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Le champ bourdieusien : là où l’art pousse

Comment Pierre Bourdieu a réinventé notre manière de comprendre la culture.

Alexandre Gontier | Le Délit

L’art a longtemps eu maille à partir avec la sociologie. Vu le caractère pragmatique de la sociologie, notamment avec son utilisation d’une méthode scientifique, ce n’est pas très étonnant. En tentant d’interpréter l’art comme un phénomène social, plusieurs artistes y voyaient (et certain·e·s y voient encore) une manière de réduire les œuvres d’art en simples statistiques. Pierre Bourdieu, important sociologue français de la fin du 20e siècle, avait bien conscience de ces différends entre les créateur·rice·s et les sociologues. Toutefois, cela n’allait pas l’empêcher de s’attaquer de front aux milieux artistiques et de tenter d’en comprendre les mécanismes sociaux.

L’apport de Bourdieu à la sociologie moderne est impressionnant. On lui doit notamment les notions d’habitus, de capitaux (économique, social, culturel et symbolique), de violence symbolique et surtout de champ. C’est justement avec sa conception du champ social que Bourdieu bouleverse grandement les milieux artistiques et l’idée que ces milieux ont d’eux-mêmes. Cette vision contestée (et contestataire pour l’époque) du monde artistique remonte au tout début des années 1980.

En vue d’un exposé à l’École nationale supérieure des arts décoratifs, Bourdieu écrit Mais qui a créé les créateurs ?, un texte dans lequel il résume l’approche que la sociologie devrait, selon lui, avoir de l’art. À travers sa conceptualisation des champs sociaux, il explique que la sociologie de l’art tend à oublier que l’art possède des champs construits autour d’une histoire, d’une tradition et de normes qui leur sont propres. En d’autres termes, selon Bourdieu, l’art ne peut pas être compris en isolement.

Le champ comme terrain de jeu

Le champ est l’espace social d’un certain milieu dans lequel évoluent et se positionnent des agent·e·s. Il faut entendre ici le terme au sens de « champ magnétique », avec ses pôles d’attraction et de répulsion et les particules qui s’y déplacent. On peut aussi voir dans le champ social un parallèle au « champ de bataille » dans lequel les agent·e·s luttent pour la domination. Selon Bourdieu, pour s’attaquer à une œuvre individuelle, il faut savoir interpréter et percevoir le champ dans son ensemble : « la sociologie […] ne peut rien comprendre à l’œuvre d’art, et surtout pas ce qui en fait la singularité, lorsqu’elle prend pour objet un auteur ou une œuvre à l’état isolé. »

Ainsi, pour réellement comprendre la composante et l’impact social d’une œuvre d’art, il faut la remettre dans son contexte plus général, employer le champ dans son ensemble comme outil d’analyse. Sans cette vision exhaustive du contexte dans lequel l’artiste se meut, Bourdieu estime que l’on ne dépassera pas la biographie élogieuse et l’anecdote. Bien que le sociologue préconise une approche globale et sociale des œuvres d’art, il met également en garde le fait de regrouper les artistes selon de grandes classes préconstruites. Cette technique réduit la réelle complexité d’un champ, met en sourdine l’unicité de certain·e·s de ses agent·e·s et ne rend pas compte de son aspect dynamique qui fait du champ un espace de tensions constantes : «[Ces grandes classes détruisent] toutes les différences pertinentes faute d’une analyse préalable de la structure du champ qui lui ferait apercevoir que certaines positions […] peuvent être à une seule place et que les classes correspondantes peuvent ne contenir qu’une seule personne, défiant la statistique. »

« La sociologie […] ne peut rien comprendre à l’œuvre d’art, et surtout pas ce qui en fait la singularité, lorsqu’elle prend pour objet un auteur ou une œuvre à l’état isolé »

Pierre Bourdieu

Un dynamisme constant

Le champ est un espace dynamique et la réification de ses mouvances en genre, générations, styles, écoles de pensée, etc., limite la nature mobile de ses agent·e·s. Cette nature mobile qu’ont ses composants (ses agent·e·s) font du champ une structure instable et en constante redéfinition. L’écrivain André Malraux disait que « l’art imite l’art », mais Bourdieu rectifie en écrivant que « l’art naît de l’art ».

