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Des tombes autochtones non marquées sur le campus de McGill ?

Les Mères Mohawk devant la Cour supérieure du Québec.

Laura Tobon | Le Délit

Le lundi 19 septembre dernier a marqué le début de la 11édition des Semaines de sensibilisation aux Peuples autochtones (Indigenous Awareness Weeks). Cet événement a pour objectif d’offrir l’opportunité aux membres de la communauté mcgilloise, étudiants comme employés, d’en apprendre davantage sur les histoires et les cultures des peuples et communautés autochtones du Canada. Au cours de ces deux semaines, l’Université organisera des performances d’artistes autochtones, ainsi que des groupes de discussion et des sessions d’information sur des enjeux tels que la revitalisation des langues autochtones, les traditions juridiques et éducationnelles autochtones.

Les Semaines se déroulent en marge de la longue bataille juridique menée par les Kanien’kehaka Kahnistensera (Mères Mohawk) contre le projet du Nouveau Vic de l’Université McGill sur le site de l’ancien hôpital Royal Victoria. Dans cette poursuite contre McGill, la Ville de Montréal, le procureur général du Canada et la Société québécoise des infrastructures, les Mères Mohawk demandent une injonction interlocutoire afin d’arrêter la construction du projet en raison de soupçons « que le site contient des tombes non marquées d’enfants autochtones (tdlr) », expriment-elles dans un communiqué du 17 septembre dernier. L’audience est fixée au 26 octobre prochain.

Les demandes des Mères Mohawk

Reposant sur le flanc du Mont-Royal, le site du Nouveau Vic demeure sur le territoire non cédé Kanien’kehá:ka (Mohawk), selon les Mères Mohawk. Dans un communiqué publié le 17 septembre dernier, elles ont rappelé que la construction a lieu « sans la permission des propriétaires autochtones » et que le site est construit avec des « fonds empruntés et jamais remboursés du Rotino’shonni:onwe (Iroquois) Trust Fund ». Les Mères Mohawk, dans leur communiqué, soulignent que « les preuves suggèrent que le site contient de potentiels vestiges pré-coloniaux de villages ou sépultures Iroquois ». Le site serait également le lieu possible de tombes anonymes d’enfants autochtones « utilisés comme cobayes pour des expériences psychiatriques », déclarent-elles dans le communiqué. En effet, l’Institut Allan Memorial de l’Université McGill a servi de terrain d’expérimentation de 1954 à 1963 pour le programme médical expérimental MK-Ultra. Ce programme a été financé par la CIA, les armées et gouvernements canadien et américain, ainsi que par la fondation Rockefeller. Dans sa déclaration sous serment déposée le 25 août dernier, Philippe Blouin, candidat au doctorat en anthropologie à McGill, affilié au collectif des Mères Mohawk, a affirmé que le site a été un lieu d’expérimentation médicale, où l’on aurait fait usage de drogues expérimentales comme la LSD-25 ainsi que de traitements par électrochocs et par privation sensorielle sur les patients de l’Institut Allan Memorial. Il reconnaît aussi « qu’il est fort probable que des enfants autochtones ont été dirigés vers l’IAM (Institut Allan Memorial, ndlr) dans les années 50 et 60 » dans le cadre de l’application des lois sur la délinquance juvénile statuée par la Loi sur les Indiens en 1951.

« Si rien n’est fait, les tombes et les preuves médico-légales pourraient êtres détruites, ce qui entraînerait un préjudice irréparable et un manque complet de respect à l’égard des communautés autochtones et des esprits enterrés sur le site »

