Dix ans après son entrée retentissante à Broadway, Hamilton débarque enfin à Montréal. Le phénomène de Lin-Manuel Miranda fête son anniversaire à la Place des Arts avec 24 représentations, du 19 août au 7 septembre, enflammant la salle Wilfrid-Pelletier. Pourtant, tout commence bien loin de Montréal, à l’été 2008, quand Miranda découvre la monumentale biographie d’Alexander Hamilton, le premier secrétaire au Trésor américain, signée Ron Chernow. De cette lecture naît une comédie musicale explosive qui, dès 2015, s’impose comme une révolution en mariant rap, histoire politique et culture populaire.
Bien plus qu’un amour contrarié
En plus de son audace et de sa distribution diversifiée, Hamilton met en scène des femmes qui prennent leur destin en main. Même si l’intrigue est centrée sur Alexander Hamilton, elles existent bien au-delà du simple rôle d’adjuvantes. Dans le spectacle, l’histoire d’Alexander Hamilton croise celle des sœurs Schuyler : Angelica, Eliza et Peggy, figures mondaines new-yorkaises à la fin du 18e siècle. Parmi les 46 chansons de la pièce, Satisfied est sans doute l’une des plus emblématiques. Dans cette scène, le mariage entre Eliza et Hamilton vient d’être annoncé ; Angelica, l’aînée, remonte alors le temps pour livrer sa propre version des faits. C’est elle qui a présenté Eliza à Hamilton, malgré les sentiments qu’elle éprouvait pour lui. Contrairement à ce que le titre laisse entendre, la chanson se conclut par : « I will never be satisfied », ou « je ne serai jamais satisfaite » en français.
D’abord, Angelica avoue un amour impossible et le sacrifice intime qu’il exige. Mais elle ne s’y enferme pas. Lucide et ambitieuse, elle entre sur scène avec sa robe rose, symbole d’une féminité fière qui refuse le silence. La voix de la comédienne Marja Harmon, claire et puissante, fend la salle et s’impose au public. Dès sa première apparition, Angelica dénonce l’exclusion des femmes du projet révolutionnaire en s’attaquant à l’emploi du terme « men » dans la déclaration d’indépendance.Son insatisfaction ne traduit pas seulement une passion contrariée : elle porte aussi l’écho d’un idéal politique inachevé. Comment réduire une figure aussi brillante à une simple romance avec le mari de sa sœur ?
Qui racontera ton histoire ?
Au milieu de la révolution, Hamilton se fait renvoyer à la maison par un George Washington en colère. Dans ce moment de fragilité, Eliza lui annonce sa grossesse et, avec douceur, lui propose un autre récit que celui de la gloire militaire. Elle ne réclame ni fortune ni honneurs. Seulement sa présence. Cela lui aurait suffi. Mais Hamilton la trompe, et le scandale éclate en 1797. Frappée par la honte et la douleur, Eliza brûle toutes ses lettres : un geste radical pour refuser d’être réduite au rôle de l’épouse humiliée.
Ce silence, pourtant, ne sera pas éternel. Elle survit cinquante ans après le décès de Hamilton et, au crépuscule de sa vie, reprend enfin la parole. Pendant ces décennies, elle a levé des fonds pour le Washington Monument, milité pour l’abolition de l’esclavage aux États-Unis et fondé le premier orphelinat privé de New York en 1806, d’ailleurs encore en activité aujourd’hui. La lumière tombe sur Eliza, et elle quitte son rôle d’épouse à l’importance marginale pour devenir la narratrice principale. C’est par sa voix que la pièce s’achève. Elle rend à l’Histoire ce que l’Histoire lui a pris : une parole, une mémoire, une place.
Finale
À la fin de la représentation, la salle se lève, les applaudissements fusent. Angelica et Eliza reprennent la parole, mais toujours dans l’orbite d’Alexander Hamilton. Et si, demain, une œuvre portait enfin non pas son nom, mais le leur ?