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Les espaces résonnants

L’importance et la différence des espaces sûrs.

Laura Tobon | Le Délit

En septembre dernier, le centre d’aide Interligne a annoncé qu’il ne serait plus en mesure de procurer ses services d’écoute et d’intervention nocturnes en raison de manque de financement. L’organisme, qui se dit « chef de file en matière d’aide et de renseignements à l’intention des personnes de la diversité sexuelle et la pluralité des genres », était une ressource indispensable pour plus d’une dizaine de milliers de Québécois·es. La ligne téléphonique offrait une écoute qui pouvait sinon comprendre, du moins entendre, les confidences d’un groupe social dont les difficultés ne sont pas toujours accueillies à bras ouverts. Pour la communauté 2SLGBTQIA+, la coupure des lignes nocturnes d’Interligne représente la fin d’un lieu qu’iels pouvaient rejoindre à tout moment, la fin d’un endroit où iels avaient la liberté de se sentir à l’aise avec leur identité et de partager leur expérience, la fin d’un instant à l’abri des jugements et des regards dédaigneux ; c’est la fin d’un espace sûr.

Les 35 000 appelants d’Interligne témoignent de l’importance des espaces sûrs. Cette importance est appuyée par la présence d’un grand nombre d’autres services d’écoute comme The McGill Nightline et Tel-Aide qui s’offrent à n’importe qui. Les espaces sûrs permettent à toute personne, indépendamment de son identité, de trouver un endroit où elle se sent à l’aise.

L’évolution d’un terme

Le terme « espace sûr » (safe space) est né et a grandi avec la lutte pour l’acceptation et l’émancipation de la communauté 2SLGBTQIA+ au cours des années 1970. D’abord utilisé pour désigner des endroits où les couples homosexuels pouvaient se rassembler pour prendre un verre, se tenir la main, danser et s’embrasser, les espaces sûrs étaient des lieux de refuge qui leur permettaient d’exprimer et de vivre leur identité sans crainte de représailles des préjugés sociaux et politiques de l’époque. De nos jours, le terme a évolué et est repris par différents groupes, idéologies et institutions. Par exemple, l’Université McGill, aux côtés d’autres universités canadiennes comme l’Université de Toronto et l’Université Queen’s, a pris l’initiative d’accommoder des espaces physiques désignés « sûrs » à divers endroits sur son campus. Le terme a également pris de l’ampleur pour décrire : « des rassemblements inoffensifs de personnes partageant les mêmes idées qui acceptent de s’abstenir de toute moquerie ou critique afin que chacun puisse se détendre suffisamment pour explorer les nuances [d’un sujet, ndlr]», selon la journaliste Judith Shulevitz du New York Times. Ainsi, une rencontre de personnes souhaitant parler de leurs problèmes avec l’alcool, à l’abri de préjugés péjoratifs associés à l’alcoolisme, constituerait un autre type d’espace sûr.

« L’adaptation du terme “espace sûr” et son appropriation par d’autres groupes entraîne des défis et des questionnements »

D’autres parlent de créer des universités qui seraient entièrement des espaces sûrs. En effet, Frederick M. Hess et Brendan Bell, deux chercheurs spécialisés en éducation, proposent la création d’une université ayant un penchant pour la droite conservatrice, un espace sûr au sein duquel des conservateurs pourraient « approfondir des questions et des sujets qui ne correspondent pas à l’orthodoxie progressiste ». « Nous avons besoin d’un incubateur où les jeunes intellectuels prometteurs pourraient poursuivre leurs recherches sans être contraints de se conformer à l’idéologie dominante », expliquent-ils au New York Magazine. La notion, née dans le contexte de l’émancipation des droits de la communauté homosexuelle, est donc appropriée par ceux qui historiquement se sont opposés à cette émancipation. Cette appropriation illustre bien le besoin de tels endroits pour toute personne peu importe son identité ou ses opinions politiques.

