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Porter notre regard sur le pathologique

Entretien avec le psychanalyste et essayiste Nicolas Lévesque.

R. Dadd

Le Délit (LD) :  Nicolas, merci de me recevoir à ton bureau. Peux-tu te présenter à notre lectorat ?

Nicolas Lévesque (NL) : Oui, bien sûr. J’ai 45 ans et je pratique la psychanalyse depuis vingt ans. J’ai une maîtrise et un doctorat en psychologie, mais la philosophie et la littérature m’ont toujours accompagné ; il m’a toujours semblé que la seule formation clinique était insuffisante. J’ai été éditeur au groupe Nota Bene. Je suis père, aussi, et cela influence beaucoup ma pratique. 

LD : Pourquoi ce nouveau livre [Phora : sur ma pratique de psy]?

NL : C’est un livre venu après un arrêt d’écriture. Il n’était pas nécessaire. Il me semble que l’on doive écrire certains livres afin d’être porté quelque part, afin de ne plus avoir besoin de les faire. Phora est peut-être mon premier livre sans aucun but, sans aucun sentiment de devoir. Il vient d’ailleurs ; c’est peut-être mon premier livre de maturité [rires, ndlr]. Il a coulé tout seul. C’est celui ayant -— de loin — été écrit le plus rapidement. Ce fut assez étrange, comme si je m’étais délaissé de tout ce que je m’imposais. Ce livre fait place à des témoignages sur ce que nous sommes, sur notre rapport à la vie.

Je suis psychanalyste depuis une vingtaine d’années. L’expérience du divan est singulière. Au moment de l’écriture, je n’avais rien à forcer puisque je savais bien que ce que je vivais avec mes patients se suffisait en soi. Il m’a semblé que de témoigner de cela méritait de prendre place dans l’espace public. Je me suis posé sur des témoignages sans chercher à les expliquer, en mêlant mon héritage théorique et pratique.

LD : J’ai noté, en toutes lettres, au milieu de ton livre, qu’il s’y dessinait effectivement une maturité, tant dans la pratique que dans la théorie. En fait, j’ai noté ma surprise par rapport à une belle résilience, celle de se baigner dans le pathologique. Cela m’amène à te questionner à ce propos. Dans ton livre, il est question de s’abandonner — en quelque sorte — dans la pratique sans chercher à la techniciser. Pourtant, on décèle dans cette déclaration un certain jeu, une ouverture rusée au patient. Comment vis-tu ce jeu avec les patients ?

NL : C’est une grande question. Il me semble que l’on se méprenne quant à ce que l’on comprend de l’ouverture. Ce n’est pas tant le partage de détails concernant notre vie qui importe qu’une disponibilité psychique et du cœur. J’essaye d’être le plus possible ouvert. C’est une ouverture qui contourne l’anecdotique. C’est plus profond que cela. Nous pouvons trouver pareil rapport dans l’écriture ; au fond, il y a des écrivains que l’on croit connaître intimement sans même qu’ils nous dévoilent leur quotidien. On passe par une autre voie pour s’ouvrir à un être humain. Les gens qui viennent ici sont dans ce rapport ; je n’ai aucune idée de comment certains de mes patients font leur lessive !

LD : Quel rôle tentes-tu de jouer par rapport à la place que devrait prendre selon toi la psychanalyse au sein de la société moderne ? Te sens-tu responsable ? 

NL : La responsabilité est là depuis le début. C’est pour cela que ça transparaît dans le livre sans que je ne m’en sois aperçu. En exposant humblement ce que j’arrive à faire, je montre cette réalité elle-même imbriquée dans une réalité où persistent des inégalités. Par exemple, j’ai une pratique privée malgré le fait que cela ne fasse pas mon affaire. En même temps, la pratique publique ne fait pas non plus mon affaire. Le statut de la psychanalyse dans le public est épouvantable. On se trouve dans un impossible, doublement. Ce n’est pas grave, dans la mesure où je me suis évertué à bricoler une pratique. Ces solutions sont tout à fait insatisfaisantes sur le plan populaire, mais j’ai des patients de toutes les classes sociales. Au final, j’aide des gens tout de même, malgré le constat que certains ne peuvent pas venir aussi souvent qu’ils le devraient. Je préfère voir le verre à moitié plein. Cela dit, en termes de santé mentale, nous ne sommes même pas au début d’une réflexion politique sérieuse. À quand une prise de conscience ?

