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Se mêler à l’étrangeté

Entretien avec le dramaturge et acteur Alexis Martin.

Courtoisie de Stéphane Martin

Le Délit (LD) : Bonjour Alexis Martin. Pouvez-vous vous présenter succinctement à nos lecteurs et lectrices ?

Alexis Martin (AM) : Je suis d’abord et avant tout un acteur de théâtre, mais très vite je me suis mis à écrire et à faire de la mise en scène. Cela fait presque vingt ans que je dirige un théâtre, le Nouveau Théâtre Expérimental. Je me décris comme un homme de fiction. Mon métier est celui-là. Créer des personnes, créer des intrigues. J’ai toujours considéré que le théâtre est une activité intellectuelle, c’est-à-dire que certains enjeux que l’on peut retrouver dans la philosophie, l’essai et la science politique peuvent avoir une matière intellectuelle dans une pièce. Ces enjeux y sont abordés et déclinés autrement. C’est pour cela que la philosophie a toujours été pour moi quelque chose de très inspirant. Je vais même faire un show sur Georges Bataille sur sa rencontre avec le peintre André Masso, au moment où Bataille rédige un texte intitulé « La conjuration sacrée » pour la revue Acéphale. Bataille est un homme que j’ai étudié avec [le philosophe] Claude Lévesque il y a plus de vingt ans et qui m’a accompagné à peu près toute ma vie adulte. Comme dramaturge, de temps à autre, j’y reviens. Il a été une inspiration pour toute ma vie. Il s’agit d’une façon de regarder le monde, au fond. Une façon radicale, disons-le. Bataille nous demande « Quel est l’au-delà de la pensée et de la raison ? », « Est-ce que le progrès et la raison ne sont pas des mythes ? », « N’y‑a-t-il pas quelque chose à voir plus loin que ces choses-là ? ». C’est quelqu’un qui a voulu penser l’impensé de la philosophie, c’est-à-dire ce qu’elle a rejeté qui n’était pas « rationnel », les scories qu’on laisse, ce qui est excrémentiel, la sexualité humaine, ce qui outrepasse les bornes – le cri. Finalement, tout ce qui est en dehors de ce qui est jugé digne et d’intérêt par la philosophie conventionnelle. Tout cela se déroule à la suite d’Artaud, de Freud et de Nietzsche. Pour un créateur, c’est très intéressant. Du point de vue du dramaturge, je trouve un intérêt dans ce qui se trouve sous la surface lisse des choses, ce qui est en réserve et qui, sans qu’on le voie, nous fait agir.

LD : Vous nous avez parlé de Bataille plus tôt, en nous parlant de ce qu’il y a d’excrémentiel chez l’humain. Il fait remonter cela à Nietzsche. Qu’en pensez-vous ? Se sont-ils répandus de la même manière ?

AM : Ha ! Au fond, Bataille nous dit que ce qui est vraiment louche chez l’humain, c’est de cacher ce genre de choses, la part organique ou encore les fluides qui sont innés. C’était quelqu’un qui était très conscient de son corps, contrairement à ce que toute la métaphysique occidentale a bien voulu nous dire du corps. [Cette métaphysique] faisait la négation du « bas » afin de favoriser le « haut ». Nietzsche, et Bataille à sa suite, sont des gens qui nous disaient qu’il fallait renverser cela. Cette verticalité est fausse. En ce sens-là, il ne s’agit pas de parler de scatologie ; ce n’est pas du tout le propos de Bataille. Lorsqu’il est question de l’excrémentiel, c’est dans ce qui est rejeté par le corps social. Cela est, au fond, très révélateur de qui nous sommes. Il s’agit de la sexualité humaine, des excès, le dionysiaque.

Ce corps périssable et pourrissant. Il y a quelque chose de fascinant à cela. Il y a des gens qui n’ont pas la force pour accueillir l’étrangeté.

Béatrice Malleret | Le Délit

LD : Justement ! Tout ce qui tient de la scorie, tout ce qui peut mener à une quelconque folie – à la névrose – nous apprend ô combien nous ne nous connaissons pas.

