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Communauté et enracinement

Entrevue avec le Professeur Aaron Mills

Courtoisie de l'Université de Victoria

Le Délit (LD) : Bonjour Professeur Mills. Pouvez-vous vous présenter succinctement à nos lecteurs ?

Aaron Mills (AM) : Absolument ! Mon nom est Aaron Mills, je suis un Anishinaabe de la nation Couchiching. J’appartiens au clan de l’ours. Ma grand-mère Bessie Mainville de la nation Couchiching, une Aînée de cette communauté, et Fred Major de la nation Mitaanjigamiing furent mes enseignants. Je suis un nouveau membre de la Faculté de droit de l’Université McGill ; à partir du mois d’août, j’assumerai la Chaire de recherche du Canada en constitutionnalisme et philosophie autochtones.

LD : Pouvez-vous nous expliquer les « fondamentaux » de la philosophie des Anishinaabe ?

AM : Eh bien, c’est une énorme question. Il me semble que la première chose que je tiendrais à clarifier est la suivante : si vous aviez à demander à six différents Anishinaabe, vous obtiendriez probablement six réponses différentes. Je ne veux donc pas présumer offrir une réponse trop générale. En ce qui me concerne, selon la manière qui m’a été donnée d’être éduqué, il m’est assez difficile de vous en brosser un portrait exhaustif. Un certain nombre d’enjeux viennent barrer notre route. Selon l’expérience personnelle que l’on peut avoir du colonialisme, on ne peut répondre à cette question dans un contexte s’y prêtant, si l’on tient à ne pas voiler la réalité de certaines personnes. Je suppose donc que la manière que j’aurais de répondre à votre question serait la suivante : nous sommes un peuple qui partageons une histoire particulière de la création et celle-ci instruit notre ontologie et notre épistémologie, qui elles-mêmes instruisent notre sens de l’autodétermination [freedom, ndlr] et de la communauté. Ultimement, de nos jours, plusieurs d’entre nous ne connaissent plus cette histoire, mais nous y collaborons encore dans la manière que nous avons d’appartenir à l’autre et à la terre. Ce qui fait de nous un peuple tient dans nos pratiques vivantes et notre compréhension du monde découlant de cette histoire. Il ne s’agit donc pas de tenir à cette histoire dans le sens strict du terme. Dans ma compréhension de la chose, il s’agit de mettre en valeur la forme de « constitutionnalisme » mis de l’avant.

LD : Vous avez mentionné dans l’un de vos articles qu’il y a de l’autodétermination (freedom) hors des libertés. Comme cela se traduit-il dans votre propos ?

Il y a une logique propre à ce que je nomme « le chemin de la terre ». Le fait ontologique de notre interdépendance provient du fait que nous n’avons pas, individuellement, tous les dons naturels nécessaires afin de subvenir à nos besoins. Nous sommes inévitablement dépendants des autres. 

AM : Maintenant, vous êtes au centre du problème ! Que dévoile à nous cette histoire de la création ? Elle révèle que les individus sont toujours déjà en communauté les uns avec les autres, dans une « communauté de la terre ». Des communautés en santé opèrent comme des confessions de cette logique. Nous ne nous demandons pas ce qu’est une société « juste » ; nous nous demandons comment faire les choses afin d’imiter les autres ordres de la création. C’est peut-être une tâche plus humble. Il y a une logique propre à ce que je nomme « le chemin de la terre ». Le fait ontologique de notre interdépendance provient du fait que nous n’avons pas, individuellement, tous les dons naturels nécessaires afin de subvenir à nos besoins. Nous sommes inévitablement dépendants des autres. Je m’inscris dans une logique que l’on pourrait qualifier d’« aide mutuelle », constamment en rapport avec les autres. La vision de l’autodétermination [freedom, ndlr] qui ressort de cette conception de l’individu se centre sur notre capacité à offrir nos propres dons et à recevoir ceux des autres. Je réfère cela à ce que l’on pourrait nommer le « libre don » que l’on pourrait opposer au « libre choix » des libertés négatives.