LD : Tu soulèves la question de la prise de conscience, mais à quoi fait-elle référence pour plusieurs ? Ce que l’on entend par cela aujourd’hui, cela consiste à peu de choses près en ceci : « Bon, d’accord. Vous êtes malade  ; vous n’avez je ne sais quel problème. Faisons du TCC (thérapie cognitivo-comportementale). » La réponse est donc un grand n’importe quoi. Aujourd’hui, où est la psychanalyse ? Elle a pratiquement disparu des facultés de psychologie du Québec. Elle est en littérature, à l’extrême rigueur en philosophie. Il y a une tristesse au regard de ce constat. À quoi bon ? 

NL : Qu’elle soit en littérature, ce n’est pas rien. C’est d’ailleurs pour cela que je me suis réfugié dans la communauté littéraire. C’est comme si l’on avait brûlé la psychanalyse et que je me trouve à présent sur mon petit radeau. J’ai débarqué sur l’île des littéraires. Ce fut aussi l’histoire de mon père. [Claude Lévesque] fut professeur de philosophie et de psychanalyse. Il s’était fait l’ami des littéraires. Il n’avait pas sa place chez les philosophes. 

C’est donc pour dire que la psychanalyse est en situation de refuge politique. C’est une discipline qui n’existe plus ; il en reste des morceaux, des vestiges et des réfugiés qui glissent un peu partout, mais elle n’a qu’une existence cachée. J’ai vu l’effondrement de cela — en quelque part la psychanalyse a perdu la guerre. Nous le savions. La mentalité technique et capitaliste de l’université de notre époque va de pair avec les approches qui ont gagné cette guerre — elles sont très américaines, d’une certaine façon. D’un point de vue québécois, tout l’héritage européen a été colonisé par tous les possibles de la psychologie anglo-saxonne. Cela même en français. Si, à McGill, l’on peut mieux comprendre cette situation, comment expliquer que partout au Québec l’héritage français et allemand s’essouffle. Il y a des guerres culturelles dont on parle peu. 

Que la psychanalyse aille très mal, cela me dérangeait beaucoup durant mes premières années. J’étais scandalisé. Phora représente le contraire : au lieu de gueuler, j’ai témoigné. J’existe et je pratique la psychanalyse. C’est bien d’être scandalisé, mais il y a une résilience à faire et persévérer. Persévérer. Peu importe ce qui se passe, nous avons encore la liberté d’écrire. C’est encore possible, malgré la semi-dictature dans laquelle nous vivons.

LD : Il y a une perversité à ce pouvoir, tout de même. Ne penses-tu pas ? Si l’on me dit : « Le TCC ne prend que six séances. » Nous voyons qu’il y a là, dissimulée, une sournoiserie temporelle. Les gens aujourd’hui sont à ce point pris dans un temps capitaliste, étouffés dans une économie des choses qui n’a que faire d’eux, que d’entreprendre avec sincérité et effort une activité demandant un minimum conséquent de temps ou d’argent s’avère infaisable. A fortiori, la psychanalyse demande ces deux choses. Très peu de gens sont prêts à cela et je les comprends. C’est donc pour dire qu’il y a un système qui, sournoisement, empêche certains foisonnements. Une étouffement intellectuel, peut-être — n’en demeure qu’un pouvoir pervers est à l’œuvre ! En ce sens, pour revenir à ce que tu disais à propos de simplement faire et pratiquer la tâche que l’on se donne en montrant une résilience, n’est-ce pas un peu pour se consoler soi-même que l’on en vient à dire cela ? 