AM : C’est bien là qu’une vérité se révèle. Voilà la raison entourant la provocation de Bataille et de Nietzsche. Il ne s’agit pas de se rouler dans la fange, mais bien de comprendre pourquoi nous faisons ce que nous faisons, pourquoi avons-nous tant nié le corps. Ce corps périssable et pourrissant. Il y a quelque chose de fascinant à cela. Il y a des gens qui n’ont pas la force pour accueillir l’étrangeté. Leur plastique est peut-être trop faible. Lorsque Lacan nous dit qu’il y a trois passions fondamentales (le narcissisme, la haine de l’autre et l’indifférence de savoir), il nous montre que l’on ne veut pas regarder ailleurs par risque d’être bouleversé. Les types qui restent enfermés dans leur bibliothèque ne veulent pas vraiment comprendre ce qu’ils étudient, au fond. Il y a la peur de se mêler, de mêler les sangs, les eaux. À travers les récits de Bataille, ceux avec des prostituées et des beuveries, il y a une invitation détournée à rencontrer l’hétérogène. Voilà ce qu’est vivre. Le reste, c’est l’invention de moines.

LD : Dans ce cas-ci, si vous permettez, cela dépend toujours des schèmes dans lesquels nous nous inscrivons. C’est-à-dire qu’être un moine à une époque de la débandade, voilà une forme d’étrangeté. Il y a là un souci de rigueur, de sévérité, totalement étranger à notre époque, par exemple. L’étrangeté réside dans les excréments de la norme.

AM : Oui, bien sûr. Ce que j’ai voulu dire en parlant de la monastique, c’est cette réclusion de l’autre, cet hermétisme. Cette idée de ne plus vouloir être touché. Je n’en vois pas le mérite, ni le courage. Je peux m’enfermer dans ma chambre et être brillant, mais en quoi est-ce admirable ? On peut être un libertin très rigoureux.

LD : Effectivement. Il y a du Bataille, en cela. Suivant votre profession de foi, de quelle manière ce dernier a‑t-il influencé votre création ?

AM : Eh bien, j’ai essayé dans une pièce qui se nomme Bureau – évidemment, je ne suis pas un académicien ou un philosophe sérieux et donc je m’empare de cette manière – de mettre en scène des personnages batailliens. Ils formaient une secte d’adorateurs qui kidnappaient un jeune prêtre. À travers ce kidnapping, j’essayais d’exprimer un désarroi que je sens en tant que dramaturge. C’est quelque chose que je repère dans la vie de tous les jours ; nous marchons à côté de nos tombes, la plupart du temps. Nous sommes dans un univers quasi concentrationnaire qui est voué au travail. Au fond, pourquoi en sommes-nous arrivés à dévaluer l’aspect solaire et moins médiatisé de la vie ? Tout cela pour en arriver à un monde qui en est réduit à des processus menant à la quantification. Nietzsche et Bataille ont amorcé cette critique de la modernité. Pour un dramaturge, c’est très intéressant. La dépression, la névrose… ce sont des choses que je vois chez les gens qui m’entourent ! J’ai voulu recréer au théâtre cette tension qui est en nous, les exigences d’une vie qui est vouée à la thésaurisation infinie. Parlons de l’obligation au travail. Bataille nous raconte cela. Nous en sommes venus à un monde qui se définit par l’obligation au travail, comme s’il n’y avait rien d’autre. Plusieurs amis à moi ont fait des dépressions, des tentatives de suicide. Il y a une souffrance derrière ce monde. Il faut représenter sur scène cette souffrance-là.

LD : S’agit-il que de ne représenter ou plutôt est-il question d’une thérapeutique ?

AM : Hmm. Thérapeutique… Tu sais, je suis très prudent avec ces mots-là. Ce mot peut être très prétentieux. En même temps, je crois qu’il y a une vertu dans la représentation. Que des êtres humains se déplacent pour aller dans un théâtre, alors même qu’il n’y a aucun gain commercial ou transaction payante derrière cela… Il faut le faire ! Aller s’assoir dans le noir est un acte très étrange. De voir d’autres humains incarner d’autres humains devant d’autres humains… Il y a peut-être – je ne dirais pas « thérapeutique » – une révélation quelconque. Je pense, en ce sens-là, qu’il y a un acte qui échappe au commerce ordinaire, ce que Bataille nommait l’« économie restreinte ». Avec cela, nous sommes dans une « économie cosmique ». Aller voir des humains se représenter sur une scène est un acte très étrange et qui ne semble pas vouloir mourir ! Certains ont prédit la mort du théâtre, mais [le Nouveau Théâtre Eexpérimental] est plein – c’est plein tous les soirs ! Il y a peut-être quelque chose d’un peu cathartique, oui.

