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Résistance faustienne

Quelques mots contre l’économisme qui vaudront bien des regards douteux.

Fernanda Mucino | Le Délit

Inutile de vous cacher que lorsqu’il est question de résistance, mon idée de la chose tourne souvent autour de René Char ou bien de Thoreau. Le premier est célèbre pour sa poésie et ses combats dans la Résistance française, tandis que le second l’est pour sa vision politique et sa prise de parole en faveur de John Brown. 

À celle ou celui qui serait tenté·e de définir plus spécifiquement sa conception de la résistance, il conviendrait d’abord de cesser de voir la résistance comme ayant le dos large. Affublée des pensées les plus prudhommesques, il m’apparait évident que la résistance de notre époque a perdu ses lettres de noblesse. D’une part, puisque son antagoniste est plus puissant que jamais, et d’autre part puisqu’à partir de la puissance de ce dernier a surgit le désir de combats illusoires. De nos jours, on ne combat plus Polyphème à la manière ingénieuse d’un Ulysse, mais on s’attaque plutôt, avec une stupidité assez sévère, à son ombre. Il y a de quoi se révolter de nos aptitudes à la résistance. C’est peu dire qu’il est dorénavant de circonstance d’éduquer à vétiller. 

Leçon d’idéologie

Alain avait raison de dire que Marc Aurèle et Épictète étaient de formidables indociles. Ils enseignent sur une sorte d’insoumission d’esprit qui n’est naguère plus monnaie courante. Comme Alain le disait : « avant d’apprendre à dire non, il faut apprendre à penser non ». Autrement dit, avant même qu’il n’y ait action dans le politique, le premier de tous les  actes d’insoumission se déroule dans notre tête. À cet égard, nous pouvons nous demander s’il est même encore possible de penser « non ». Les noms de celles et ceux qui nous ont enseigné que nos esprits seraient assiégés par l’idéologie baignent dans les oubliettes de la pensée populaire.

« L’économisme, ennemi de la nuance et des complexités, ramène une bonne humeur nihiliste au plus payant des singuliers »

Résister à l’idéologie, voilà une lutte qui s’accapare bien des victimes. À une heure où sérieusement se battre contre le système a de réelles conséquences sur toute une vie, peu se jettent à l’eau. On ne pourrait s’attendre à quelque chose de plus humain puisque les risques d’une plongée ont les allures de tragédies au goût des Grecs. Autant dire que pour celui qui ferait le saut, ce n’est pas la baignoire qui l’attendrait, mais pis encore une mer mouvementée. Ainsi, certaines personnes règlent différemment leur existence ; sans se faire payer pour l’excellence de leur conformité, elles doivent au contraire débourser en dollars et autres commodités sociales la valeur de leur liberté. Renonçant à l’argent et aux prestiges prépondérants, elles payent lourdement le prix de ne pas accepter l’ordre immoral des choses. Être un avocat ou ne pas être, to be or not to be, c’est là la question. 

Mais alors, quand peut-on tracer la ligne entre ce qui tient de l’ordre moral nécessaire à une société et l’esclavagisme d’une décadence comme nulle autre ? Le paysage politique de notre époque, sans tracer de ligne, fonde un nouvel univers où les frontières n’ont plus de sens pour l’idéologie. Au sein de cette espèce de politique quantique, un peu comme si l’idéologie avait dorénavant la prétention d’être un paradigme scientifique et qu’elle défiait le réel à la manière de sa physique correspondante, l’économie de l’existence  — ou devrait-on parler d’économisme — nous formule les aspirations et les lendemains de nos sociétés. Loin du temps où elles étaient plurielles, l’économisme, ennemi de la nuance et des complexités, ramène une bonne humeur nihiliste au plus payant des singuliers. Le « je », n’étant malheureusement plus un  « nous », guide nos pas vers la sauce du moment. Avant, nous allions au théâtre, à présent j’existe pour me travestir en un spectacle. 

Corollairement, on pourrait s’attendre à l’objection d’une quelconque humanité pour qui l’existence importe encore, mais alors que la maladie qui ronge  notre société  « spectacliste » devrait soulever en nous le dégoût le plus terrible, l’économisme a su nous trouver un produit miraculeux : si nous ne pouvons consciemment vivre dans un monde terrible, autant réserver notre existence au rêve. « Quelle idée exquise ! », voilà les mots que les automates du marketing s’évertuent quotidiennement à cracher à nos visages. Et comme on peut s’y attendre, plusieurs se montrent intéressés. 