NL : Oui [rires, ndlr]. Je pense néanmoins que cela n’est pas seulement pour cela. Il en va aussi d’une critique des modes de résistance de la génération avant moi. Ils ont fait ce qu’ils pouvaient, mais je ne comprends pas que l’on n’ait pas cherché à mêler la psychanalyse à des institutions publiques — par exemple l’université. Pour moi, il était clair que l’on signait notre arrêt de mort. La philosophie qui quitterait l’université et le cégep ne pourrait pas survivre par la seule présence des colloques. Si elle le faisait, cela deviendrait des assemblées de Chevaliers de Colomb ! La psychanalyse ressemble de plus en plus à un club de bridge. Certaines personnes défendent cela en avançant que les institutions dénaturent. Or, force est d’admettre que toutes les autres grandes disciplines traversent les époques en raison de ces mêmes institutions.

Il faut dire que le rapport de la psychanalyse aux institutions est assez fucké. Depuis Freud, elle a développé une sorte de paranoïa. De toute évidence, notre regard doit changer puisque les dégâts sont immenses : il n’y a aucune relève.

LD : Ce que tu dis se tempère par l’exemple de ton père. Il est pour moi l’un des plus grands philosophes québécois. Ceci dit, le nombre de ceux fréquentant depuis quelques années les bancs des universités et qui connaissent le nom de Claude Lévesque est presque nul. L’institution ne l’a pas sauvé. Pourtant, cet homme a une œuvre ! Où se trouve-t-elle aujourd’hui ? Aux archives nationales. Si l’on veut lire son excellent commentaire sur Nietzsche (Dissonance : Nietzsche à la limite du langage) —commentaire parmi les meilleurs qu’il m’ait été donné de lire à ce propos —, il faudra aller se procurer ce seul exemplaire disponible sur consultation seulement. Jouer le jeu des institutions ne l’a pas conservé dans notre mémoire intellectuelle.

NL : C’est vrai, tu as raison. Il faut dire que l’institution n’a pas remplacé le rôle subversif qu’il occupait. Il n’y a pas un autre Claude Lévesque qui a été engagé. Pour ma part, j’ai tenté de me servir de l’institution de l’édition afin de rééditer son œuvre. Cela dit, si mon père n’avait pas été professeur à l’université, il n’aurait pas influencé autant de gens — et nous n’aurions même pas cette discussion puisqu’il n’aurait pas pu publier ! Un philosophe obscur dans les années 1970 n’aurait probablement pas pu publier comme il l’a fait.  Peut-être certaines revues se seraient risquées. Ce n’est pas certain. La question de l’institution, je me la suis posée toute ma vie, comme ce fut le cas pour mon père. Il n’y a pas de réponse claire. L’héritage de mon père demeure encore aujourd’hui à travers les nombreux étudiants ayant été marqués par lui. Vois-tu, il y a Alexis Martin qui s’apprête à faire une pièce sur Georges Bataille [à l’Espace libre]. C’est de mon père qu’il tient cela. Cette marque intellectuelle est présente chez plusieurs. L’Étrangeté du texte a eu une résonance. La faillite des institutions au Québec est plutôt à blâmer dans ce cas-ci, peut-être ; Radio-Canada a abandonné les intellectuels en sabrant la Chaîne culturelle avec une violence sans nom. Lorsque Levinas passait au Québec, il passait, par exemple, à la radio avec mon père. 

LD : Tu parlais tout à l’heure de cette américanisation de l’université québécoise. Contre cela, est-il possible de penser à une psychanalyse qui serait typiquement québécoise ? La psychanalyse pourrait-il participer au combat de l’intégrité culturelle ? 

NL : Eh bien là, tu touches à mon grand fantasme ! Je fantasmerais sur ça, oui. Je n’y crois pas tant, mais il faut rêver cette psychanalyse québécoise. Elle se mêlerait de la santé mentale d’une culture, d’une société, d’une mémoire — elle se réfèrerait à leur histoire, à leurs refoulements. La psychanalyse a ce potentiel et cela pourrait être la bougie d’allumage de toute une révolte pour un monde en santé. Le mot « santé » veut dire quoi ? C’est peut-être au sens nietzschéen de la « santé » ; c’est une toute autre chose que la « santé » au sens capitaliste. Il y a toute une santé que nous avons perdue de vue. La société devrait être prise d’un autre angle. Toutes les questions sociétales peuvent passer par ce spectre transversal — pensons à la notion de toxicité que je mentionne un peu dans Phora. Tu pourrais très bien aller chercher un Heidegger écologiste et le faire dialoguer avec un psychanalyste par rapport à tout ce que la culture peut avoir de barbare lorsqu’elle cherche à tout dominer. Tout ce qui s’est passé dans les années 1960 et 70, il va falloir le refaire — et mieux.

