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À 13 ans, on m’a appris à être raciste

Grandir dans l’indifférence.

Parker Le Bras-Brown | Le Délit

Je sais que tu vas pas aimer ça que je dise ça, mais c’est vraiment un argument d’homme blanc.

La première fois qu’on m’a dit ça, je suis tombé des nues. Ce n’était même pas le fait de me faire réifier selon mon genre ou ma couleur de peau qui m’avait perturbé ; c’était simplement le fait que ça pouvait être pris en compte. Simplement le fait que la couleur vienne faire une différence au bout du compte. Si ça m’a pris du temps à l’accepter, force est d’admettre que ce n’est pas complètement faux.

Aveugle aux différences

Pendant mon enfance, je n’ai jamais perçu de différence tangible entre moi et les autres. Il faut dire que j’ai grandi dans des milieux qui étaient extrêmement inclusifs et diversifiés. Mes parents étaient tout ce qu’il y avait de plus progressiste pour le Québec des années 1990. Mon père est chef d’orchestre d’un ensemble de percussions afro-brésiliennes dans lequel il y a depuis toujours énormément de latinos. Lorsque mon père était au téléphone, je l’entendais plus souvent parler espagnol ou portugais qu’anglais ou français. À ses côtés, j’ai grandi dans Hochelaga-Maisonneuve avec un voisin mexicain et un colocataire ivoirien qui étaient, pour moi, des membres de la famille. 

« Si j’avais bel et bien conscience de nos différences, ce n’était pas pour moi une raison suffisante pour nous différencier »

Au primaire, je suis allé à FACE, une école artistique juste à côté du campus de McGill. Là-bas, mes amis s’appelaient Juan, Yu Xu, Daniel, Amylion. Si j’avais bel et bien conscience de nos différences, ce n’était pas pour moi une raison suffisante pour nous différencier. À mon sens, je n’étais pas vraiment plus blanc que Daniel était noir. L’important, c’est qu’on aimait tous les deux Naruto et qu’on pratiquait nos jutsus ensemble entre nos cours.

D’ailleurs, à cette époque, je disais à tous vents que j’étais égyptien. Ça venait de mon grand-père maternel. À mon entrée au primaire, je montrais fièrement mes poils de jambes noirs et déjà abondants en scandant fièrement : « j’ai un corps égyptien ! » Dit à voix haute, la polysémie permettait d’expliquer à la fois que le quart de mon bagage génétique venait de l’autre bout du monde et que ce quart-là semblait avoir trouvé refuge dans mes sourcils denses et noirs et mes yeux marrons.

Une boîte de Pandore

Ce n’est que rendu en première année du secondaire que les couleurs de peau ont commencé à compter. J’ai tout d’abord été initié avec la célèbre blague : « Qu’est-ce qui court plus vite qu’un Noir avec une télé dans les mains ? Son petit frère avec le lecteur vidéo. » Je ne comprenais pas vraiment. Enfin, il y avait certainement une logique dans le raisonnement, puisque plus léger était l’objet, plus facile serait la course. Mais pourquoi était-ce si drôle ?

Autrement dit, le secondaire est venu ouvrir une boîte de Pandore dans laquelle m’étaient jusqu’alors cachés les préjugés racistes. J’étais au début assez excité de les apprendre, comme s’il s’agissait d’une intrigante facette des choses qui ne m’avaient jamais été révélée. Ça m’a pris un temps avant de tous les assimiler : les Noirs sont des voleurs et ils aiment les melons d’eau, le poulet frit ; les Arabes sont des terroristes ; les Mexicains traversent les frontières et ne sont pas capables de soutenir leurs familles, etc.

Encore à ce jour, j’ai ce souvenir lucide d’avoir l’impression de me buter sur une chose tout à fait inconnue. Une petite boîte qui renfermait tous les codes du racisme m’attendait aux portes de l’adolescence. Je ne crois pas vraiment que j’ai fait le choix de l’ouvrir. Je crois simplement que tout le monde va avoir à l’ouvrir un jour ou l’autre dans sa vie.

Contraint à sa couleur

Aujourd’hui, tous ces stéréotypes que j’ai intégrés avec le temps continuent de m’habiter. Ils façonnent ma manière de voir le monde et, pis encore, d’interagir avec les autres. J’ai en horreur cette lentille qui déforme les corps et ne laisse passer que la couleur. Je ne l’ai pas choisie et je ne peux pas l’enlever. Je ne peux pas l’enlever pour la simple et bonne raison qu’elle m’est imposée par les lentilles que tout le monde porte autour de moi. Il faut les porter pour comprendre que la société traite différemment les gens en fonction de leur couleur de peau.

Et ce ne sont pas des lunettes réservées aux boomers blancs, bien au contraire. Dans les débats publics, chez les progressistes de gauche comme de droite, la couleur de notre peau prend de plus en plus d’importance d’année en année. À mon avis, cette tendance occasionne des avancées très bénéfiques, comme la reconnaissance du racisme systémique et les efforts mis en place pour le contrecarrer, et des dérives plutôt absurdes, par exemple le fait qu’un Blanc soit automatiquement catégorisé comme individu privilégié. À mon sens, il est impératif de ne pas réifier les individus en quelque chose qu’ils ne sont pas sous prétexte qu’ils ont une certaine pigmentation ; et cela vaut pour les intentions racistes qu’ont certains comme pour les raccourcis intellectuels que font d’autres.

Je le répète et le martèle, car il faut prendre conscience de cet état des faits pour être en mesure de s’en débarrasser : la société traite différemment les individus qui la composent en fonction de leur couleur de peau. Si ce constat me crève le cœur, on ne peut pas l’ignorer, car il crève aussi les yeux. 

Je me sentais Égyptien, mais aujourd’hui je suis Blanc. Pour plusieurs, je ne suis pas « vraiment » Égyptien, puisque je n’ai pas les souffrances ou les privilèges qui viennent avec. Il en va de même pour mon meilleur ami : sa mère est blanche, son père est noir. Même si son bagage génétique est parfaitement équilibré entre les deux, jamais on ne le considérera comme un Blanc. C’est un métis, donc un Noir. Sa noirceur lui est imposée par autrui. Elle lui vient des autres et, comme j’en ai plus d’une fois été témoin, elle ne vient pas sans difficultés.

Le 2 décembre 2017 au soir, je buvais du gin dans une ruelle avec cet ami. Une voiture de police est passée et, avant qu’elle ne fasse marche arrière pour entrer dans l’allée où nous étions, j’ai donné la bouteille à mon pote et il l’a jetée dans une poubelle. La suite était écrite dans le ciel : interception, argumentation, amende. Après tout, nous étions effectivement dans le tort. Sauf que moi je n’ai pas reçu d’amende. Mon ami, oui. Mon ami, c’est Thomas Alem-Lebel.


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