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Une Troisième Guerre mondiale ?

Table ronde d’expert·e·s : comprendre l’invasion de l’Ukraine par la Russie. 

Alexandre Gontier | Le Délit

Des civils tués et exilés, de nombreuses villes bombardées et assiégées, des sanctions économiques dévastatrices imposées et de la désinformation omniprésente : la guerre en Ukraine perdure maintenant depuis plus de trois semaines. Le conflit déclenché le 24 février par le président russe Vladimir Poutine a jeté une ombre non seulement sur l’Europe, mais aussi sur la scène internationale. 

Le 9 mars dernier, une table ronde virtuelle a eu lieu afin de discuter des enjeux historiques, économiques, politiques et informationnels que la guerre en Ukraine rassemble. Le panel était composé de six expert·e·s, dont quatre professeur·e·s de l’Université McGill, une professeure de l’Université de Montréal et un professeur de l’École d’économie de Kyiv. La table ronde était parrainée par le Département de sciences politiques de l’Université McGill, le Département d’Histoire et d’Études classiques de l’Université McGill et le Réseau BEAR (BEAR Network). « Between the EU and Russia » regroupe 11 universités de six pays différents ainsi que 26 chercheur·euse·s, est un organisme qui vise à examiner les relations entre l’Union Européenne et la Russie. Le réseau cherche aussi à comprendre le rôle des minorités ethniques régionales au sein de l’Europe de l’Est. Juliet Johnson – professeure de science politique à McGill et co-directrice du Réseau BEAR – a modéré la table ronde.

« Poutine avait le choix d’envahir ou pas »

Maria Popova, professeure de science politique à l’Université McGill

Perspective de Kyiv 

Tymofii Brik, chercheur à l’École d’économie de Kyiv et résident de la capitale ukrainienne, a entamé la discussion en partageant son expérience personnelle de la guerre. « Le personnel et les étudiants de l’École aident comme ils peuvent : en envoyant des fournitures médicales à ceux et celles en première ligne ou en aidant des personnes âgées qui vivent seules en achetant leur épicerie », témoigne-t-il. Le Kyivien a expliqué que certain·e·s de ses collègues et de ses ancien·ne·s étudiant·e·s sont en train de combattre les troupes russes au nord de la ville. Brik a également souligné qu’il était chanceux que Kyiv – même si visée par des bombardements russes – soit une ville bien protégée. Cependant, il décrit le manque de sécurité en ville, sécurité minée par des groupes de saboteur·se·s russes infiltré·e·s dont le but est de désigner les endroits à bombarder.

« L’empire soviétique de Poutine » et le Donbass en 2014 

Lorenz Lüthi, professeur d’histoire à l’Université McGill et expert de la Guerre froide, a mis de l’avant la nature historique de la crise. L’invasion de l’Ukraine déclenchée par le président russe s’inscrit dans la continuité de la Guerre froide : « Poutine cherche avant tout à reconstruire l’empire soviétique », a affirmé le Pr Lüthi. En effet, la Russie de Vladimir Poutine renie l’histoire de l’Ukraine tout en justifiant son « opération militaire spéciale » par l’objectif de « dénazifier et démilitariser l’Ukraine ». Le Pr Lüthi affirme que depuis la Seconde Guerre mondiale, la Russie emploie un discours soi-disant « anti-fasciste », en dressant de longues listes de personnes dites ennemies de l’État. Par la suite, le Pr Lüthi a comparé les offensives russes en Ukraine à l’annexion de la Pologne en septembre 1939 par l’Allemagne – élément déclencheur de la Seconde Guerre mondiale. Le professeur a conclu sa présentation en qualifiant la Russie de « spoiler state », c’est-à-dire un État qui tente de déstabiliser l’ordre libéral. La Russie, un « pouvoir intermédiaire » qui détient l’arme nucléaire, faisant office d’outil dissuasif, cherche à devenir une superpuissance en annexant l’Ukraine. 

« Poutine cherche avant tout à reconstruire l’empire soviétique »

Lorenz Lüthi, professeur d’histoire à l’Université McGill

Après cela, Magdalena Dembinska, professeure en science politique à l’Université de Montréal, a pris la parole pour rappeler les objectifs du Kremlin dans la région du Donbass. Le Donbass est une région à l’est de l’Ukraine à majorité russophone qui est le théâtre de conflits entre séparatistes prorusses et le gouvernement ukrainien depuis 2014. La Pre Dembinska a affirmé que Poutine profite de cette région déstabilisée pour mettre la pression sur Kyiv : « Le contrôle du Donbass représente le contrôle de l’Ukraine.» C’est pourquoi le 22 février dernier, deux jours avant l’invasion russe, Vladimir Poutine a reconnu l’indépendance de l’entièreté du Donbass. 

