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Quand faut-il se boucher les oreilles ?

Cesser le dialogue est parfois nécessaire à la progression.

Alexandre Gontier | Le Délit

La plupart des conflits à grande échelle, quelle que soit leur nature, impliquent une guerre de l’information. Les belligérants cherchent entre autres à manipuler l’opinion et la pression publique en présentant des « preuves » qui confirment leur thèse et réfutent celle de leur opposant. L’invasion de l’Ukraine par la Russie est un exemple de premier ordre : Vladimir Poutine insiste qu’il souhaite dénazifier l’Ukraine, tandis que l’Ukraine se défend d’être nazie et crie à l’injustice.

Dans ce contexte, les affirmations du camp pro-russe sont si grotesques que la vérité semble bel et bien rangée d’un seul côté. Ainsi, quand certains mentionnent le régiment ukrainien néo-nazi Azov, les membres du public considèrent que ces propos sont soit faux, soit insuffisants pour justifier le conflit, car celui-ci semble injustifiable. Pourtant, rejeter une preuve car on croit que ce qu’elle cherche à démontrer est impossible constitue un raisonnement circulaire et fallacieux. Faut-il en conclure que l’on fait preuve de fermeture d’esprit en refusant de considérer certains arguments ? Strictement parlant, je suis d’avis que oui. Toutefois, dans certains contextes, la fermeture d’esprit est au pire meilleure que les alternatives, et au mieux une vertu.

Le coût de la réflexion

En 1997, une machine a défait pour la première fois un grand maître des échecs dans un tournoi. Cette victoire est attribuable à la vitesse impressionnante à laquelle Deep Blue, la machine en question, était capable d’analyser les différentes options de stratégies et de choisir celle qu’elle estimait la meilleure. Elle n’était toutefois pas infaillible : malgré son succès, Deep Blue était limitée par sa quantité de ressources computationnelles. Chaque comparaison a un coût informatique, et le budget de la machine n’était pas infini. Ainsi, Deep Blue ne pouvait pas évaluer parfaitement chacun de ses coups, mais elle réussissait à mieux les estimer que son adversaire. Cela en dit long sur les limites cognitives de l’être humain qui ne dispose pas d’une intelligence aussi analytique que celle de la machine. 

« Rejeter une preuve car on croit que ce qu’elle cherche à démontrer est impossible constitue un raisonnement circulaire et fallacieux. Toutefois, dans certains contextes, la fermeture d’esprit est au pire meilleure que les alternatives, et au mieux une vertu »

Tout comme Deep Blue, notre temps et notre énergie sont précieux. On n’affirme jamais quoi que ce soit avec une certitude absolue. On pourrait passer des centaines d’heures à évaluer les arguments des partisans de la théorie de la Terre plate et on pourrait lire des centaines d’ouvrages sur les origines supposément extraterrestres de certains monuments historiques. Ce faisant, on s’assurerait que l’on n’a pas rejeté leurs prétentions sans une analyse approfondie. Malheureusement, peu – voire aucun – d’entre nous ne disposent d’autant de temps à consacrer à ces questions. Il serait pourtant absurde de suspendre notre jugement sur la forme de la Terre ou sur les prouesses des civilisations antiques sous prétexte que l’on n’a pas d’abord considéré de manière diligente tous les points de vue sur le sujet. Un excès de scepticisme nous priverait de notre compréhension du monde.

Ces exemples démontrent également que nous faisons déjà preuve d’une certaine résilience dans nos croyances. En effet, la majorité des personnes croient que la Terre est ronde même si elles n’ont pas nécessairement la capacité de le démontrer et même si les platistes sont généralement plus informés sur le débat. Les platistes présentent souvent des arguments et des éléments de preuve que les non-platistes n’ont jamais entendus. Malgré leur incapacité à répondre en raison de leur manque de connaissances, ces derniers persistent généralement dans leur opinion. Ils affirment entre autres que les scientifiques ont atteint un consensus et que l’humain est allé dans l’espace pour constater la rotondité de la Terre par lui-même. Ce sont des arguments d’autorité : « Je n’ai pas la réponse, mais d’autres personnes que je juge crédibles disent l’avoir et j’ai confiance en elles. »

