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McGill surveille ses étudiant·e·s

Le Délit dévoile les documents internes liés à la gestion des inconduites sexuelles.

Margot Hutton | Le Délit

Alors que la gestion de violence sexuelle prend de plus en plus de place dans le discours public, plusieurs évènements ont fait fortement réagir la communauté mcgilloise ces derniers mois. D’une part, l’Association Étudiante de l’Université McGill (AÉUM, SSMU en anglais) a publié une lettre ouverte demandant à l’Université d’agir en ce qui concerne la gestion des inconduites sexuelles. D’autre part, le professeur Amhed Ibrahim, sur qui des allégations de violence sexuelle circulent, a déposé une poursuite envers une étudiante et un collègue pour diffamation. 

En vertu de la Loi sur l’accès à l’information, Le Délit a obtenu copie de certains documents de communication interne de l’Université en lien avec ces évènements. L’intégralité des documents obtenus est disponible sur le site web du Délit.

« La principale […] Suzanne Fortier indique qu’il y a eu, depuis 2015, ‘neuf cas dans lesquels des allégations de comportement inappropriés, de degrés variables, de la part d’un·e professeur·e ont été portés à l’attention d’un membre de la haute administration de McGill’. Des enquêtes seraient toujours en cours dans ‘deux des cas»

Lettre ouverte

En avril dernier, l’AÉUM publiait une lettre ouverte réclamant une enquête indépendante sur le processus de plaintes  à l’encontre du corps enseignant de la Faculté des Arts. Cette lettre, sous la forme d’une pétition, signée par plus de 1000 étudiant·e·s et une quarantaine d’associations dénonçait des « secrets de polichinelle » quant aux comportements inappropriés de certains professeur·e·s. La lettre dénonçait également les relations intimes que ces dernier·ère·s entretiendraient avec des étudiant·e·s de premier cycle et des cycles supérieurs. 

L’Université avait alors répondu que « tout rapport officiel, toute plainte officielle et toute allégation présentant un nombre suffisant de faits font l’objet d’enquêtes rigoureuses. » et qu’elle ne tolérait « aucune forme d’inconduite sexuelle ». Quelques jours plus tard, 148 professeur·e·s apportaient leur soutien aux revendications étudiantes et ce alors que près de 800 étudiant·e·s des Universités McGill et Concordia organisaient une manifestation sur le campus, en face du Pavillon de l’administration James. Lors de ce rassemblement, la vice-présidente aux Affaires externes, Connor Spencer, a sommé l’administration de prendre des mesures concrètes sous peine de dénoncer la situation à la ministre de l’Enseignement supérieur Hélène David. Suite à ces pressions, l’administration mcgilloise annonçait le 10 mai la nomination d’un enquêteur indépendant responsable du traitement des plaintes d’inconduite sexuelle et la formation d’un comité spécial du Sénat chargé d’étudier les relations intimes entre les membres du personnel enseignant et les étudiant·e·s.

Gestion de crise 

Dans une lettre adressée à l’ex-présidente de l’AÉUM Muna Tojboeva dont Le Délit a obtenu copie, la principale et vice-chancelière Suzanne Fortier indique qu’il y a eu, depuis 2015, « neuf cas dans lesquels des allégations de comportement inappropriés, de degrés variables, de la part d’un·e professeur·e ont été portés à l’attention d’un membre de la haute administration de McGill ». Des enquêtes seraient toujours en cours dans  « deux des cas ». La Pre Fortier précise toutefois qu’il était « extrêmement difficile » pour l’Université d’agir lorsque les allégations étaient « vagues », « anonymes » ou « ne fournissaient pas assez de preuves ».

Cependant, la gestion de cette crise par l’Université a suscité de vives critiques : « McGill a déjà écrit trop de courriels visant à apaiser [la communauté], crée trop de bureaux n’ayant aucun pouvoir pour [ou ne choisissant pas de] prendre des mesures concrètes, la même situation qui existait déjà 15 ans auparavant, existe aujourd’hui mais avec un nouveau groupe d’étudiant·e·s.» peut-on lire dans un courriel envoyé au Vice-principal Christopher Manfredi.