LD : De quelle manière votre travail se démarque-t-il des autres, au Québec ? D’autres dramaturges s’inspirent-ils de philosophes ou de littéraires ?

AM : Des littéraires, oui. Des philosophes, pas beaucoup. Des gens ont fait des choses sur Thoreau, mais dans l’écosystème québécois et montréalais, les pensées philosophiques ne sont pas souvent mises en scène. Les gens sont davantage tournés vers les romanciers. En ce moment, il y a beaucoup de « théâtre documentaire » qui se fait. C’est intéressant : des gens jouent aux anthropologues. Il s’agit d’une tendance lourde, en ce moment. La philosophie n’a pas été vraiment exploitée en tant que filon. Peut-être les gens voient-ils cela comme une matière rébarbative. Ils ne se sentent pas équipés pour entrer là. Pour ma part, je défends souvent que les gens ont tort de penser une telle chose. Lorsqu’on prend la peine de s’enfoncer dans les chemins de pensée qu’offrent des gens comme Platon ou Heidegger – des philosophes qui peuvent sembler très rébarbatifs –, ceux-ci demandent certainement des introductions et des passeports parfois, mais des gens comme Bataille, Foucault et Deleuze ont des tas de choses à dire aux dramaturges et aux créateurs. Peut-être les gens ont-ils un préjugé, au Québec. Ils peuvent penser que toute cette matière est désincarnée, alors qu’au contraire les philosophes les plus profonds sont bien souvent les plus troublants. Ce sont les plus émouvants.

LD : Cette situation est dommage. Des philosophes comme Nietzsche et Heidegger concevaient la philosophie comme devant être en interaction avec les créateurs et les artistes – c’est particulièrement le cas chez Heidegger. La philosophie est laissée à l’écart par ceux-là mêmes qui auraient tout intérêt à y voir quelque chose. Certaines personnes croient que la philosophie s’enferme dans sa tour d’ivoire. En même temps, trop de gens bloquent la porte de cette tour, de l’extérieur, afin qu’elle y demeure cantonnée.

AM  : C’est une belle image ! En même temps, j‘essaie de ne pas faire la leçon aux gens ; il faut prêcher par l’exemple. J’aurai laissé derrière moi un certain nombre de pièces – certaines très ancrées dans des philosophies et d’autres non – et si ce corpus peut influencer ou inspirer des créateurs, tant mieux.

LD : On retrouve chez vous ce Claude Lévesque qui préfère montrer plutôt que sermonner…

AM : Oui ! Et, vous savez, Claude est un homme qui adorait le théâtre. Il venait me voir jouer au théâtre et il était toujours fasciné par les acteurs, par la plastique et l’expressivité – il était fasciné par cela. Claude était un maître. Ce fut un pédagogue extraordinaire.

LD : Vous avez parlé un peu de lui lors de la causerie entourant la réédition de L’étrangeté du texte, pouvez-vous nous en dire davantage sur qui était cet homme ? Quel était votre rapport à lui ? C’est un homme que j’aurais voulu connaître.

AM : C’est un homme que j’ai beaucoup aimé. Il m’a ouvert à Freud, Bataille et bien d’autres. Tu peux lire ses livres ! Il est partout dans ses livres. Par ailleurs, Claude a formé des épigones. Peut-être certains t’ont-ils formé au cégep ou à McGill. Sur quel sujet travailles-tu ?

LD : Je travaille en ce moment sur l’importance communautaire du mythe à partir de Nietzsche et d’Heidegger – par exemple dans l’art. Bataille, par exemple, opposait ses propres mythologies aux mythologies fascistes. Il s’agit de retracer ce qui a été perdu. Le mythe est un moyen génial de créer une communauté, alors qu’il m’apparaît que nous sommes aujourd’hui tant en manque de mythes que de communautés. Sinon, nos mythes sont très pauvres – comme ceux racontés par Roland Barthes.