LD : Dites-moi si j’ai tort, mais, dans votre communauté, il n’y a aucun besoin pour une constitution dans le sens d’une loi suprême qui, en tant que moyen technique, dicterait sur des bases légales le reste de l’organisation communautaire ?

AM : En fait, il me semble que la situation est encore plus radicale que cela. Cela n’est pas seulement que ce besoin n’existe pas, mais c’est aussi que cela serait incohérent. Le présupposé d’un tel document est déjà une manière de comprendre comment l’on doit gérer le vivre-ensemble. Plutôt que cette vision idéale, notre présupposé est qu’il y a un ordre naturel inhérent à la terre et qu’il est de notre responsabilité de comprendre comment devrait se traduire cet ordre dans notre communauté. Pour autant, face à cette compréhension théorique, la pratique rencontre certains problèmes. Le [colonialisme] nous a entrainé à interagir les uns avec les uns d’une manière très subjective propre à un cadre libéral. Deux formes de constitutionnalisme se chevauchent donc.

Courtoisie de l’Université Mcgill

LD : Pourrait-on aussi avancer que le fait que l’anglais soit la langue maternelle de nombreux membres des Premières Nations participe à cette réalité coloniale ? L’anglais, il me semble, est une langue très technique et peu poétique ; en cela, elle tend à vous enfermer dans une certaine manière présupposée d’exprimer le monde. Sommes-nous en présence d’une entreprise coloniale ?

AM : C’est évident. Il est difficile pour moi d’imaginer une critique

plus constante et commune nous étant adressée par nos Aînés. Dans les langues algonquiennes, la plus grande différence est que plus de 90% des mots que nous utilisons sont des verbes. Bien sûr, ayant l’anglais comme langue première, je n’arrive pas à penser le monde selon les mêmes schémas. Il s’agit donc d’une réponse affirmative définitive à votre question.

LD : Quelles sont les plus grandes différences entre le droit constitutionnel canadien et les lois autochtones ?

AM : L’enjeu d’une telle question est le suivant : comment pouvons-nous caractériser adéquatement ces différences ? Il me semble avoir mal considéré cette question pendant longtemps avant de finalement toucher à quelque chose de crucial. Votre question est encore plus large qu’elle n’y paraît ; il est question de ce que l’on entend par « légalité ». Comment une loi devient-elle une loi ? Dans mon travail, j’ai cherché à développer une certaine structure de la « légalité » – j’utilise l’arbre en tant que métaphore afin de rendre la chose accessible – où la loi est entendue légitime uniquement dans sa propre structure. Elle obtient sa légitimité en vertu de chacun des niveaux de légalité réconciliable avec le niveau du dessous. Conséquemment, il y a une certaine histoire de la création qui génère une certaine forme de constitutionnalisme qui lui-même génère un certain nombre d’institutions et de procédés légaux pour finalement générer des lois. Si nous partons donc d’une histoire de la création telle que celle du Canada ou celle des Anishinaabe, nous nous rendrons bien compte – avant même d’atteindre le haut de l’arbre – des différences fondamentales existant entre les deux. Tout cela, de sorte que les deux ne se reconnaissent mutuellement pas comme des formes de droit. Je défends l’idée que dans le cas de la légalité anishinaabe, les lois ne prennent pas la forme de normes déterminées. Il n’y a pas de règles ou de droits. Il est question d’exprimer une certaine forme particulière de jugement lorsque soumis à un évènement qui y appelle. 

LD : Ce que vous énoncez rappelle la méthode généalogique utilisée par Nietzsche et Foucault, ou encore le concept d’« épistémè » du dernier. Nous sommes devant l’impossibilité d’utiliser les termes d’une généalogie afin d’expliquer la cohérence interne d’une autre.