Malgré l’impression statique qu’offre cette définition de l’art, il faut comprendre que l’art nouveau imite certes son prédécesseur, mais seulement dans ce qu’il a de rupture avec le passé et, de ce fait, naît d’une opposition à son prédécesseur. Travaillant l’idéologie du champ de l’intérieur, l’artiste tente d’accumuler suffisamment de capital symbolique (influence, notoriété, réputation, etc.) pour être en mesure d’imposer sa propre idéologie, d’offrir une nouvelle définition à son champ.

Les particules du champ

L’existence d’un·e agent·e provient de sa capacité à occuper une position particulière dans un champ. Il faut alors entendre occuper une position comme étant synonyme de prendre position. Encore une fois, étudiée de manière isolée, l’œuvre de l’artiste ne relève que de l’anecdote et, pour réellement mesurer son impact et comprendre son origine sociale, il faut la mettre en relation avec celle des autres agent·e·s de son champ. C’est cette mise en relation aux autres, inhérente à la prise de position, qui crée l’identité distincte de l’artiste et qui alimente le dynamisme du champ. «[La] problématique du temps n’est pas autre chose que l’ensemble de ces relations de position à position, inséparablement, de prise de position à prise de position. » 

Il est important de comprendre que la hiérarchie d’un champ n’est jamais fixe ou éternelle. Les critères de distinction d’un champ se construisent autour d’une loi générale qui permet aux agent·e·s d’occuper des positions plus ou moins élevées. Par exemple, à une époque où le romantisme domine le champ littéraire, ceux et celles qui se revendiquent de ce mouvement auront plus d’aisance à accéder à des positions de dominance, alors que les symbolistes ne seront pas en mesure de s’imposer en maître. Toutefois, à force de patience et d’audace, les symbolistes pourraient graduellement réussir à imposer leur propre loi générale du champ, en quel cas ils·elles seraient plus aptes à dominer le champ.

«[La] problématique du temps n’est pas autre chose que l’ensemble de ces relations de position à position, inséparablement, de prise de position à prise de position »

Pierre Bourdieu

Ainsi, la lutte constante pour la redéfinition du champ lui est inhérente, puisque ce qui même le compose le définit, soit des agent·e·s dont les positions sont en constante confrontation les unes aux autres. La prise de position des agent·e·s occasionne souvent une polarisation du champ qui forme une dialectique centrale autour de laquelle « s’organise la lutte et qui [sert] à penser cette lutte », comme les romantiques en rapport aux symbolistes dans l’exemple précédent.

Dans le champ de la production culturelle, soit tout ce qui touche à la création de contenu et à la mise en marché d’éléments qui alimentent la culture d’une société donnée, il existerait tout de même des tangentes, ce que Bourdieu nomme une « sorte de vulgate distinguée ». Il s’agit d’une vision réductrice ou stéréotypée d’une idée circulant entre intellectuel·le·s et artistes mettant en place des lieux communs devenus raccourcis pour une génération de producteur·trice·s culturel·le·s. C’est ce qui, pour Bourdieu, se rapproche le plus d’une mode, d’un mouvement passager et périssable dans le domaine de la production culturelle d’une époque.

Les positions et leurs traces

Pour l’agent·e, la prise de position est à la fois un acte temporaire et irréversible. Sa position occupée dans un champ est constamment sujette aux changements dus à l’apparition de nouveaux agents, dont les prises de position reconfigurent l’état du champ en définissant de nouvelles relations avec les agent·e·s déjà présent·e·s. En ce sens, le fait d’occuper une position est un acte fondamentalement temporaire. Toutefois, après un déplacement dans le champ, la position jadis occupée laissera à jamais une trace dans le champ. Ne pouvant défaire ce qui a été fait, l’agent·e peut se déplacer, mais non pas effacer les marques de ses précédents passages. En ce sens, la prise de position est irréversible puisqu’elle est gravée dans l’histoire. 