AM : Oui ! Nous avons par exemple le mythe du « progrès ». Il est très pauvre ! Tu as tout à fait raison. C’est pour moi l’un de plus grands enjeux pour les générations qui viennent : comment maintenir un univers symbolique dans un univers voué au processus ? Plus particulièrement dans un monde où les processus ne font que s’autoalimenter ; des processus vides, au fond. Tout cela, dans un temps vide, homogène. Benjamin parlait de ce temps-là, de ce processus qui est dans une inflation perpétuelle. Mais pour aller où ? Vers quelle finalité ? Il n’y en a aucune. Tandis que le mythe offre, quant à lui, une finalité. Il offre un ancrage, un sens. Ton travail est donc très actuel. Sais-tu, je pense à mon fils qui a 18 ans et je me demande quel sens il va donner à sa vie. J’appartiens à un monde où nous avions encore les résidus de mythologies chrétiennes. Nous les contestions, mais elles étaient encore très puissantes. Elles structuraient le monde et la communauté – il y avait une communauté. Aujourd’hui, je ne sais pas.

LD : La modernité a son lot de bienfaits, mais elle a complètement évacué certains éléments essentiels, prétextant une peur de tout ce qui ne serait pas « raisonnable ». En même temps, les goulags sont issus de la raison, des processus techniques. Le totalitarisme et l’eugénisme sont issus de cette sainte Raison.

AM : Oui ! Et le rationalisme est un mythe ! C’est aussi une forme mythique d’organisation. Il y a cette prétention que tout est intelligible. C’est le grand mythe occidental. Justement, non ! Tout ne l’est pas. Une tension réside là : je ne comprends toujours pas davantage pourquoi je suis sur terre et l’on me dit qu’il faudrait y comprendre quelque chose. Il n’y a là une économie de l’incompréhensible et de la folie.

Je ne comprends toujours pas davantage pourquoi je suis sur terre et l’on me dit qu’il faudrait y comprendre quelque chose. Il y a là une économie de l’incompréhensible et de la folie.

LD : Nietzsche partage la même analyse. Platon a fait passer tous les sophistes et les mythes à la trappe – malgré le fait qu’il en utilisait lui-même – en élaborant cette prétention à une nouvelle grande méthode maîtrisable. Alors que, bon… le génie de Platon fut d’avoir été le plus grand sophiste en chassant avec ruse la prétention sophistique de tous les autres. Il a dissimulé un mythe sous quelque chose qui prétendait ne pas en être un. Il y a un style derrière tout cela.

AM : Je suis sensible à cela. Cela rejoint Bataille – qui est resté avec moi toute ma vie depuis Claude Lévesque. Au fond, pourquoi ? Je ne sais pas si tu as lu ou pratiqué Bataille, mais c’est un grand styliste – dans le sens pluriel du mot. Le français qu’il écrit est d’une beauté – il est simple et limpide. Il se prononce bien et porte une grande oralité, alors même qu’il est d’un raffinement. C’est une langue spectaculaire. Toute sa philosophie est théâtrale. C’est comme si la dimension dramatique de l’existence était profondément incarnée dans ses écrits, dans son style. Cela peut choquer la vision de la philosophie remontant à Platon. L’aphorisme est aussi important que le discours discursif. Il s’agit d’une philosophie qui se fait artiste, où il est question de création, d’imagination, de poésie – toute la métaphorique de Bataille est grandiose. Pour ma part, cela m’a galvanisé à chaque fois ; tout comme des électrochocs qui me donnaient envie d’être plus relâché, lyrique ! Certains textes m’ont fait pleurer. Je me sentais vivant. Au fond, ce que dit Nietzsche avec son concept de « volonté de puissance » touche à cela – ce qui nous rend plus vivants et magnifie la vie. Ce n’est pas une volonté de mort ou de domination ; les gens l’ont mal compris. C’est une volonté qui cherche à s’agrandir, à être toujours davantage plastique.

