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Flagrant déni de grossesse

ÉPISODE 20
Résumé de l’épisode précédent : Emma et Steeve découvrent, chacun de leur côté, qu’ils ont toujours cherché l’amour chez des personnes qui n’étaient pas compatibles avec leurs désirs inconscients. Francis et Delilah se « pognent » dans le nouveau bureau de Delilah.

« So maybe it’s true That I can’t live without you And maybe two is better than one But there’s so much time To figure out the rest of my life And you’ve already got me coming undone And thinking two is better than one. »
‑Taylor Swift

Les semaines passaient, et chaque dimanche, lundi, mardi, jeudi et samedi, sans exception, main dans la main, Francis et Delilah franchissaient les portes du Gainsbar sur St- Hubert. Delilah était agréablement surprise lorsqu’elle constatait, maintes et maintes fois, combien Francis était patient et attentionné. Lors de leurs rencontres au grand jour, il était galant. Et la nuit ‑oh la nuit- il était si fougueux, si vigoureux et tellement amoureux qu’il la pénétrait avec douceur pour faire durer son plaisir. Il s’abreuvait à Delilah comme une vieille Anglaise fripée à une tasse de porcelaine.

Un jour, au retour d’une promenade particulièrement mauve, Delilah se sent ballonnée. Ce doit être cette période du mois, penset- elle. Elle se dirige systématiquement vers la toilette pour insérer un tampon, à l’avance, comme elle le fait tous les mois. Elle avait pris cette habitude après le malheureux incident à son bal des débutantes, où elle avait entendu un rire sardonique lorsqu’elle s’était levée avec son escorte. Sa robe blanche, symbole de sa jeunesse et de sa virginité, était tachée de rouge sang. Sans que Delilah ne s’en rende compte, ce rouge trahissait les intentions et les désirs charnels de son escorte. Delilah frissonne en repensant au moment où elle avait cédé aux avances de Craig. Elle s’en souvient comme si c’était hier : elle s’était tellement humiliée ! Craig avait tenté de la recouvrir de son veston quand, saoule et grelottante, elle avait lancé, d’un ton irrité qui s’avérait extraordinairement séduisant : « I don’t need that. I’m way to hot to be cold !»

Elle s’assoit devant la télévision, chose qu’elle ne fait que dans les moments où elle cherche désespérément à se changer les idées. Machinalement, elle choisit une chaîne alors que l’émission prend justement fin. Elle n’a même pas le courage de se lever pour changer de chaîne quand une annonce publicitaire attire son attention :

« Saviez-vous que vous pourriez être à peine enceinte ? Première Réponse décèle l’hormone de grossesse cinq jours avant les autres. Et si Première Réponse vous l’annonçait en premier ? »

« Pfff ! », souffle-t-elle. Delilah a toujours trouvé les filles qui ont besoin de tests de grossesse irresponsables. Ces filles qui coucheraient avec un homme méconnu sans protection, elle les considère particulièrement épaisses. « How dumb do you have to be to not think practically about your own health and future !» grommèle-t-elle en pensant aux nombreux épisodes du Maury Show qu’elle a regardés avec Emma, durant lesquels des filles à peine adultes cherchent désespérément le père de leur enfant, et en sont au seizième prétendant pour le test de paternité… Delilah soupire. « Anyway, I know exactly what I would do if it happened to me. I wouldn’t tell anyone, and I’d go straight to the clinic to take care of things. Like I need a kid right now, of all things !»

* * *

Emma n’est pas une fille ponctuelle, mais quand elle va au cinéma, elle se met belle et s’assure d’y être au moins quinze minutes avant la projection. Ce qu’elle aime par-dessus tout, c’est de scruter les gens dans la salle, un à un, afin de deviner leurs habitudes, le genre de personne qu’ils sont à l’extérieur du monde cinématographique.

Steeve n’est pas un gars ponctuel, mais quand il va au cinéma, il se met beau et s’assure d’y être au moins quinze minutes avant la projection. Ce qu’il aime par-dessus tout, c’est de scruter les gens dans la salle, un à un, afin de deviner leurs habitudes, le genre de personne qu’ils sont à l’extérieur du monde cinématographique.

Emma s’assoit toujours à huit rangées de l’avant, et à huit sièges du côté jardin.

Steeve s’assoit toujours à huit rangées de l’avant, à huit sièges du côté gauche quand tu rentres dans la salle.

Deux solitudes, une même habitude. Aujourd’hui, le destin s’interpose. Les coutumes de l’un se heurtent aux coutumes de l’autre. Leurs regards se croisent. Tina Turner, du haut des hautparleurs, chante :

« You’re simply the best, better than all the rest / Better than anyone, anyone I’ve ever met ».

Ils se reconnaissent. Emma a vu Steeve à RDI, dans le reportage spécial sur la grève, et Steeve a vu Emma dans les photos de Delilah, sur Facebook.

« When worlds collide, everything is possible…» La première phrase du film libère le magnétisme épouvantable, la tension qui s’est installée entre les corps de Steeve et d’Emma. Leurs mains hésitantes se joignent, s’entrechoquent, et dans un bruissement final, alors que les lumières s’éteignent, leurs lèvres s’unissent.

* * *

Après deux tasses de café et deux heures supplémentaires à corriger les travaux de ses étudiants de philo, Delilah n’en peut plus. Elle est forcée de reconnaître ses limites. Elle pose son stylo, fait machinalement sa toilette, comme d’habitude. Les paupières lourdes, elle s’endort dès que sa tête touche l’oreiller. Le bonheur qu’elle vit à deux depuis peu avec Francis ne suffit pas pour la protéger du poison de Morphée. La fatigue, le stress, les souvenirs de Craig qui l’ont tourmentée en début d’après-midi s’emmêlent dans le rêve qui s’emporte en elle. À la manière d’Alice dans le conte de Lewis Carroll, Delilah bascule dans un trou profond. Elle ne peut s’arrêter de tourbillonner, comme entre deux vents. Elle se voit prises entre deux entités, l’une rose, l’autre rouge, qui se confondent à la manière d’une double hélice. Elle se réveille en sursaut : le chat d’Emma vient de lui lécher le nez.

Ce n’était qu’un rêve…

Marie-France Guénette aimerait remercier Taylor Swift, Amélie Lemieux, Catherine Renaud, Sophie Charbonneau-Saulnier, Tina Turner et Céline Dion pour leur précieuse aide lors de la rédaction de cet épisode. Si elle avait une salle pleine de gens fatigués devant elle, elle leur chanterait une chanson.


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