 

Poursuite du Pr. Ibrahim

Autre évènement ayant défrayé la manchette, le Pr. Ahmed Ibrahim intente un procès à une étudiante de premier cycle, Sarah Abdelshamy, et à un de ses collègues, le Pr. Pasha Khan. Le Pr. Ibrahim les accuse d’avoir organisé une « campagne de diffamation » à son encontre au sein de l’Institut d’Études Islamiques. En effet, ce dernier leur réclame un montant de 600 000 dollars pour avoir organisé « une ‘vendetta’ contre lui […] dans le but de le faire congédier ».

Si le Pr. Ibrahim admet avoir eu des « relations consensuelles » avec une étudiante mcgilloise (dont le nom n’a pas été mentionné) au cours de l’année scolaire 2014–2015, la poursuite déclare qu’il est « désormais considéré comme un prédateur sexuel, un harceleur, un violeur […]» et que les allégations portés à son encontre par le Pr. Khan et Mme Abdelshamy ont gravement endommagé sa réputation et qu’il a « désormais perdu toute possibilité de trouver un emploi dans son domaine au Canada et aux États-Unis […]».

Dans un courriel au Délit, l’administration mcgilloise a fait savoir qu’elle ne commenterait pas une affaire en cours devant les tribunaux. Toutefois, dans un courriel adressée à la sous-ministre de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur Sylvie Barcelo, l’Université déclare travailler « avec la communauté mcgilloise pour sensibiliser les membres de notre communauté aux enjeux liés aux inconduites sexuelles, pour améliorer l’appui aux victimes de ces inconduites et pour améliorer nos procédures en cas de dénonciation ou de plainte. »

« la même situation qui existait déjà 15 ans auparavant, existe aujourd’hui mais avec un nouveau groupe d’étudiant·e·s.»

Réaction sur le campus

Cette poursuite a été vivement critiquée par plusieurs associations étudiantes mcgilloises, en premier lieu l’AÉUM qui a fait savoir qu’elle « condamnait fermement cette poursuite », citant notamment un article publié dans le McGill Daily en 2015 qui, selon l’AÉUM, « est largement connu comme ayant été écrit à propos de lui [le professeur Ibrahim, ndlr]». Dans la foulée des évènements,  le mot-clic #ImWithSarah a été créé et relayé par des dizaines de personnes sur Facebook ainsi que sur Twitter.

Le Délit a également appris qu’un agent de communication de l’Université a fait un compte-rendu de l’impact média de la poursuite. L’agent a entre autres surveillé spécifiquement les activités de Marina Cupido, vice-présidente aux Affaires externes de l’AÉUM, offrant notamment un décompte des mentions J’aime et des partages d’une publication dénonçant la situation sur son compte Facebook personnel. L’agent a également informé l’Université lorsque la v.-p. a changé sa photo de profil en précisant que la photo était accompagnée des propos suivants : « La responsabilité de la communauté n’est pas de la diffamation. #WeBelieveSurvivors. #ImWithSarah puisque lorsque les institutions échouent à nous protéger, nous devons pouvoir nous protéger entre nous ».

Extrait d’un courriel de l’administration faisant allusion à l’activité du compte Facebook personnel de la v.p. Cupido.

Quant à elle, la World Islamic and Middle East Studies Students’ Associations (WIMESSA) déclare, avoir « parlé à l’administration mcgilloise de manière répétée durant ces dernières années à propos du climat de peur, de danger et de secret » qui régnait au cœur de l’Institut et eu « le sentiment d’être ignorée et [que ces préoccupations, ndlr] n’avaient pas été entendues ».


Correction (2018/09/11): une précédente version de cet article déclarait que l’Université n’avait pas encore annoncé le nom de l’enquêteur indépendant. Il s’agit de Me Caroline Lemay. 

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