LD : C’est très intéressant ce que vous dites. Bon, vous parlez de Bataille qui se médie d’une façon proprement spectaculaire à la suite de Nietzsche, mais il est intéressant de connaître la source de l’aphorisme chez ce dernier. Avant de le tenir des maximes de La Rochefoucauld, il le tient des Latins et de leur brevitas, de cette manière de dire en un éclair, et avec tout le spectaculaire que cela suppose, un monde de sens. Bataille est donc, d’une certaine manière, l’héritier de cela. Cette brièveté est censée frapper droit au cœur. Cela m’amène à vous interroger sur ce que vous avez témoigné en octobre dernier lors de cette causerie que nous avons mentionnée plus tôt. Dans vos phases sombres, de quelle manière Bataille a‑t-il su vous toucher et vous accompagner ?

AM : Ces phases sombres étaient des épisodes dépressifs. Jeune homme, j’en ai fait deux importants. Je dis souvent que la littérature m’a sauvé. Il y avait d’un côté Tolstoï – je lisais le soir lorsque j’étais malheureux et cela m’aidait à m’évader. Quant à Bataille, sa lecture me donnait le goût de vivre. Nietzsche était son maître en cela. Nietzsche et lui étaient des gens qui nous ont témoigné ce qu’est l’exaltation. On peut retrouver la vie, le côté solaire des choses. La lecture de Bataille m’a appris que je n’avais pas fini de vivre. Il me fallait retrouver cette première impression du soleil sur ma peau, ou encore la fraîcheur de l’art. Bataille – et il a eu une vie très trouble –, c’est une sorte de pensée sauvage qui s’empare de nous. Avec ses mots, nous avons l’impression d’être à nouveau dans l’univers, ce sentiment océanique… La manière qu’avait Bataille d’exprimer ces choses est fort convaincante. Je pouvais passer à travers mes journées. C’est un peu mystérieux de réaliser qu’il y a des plumes qui, de cette manière, nous accompagnent, nous soulèvent. Ce sont des gens qui ont une grande sensibilité, une hypersensibilité. Certaines personnes n’ont rien compris à Bataille en le qualifiant de « mystique de garde-robe ». Dans le cas de Sartre, il n’avait certainement pas la sensibilité demandée pour saisir ces profondeurs. C’est peut-être contestable ce que je te dis (rires, ndlr)!

La lecture de Bataille m’a appris que je n’avais pas fini de vivre. Il me fallait retrouver cette première impression du soleil sur ma peau, ou encore la fraîcheur de l’art.

Courtoisie Yves Renaud

LD : Cette sensibilité est un problème pour certains. D’aucuns ont un rapport très épidermique au texte – que je veux dans le bon sens du terme –, en cela qu’ils sont saisis. Que voyez-vous dans le milieu artistique québécois ? Sommes-nous en présence de sartriens éthérés ?

AM : S’il est question des acteurs ou de la création en théâtre, je dirais qu’il y a des gens qui sont porteurs d’un mainstream qui présente un peu toujours le même jeu et les mêmes fictions qui participent à l’encadrement de l’expression de certaines émotions humaines. Ils répètent des codes d’une façon qui les protègent totalement. Tu comprends ce que je veux dire ? Ils reproduisent des schémas vus à la télé un millier de fois – et ils sont très habiles dans cet univers – et dans des cadres très bien définis. Certains acteurs ne vont exprimer que le minimum d’émotion et de la façon attendue… Enfin, tu as des gens qui vont dans des lieux où moi-même je n’ai jamais réussi à aller. Ils ont ce talent d’être extatiques, d’être à côté d’eux-mêmes.

LD : Avez-vous quelques noms, que l’on puisse se faire une idée ?

