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De la généalogie à l’installation : l’art comme archive sensible

Plus qu’une histoire de famille, plus que des pièces décoratives.

Jiayuan Cao | Le Délit

Dimanche 14 septembre, l’artiste Kim Vose Jones revisite Montréal pour présenter son projet d’installation à la galerie d’art Warren G. Flowers, Lifeboat : An Unnatural History. À 14h30, une soixantaine de curieux et d’étudiants en art s’installent, attentifs. Pendant une heure, Kim nous entraîne dans un voyage dans le temps – une découverte généalogique – jusqu’aux racines de son projet : l’arrivée des Filles du Roy, racontée à travers l’histoire d’une de ses ancêtres, Anne Dodin.

Aux origines

Le récit de Kim nous ramène d’abord en 1669. Anne Dodin arrive au Québec depuis l’île de Ré avec un groupe de jeunes filles de son âge. On les appelle les Filles du Roy. Après des mois de privations atroces sur l’Atlantique, la rive leur promet un mariage rapide. Puis viennent les enfants nombreux, la violence et les premiers effets environnementaux de la colonisation. Derrière la trajectoire familiale de Kim, se dessine aussi le portrait d’une époque. 

Près de quatre siècles plus tard, ce passé refait surface. C’est en 2020 que Kim commence à se plonger dans sa généalogie. Au même moment, le monde se referme sous l’effet de la pandémie. Dans les médias, le virus occupe tout l’espace. D’autres drames disparaissent des radars, dont notamment les migrations de réfugiés. Ce silence frappe Kim. Cela lui rappelle le silence entourant les jeunes femmes de la Nouvelle-France : des vies à peine documentées, souvent déformées par des représentations biaisées. Les peintures les montrent en robes soignées, presque sereines. La réalité est tout autre : de nombreuses femmes mouraient en mer, et les survivantes, affamées et entassées, arrivaient brisées, désorientées. Rien à voir avec les visages lisses et les corps élégants des tableaux. 

Matière du souvenir 

De ce passé, Kim tire une installation qui mêle mémoire, matière et absence. Dans la galerie, ses œuvres se déploient dans l’espace comme des environnements immersifs. On entre dans une dimension à la fois sculpturale et sonore. Chaque élément invite le visiteur à s’arrêter, à questionner, à ressentir. Rien n’est figé. D’une exposition à l’autre, les œuvres se modifient légèrement, s’adaptant à l’architecture du lieu. Kim travaille avec tout ce qui lui tombe sous la main : verre, textiles, matériaux organiques, vidéo, son. Chaque médium devient un fragment de mémoire. 

« Son installation fait résonner le passé dans le présent, et confronte le spectateur à ce qui est encore tu aujourd’hui »

Dans Lifeboat, une des installations présentées à la galerie, les Filles du Roy prennent la forme de lapins blancs. Par un jeu d’anthropomorphisme, ces silhouettes fragiles héritent d’émotions humaines, comme si les destins oubliés retrouvaient corps sous une forme mi-animale, mi-humaine. Sur le bateau, certaines attendent, immobiles, figées entre deux mondes. D’autres sombrent dans les vagues, comme un rappel brutal du sort des migrantes disparues. Visuellement, le blanc domine, à la fois apaisant et inquiétant… Sous la lumière, il prend une dimension spectrale.

En définitive, Kim Vose Jones dépasse la simple généalogie. Son installation fait résonner le passé dans le présent, et confronte le spectateur à ce qui est encore tu aujourd’hui. Elle montre que l’art n’est pas seulement contemplation, mais aussi responsabilité : celle de faire remonter à la surface ce que l’histoire avait englouti.


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