – contrairement à ce que l’on pense – et peuvent se dédoubler. C’est passionnant… c’est terrifiant. Là, nous sommes dans des dimensions où il y a une multiplication des masques. Et puis bon, il y a un aspect du milieu qui fait en sorte que l’on ne fait que réactiver des codes qui nourrissent la machine. Le problème étant, les gens dont je te parle sont obligés – en quelque sorte – de collaborer à ce système. Il y a quelque chose de nécrotique. L’industrie tue l’art – alors que l’une des fonctions de l’art est de constituer de la communauté – en le captant avec ses propres intérêts mercantiles. En même temps, il y a une résistance. Plusieurs acteurs font encore du théâtre dans toutes sortes de petites places. C’est inquiétant, par contre. C’est l’état de notre époque et les formes dévoyées de l’art sont partout. Cela ne me fait rien que cela existe, mais il nous faut un pendant. Parfois, j’ai peur que nous perdions la belle folie. Il sera imparti à ta génération de renouer avec l’art – je crois à cela. L’art est un phénix qui renait de ses cendres.

Béatrice Malleret | Le Délit

Nous sommes toujours dans la réaction à quelque chose.

LD : Vous enseignez l’art dramatique, n’est-ce pas?

AM : J’ai très peu enseigné. Je viens d’enseigner l’interprétation à l’École nationale de théâtre (du Canada, ndlr). J’aime cela, mais je suis pris dans la création. Mon intérêt premier et le mandat que je me suis forgé a été d’écrire de nouvelles pièces. Pourtant, j’en suis à un point où j’aime beaucoup enseigner. J’ai enseigné les romantiques allemands, l’automne passé. J’ai fait jouer du Kleist, du Büchner. Connais-tu Büchner? Toi, tu adorerais cela. Il faut que tu le lises! Par exemple, tu aimerais La Mort de Danton. Tu sais, Büchner meurt à 24 ans. Il nous laisse trois pièces ; trois chefs‑d’œuvre. Une comète incroyable. J’ai donné du Jakob Lenz, aussi. C’est quelqu’un qui préfigure l’expressionnisme. Écoute, ce répertoire n’a jamais vraiment existé au Québec et là il est en train de disparaître. En vieillissant, je veux me donner ces missions-là. Jouons des choses que vous trouvez étranges. C’est un combat, la culture. Il faut réactiver les bons schèmes, récapituler. C’est un peu cela, la culture : une récapitulation. Quels sont les grands schèmes qui nous font agir? Ce combat, il faut le poursuivre – et c’est ce que j’ai fait toute ma vie. C’est pour cela que le répertoire est une chose importante et, au Québec, nous l’avons beaucoup négligé. Nous sommes tombés dans une fausse nouveauté : le nouveau pour le nouveau. C’est un nouveau factice, celui du capitalisme ; on produit, on jette. Le nouveau ne peut être intéressant que dans la mesure où tu comprends ce qui vient avec. Les Européens le comprennent peut-être mieux. Ici, nous sommes un peu flottants, sans repères – surtout chez les plus jeunes.

LD : Y a‑t-il donc un phénomène de pauvreté intellectuelle dans la génération d’artistes montante?

AM : Pas à cause d’eux. C’est de notre faute. Nous n’avons pas assez accentué l’importance du répertoire. Et tout cela, c’est paradoxal venant de moi! J’ai fait du théâtre de création toute ma vie. Avoir fait jouer un répertoire leur aurait donné une oreille. Goethe, Kleist, Shakespeare… Ce n’est pas qu’ils ne le veulent pas, mais c’est parce qu’ils n’ont jamais eu l’occasion de cette nourriture. J’ai toujours vu la maîtrise du répertoire et la création côte à côte. Ce qui m’a intéressé a été de rebondir et cela prend un mur pour cela! À partir du moment où on l’enlève, les gens jouent avec quoi? La métaphore est un peu grossière, mais où doit-on envoyer la balle afin de voir ce qu’elle fait? Il n’y a pas de pure génération spontanée. Nous sommes toujours dans la réaction à quelque chose. Nous tombons encore dans le mythe occidental du « progrès » qui n’est qu’une chute par en avant. Elle est absurde : « Après moi, le déluge. »

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