AM : Oui, évidemment. Des gens comme Sylvie Drapeau, Marc Béland, Pierre Lebeau, Guy Nadon, Dominique Quesnel, Guylaine Tremblay, Benoît McGinnis ; des gens qui, tout à coup, même si tu les connais te font dire : « Ok. Il y a là un être humain hors de lui- même tout en étant là. » Ce sont des gens qui sont en grande maîtrise – contrairement à ce que l’on pense – et peuvent se dédoubler. C’est passionnant… c’est terrifiant. Là, nous sommes dans des dimensions où il y a une multiplication des masques. Et puis bon, il y a un aspect du milieu qui fait en sorte que l’on ne fait que réactiver des codes qui nourrissent la machine. Le problème étant, les gens dont je te parle sont obligés – en quelque sorte – de collaborer à ce système. Il y a quelque chose de nécrotique. L’industrie tue l’art – alors que l’une des fonctions de l’art est de constituer de la communauté – en le captant avec ses propres intérêts mercantiles. En même temps, il y a une résistance. Plusieurs acteurs font encore du théâtre dans toutes sortes de petites places. C’est inquiétant, par contre. C’est l’état de notre époque et les formes dévoyées de l’art sont partout. Cela ne me fait rien que cela existe, mais il nous faut un pendant. Parfois, j’ai peur que nous perdions la belle folie. Il sera imparti à ta génération de renouer avec l’art – je crois à cela. L’art est un phénix qui renait de ses cendres.

Béatrice Malleret | Le Délit

Nous sommes toujours dans la réaction à quelque chose.

LD : Vous enseignez l’art dramatique, n’est-ce pas ?

AM : J’ai très peu enseigné. Je viens d’enseigner l’interprétation à l’École nationale de théâtre (du Canada, ndlr). J’aime cela, mais je suis pris dans la création. Mon intérêt premier et le mandat que je me suis forgé a été d’écrire de nouvelles pièces. Pourtant, j’en suis à un point où j’aime beaucoup enseigner. J’ai enseigné les romantiques allemands, l’automne passé. J’ai fait jouer du Kleist, du Büchner. Connais-tu Büchner ? Toi, tu adorerais cela. Il faut que tu le lises ! Par exemple, tu aimerais La Mort de Danton. Tu sais, Büchner meurt à 24 ans. Il nous laisse trois pièces ; trois chefs‑d’œuvre. Une comète incroyable. J’ai donné du Jakob Lenz, aussi. C’est quelqu’un qui préfigure l’expressionnisme. Écoute, ce répertoire n’a jamais vraiment existé au Québec et là il est en train de disparaître. En vieillissant, je veux me donner ces missions-là. Jouons des choses que vous trouvez étranges. C’est un combat, la culture. Il faut réactiver les bons schèmes, récapituler. C’est un peu cela, la culture : une récapitulation. Quels sont les grands schèmes qui nous font agir ? Ce combat, il faut le poursuivre – et c’est ce que j’ai fait toute ma vie. C’est pour cela que le répertoire est une chose importante et, au Québec, nous l’avons beaucoup négligé. Nous sommes tombés dans une fausse nouveauté : le nouveau pour le nouveau. C’est un nouveau factice, celui du capitalisme ; on produit, on jette. Le nouveau ne peut être intéressant que dans la mesure où tu comprends ce qui vient avec. Les Européens le comprennent peut-être mieux. Ici, nous sommes un peu flottants, sans repères – surtout chez les plus jeunes.

LD : Y a‑t-il donc un phénomène de pauvreté intellectuelle dans la génération d’artistes montante ?

AM : Pas à cause d’eux. C’est de notre faute. Nous n’avons pas assez accentué l’importance du répertoire. Et tout cela, c’est paradoxal venant de moi ! J’ai fait du théâtre de création toute ma vie. Avoir fait jouer un répertoire leur aurait donné une oreille. Goethe, Kleist, Shakespeare… Ce n’est pas qu’ils ne le veulent pas, mais c’est parce qu’ils n’ont jamais eu l’occasion de cette nourriture. J’ai toujours vu la maîtrise du répertoire et la création côte à côte. Ce qui m’a intéressé a été de rebondir et cela prend un mur pour cela ! À partir du moment où on l’enlève, les gens jouent avec quoi ? La métaphore est un peu grossière, mais où doit-on envoyer la balle afin de voir ce qu’elle fait ? Il n’y a pas de pure génération spontanée. Nous sommes toujours dans la réaction à quelque chose. Nous tombons encore dans le mythe occidental du « progrès » qui n’est qu’une chute par en avant. Elle est absurde : « Après moi, le déluge. »


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