Un nouvel espace

La révolution Internet n’aura pas été sans impact sur les espaces sûrs. La cyberintimidation était déjà ubique alors même que les plateformes digitales n’avaient pas encore tous les outils pour modérer le contenu partagé. Les trolls lacéraient leurs dissidents, ne ménageant pas leurs propos et se cachant derrière un avatar anonyme pour infliger du tort depuis leurs claviers. Alors se sont créés des espaces à l’abri de ces trolls ; des blogues et des forums modérés où des utilisateurs se retrouvaient pour parler de leurs intérêts. Des communautés pour tous types de passionnés se sont ainsi formées : des amateurs de musique coréenne jusqu’aux compétitions de gifles, en passant par les obsédés du dessin animé pour enfant Ma Petite Pouliche (My Little Pony). Les forums et les réseaux sociaux ont permis à des individus de rejoindre d’autres utilisateurs pour discuter de sujets pour lesquels ils ne se sentaient pas confortables de parler avec leur environnement immédiat. Pour certains, ces communautés servaient même de refuge, un espace sûr au sein duquel ils pouvaient être à l’aise, comme en témoigne un rapport publié par TheGovLab : « Les groupes en ligne sont des organisations contemporaines importantes qui peuvent générer un impact et procurer à leurs membres un fort sentiment de communauté et d’appartenance.»

« La technologie est devenue à la fois un remède aux crimes les plus insidieux contre l’humanité et un moyen de les perpétrer »

Ronald Niezen, professeur d’anthropologie à McGill.

À priori, les espaces sûrs d’Internet ne semblent pas soulever d’importants enjeux éthiques. Tandis que certains les critiquent par peur qu’ils enfreignent leur liberté d’expression, il est important de se rappeler que ces espaces sont des refuges, des endroits écartés où des individus peuvent s’isoler d’un discours et d’idées qui pourraient être énoncés dans un autre environnement. Pourtant, l’adaptation du terme « espace sûr » et son appropriation par d’autres groupes entraîne des défis et des questionnements.

La chambre d’écho

Prenons l’exemple d’une personne convaincue que la terre est plate. Intimidée et dénigrée par ses contemporains, elle cherche refuge dans les recoins de la Toile et se trouve hébergée dans une communauté d’autres sceptiques et amateurs de théories du complot. Sur ces plateformes, cette personne a l’opportunité de converser avec d’autres qui comprennent ses rationalisations et qui sympathisent avec ce qu’elle ressent lorsqu’elle est moquée pour ses croyances. Pourrait-on dire que cette communauté est un « espace
sûr » ? Si on se permet de considérer que cette croyance est fondamentale pour la personne, au point d’être inséparable de son identité, cet environnement n’a‑t-il pas tous les traits que nous accordons lorsque nous voulons définir un espace sûr ? Dans un hypothétique pas trop éloigné de la réalité comme celui-ci, il devient apparent que les espaces sûrs peuvent avoir des conséquences nuisibles sur le développement d’une personne, et, par extension, sur la société. Pourtant, une communauté comme celle des platistes est plus souvent caractérisée comme étant une « chambre d’écho » qu’un espace sûr. Quelle différence faire entre ces deux termes ?

« Pourtant, une communauté comme celle des platistes est plus souvent caractérisée comme étant une “chambre d’écho” qu’un espace sûr »

Je propose que la chambre d’écho n’est qu’une extension d’un espace sûr. Si l’espace sûr est un endroit dans lequel on se réfugie pour s’exprimer sans peur de jugements et de réprimandes, cet espace devient une chambre d’écho dans deux circonstances. La première est le résultat d’une volonté individuelle : l’isolement volontaire permet de ne s’exposer qu’à des environnements qui sont considérés comme sûrs selon la personne recluse. L’image d’une personne vivant dans le sous-sol de ses parents pour arpenter les recoins les plus sombres de la Toile vient facilement à l’esprit. La deuxième circonstance est la conséquence de la progression des valeurs sociales. L’espace sûr grandit, il prend de l’envergure pour se confondre avec l’espace public. Nous pouvons prendre comme exemple les premiers espaces sûrs. Alors que dans les années 1960 les couples homosexuels devaient se rassembler dans des lieux souterrains afin d’éviter le harcèlement, ces couples peuvent maintenant vivre leur sexualité dans un espace public avec très peu de crainte au Canada (selon PEW, 85% des Canadiens pensaient que l’homosexualité devrait être acceptée par la société en 2019).

Cette deuxième circonstance implique que l’espace public peut être une chambre d’écho, et quoiqu’il ne l’est pas pour un bon nombre de sujets, il l’est pour certains. Par exemple, la société québécoise du 21siècle est une chambre d’écho en ce qui a trait au règlement de comptes par un duel au pistolet. Le terme « chambre d’écho » mérite sa connotation négative parce qu’il est souvent associé aux complotistes et à leurs propos extrêmes, mais une société qui fait écho au respect de la loi ne saurait se valoir la même connotation.


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