Si, par exemple, un artiste adopte une position en faveur de la peine de mort – comme ce fut le cas d’Albert Camus durant la Libération en France – une posture abolitionniste épousée plus tardivement – par exemple lorsque Camus fit paraître Réflexions sur la peine capitale en 1957 – ne pourra jamais effacer sa première position. Il est par contre intéressant de noter qu’il deviendrait alors un agent en contradiction avec l’agent qu’il fut auparavant. Ce genre de dédoublement marque à la fois la possibilité de déplacement et l’indélébilité des positions.

« Pour l’agent·e, la prise de position est à la fois un acte temporaire et irréversible »

La dialectique historique

Bourdieu aborde finalement la conceptualisation du passé dans un champ artistique en soulignant son omniprésence. Le passé est en effet incessamment ramené dans tout champ de production, soit-ce pour glorifier ou calomnier, par évocation directe ou indirecte. Le sociologue décrit toutes ces évocations du passé comme « autant de clins d’œil adressés aux autres producteurs et aux consommateurs qui se définissent comme consommateurs légitimes en se montrant capables de les repérer ».

Ainsi, le passé du champ sert à la fois de force cohésive entre ses initié·e·s, producteur·rice·s et consommateur·rice·s, et également de force distinctive entre ses agent·e·s. L’histoire « commune » du champ, rappelée à travers les œuvres qui y sont produites, crée, chez les consommateur·rice·s capables de les relever, un sentiment d’appartenance au champ, leur donne une instance de légitimité, celle de connaître et de reconnaître les codes propres du champ concerné.

Cette histoire commune permet également la distinction entre l’avant et le nouveau et est constamment rappelée dans le fait même de la distinction. La relation de l’avant et du nouveau est dialectique : les deux contiennent en eux leur opposé dans la rupture qui à la fois les distingue et les rapproche, et la simple existence du nouveau rappelle au passé, aux instances précédentes. La préface de Cromwell de Victor Hugo en est le parfait exemple. Hugo y dénonce le théâtre classique en rappelant l’importance de la liberté créative et le danger des règles trop strictes qui pourraient l’étouffer. En critiquant de manière si véhémente ses prédécesseur·e·s des siècles classiques, le dramaturge s’en distingue tout en se réclamant de leur héritage. Le romantisme d’Hugo se définit en rapport avec son passé ; ce qui lui permet d’être un style particulier, c’est justement le fait de ne pas être du théâtre classique. En ce sens, l’histoire d’un champ artistique est omniprésente et agit comme forces cohésive et distinctive. 

Liberté académique : la lutte d’un champ

Si de nombreuses critiques ont été émises à l’égard de cette théorie de Bourdieu, notamment son déterminisme et sa vision quelque peu réductrice de l’acte créatif, elle n’en demeure pas moins un outil extraordinaire d’analyse sociologique. Bourdieu lui-même l’a mise en application dans son œuvre Les règles de l’art, publiée en 1993, afin d’analyser Flaubert et son rôle dans le champ littéraire de l’époque. Plusieurs intellectuel·le·s ont d’ailleurs repris, directement ou indirectement, cette vision des choses, surtout dans le domaine littéraire. Ne pensons, par exemple, qu’à Pascale Casanova et sa sublime République mondiale des lettres (1999) et à François Paré avec ses Littératures de l’exiguïté (1992). 

Mais surtout, cette vision d’un champ au sein duquel s’affrontent des agent·e·s pour sa dominance permet de mieux comprendre les débats sociaux actuels. Des agent·e·s longtemps dominé·e·s cherchent aujourd’hui à remettre en question les institutions et à offrir une nouvelle définition à la loi générale de leur champ. Car, d’un point de vue sociologique, tous ces débats entourant la liberté académique ne sont-ils pas qu’une série de luttes pour la dominance d’un champ, celui du monde universitaire ?

→ Voir aussi : Vif débat sur la liberté académique à McGill


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