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Drones militaires : vers un accroissement des violences ?

Analyse théorique d’un monde où les robots font désormais partie des guerres…

Clément Veysset | Le Délit

Dans les évènements récents, particulièrement au sein de la guerre en Ukraine ou au Moyen-Orient, pas une semaine ne s’est écoulée sans qu’il ne soit question de frappes militaires opérées par des drones de guerre. Les exemples sont nombreux, mais parmi les plus importants : la frappe israélienne du 2 janvier sur un haut cadre du Hamas, qui était alors établi au Liban, les nombreuses attaques de drones des forces houthistes yéménites sur des bateaux commerciaux traversant la mer Rouge et ayant des liens avec Israël. Ou finalement un événement plus ancien mais notable, la frappe de drone américaine qui à tué le général iranien Qassem Soleimani en Irak en 2020.

Non, ce n’est pas une fantaisie, les robots sont bien des acteurs importants des théâtres de guerre actuels et des vecteurs de changement, remettant en question les stratégies militaires connues jusqu’à aujourd’hui. Ces engins qui révolutionnent l’idée que nous avons de la guerre sont exposés de manière conséquente aujourd’hui, il nous semble donc important de faire un point théorique et éthique sur ces nouvelles technologies. Pour cela, Le Délit s’est entretenu avec Rex Brynen, professeur de sciences politiques à McGill, spécialisé dans le Moyen-Orient, les conflits irréguliers et l’innovation militaire.

Histoire et développements

Brynen nous explique que l’utilisation de drones à des fins militaires n’est pas totalement nouvelle : « Pendant la Seconde Guerre mondiale, il y avait des engins radiocommandés qui s’apparentaient un peu à des drones. Cependant, la portée n’était pas très bonne et ces engins ressemblaient davantage à des bombes planantes plutôt que des drones propulsés et contrôlés (tdlr). » « Il y a eu deux grandes phases d’innovation dans le domaine des drones. La première a été l’introduction de drones plus grands, comme le Predator américain [drone représenté par les illustrations de l’article, ndlr]. Avec une envergure assez importante, s’apparentant presque à de petits avions, capables de parcourir de longues distances et de rester en vol pendant une longue période. Ils ont d’abord été développés à des fins de surveillance et de reconnaissance. Puis, ils [les acteurs militaires – et particulièrement les États-Unis à partir de 1990, ndlr] ont commencé à accrocher des missiles dessus [sur les drones, ndlr] et les ont utilisé à grande échelle après les attentats du 11 septembre, dans le cadre de la guerre contre le terrorisme en Irak et surtout en Afghanistan, pour frapper des cibles particulières de grande valeur ». De par leur grande efficacité, ces technologies ont rapidement attiré l’œil des directions militaires nationales. À la fin des années 2000, « tout le monde a commencé à développer ou à acquérir ce type de drones. Les Américains, les Russes, les Chinois, les Israéliens et les Turcs », et c’est sans mentionner l’Iran, qui est devenu un acteur majeur du développement de ces technologies. Si ces drones ont l’avantage d’être moins coûteux que les avions de chasse connus jusqu’ici (un seul avion F35‑A coûte environ 110 millions de dollars), ces technologies restent néanmoins extrêmement chères, pouvant coûter jusqu’à 32 millions par unité pour le Reaper américain (voir illustration).

« Pendant la Seconde Guerre mondiale, il y avait des engins radiocommandés qui s’apparentaient un peu à des drones. Cependant, la portée n’était pas très bonne et ces engins ressemblaient davantage à des bombes planantes plutôt que des drones propulsés et contrôlés »

Pour Brynen, à la suite de l’introduction de grands drones, la seconde phase majeure du développement de cette technologie correspond à l’apparition récente de « drones beaucoup plus petits, et beaucoup plus proches des drones de loisir, auxquels les gens ont commencé à accrocher des grenades, des petits mortiers et des têtes de roquettes antichars ». Nettement moins coûteux et plus faciles à fabriquer, le professeur explique que ces petits drones ont surtout été imaginés et utilisés pour la première fois dans les années 2010 par les acteurs irréguliers comme l’État Islamique et les forces d’opposition en Syrie. Aujourd’hui, en manque de drones de grande taille (comme le Reaper), l’armée ukrainienne utilise massivement, elle aussi, ces engins peu coûteux et rapides à employer.

En raison de leurs prix bien plus abordables (allant jusqu’à quelques dizaines de milliers de dollars au plus), ces drones peuvent être utilisés en masse pour « harceler » une cible visée. Une telle stratégie a un impact militaire mais aussi financier. Selon le professeur Brynen, les missiles conventionnels sont trop coûteux (pouvant atteindre
plusieurs millions de dollars par unité), et ne peuvent pas être utilisés sur le long terme face à la quantité de drones utilisés en ce moment en mer Rouge. Dans la lignée de ces drones moins chers et plus rapides, qui étaient jusqu’alors « fait-mains », des drones tout aussi peu cher et plus efficaces ont aussi été développés. C’est par exemple le cas du drone-kamikaze iranien Shahed-136 qui a été massivement utilisé par la Russie depuis le début de leur guerre en Ukraine – qui a d’ailleurs été la cible d’une attaque de 75 de ces drones en novembre 2023. Ces drones iraniens Shahed, qui ne coûtent qu’environ 20 000 dollars américains, symbolisent finalement la prolifération d’une technologie rénovatrice, mais aussi la course vers un armement adapté et moins dispendieux.