« La majorité des personnes croient que la Terre est ronde même si elles n’ont pas nécessairement la capacité de le démontrer et même si les platistes sont généralement plus informés sur le débat »

D’un point de vue logique, ce raisonnement est fallacieux. Toutefois, force est de constater qu’il est nécessaire au maintien de la société : autrement, le camp des platistes serait bien plus populaire qu’il ne l’est aujourd’hui. Ce raisonnement est aussi essentiel à l’individu, car réévaluer une affirmation aussi communément admise peut conduire à une immense remise en question : des amis scientifiques pourraient être des acteurs payés par l’État, le système d’éducation endoctrine peut-être les enfants et les gouvernements pourraient être tous corrompus par les milliards de dollars consacrés aux programmes spatiaux. L’individu deviendrait alors incapable d’agir dans de nombreuses sphères de sa vie en attendant de trouver la réponse définitive à la question. Dans ces contextes, la fermeture d’esprit se montre donc supérieure à ses alternatives.

Une vertu politique

L’utilité de la fermeture d’esprit s’étend aussi dans le domaine des jugements de valeur et des jugements politiques. Un gouvernement qui remettrait en question ses projets de loi à chaque critique n’arriverait pas à implanter quoi que ce soit. De même, un électeur doit éventuellement conclure sa réflexion avant de voter, malgré l’immense variété des enjeux à évaluer. Sans aller jusqu’à l’incapacité d’agir, l’indécision « bénigne » est un vice car elle ralentit tous les processus. La fermeture d’esprit serait donc comparable aux vertus de décision et de résolution. Un gouvernement décisif, lorsqu’il choisit d’aller de l’avant, se laisse difficilement convaincre de faire marche arrière.

« Dans [certains] contextes, la fermeture d’esprit se montre donc supérieure à ses alternatives »

Il ne s’agit toutefois pas toujours d’une bonne chose. Par exemple, le gouvernement de la CAQ a dépensé énormément d’énergie à défendre l’extravagant et infondé projet du troisième lien Québec-Lévis. Malgré les critiques en bloc des experts de la province, il a fallu attendre de nombreuses années pour que le gouvernement semble se rendre compte de l’énormité du projet et esquisse un pas en arrière. La ténacité mal avisée prend donc la forme de l’entêtement. Quand doit-on faire preuve de flexibilité et quand doit-on mettre son pied à terre ? Chaque situation est unique et chaque personne l’est aussi. Il est tout de même possible d’arriver à quelques lignes directrices pour employer la fermeture d’esprit.

Les débats répétés sur des enjeux qui nous tiennent à cœur sont un bon point de départ. Les véganes expérimentés savent que les débats sur l’éthique animale sont souvent répétés lors de grands repas. Il est alors naturel de ne pas se remettre en question pour le plaisir des détraqueurs. Dans d’autres cas, des positions sont refusées sur la base de valeurs humaines fondamentales. N’importe qui pourrait sans problème faire la sourde oreille à un apologiste de l’esclavage. Enfin, certaines sources peuvent tout simplement être ignorées. C’est le cas de Vladimir Poutine, dont les affirmations devraient être rejetées en raison de son bilan de menteur invétéré. Cela ne signifie pas qu’il ne dit rien de vrai. Toutefois, ses propos ne sont pas des éléments de preuve admissibles.

« Les affirmations de Vladimir Poutine devraient être rejetées en raison de son bilan de menteur invétéré »

La fermeture d’esprit peut donc être une vertu dans des contextes de débat public. À l’ère de la division antivax/provax empirée par un mépris de l’autre, je ne veux pas prôner l’idée de se boucher les oreilles. J’invite plutôt à constater que nous ne sommes pas toujours aussi ouverts qu’on le prétend, souvent pour de bonnes raisons. Cela ne nous empêche pas de respecter la dignité d’autrui et de se remettre en question à intervalles raisonnables.


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