J’ai l’impression que l’on sort des années 1940 actuellement.

LD : S’il devait y avoir une psychanalyse québécoise, encore faudrait-il reconnaître nos propres racines et abandonner la dominance d’autres mythologies. Te sens-tu prêt face à cette rénovation ? 

NL : Oui. J’essaye de le faire. La formation demanderait à ce que l’on accepte nos multiples héritages. Il faudrait les mettre sur des pieds d’égalité. Le Québec pourrait être un lieu où, contrairement à nombre d’écoles qui mettent de l’avant soit le père ou la mère, un assez bon mélange entre père et mère pourrait être développé. Ce caractère davantage plastique nous donne une opportunité.

LD : N’est-ce pas le cas au Québec, car il est pour nous moins question du père ou de la mère, que du prêtre [rires, ndlr]? Ironiquement, François Legault n’est-il pas de ce bon prêtre pour nombre de Québécois ? On s’en gargarise. 

NL : Ah ! Effectivement [rires, ndlr]. Il a été élu sur le dos de la laïcité. Il professe une manière de s’habiller !    

LD : Pour te ramener à ton livre et à ta pratique thérapeutique. Quel est pour toi le sens de la santé ?

NL : Comme je le dis dans mon livre, le regard médical d’aujourd’hui se contente de regarder le dernier maillon de la chaîne, c’est-à-dire le symptôme. Si l’on remonte le maillon, la psychanalyse nous dit que l’on doit regarder du côté de la famille. Cependant, on n’a pas assez dit qu’il fallait remonter plus loin, vers l’autre maillon. Nietzsche parlait de maladies culturelles. Il parlait prophétiquement de l’Allemagne malade. Freud fut bien moins perspicace à ce sujet, il faut le dire. Si l’on lit ce dernier avec Nietzsche et Marx, il est possible de faire de la psychanalyse un traitement au monde malade du capitalisme. Ce que la psychanalyse dit de la maladie peut nous aider à combattre cela. En ce sens, pour répondre à ta question, la santé est pour moi un combat nécessairement sur toutes les scènes ; de l’intimité à la place publique. C’est pour cette raison que je tente de mener mon combat sur toutes ces scènes. Un ministre de la santé ne parle jamais de toutes ces choses. Ce réductionnisme est extrêmement dangereux.

LD : Tu mentionnes Nietzsche. Pour lui, une Kultur consiste en un composé pathologique de maladie et de santé. Tout est une question de disposition et de tension. Au fond, le présupposé demeure néanmoins le même de par-delà ces dispositions : une identité est une composition pathologique. Que penses-tu de cela ? 

NL : Je suis assez d’accord avec cette vision fondamentale. Il ne peut y avoir de réponse aux grands impossibles que de manière névrotique. Toute formation suit cette logique, qu’elle soit psychologique ou artistique, par exemple. L’impossible n’est pas réalisable : l’on ne réussit pas sa propre personnalité. Nietzsche nous permet d’apprécier cela lorsqu’il avance l’inexistence de l’essence d’une chose. Il n’y a pas d’accès direct et pur au réel. C’est pour cette raison que notre rapport à l’absolu est nécessairement névrotique. En ce sens, cela change la donne de ceux qui se disent en santé. La société contemporaine pose une prétendue dichotomie entre ceux qui souffrent de problèmes de santé mentale et ceux qui sont en santé. Cette catégorisation est fausse et même dommageable. La psychanalyse est la seule approche en psychologie qui nous permet d’aborder la transversalité de la maladie ; tout le monde est malade. Lorsque je dis cela, cela m’amène à dire autre chose : les malades ne le sont peut-être pas autant que l’on veut bien le croire en les différenciant des « autres ». Il ne faut pas nier la souffrance des gens, mais ils ne sont pas sur une autre planète. Ils ne leur manquent pas un boulon ou je ne sais quoi d’autre.