AM : Je peux comprendre pourquoi vous avez dressé ce lien. Il me semble qu’une distinction primordiale s’impose tout de même : les individus. Foucault est souvent crédité comme une gigantesque révolution propre à plusieurs disciplines universitaires où l’on étudie très attentivement des phénomènes à partir de la position du sujet. Ce que j’entends est bien plus radical. Il est bien entendu important de le faire, mais cela n’est pas suffisant. Mon argument repose sur des conceptions bien différentes de la notion de « subjectivité ». La conception anishinaabe repose sur une forme radicale d’interdépendance où nous nous envisageons en première instance en termes d’un ensemble de relations, non plus à partir du « Je ». Nous le voyons dans nos pratiques. Lorsque nous nous introduisons, nous le faisons à la hauteur des relations qui nous habitent. Vous mentionnez donc vos enseignants, votre famille, votre communauté, votre clan et toute autre forme d’appartenance. Ce que je cherche donc à dire est ceci : nous devons prendre sur nous d’accepter de prendre en considération des différences qui dépassent la position du sujet et l’horizon de la subjectivité.

Courtoisie de l’Université McGill

LD :  Ce que vous dites est fort intéressant. Cela en ferait rougir le philosophe Heidegger. Celui-ci a consacré une part significative de son œuvre et de son enseignement à critiquer la tradition métaphysique occidentale qui, depuis les présocratiques chez les Grecs, situe notre compréhension de l’Être à la première personne. La plus grande erreur de la philosophie occidentale a été son emphase sur le « Je ». Heidegger nous appelait donc à sortir de cette logique qu’il jugeait dangereuse ; il est ironique que les Anishinaabe n’aient pas rencontré cette même erreur originelle alors que la philosophie occidentale se targue trop souvent d’une méthode à même de la situer hiérarchiquement aux dessus des autres traditions. D’aucuns avanceraient même que cette erreur est historialement liée à la Révolution industrielle ayant culminé vers l’Anthropocène. Quels apports pouvons-nous tirer des enseignements anishinaabe en ce qui concerne un autre monde possible ?

Il nous faut honorer les autres de manière à leur faire comprendre que leurs dons sont si importants pour nous que nous ne pourrions bien fonctionner sans eux. 

AM : Il me semble que la seule manière de sortir de l’Anthropocène vers une autre époque consisterait à considérer les transformations en tant qu’échelle du changement. En tant que stratégie, je reconnais la nécessité des efforts orientés vers des changements systémiques, mais ils m’apparaissent insuffisants. Ces efforts ne sont capables que de changements réformatifs, non pas transformatifs. Pour autant, les pressions exercées – par exemple celles du colonialisme – sont si grandes que je ne crois pas que nous pouvons produire des changements transformatifs sans l’espace ouvert par les efforts réformatifs. En réformant les rapports avec les communautés autochtones et en sortant des logiques colonialistes, peut-être serait-il possible d’entrevoir des transformations. Quel genre de transformation visons-nous ? Nous devons être ces transformations. Nous ne pouvons entrevoir la chose de manière compartimentée. Nous ne pouvons continuer à fonctionner dans un système libéral et tout autant ne pouvons nous considérer un renversement révolutionnaire. La genèse du changement n’est pas dans le système et tout ce qu’il a de défectueux. Il nous faut entrevoir le monde voulu et agir comme s’il en était déjà ainsi. En ce qui me concerne, ce monde est celui de l’aide mutuelle. La manière de nous apporter vers ce monde tient, dans un premier temps, dans la pratique de cette aide mutuelle. Il s’agit de traiter les gens comme s’ils étaient déjà dans ce genre de relations avec nous-même – ce que je crois sincèrement qu’ils sont, même s’ils ne le savent pas ! Mon point est qu’ils ne sont pas doués dans ce genre de relation. Il nous faut honorer les autres de manière à leur faire comprendre que leurs dons sont si importants pour nous que nous ne pourrions bien fonctionner sans eux. Après un an de mon cours sur le constitutionnalisme autochtone à McGill, il est étonnant de voir la portée des transformations chez les étudiants ! Il s’agit d’un processus assez lent qui, comme en ce qui concerne la question du colonialisme, est générationnel. 

LD : Ce que vous dites est à contre-courant de la conception moderne et occidentale des rapports à autrui.

