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Ils ont tué Socrate

Stephen Harper a déclaré cette semaine qu’il était, à titre personnel, pour le rétablissement de la peine capitale dans certains cas. Je m’étais opposé à ce châtiment dans un texte que j’avais publié le 22 mai 2010.

Pourtant abolie le 16 juillet 1976 au Canada, la peine de mort semble encore charmer bien des gens, selon ce que révèle un sondage paru le 23 janvier 2010 dans le quotidien Le Devoir. En effet, 62% des Canadiens se disent en faveur de la peine capitale pour certains cas de meurtre, et cette proportion augmente à 69% lorsqu’on ne tient compte que des Québécois.

Que l’État se réserve le monopole de la violence est un principe globalement accepté au sein de notre société, dans la mesure où tout le monde assume que ce dernier ne peut se permettre arbitrairement d’user de ce pouvoir. De cela ne résulterait que la dictature. Toutefois, si ce dernier a un tel droit, pourquoi ne peut-il pas mettre quelqu’un à mort si celui-ci a été déclaré coupable par un tribunal légitime après un procès juste et équitable ?

D’abord, il y a la mort. La mort est la seule justice sur Terre et cette justice se perpétuera, peu importe le niveau d’évolution économique, sociale et intellectuelle d’un peuple. Nous mourrions avant d’avoir découvert le feu, nous mourons alors que la médecine ne cesse de progresser à un rythme époustouflant et nous mourrons lorsque nous aurons dépassé les frontières de notre planète bleue. Tout cela pour dire que l’humain n’a jamais inventé la mort. Il n’a fait et ne fera que la subir, la trouvant absurde après tant d’efforts pour vivre, mais ne pourra rien y faire. Elle est un cadeau de Dame Nature (ou de Dieu, selon ce que vous croyez) et est faite pour rester. Qui sommes-nous pour pouvoir l’imposer à un autre ? En vertu de quoi pouvons-nous décider pour quelqu’un d’autre si son heure est venue ? Cela serait d’autant plus inquiétant que ce serait l’État qui déciderait de cela. Cela me fait frémir de savoir qu’une entité imaginaire puisse décider de mon droit (ou non-droit) de vivre, alors que cette dernière est supposée me protéger contre les abus. De toute façon, l’État ne peut avoir la prétention de se substituer à la nature (ou à Dieu). Ce serait se prendre pour un objet de nature divine, ce qu’il est loin d’être.

Ensuite, il y a la liberté. Si l’humain n’a jamais inventé la mort, il a imaginé et théorisé la liberté. De Platon à Voltaire, en passant par Hobbes, les théories de la liberté se sont succédées et se sont vues mises en application par le biais des structures politiques et sociales créées par l’Homme. Ce concept n’est donc qu’une pure vue de l’esprit acceptée par la communauté. Cela est d’ailleurs merveilleusement exprimé dans le célèbre et terrifiant 1984. Si le mot liberté n’existait pas, comment pourrait-elle elle-même exister ? C’est justement dans cette optique de liberté théorisée par l’Homme que nous pouvons nous permettre de punir des individus nuisibles à la société en les emprisonnant. Cette action est légitime, puisque tout ce qui est perdu est un concept et non pas un besoin fondamental pour l’existence, pour la vie.

Une société accepte, par son contrat social, la liberté qu’elle voudrait voir mise en application. Accepter toutefois d’aller plus loin en laissant la collectivité, soit la majorité, tuer un individu, est une forme de collectivisme parfaitement inacceptable, une immense négation de l’individualisme. Pouvons-nous tolérer ce rejet de cette pierre d’assise de la société occidentale ? Absolument pas, puisque l’Histoire regorge d’exemples où la fin de l’individualisme comme priorité sociale a tranquillement mené à la dictature. Ce fut le cas de l’Italie fasciste, de la tristement célèbre Allemagne nazie et de l’immense boucherie soviétique. De plus, Lévi-Strauss mentionnait que le désir de prolonger la vie était un élément fondamental de l’Occident. Nous considérons l’espérance de vie comme une mesure de développement d’une nation, notre médecine est axée sur le prolongement de cette dernière et une des philosophies les plus marquantes du XXe siècle occidental, l’existentialisme, érigeait le repoussement de la mort comme l’un de ses principes fondamentaux. Comment pourrions-nous légitimer l’arrêt de la vie par un pouvoir reposant sur la confiance ? Comment pouvons-nous nous nier nous-mêmes ?

Il suffit aussi de lire L’Apologie de Socrate pour réaliser l’absurdité de cette peine. On a mis fin à la vie d’un homme juste à cause de l’incurie de la majorité, et Athènes l’a regretté. Nous avons mis un terme à ce potentiel d’abus au Canada il y a trente-quatre ans. Évitons que Socrate ne meure à nouveau.


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