Ce qui me fait peur en ce moment, c’est la possibilité d’un fascisme qui se cache sous l’économie et la science. Il me semble que tu partages également cette peur. Nous vivons présentement un fascisme doux qui tend à se radicaliser. La médicalisation systématique des enfants présentant un TDAH  (et le capital pharmaceutique généré) représentent une pente très glissante dans laquelle nous ne sommes pas loin d’une classification médicale des individus, à la manière de ce que mentionne Huxley dans Brave New World. Philosophiquement, cela ne tient pas du tout. On change des vies, on brise des vies, on enferme des identités dans ce système. Cette prétention du savoir m’effraie. Je préfèrerais que l’on accepte ne pas comprendre la folie, par exemple. Beaucoup moins de torts seraient faits.

LD : La psychanalyse dit que tous sont malades. Vrai. Or, dans le pathologique, au sens de pathos, c’est simplement l’« affect » qui devrait être entendu, qu’il soit ascendant ou descendant. Si l’on comprend les choses de cette manière, la psychanalyse a‑t-elle manqué à comprendre ce que l’on dirait positivement d’un « affect ascendant » ? Nietzsche parlait de la « grande santé ».

NL : C’est une très belle remarque. Tu as tout à fait raison. Tu vois, par exemple, l’essayiste québécois Vadeboncoeur ayant fait un texte sur la joie ou même la grande colère. Quelque chose est manquant. Il faut dire que Freud n’était pas un poète. Il m’a toujours semblé que si l’on n’est pas en mesure d’expliquer ce qui va bien, alors le contraire paraîtra toujours obscur. Lorsque je donnais des charges de cours à propos de la psychanalyse, j’essayais d’expliquer l’amour à partir des mêmes concepts opératoires qui pouvaient décrire l’état psychotique. Lors de cet exercice, les étudiants se rendaient compte que l’explication des affects ascendants à partir des concepts propres à la maladie ne faisait ni queue ni tête. D’un autre point de vue, pouvons-nous vraiment réduire l’amour à un certain nombre de neurotransmetteurs ? Peut-on dire cela sans pouffer de rire ? Qu’est-ce qu’un organisme qui va bien ? La psychiatrie n’a pas assez décrit ce qu’est la santé. Je te dirais également que dans le pathologique, c’est le « logique » qui a posé problème. La psychanalyse a été dupe du logos. Il m’a toujours semblé que les psychanalystes manquaient de formation philosophique, de sorte qu’il fut possible pour plusieurs de baragouiner des choses farfelues et à d’autres de les croire. Si tu n’as pas de formation philosophique, tu peux facilement te faire dévorer par Lacan, qui peut par ailleurs être lumineux. Les lacaniens, souvent, n’avaient pas lu tout ce que Lacan avait lui-même consulté. Parfois, ils vont citer Hegel. D’accord… mais d’où sors-tu cela ? Par rapport à quoi ? C’est un peu gratuit [rires, ndlr]. Il faut défendre la pensée, mais surtout les chemins de la pensée.

Qu’est-ce qu’un organisme qui va bien ? La psychiatrie n’a pas assez décrit ce qu’est la santé. Je te dirais également que dans le pathologique, c’est le « logique » qui a posé problème. La psychanalyse a été dupe du logos.

LD : Penses-tu que tes patients vont lire Phora et jusqu’à quel point les as-tu gardés en tête ?

NL : En fait, l’un de mes patients l’a déjà lu. Il m’a dit quelque chose qui m’a surpris. Ce qui l’avait le plus touché, c’était de s’être reconnu dans l’un des fragments alors que tous les fragments ont été mis au même niveau. Aucune hiérarchisation. Toutes les souffrances posaient là, au même niveau. Je n’y avais pas songé. Ça m’a sonné, puisque je vois effectivement les souffrances de mes patients de cette manière. Il faut faire avec ce qui est là. 

