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Chroniques ferroviaires

Bonne rentrée à tous, mais surtout à vous qui, comme moi, plutôt que de vous envoler pour des pays lointains dès la fin des classes, avez fait le pari de chercher le bonheur là où il est le plus assurément, c’est-à-dire près de chez soi.

À vous qui avez fait du tourisme dans votre propre ville, à vous aussi qui avez sillonné à vélo les routes chantées par Foglia, à vous enfin qui avez parcouru, et je l’écris au risque de passer pour l’Abbé Casgrain, les pittoresques villages du Québec par les routes de campagne, en voiture. Car ici, dans l’«Amérique des grands espaces », le voyage se fait surtout en automobile.

Ici, loin de se rendre d’une capitale à l’autre dans le confort et la vitesse des trains issus des dernières technologies, on ne connaît souvent du train que l’odieusement coûteux ViaRail, et les tristes convois qui transportent les travailleurs de la banlieue à la ville, en passant dans les cours arrières péniblement identiques.

Si, cet été, malgré le bonheur de redécouvrir la beauté des paysages québécois, vous avez secrètement, à la lueur lancinante du néon d’une chambre de motel, rêvé de voyages sur des continents lacérés de chemins de fer et hantés par les grands esprits des siècles passés, plongez-vous vite dans la lecture de Déraillements, ce bijou d’érudition et de curiosité ferroviaire qu’est le tout dernier recueil de Robert Lévesque.

Cet inlassable curieux vous fera visiter les mélancoliques gares d’Europe de l’Est, en compagnie de Kafka, d’Attila Jozsef et d’Edward Stachura, la brumeuse gare de Saint-Lazare (ou « l’antre empesté », pour Marcel Proust) avec les Impressionnistes. Il vous fera épier les pas perdus de Hemingway attendant, gare de Lyon, Scott Fitzgerald –qui ne viendra pas, Ravel dormant à poings fermés entre deux arrêts au Canada, et les derniers instants de Fats Waller dans un wagon-lit à Kansas City.

Je dis bien épier, car il y a quelque chose d’un peu voyeur dans cette fascination pour les anecdotes biographiques, pour les détails intimes de la vie des grands personnages, qui pourrait paraître superficielle chez un autre auteur que Robert Lévesque. Mais chez lui, qui égrène les journaux et les correspondances intimes et qui fréquente assidûment les biographes, il s’agit réellement d’un dialogue avec les esprits qu’il admire, de manière à en faire autre chose que des créatures de papier, mais plutôt des êtres de chair et de sang qui viennent sans doute, à l’occasion, trinquer avec l’auteur autour d’un bon verre de Château de Pennautier…

On rencontrera donc, au détour d’un wagon ou d’une gare, Arthur Buies, Émile Nelligan, Jacques Ferron, Gabrielle Roy, La Bolduc, mais aussi, un peu plus loin d’ici, le récit fabuleux de Glenn Gould, cet incontournable amoureux des trains, avant de faire un petit détour par une gargote de la Basse-Ville de Québec pour entendre, entassés avec une petite foule de curieux, Charles Trenet pousser la chanson, entre deux trains, dans un des textes les plus émouvants du recueil.

Qu’on rencontre les personnages pour la première fois ou qu’on retrouve d’anciennes amours, la lecture du recueil est un délice pour les curieux, un voyage plein d’inattendus, mais traversé, pour faire unité dans le désordre, par le leitmotiv rassurant du train. On a parfois l’impression d’être attablé avec un causeur extraordinaire, car une conversation se tisse progressivement entre l’auteur et le lecteur par les clins d’œil qui se multiplient au fil du texte et qui renvoient à des anecdotes précédemment racontées. D’où l’intérêt de lire le recueil dans l’ordre, rail après rail, dans la marche régulière et quelquefois berçante du train.


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