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Superposition multiculturelle

Hybrid Condition par Tam Khoa Vu au centre MAI.

Jade Lê

Dès que le visiteur pénètre dans la salle de l’exposition du MAI (Montréal, arts interculturels), il est immédiatement plongé dans l’obscurité, accueilli par une odeur d’encens, une musique entraînante et un imposant cube lumineux au centre de la pièce. Cette première exposition individuelle de l’artiste Tam Khoa
Vu, basé à Tio’tia:ke/Montréal, explore de manière saisissante l’hybridité culturelle vietnamo-canadienne à travers une installation unique. L’artiste cherche à mettre en lumière les images qui évoquent les identités et la diaspora vietnamiennes, permettant ainsi une plongée dans les racines culturelles et ethniques des identités nationales pour remettre en question l’hégémonie occidentale et son impact sur le Vietnam, ses habitants et l’identité vietnamo-canadienne. Cela l’amène à naviguer dans un « tiers espace » entre le Vietnam et le Canada.

« Nous sommes absorbés par le cube, mais les vidéos elles-mêmes essaient d’en sortir et occupent l’espace au complet »

L’installation se présente sous forme d’un cube sur lequel sont projetées diverses vidéos. Ce cube est réalisé dans un tissu transparent, qui permet une projection nette des images, mais également une superposition de chacune de ses faces. Nous sommes invités à l’observer sous tous ses angles.

La première face, celle par laquelle nous sommes accueillis dès l’entrée, est chaotique. C’est une superposition de clips tirés des réseaux sociaux, notamment Instagram, qui représente l’identité vietnamienne (et asiatique en
général) à travers Internet. Les vidéos s’enchaînent très rapidement, nous sommes absorbés par ces images. La plupart ont pour but de nous faire rire. C’est une vision certes positive de la culture asiatique, mais pourtant, pas réellement représentative. Bien que les vidéos soient réalisées par la communauté elle-même, elles ne reflètent qu’un aspect divertissant et humoristique du Vietnam.

La deuxième face entre directement en contraste avec la première. Les vidéos sont cette fois-ci tirées majoritairement de films et de séries occidentales qui représentent les asiatiques sous un regard « blanc ». Les extraits sont profondément racistes et stéréotypés. Il y a également de nombreuses vidéos provenant de films américains, qui mettent en scène la guerre du Vietnam. Nous voyons le pays se faire injustement bombarder tandis qu’un épisode des Simpsons, dans lequel un personnage laotien se fait humilier, est projeté juste à côté. C’est la seule face du cube qui est accompagnée d’une bande sonore, nous permettant d’entendre les acteurs et leurs commentaires racistes. Cela a pour effet de nous attirer vers cette face et d’être confronté à la réalité que vit Tam Khoa Vu en tant qu’immigrant vietnamien.

Les deux autres faces présentent des scènes du Vietnam sous deux angles différents. Les vidéos sont beaucoup plus lentes et calmes. La troisième face présente des moments en famille et des scènes du quotidien vietnamien. La vidéo d’une trentaine de minutes est la plus longue, elle nous invite à prendre le temps de la regarder. C’est touchant, accueillant et intime. On pénètre dans des instants doux, réalistes de la vie au Vietnam. Cette face représente les racines de l’artiste et un retour aux traditions. Elle est directement superposée avec les vidéos racistes ou stéréotypées, à la fois par le montage et par la transparence du cube, permettant une représentation intéressante de la « condition hybride » de Vu. Enfin, la dernière face représente elle aussi le Vietnam, mais d’une façon idéalisée, romancée. Ce sont des images de drônes survolant les rizières et la côte vietnamienne. Bien que
ces vidéos soient belles à regarder, ce n’est que l’idée que s’en font la plupart des occidentaux.

Dans une seconde salle, se trouve une sculpture réalisée par Nguyen Vu Tru et Dennis Nguyen du collectif d’art VUTRU. Cette sculpture, mise en valeur sous un éclairage rouge, est un autel traditionnel composé d’un miroir, d’un cadre en bois orange et de deux pots dans lesquels des grains de riz permettent de maintenir des bâtons d’encens qui brûlent doucement. Tam Khoa Vu a voulu, à travers son exposition personnelle, donner l’opportunité à ces deux jeunes artistes de présenter leur création, qui elle-aussi, est un hommage à la culture vietnamienne. L’inspiration principale (qui explique notamment la couleur orange utilisée) vient des baumes et des huiles Siang pure, des remèdes à base de plantes populaires en Asie. Cet autel est volontairement placé juste au-dessus d’une fontaine à eau, mise à la disposition des visiteurs. Ainsi, ces derniers sont forcés de se pencher pour boire, tout comme certaines personnes le feraient lors de prières. Inconsciemment, par le simple fait de boire, nous faisons preuve de respect et reproduisons des rituels religieux.

Dominika Grand’Maison | Le Délit

« Le cube attire et rejette. Le cube choque et apaise. Le cube est chaos, peu importe l’angle, peu importe la face
que l’on regarde. Le cube est une représentation d’une condition hybride »

L’exposition est particulièrement réfléchie. Différents endroits pour s’assoir sont prévus : des fauteuils au sol, un banc peint en jaune et blanc (symbole de ce mélange d’identités), et même des tabourets en plastique rouge que l’on retrouve notamment dans des scènes de street food au Vietnam. Ainsi, nous sommes invités à observer le cube sous tous ses angles. Chaque façon de s’asseoir nous offre une perspective différente sur l’installation. Cette
idée de perspective est importante pour comprendre le message de l’artiste et son hybridité culturelle. Des poutres en béton se dressent d’ailleurs à travers la pièce, nous forçant à se rapprocher, à tourner autour du cube
et à mieux le regarder. Le choix d’avoir positionné le cube avec un angle et non une surface plane dès que l’on pénètre la pièce a aussi pour but de créer cette impression de chaos et d’ajouter à la superposition. Enfin, les images semblent sortir de la boîte, car les couleurs sont projetées au sol et sur les poutres. Nous sommes absorbés par le cube, mais les vidéos elles-mêmes essaient d’en sortir et occupent l’espace au complet. C’est la réalité que vit un immigrant asiatique au Canada : simultanément accepté et rejeté. L’exposition a pour but d’être un endroit sûr, un refuge pour chaque immigrant asiatique, qui peut entrevoir son expérience à travers celle de Vu. C’est
presque comme si l’espace était conçu pour rendre inconfortable les personnes blanches, forçant ces dernières à se mettre dans la peau d’un asiatique constamment exclu au sein d’une communauté canadienne. Le cube attire et rejette. Le cube choque et apaise. Le cube est chaos, peu importe l’angle, peu importe la face que l’on regarde. Le cube est une représentation d’une condition hybride.

L’exposition est présentée jusqu’au 30 mars à MAI (Montréal, arts interculturels) au 3680 rue Jeanne-Mance. L’entrée est gratuite.


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