Les drones ont-ils modifié la guerre ?

L’arrivée des drones dans le domaine militaire a bousculé les méthodes et stratégies conventionnelles connues jusqu’à maintenant. Ces technologies volantes, permettant à la fois le renseignement et l’agression ont complexifié les conditions de guerres. Les drones « peuvent voler partout à la fois » et représentent une nouvelle menace sur les champs de bataille modernes, complexifiant les manières de combattre et de se déplacer. Brynen explique : « Là où, il y a quelques décennies, être sur le toit d’un immeuble était un avantage – permettant de voir sans être vu – cela n’est désormais plus d’actualité. Il est extrêmement difficile de se déplacer sur un champ de bataille moderne, car il n’y a pratiquement aucun endroit d’où l’on ne puisse être vu d’en haut. Et cela est d’autant plus vrai lorsque les batailles se déroulent dans des plaines et zones ouvertes, comme dans le sud-est de l’Ukraine, où il n’y a que des grands champs avec des arbres occasionnels. »

Bien que les drones aient apporté davantage de flexibilité sur les manières d’opérer, ils n’ont pourtant pas totalement remplacé les anciens outils et stratégies de guerre, Brynen considère plutôt que les drones sont complémentaires à ces outils et techniques plus anciennes. « L’artillerie n’a pas beaucoup changé depuis la Première Guerre mondiale, mais les drones ont énormément facilité le repérage. Il est maintenant possible de savoir immédiatement où se trouve quelque chose et de faire intervenir l’artillerie très, très rapidement. L’efficacité de l’armée ukrainienne tient aujourd’hui en partie à la combinaison de tactiques d’artillerie du début du 20e siècle et de drones modernes. »

L’arrivée de hautes technologies dans les guerres modernes a aussi contribué à la concrétisation rapide de ce que Brynen et les académiciens appellent la « guerre électronique » : les guerres qui ne se font plus uniquement par les armes conventionnelles, mais aussi par les moyens des ondes radios et des hautes technologies. Professeur Brynen explique que « la plupart des drones, à moins qu’il ne s’agisse de drones suicide avec une trajectoire de
vol préprogrammée, nécessitent des communications radio avec l’opérateur ».
Pour lui, cela ouvre différentes possibilités d’opérations électroniques : « A, vous pouvez les brouiller ; B, vous pouvez prendre le contrôle du drone ; ou C, vous pouvez découvrir où se trouve l’opérateur du drone parce qu’il envoie un signal, et vous pouvez alors aller le mettre hors d’état de nuire. » De telles stratégies ont été particulièrement employées en Ukraine depuis le début de l’agression russe.

Clément Veysset | Le Délit

Des guerres « plus propres » ?

Brynen précise que les drones de grandes tailles, utilisés principalement par les armées occidentales, correspondent à des « drones contrôlés à des milliers de kilomètres de distance dans certains cas. Par exemple, les opérateurs américains se trouvent généralement au Nevada, lorsque l’engin qu’ils contrôlent se trouve en Afghanistan, en Somalie, au Yémen ou ailleurs ». Cette distance entre le centre de commande et l’arme qui fait feu pourrait laisser penser que la guerre menée est « plus propre » : les dégâts commis étant moins visibles par la personne qui commande, ces derniers pourraient paraître comme amoindris.

« Je pense qu’il y a un peu de ça, bien qu’en toute honnêteté, c’est aussi le cas pour de nombreuses armes militaires : si vous posez une mine, vous ne voyez pas qui a marché dessus. Cependant, je ne doute pas que
l’usage de drone puisse aussi être traumatisant pour certains opérateurs, car ils voient parfois plus de détails.
» En effet, Brynen explique que justement parce qu’une de leurs qualité est de pouvoir générer des images très précises du champ de bataille, les drones rendent, en réalité, bien plus compte des dégâts causés.

Brynen pense néanmoins que les drones facilitent dans une certaine mesure la dégénération de tensions lorsqu’il y en a. Pour lui, comme le personnel militaire n’est plus physiquement mis en danger (en commandant à distance
l’arme), les décideurs des offensives ou répliques armées peuvent voir un moins gros « risque » ou « coût » à agir.

Perspectives d’avenir et intelligence artificielle

Alors que l’intelligence artificielle (IA) s’installe dans nos quotidiens, l’idée de la voir appliquée au domaine militaire ne semble plus déraisonnable. Imaginer des drones pouvant prendre des décisions par eux-mêmes, et mener des frappes militaires sans même le contrôle de la main humaine soulève de nombreuses craintes et de nombreux questionnements. L’idée de voir des drones autonomes frapper « par erreur » des cibles inoffensives, ou se retourner contre ses donneurs d’ordres figure notamment au cœur des débats sur la thématique.

Pour le professeur Brynen, « l’intelligence artificielle ajoutée aux drones représente un réel danger… Bien qu’en réalité, l’IA ajoutée à n’importe quel système militaire représente un danger ». En parallèle, le professeur amène un autre questionnement : « L’IA peut faire des erreurs, mais les opérateurs de drones peuvent aussi en faire. La question qu’il faudrait se poser serait plutôt : qui commet le plus souvent l’erreur. »

Dans la lignée de ce questionnement, il est important de rappeler l’événement tragique survenu début décembre 2023 au Nigeria, lors duquel un drone militaire contrôlé par l’armée a tué « par erreur », 85 civils qui célébraient
alors une fête religieuse.


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