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Certains l’aiment chaud

Portrait de la sauce piquante, ce condiment qui occupe toutes nos tables.

Stu Doré | Le Délit

On en trouve dans chaque frigo. Cela nous pique, nous fait haleter et juste à y penser, nous fait saliver. Du Tabasco à la sriracha, chacun a sa préférence et est prêt à se battre bec et ongles pour défendre son choix. Pour les étudiants, une bonne sauce piquante peut sauver un plat de la banalité. Pour les connaisseurs, elle devient un terrain de créativité. Cette semaine, je suis parti à la recherche de ces sauces piquantes dans une scène montréalaise en pleine évolution.

Déjà, qu’est-ce qui explique cette réaction qui perturbe nos lèvres au moindre contact ? Dans chaque piment épicé se trouve une molécule naturelle qui s’appelle la capsaïcine, responsable de la sensation de brûlure. Plus un piment contient de capsaïcine, plus il est piquant. Une fois consommée, la capsaïcine déclenche nos récepteurs TRPV1 qui avertissent aussitôt le cerveau. Il s’agit donc d’une illusion : notre bouche n’est vraiment pas en feu. Sans ces récepteurs de capsaïcine, l’intimidant habanero aurait l’effet d’un poivron jaune banal. 

Il est clair que certains individus supportent mieux les aliments épicés que d’autres. L’une de ces raisons pourrait être liée à ces récepteurs de capsaïcine, qui peuvent varier de personne à personne. Le Délit s’est entretenu avec le Dr Joseph Schwarcz, directeur de l’Organisation pour la Science et la Société. Ce dernier souligne que plusieurs éléments entrent en jeu. « Il existe certainement une composante génétique dans la façon dont chacun réagit à la capsaïcine (tdlr) », nous confie-t-il. Cela pourrait expliquer pourquoi des cultures particulières ont des tolérances plus élevées. Une autre possibilité est l’habitude : « Il y a également des preuves montrant qu’une exposition répétée [à la capsaïcine] augmente la tolérance. »

Dr Schwarcz souligne également qu’une autre réaction chimique importante, à l’extérieur de la bouche, se produit lorsque l’on mange des sauces piquantes : « On avance que la douleur causée par les aliments pimentés déclenche la libération d’endorphines, les « opiacés » du corps. » Dans le milieu scientifique, on appellerait cela le masochisme bénin. Dr Schwarcz mentionne que « l’analogie a été faite avec les montagnes russes : effrayant, mais amusant, peut-être en raison de la libération d’endorphines et de dopamine ». De quoi aller jusqu’à la dépendance ? « Je ne pense pas qu’on puisse parler de dépendance à la capsaïcine, mais il semble que certaines personnes apprécient la montée d’adrénaline que produit la consommation de plats très épicés. »

Microsaucerie

Dans le quartier du Plateau, à Montréal, on peut trouver un dépanneur spécialisé dans la vente de sauces piquantes : Chez Piko. Fondé il y a cinq ans avec sa compagne, l’endroit est tenu par Jean-Philippe, un vrai fanatique de ces sauces. C’est ici où, entouré de bouteilles rouges, parfois menaçantes, empilées jusqu’au plafond, que Jean-Philippe a accepté de me rencontrer. À la fois producteur, et commerçant, son rôle est unique dans l’industrie. « Je suis un peu ami avec tout le monde », me dit-il dans son magasin, où l’on trouve une variété époustouflante de sauces de spécialité, de la moutarde épicée a l’érable à la smokey habanero ketchup. Pourtant, ici, les sauces piquantes restent reines des étagères. Un coin du magasin est dédié aux sauces que Jean-Philippe produit lui-même, sous la marque Piko Peppers. Celle-ci est identifiable par le chat adorable scotché sur chaque bouteille. Ce qui a commencé comme simple passion est aujourd’hui devenu une marque de référence. Néanmoins, leur logistique diffère considérablement de celle des titans de l’industrie. Prenons l’exemple de Tabasco, cette marque mythique originaire de la Louisiane, qui produit 700 000 bouteilles par jour. Un écart frappant par rapport à Piko Peppers, qui généralement ne produit pas plus de 600 bouteilles par lot. 

Une autre distinction est l’origine des poivrons. Pour combler la demande toute l’année, les récoltes de poivrons des grandes marques proviennent du monde entier. En revanche, Jean-Philippe affirme que Piko Peppers n’utilise que les piments qui sont cultivés « à une petite heure de Montréal ». En été, c’est la saison de la récolte, alors il arrive qu’il les conserve sous vide afin de pouvoir préparer des sauces tout au long de l’année.

Sous les projecteurs 

Depuis quelques années, les sauces piquantes sont devenues plus qu’un simple condiment ; elles ont pris une place dans notre culture populaire, en partie grâce à l’émission Hot Ones. Le concept est simple : le présentateur Sean Evans pose des questions à un invité de calibre à travers des dégustations d’ailes de poulet de plus en plus épicées. Les invités souffrent, pleurent, et surtout perdent leur langue de bois devant un Evans mesuré qui pose des questions judicieuses. C’est peut-être un format cruel, mais le résultat fait fureur. D’ailleurs, une version québécoise de la série, Hot Ones Québec, a vu le jour sur la plateforme Illico Plus l’an dernier. 

« On avance que la douleur causée par les aliments pimentés déclenche la libération d’endorphines, les « opiacés » du corps ».

Accumulant des millions de vues à chaque épisode, Hot Ones est aujourd’hui une plateforme unique pour les producteurs de sauce piquante. On imagine bien l’attrait commercial d’un simple wow lancé par un invité comme Owen Wilson. Piko Peppers a eu ce mérite deux fois, sur les saisons 19 et 26 avec leurs sauces Piko Riko et Volkano. « Il y a eu vraiment un avant et après, » m’a-t-il raconté. « Toutes les portes qui étaient fermées auparavant, tu les rappelles et ils te disent oui. » Dans un milieu où les habitudes sont bien ancrées, Hot Ones a propulsé leur marque à une notoriété considérable. 

Le 30 juillet dernier, La Maison-Blanche a annoncé la fin de l’exception « de minimis » pour les colis à valeur réduite. Cette clause permettait aux entreprises comme la sienne d’éviter les droits de douane pour les petites livraisons aux États-Unis. Pour Jean-Philippe, qui a une clientèle notable au sud de la frontière, ce changement pourrait lui coûter très cher. « C’est surtout pour quelqu’un qui me fait des commandes par mon site Internet, » me précise-t-il. « En ce moment, pour les petits clients, oublie ça. » Le verdict n’est pas prometteur.


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