AM : Oh, oui ! Dramatiquement. 

LD : Malgré les différences qu’il peut y avoir, je dois vous avouer être très sensible à ce que vous dites depuis le tout début de cet entretien – du moins dans la compréhension que j’en ai. Je tiens une grande partie de mes enseignements de ma grand-mère et de mon grand-père. Ils m’ont transmis un sens de la justice, un rapport au monde et à son expérience qui n’étaient pas inscrits dans une constitution ou des rapports figés à moi-même. Mon grand-père a préfiguré ma ferveur pour la question des mythes ou encore l’importance d’Heidegger. Vous avez vous-même trouvé chez vos enseignants et vos Aînés des enseignements défiant l’intuition des normes actuelles. Qu’en penser ?

L’enracinement est un mode de pensée et d’être qui n’est en aucune manière spécifique aux communautés autochtones 

AM : Il y a bien évidemment un énorme travail à faire sur soi-même pour lutter contre ces intuitions. C’est ce travail quotidien qui me suit depuis dix ans. J’ai eu des enseignants formidables qui m’ont tant donné. Afin de réellement lutter contre l’Anthropocène, les crises environnementales et les formes communautaires et politiques qui l’ont permis, il nous faut développer un mode de pensée dit « enraciné ». C’est pourquoi j’apprécie ce que vous avez partagé au sujet de vos grands-parents. Il y a un changement de discours dans cette association identitaire. L’enracinement est un mode de pensée et d’être qui n’est en aucune manière spécifique aux communautés autochtones ; nous avons longtemps été d’honorables exemples – nous sommes ceux à suivre et à prendre sérieusement –, mais il est évident que d’autres personnes peuvent y souscrire ! La planète entière y souscrit d’une manière ou d’une autre. 

LD : Malheureusement, un tel propos sur l’enracinement peut être perçu comme suspect par certaines personnes. Il est généralement de convenance qu’une « pensée de l’enracinement » n’est pas une chose sérieuse, sinon qu’elle est dangereuse. Depuis les atrocités commises par les différents fascismes, il est difficile de penser à l’enracinement et aux mythes dans un contexte universitaire. Il est bien plus facile de ne plus y songer – malgré toute l’importance que de telles questions peuvent avoir. 

AM : L’université est assez univoque à ce sujet, effectivement. Si cette pensée peut être suspecte dans un tel milieu, vous rencontrerez probablement aussi une suspicion à l’égard de l’autochtone plus généralement. Je regrette ce fait, mais souvent nous concevons l’éthique et la politique du point de vue du sujet. Je déplore cette situation. Je demeure profondément sensible à l’attention portée à la position du sujet, mais il m’apparaît que de n’en demeurer qu’à cela est une incroyable erreur si nous ne prenons pas la peine de penser conjointement d’autres manières. Le point critique de la pensée enracinée nous renvoie à ce que nous avons mentionné plus tôt. Si je rencontre un problème à ce que l’on s’approprie, par exemple, certaines pratiques anishinaabe, cela n’est bien entendu pas parce que de telles pratiques n’appartiendraient qu’aux Anishinaabe. Il s’agit plutôt de comprendre que ces pratiques ont une signification particulière interne à notre propre constitution. Elles n’appartiennent pas qu’à une sphère privée. Pour autant, si une personne non autochtone enracinée comme vous arrive à une pensée similaire, je n’ai qu’une réponse : excellent ! Pour le dire autrement, l’appropriation culturelle doit être critiquée pour autant que certains individus reprennent des éléments qui ne font de sens que dans des constitutionnalismes bien précis, par exemple la légalité anishinaabe. L’appropriation ne semble permissible à ceux qui la font que parce qu’ils s’inscrivent dans une légalité occidentale qui divise la sphère privée de la sphère publique où il incomberait donc à l’individu de décider des éléments qui composent sa sphère. Nous ne faisons pas cette distinction. Un individu doit montrer une subjectivité enracinée s’il veut comprendre l’importance d’une pratique. 


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