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Décadence du progressisme moral

Constat et proposition entourant l’un des problèmes de notre temps.

Fernanda Mucin

Nul doute que chaque époque et société rencontre son lot de misères et de problèmes. Certaines d’entre elles ont admirablement su contenir, voire rediriger, les forces destructrices de leur temps. La clef d’un tel génie a néanmoins toujours résidé dans un constat. Aujourd’hui, il ne faut plus être un Hegel pour aisément le comprendre : le constat passe par le ruminement des choses. Or, à l’opposé, ne semble-t-il pas dangereux de vivre au sein d’un monde qui n’a d’autre besogne que l’anxiété du présent ? Si l’on éprouvait la volonté de transgresser cette doxa, quels pourraient être les objets de notre propre introspection ?

L’esprit de notre temps ne se résume pas en un objet, mais force est de constater que depuis un certain nombre d’années se profile le visage d’une nouvelle moralité : le progressisme moral. Que cette dernière soit portée par des membres de communautés oppréssées, nos canoniques guerriers de la justice sociale, des intérêts politiques ou par le repentir, elle occupe dorénavant une place majeure au sein de la conversation démocratique. Pour une part de la société civile, les injustices observées ou vécues ont atteint une sévérité telle qu’elles ne peuvent plus être tolérées. Comme toute morale, la leur porte en elle l’idéal d’une certaine forme de justice. En ce sens, si l’on considère cette idée de la justice enfreinte, qui donc pourrait s’objecter à son rétablissement ? N’est-il pas déplorable qu’une si grande masse de gens en soit à un stade où le cynisme indique le ton des choses, où la souffrance et l’exclusion sont la routine ?

Constat d’une décadence

J’estime qu’une bonne part des luttes liée à cette justice sont légitimes. Le règne du masculin doit mourir ; le racisme systémique jeté dans les manuels d’histoire pour ne plus jamais en sortir. Les exemples sont nombreux. Tout cela est souhaitable et il est de notre tâche d’y consacrer nos efforts. Nonobstant cette quête, il me semble que certaines de ces luttes, à travers certains de leurs militants, ont pris des tournures déliquescentes, et c’est là l’objet de notre problème ; ce qui était auparavant solide s’est transformé en une mare où il n’est que trop aisé de sombrer. Au sein de certains groupes militants, la concurrence à la pureté mène souvent à un climat de peur où le blasphème mène à l’expulsion. Il s’agit d’une peur rapportée par un nombre significatif de militants ; il n’est en effet pas rare que cette course à la pureté mène à une autocensure, voire à la critique et au rejet. Du moment où l’on n’est pas considérés comme les patrons de la Vertu, de simples bévues, des mots sans intention pernicieuse et voilà que nous rencontrerions promptement le rejet social. Il s’agit d’une célérité dont on se passerait bien. D’autant plus, les impératifs du progressisme moral sont absurdes ; ils ne mettent pas l’accent sur la dignité des communautés discriminées, mais au contraire sur l’éternelle victimisation de celles-ci. Il semble farfelu de considérer que l’on puisse être « empowered » à être constamment accablé de la divine vertu de la fragilité. D’autant plus que cette fiction est tout à fait néfaste du point de vue de l’économie des pulsions. Le principe de la morale a toujours été d’opérer une économie des pulsions existentielles ; à travers des règles et un cadre précis, elle vise à faire l’économie de nos questions angoissantes. Ainsi, une morale « efficace » affichera un solde positif quant à ce qu’elle permet d’économiser en terme de pulsions.  Au contraire, l’énergie demandée au maintien des règles du progressisme moral manque cruellement la cible et ruine totalement les bienfaits que leur reconnaissance légitime devrait apporter.

« C’est toute une épistémologie et une métaphysique de la victimisation qui a vu le jour »

Cette quête éternelle de la pureté morale et ses effets ne représentent pas à elles-mêmes toute la décadence qui sous-entend leur morale. Un certain nombre de ces croyants sont comme les tarentules de Nietzsche qui veulent que tous les hommes soient leurs égaux et cherchent à détruire tous ceux qui les surpassent : « C’est précisément ce que nous [les tarentules] appelons justice, quand le monde se remplit des orages de notre vengeance. […] Nous voulons exercer notre vengeance sur tous ceux qui ne sont pas à notre mesure et les couvrir de nos outrages. » La volonté d’égalité en tous les domaines, les tarentules nomment cela la Vertu.