Dans ma pratique, j’essaye de faire de même. Faire avec ce que j’ai. La vie intellectuelle de tout temps fut faite à la manière d’un braconnage, presque illégalement. Ce livre est lancé à la mer, ou sur une montagne à la manière de petits signaux de fumée. Il est pour moi insoutenable de ne rien faire. Ma pratique et mon travail intellectuel se complètent en cela. Si des gens peuvent s’asseoir en haut du mont Royal et regarder le monde s’écrouler, tant mieux pour eux. 

LD : L’une des choses qui m’intéressent le plus en philosophie, je la trouve chez Heidegger dans sa méditation de l’attente et de la sérénité. L’échec du rectorat et son engagement impensé avec les Nazis fut pour lui source de leçon. Il était précipité et chercha à s’attacher à la vague qui passait. Par la suite, force fut de constater qu’il fallait savoir attendre, mais cela sans attendre l’attente. Je sens cette sérénité dans ton livre. 

NL : J’apprécie ce que tu dis. Voilà une jolie formule : « Il ne faut pas attendre l’attente. » Ce livre, je ne l’attendais pas. L’attente est source de mélancolie. D’ailleurs, l’un des plus beaux titres à mon avis, c’est celui de Maurice Blanchot L’Attente, l’Oubli. On pourrait peut-être dire que Phora est ma version 2019 de L’écriture du désastre.

LD : Si tu voulais amener les gens à réfléchir à la santé, quelles seraient tes recommandations littéraires ? 

NL : J’ai répondu en partie à cette question à la radio, puisque je suis malheureusement un des trop rares intellectuels qui y est invité. Eh bien, je dirais d’abord L’Écriture ou la Vie de Jorge Semprun. C’est un livre de maturité, hors des « limbes de la création littéraire », comme il l’écrit. Il a vécu les camps de concentration et cela l’a amené à écrire. Le savoir peut être une forme de limbes. On peut s’y perdre. C’est un livre à propos de la nécessité de partager notre souffrance et, tout à la fois, l’impossibilité de le faire. Les gens ne comprendront jamais. Cette tension est superbe dans le livre, entre les cendres sortant des cheminées des camps et la neige. Ce sont des mots à propos d’une sortie de l’enfer. Il ne s’agit pas seulement de « création », d’être créatif, mais de plonger, avec une écriture toute en lumière, dans ce qui est grave.

Sinon, un classique. Lettres à un jeune poète de Rilke. J’y suis revenu à plusieurs moments. On y voit que la solitude est davantage une solution qu’un symptôme. On pathologise souvent les solitaires. Or, la solitude peut nous soigner et c’est une chose que l’on comprend mal. Dans nos écoles, jamais un enfant n’est laissé à lui-même. Ce visage que l’on prête à la solitude peut nous rendre malade. L’enfant qui joue seul est peut-être un enfant qui va bien. C’est la même chose pour un adulte. Lire, écrire, marcher dans la forêt sont des choses que l’on fait seul. Voilà une forme de santé culturelle. Rilke est à ce propos un grand écrivain de la solitude.

Autrement, il y aurait Irvin Yalom. Il a écrit des fictions sur nombre de philosophes (Schopenhauer, Nietzsche, Spinoza). Au niveau pratique, je me suis inspiré de lui. Nous sommes tous en situation d’héritage, mais il faut savoir refuser les maladies dont nous héritons. Une société doit faire la médiation entre l’héritage et l’actuel, sans déborder ni dans l’une, ni dans l’autre. Il ne faut pas choisir entre le passé et l’avenir, entre la mélancolie et la fuite en avant. Aujourd’hui, notre monde est maniaque de cette fuite en avant. Il faut penser, mais aussi savoir tenir tête. 


« Celui qui se consacre à la vocation d’aider aujourd’hui l’être humain psychiquement malade, celui-là doit savoir ce qui se produit autour de nous. Il doit savoir dans quoi il se trouve historiquement. Il doit avoir chaque jour clairement à l’esprit que, partout ici, un déclin d’une lointaine provenance est à l’oeuvre, le destin de l’homme européen. » – Martin Heidegger


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