La désinformation pro-Kremlin et les sanctions économiques 

Aaron Erlich, professeur de sciences politiques à McGill, a parlé des enjeux informationnels de la guerre en Ukraine. Pr Erlich a cité une étude de 2019 qu’il a co-réalisée sur la désinformation en Ukraine pour conclure que « les Ukrainien·ne·s ont fait preuve d’une résilience remarquable face à la désinformation » et qu’il·elle·s peuvent facilement détecter la propagande pro-Kremlin sur les réseaux sociaux. En Russie, Erlich soulève que l’objectif informationnel de l’État est de réprimer toute circulation d’information avec un contrôle strict des réseaux sociaux sur le langage utilisé. Par exemple, si l’invasion est qualifiée de « guerre », un individu peut être sujet à 15 ans en prison. Pr Erlich a aussi cité une enquête du journal Propublica qui avait enquêté sur les faux organismes de vérification des faits publiés sur les réseaux sociaux russes. Le professeur a conclu en comparant la stratégie russe d’information et de propagande à celle de la Chine. Pendant la foire aux questions, le Pr Tymofii Brik a assuré qu’il vérifiait méthodiquement si une information reçue était vraie ou fausse. 

Ensuite, la professeure d’histoire moderne russe à McGill, Kristy Ironside, a discuté des enjeux économiques de la guerre. Tout d’abord, il y a eu des sanctions économiques venant des pays occidentaux contre la Russie. Selon la Pre Ironside, ces sanctions punitives ont eu des effets importants sur l’économie russe. La Russie – endettée depuis l’annexion de la Crimée de 2014 – est qualifiée comme étant « au bord du précipice » par la Pre Ironside. Par exemple, elle a souligné le chômage massif dans les secteurs financiers. Avec les prix qui augmentent de façon significative, la Pre Ironside a spéculé que la Russie pourrait nationaliser certains produits tels que le sarrasin. Par ailleurs, plusieurs compagnies comme McDonald’s ont mis leurs opérations sur pause en Russie – une décision qui a entraîné une augmentation du taux de chômage. 

« Le personnel et les étudiants de l’École aident comme ils peuvent : en envoyant des fournitures médicales à ceux et celles en première ligne ou en aidant des personnes âgées qui vivent seules en achetant leur épicerie »

Tymofii Brik, professeur à l’École d’économie de Kyiv 

L’Ukraine : membre de l’Union Européenne ? 

Finalement, Maria Popova, professeure de science politique à McGill et titulaire de la Chaire Jeanne Monnet, a soutenu que l’Ukraine méritait d’être acceptée comme membre officiel de l’Union européenne (UE). Pre Popova a souligné l’héroïsme du président ukrainien Volodymyr Zelensky ainsi que la maturité politique de l’Ukraine en tant que pays libéral et démocratique. « L’Ukraine est en avance par rapport à d’autres pays de l’Union Européenne vis-à-vis des réformes judiciaires mises en place », a‑t-elle expliqué. Toutefois, le 10 mars dernier, les chefs d’État et de gouvernement de l’UE ont refusé l’adhésion rapide de l’Ukraine. 

Après la présentation de la Pre Popova, une trentaine de minutes a été consacrée aux questions. Parmi elles figurait une question sur le réalisme comme prisme d’analyse : ce courant de pensée permet-il de saisir les enjeux politiques de la crise ? L’analyse réaliste de la crise – soutenue par le politologue John Mearsheimer – jette le blâme de la crise sur les pays occidentaux de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et « leur politique expansionniste ». Le réalisme rejette et ignore « le rôle de la Russie dans le conflit ». Comme l’explique Maria Popova, « Poutine avait le choix d’envahir ou pas ». 

Quant aux rumeurs d’une Troisième Guerre mondiale : selon un sondage réalisé par la firme Léger, 89% des Canadien·ne·s se disent être préoccupé·e·s par le conflit. Alors que la Russie et l’Ukraine ont entamé une nouvelle session de négociations le 14 mars dernier, les bombardements aériens persistent toujours autour de Kyiv. 


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