Dans ce mouvement rétrograde de l’homme, pour reprendre d’une autre manière le magistral concept de Bergson, les théâtres sont devenus dans le langage courant les cinémas, et dès lors Calligula est devenue Le Dictateur (2012). Résister, au sens noble, à l’économisme, c’est se déclarer de la pensée humiliée, pour reprendre les mots de Camus. Face à la supposée rationalité de l’économisme, notre résistance porte pour le grand nombre toutes les allures d’un manque de logique, voire le poids d’une utopie grotesque.

Résistance à la manière faustienne

Ceci étant dit, il nous faut comprendre que bien que loin de notre réalité quotidienne, nous ne pouvons nous réfugier dans nos rêves ; les voilà depuis longtemps colonisés et il nous est collectivement impossible de nous en défaire, malgré toute la volonté singulière qui peut bien nous animer individuellement. Dès lors, dois-je penser que la résistance doit justement se comprendre au sens collectif, seule issue possible à notre drame. Vouloir me soustraire au drame de l’économisme, c’est nécessairement penser à plusieurs avec une certaine aptitude à l’holisme. Un peu à la manière de Deleuze qui rêvait d’œuvres qui n’auraient plus d’auteurs mais seraient devenues des espèces de communautés intellectuelles, notre méthode devra permettre de penser collectivement, à plusieurs pour le dire vraiment, les conditions d’une nouvelle économie de l’homme. Pour résister, il nous faudra un peu de cette révolte faustienne qui,  bravant le blasphème face à Dieu, s’élève en un mythe de grandiosité. Nous devons repenser l’humain en terme d’entéléchie, c’est-à-dire par sa tendance au perfectionnement de tout son être. 

« Les théâtres sont devenus dans le langage courant les cinémas, et dès lors, Calligula est devenue Le Dictateur (2012) »

Comment songer à la résistance, alors que paradoxalement les conditions visibles de résistance peuvent bien être les graines que l’économisme a malignement posées. Je ne crois pas que cette question ait une réponse définitive, mais il m’apparaît qu’elle appelle certainement à une radicalité qui ouvrirait l’espace nécessaire à une nouvelle approche de l’humain, par ou pour lui-même. Malgré ce que peuvent en penser nos larbins universitaires, pour qui le monde n’a de tangibilité que dans une bibliothèque, les mots d’un Michel Onfray du dernier siècle et plus particulièrement sa Politique du rebelle, livre au sein duquel la figure du rebelle s’exemplifie admirablement, sont d’illustres exemples des possibilités d’existence qui peuvent immerger de notre insoumission. Pour autant qu’on la veuille, cette insoumission. 

Alors que l’on connait Faust pour sa démission volontaire pour les plaisirs du monde, nous sommes en droit de nous dire qu’il est possible de recommencer à dire « Oui » à autre chose. À la dernière page du premier Faust de Goethe, le docteur Faust est entraîné par le démon Méphistophélès à sa suite. Ce n’est bien entendu pas la fin. Cette idée selon laquelle notre adhésion mondiale à l’idéologie, volontaire ou non, marquerait une quelconque fin de l’Histoire m’apparaît comme profondément ridicule. Alors que Marguerite se voit sauvée, au même moment où Faust s’enfonce, s’augure la perspective de quelque chose d’autre ; on peut présumer, à tort ou à raison, qu’une autre vie est possible. 

Cette sortie doit cependant se conduire dans l’intention réelle de quelque chose. Il n’est pas possible de vouloir n’y tremper qu’un pied. Lorsqu’on pense, avec très peu d’effort il faut le dire, à tous ces tenants d’un capitalisme vert, pour qui le développement peut être durable, on est en droit de ce dire qu’à travers tous ces beaux oxymores que la situation demeure la même ; le capitalisme ne sera vert que publiquement et le développement ne sera inlassablement que ce qu’il est lui-même. Autant dire que la seule chose qui sera durable sera notre croyance dans la croissance. 

Je crois que René Char avait bien raison de dire que « l’impossible nous ne l’atteignons pas, il nous sert de lanterne ». 


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