Communiqué des Mères Mohawk du 17 septembre dernier

Lana Ponting fait partie des nombreux anciens patients de l’Institut Allan Memorial. Internée en 1958, elle raconte ses premiers traitements subis au site dans sa déclaration sous serment faite devant la Cour Supérieure du Québec le 25 août dernier : « L’infirmière est venue avec une perche et un sac contenant quelque chose. Elle m’a dit de m’allonger et elle a mis l’aiguille dans mon bras. Je me suis sentie drôle. J’ai essayé de me lever mais je n’ai pas pu. La prochaine chose dont je me souviens, c’était vraiment horrible. Mon équilibre a été affecté par ce médicament. Et j’ai vu d’autres personnes marcher comme des zombies dans le couloir, et je me suis demandé si j’étais comme eux (tdlr) », raconte-t-elle. Contacté par Le Délit, Philippe Blouin a accepté de nous renseigner sur les demandes exprimées par les Mères Mohawk dans le cadre de leur action juridique. Il partage que « les Mères Mohawk craignent qu’il n’y ait pas d’attention directe accordée pour rechercher des restes humains […] qui constituent des preuves médico-légales ». L’inventaire des potentiels vestiges archéologiques recommandés dans le rapport d’Arkéos, commandé par McGill en 2016, précédant les travaux d’excavation, devrait commencer dans les semaines à venir. Ces travaux devraient débuter avant l’audience du 26 octobre, comme précisé dans le communiqué de presse des Mères Mohawk. Aucune disposition particulière n’a encore été annoncée par l’Université McGill ou la Société québécoise des infrastructures vis-à-vis de la présence potentielle de tombes non marquées. Dans une lettre envoyée à toutes les parties impliquées, les Mères Mohawk ont demandé qu’une fouille indépendante soit tenue sous leur supervision, accompagnée d’un billot-archéologue (archéologue spécialisé dans la découverte de restes humains) et usant de technologies nouvelles comme le géo-radar, qui a déjà été mis à profit lors de recherches à proximité de pensionnats autochtones en 2021. Cette demande est restée pour l’instant sans suite. Contactée par Le Délit, Frédérique Mazerolle, l’agente des relations avec les médias de McGill, a assuré que l’Université est « toujours en relation avec les parties impliquées », sans toutefois donner plus de précisions sur le déroulement des fouilles.

Le procès

Afin de mieux comprendre les implications juridiques de la demande d’injonction interlocutoire (qui sera entendue par le tribunal le 26 octobre), Le Délit a contacté Kirsten Anker, professeure de droit à l’Université McGill, spécialisée dans le droit autochtone et impliquée l’année dernière dans le groupe de recherche créé par les Mères Mohawk. Elle nous a précisé qu’une injonction interlocutoire est un « entre-temps (tdlr) », une procédure allégée visant à arrêter temporairement une action. Si l’injonction interlocutoire est accordée, l’action en justice se poursuit afin d’arriver à une possible injonction permanente qui consacre les droits des parties de façon définitive.

Lors de l’audience du 26 octobre prochain, les Mères Mohawk devront justifier plusieurs éléments : qu’un de leurs « droits est en jeu » ; que le rejet de la demande d’injonction interlocutoire entraînerait des « dommages sérieux » qui ne sauraient être compensés financièrement ; et, qu’après considération de « la prépondérance des inconvénients », les préjudices que causerait l’approbation de l’injonction interlocutoire seraient justifiables, nous a indiqué Kirsten Anker. Un des droits en jeu dans les travaux d’excavation et de construction avancé par les Mères Mohawk est celui du caractère non cédé du site, qui serait donc soumis au droit autochtone selon leur interprétation de l’article 35.1 de la Constitution sur les droits des peuples autochtones du Canada. En effet, celui-ci postule : « Les droits existants — ancestraux ou issus de traités — des peuples autochtones du Canada sont reconnus et confirmés. » La question de la primauté du droit autochtone sera un « défi » pour les juges, nous a confié Kirsten Anker, notamment à cause du peu de précédents existants.

Si la demande des Mères Mohawk est acceptée, la Cour pourra donner l’arrêt temporaire des travaux afin de mener une enquête approfondie sur la présence de vestiges archéologiques et de tombes non marquées. C’est seulement si la demande d’injonction interlocutoire est acceptée et si l’enquête est concluante que la Cour pourrait décider d’un arrêt total des travaux lors de l’audience sur l’injonction permanente.

L’enjeu du procès ne se limite toutefois pas à la décision du 26 octobre, nous a confié Kirsten Anker. C’est aussi la médiatisation des revendications, et « le fait de pouvoir dire des choses sur les archives publiques […] qui peuvent être comptées comme des succès ».

Contactée par Le Délit, l’Université McGill a assuré par le biais de Frédérique Mazerolle : « nous sommes engagés à collaborer […] avec les communautés autochtones pour que les recherches nécessaires soient réalisées » et a renouvelé son engagement d’« impliquer les communautés autochtones à McGill et ailleurs dans la conception du projet Nouveau Vic ».


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