Véritablement, c’est toute une épistémologie et une métaphysique de la victimisation qui a vu le jour. C’est, je le crois, le caractère le plus insensé de toute leur entreprise : les saints protecteurs du progressisme moral rivalisent avec le réel d’une manière qui défie même toutes les possibilités d’entendement que l’on peut en avoir. La nature humaine n’est plus tragique ; tragique parce qu’il faut inventer à partir d’elle. Non, maintenant, elle est tragique parce qu’il faudrait y substituer une virtualité. Toutes les actions doivent être concentrées autour de cette forme du Bien. Qu’arrivera-t-il le jour où la Justice de tous les discriminés se sera abattue sur terre ? Il est déjà de circonstance d’être vif face au péché, impitoyable face à la désobéissance. Pour cette raison, je n’oublie pas les mots de René Char : « Je vois l’homme perdu de perversions politiques, confondant action et expiation, nommant conquête son anéantissement. »  Ces mots sont ceux d’un homme de la Résistance. Bien avant que l’Occupation ait pris fin, Char avait eu le discernement de pressentir les « nouveaux naufrageurs », ceux qui noyés sous la sainte auréole des luttes, auraient le vice comme gouvernance.

L’éducation est une panacée

Aussi réconfortante que puisse être notre idée de la justice et salvatrice celle de notre morale, une bonne dose de scepticisme s’avère bien souvent le meilleur remède à notre caractère vindicatif. La plupart des enseignements en la matière peuvent remonter jusqu’aux présocratiques et il est trop rare de s’en souvenir. L’histoire de l’humanité regorge d’intempestifs ayant sans cesse répété que l’éducation était une panacée à bien des égards. L’injustice et l’intolérance ne demandent évidemment que cela : une éducation.

« Il semble exister une causalité probante entre la radicalisation des ignares modérés et les inquisitions des prêtres de la morale progressissante »

Considérons la chose autrement : quel fut le succès des manœuvres légitimant excommunions et moralisation ? Fort certainement, peut-on le dire, contre-productif. Ajoutons à cela qu’il semble impossible à un grand nombre de militants d’actualiser les répercussions de leurs manœuvres, réconfortant ainsi indéfiniment la rhétorique de leurs opposants, voire de leurs oppresseurs. Les Jordan Peterson de ce monde et les partisans de l’Alt-right ont grandement tiré profit de la chose. Il semble en ce sens exister une causalité probante entre la radicalisation des ignares modérés et les inquisitions des prêtres de la morale progressissante. Pourtant, ne leur a‑t-on jamais rétorqué que l’enseignement de la vertu est avant tout celui de la démonstration ? Il en est de même pour les vices, si cela peut éclairer quelques bonnes âmes.

Il fut un temps où il était abondamment cru qu’avec notre justice dorénavant apportée sur terre, on ferait tomber nos empires de misères, que notre combat ouvrirait un monde où « la terre se [couvrirait] enfin d’innocents ». Il est beau de se battre pour quelque chose, cela est bien vrai. D’autant plus que les luttes dessinent peu à peu les contours de l’action collective, de la camaraderie. Ne délaissant pas cela, ne serait-il pas plus agréable de dépenser une telle énergie différemment ? Comment explique-t-on le parcours introspectif et gigantesque d’un homme comme Martin Luther King si ce n’est par une résilience portée par un rêve plus grand ? À cet égard, les stoïciens croyaient que plus que ce qui nous détermine, l’enjeu central de toute notre vie tenait en la manière dont notre énergie pouvait être dirigée vers nous-mêmes et ce que l’on veut accomplir. Agir au lieu de réagir. Au lieu de s’épuiser à l’art de la critique et en misant sur une autre direction, on planterait des arbres par millions et on nettoierait les plages du monde. Les fruits de ces arbres produiraient des esprits plus éclairés, et la beauté des nouvelles plages, la perspective d’un monde magnifique. C’est là tout le génie de Nietzsche, du stoïcisme et de quelques âmes éparses : la création d’un autre type de société ne passe pas par un renversement vindicatif, mais avant tout par un autre monde à l’intérieur de nous-même ; un royaume où se dessinent nos propres valeurs.

 


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