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Journée d’oignons précède journée de miel

Retour sur Mille secrets mille dangers d’Alain Farah.

Jimmi Francoeur | Le Délit

Écrire est un acte de maturité. C’est déposer de la parole, des affects, des secrets, des dangers non mûris dans l’espace que l’on croit contrôlé des mots. C’est travailler, retravailler, brasser nos silences, entendre ce qu’ils ont à dire, les éructer, pour finalement les figer en œuvre mûre. L’écriture peut réorganiser la mort en vie, en fête. Elle peut rendre hommage, rendre lumière aux morts. Avec Mille secrets mille dangers, Alain Farah emprunte la ruse de la narration en une journée de l’Ulysse de Joyce en nous donnant à lire l’histoire de mariage des personnages d’Alain et Virginie. Cette journée, longtemps marinée, l’auteur aura pris huit ans avant de la servir à point, sous forme de brique verte, au buffet littéraire. Mille secrets est une autofiction brute, poignante, mûre, qui empoigne le dialogue et l’art du récit avec brio. C’est une réflexion sur le regard parental, sur l’hérédité, le passé, le nationalisme, la honte, le déni et leurs implications en tant qu’obstacles à l’autodétermination, à l’union. C’est aussi une façon de parler des personnes qui transfigurent en miel nos journées d’oignons.

La douleur causée par nos secrets

En mettant en mots l’enfance trouble en Égypte de Shafik, le père d’Alain aux origines libanaises, l’auteur ne donne pas simplement à lire l’absurdité d’une ségrégation identitaire et la douleur que la dualité « nous/eux » occasionne pour ceux qui incarnent l’altérité, il met aussi en lumière un sentiment de redevance envers le père. Ce sentiment, accablant Alain, le mène à se créer un avatar idéal et héroïque dans le but de ne pas décevoir les attentes qu’il s’est peut-être fixées lui-même ; « Il dit qu’il te doit tout ! » déclare le personnage de Myriam à Shafik, et lui de répondre : « C’est bien ça, le problème, Mimi ! ». C’est la transmission intergénérationnelle de cette mythologie familiale et ce que l’on fait avec ce bagage hérité qui sont mis de l’avant. Le père d’Alain lui confie d’ailleurs que c’est sa propre peur de faire face aux choses, son souci de ne pas en avoir assez, qui a causé sa négligence envers son fils. Il devient alors paradoxal de constater que la peur de décevoir, la crainte du manque ou de l’abandon, crée parfois le manque, la déception, la rupture. Elle crée la négligence. 

« L’écriture peut réorganiser la mort en vie, en fête. Elle peut rendre hommage, rendre lumière aux morts »

La peur d’être impuissant, vulnérable, nous entoure d’une carapace nuisible aux autres. C’est à travers la confession du père d’Alain au sujet de la violence insidieuse qui régnait au cœur du foyer familial que l’auteur met de l’avant cet enjeu : « Ça n’a pas toujours été difficile avec ta mère […] Mais j’en ai voulu plus […] Je me suis jeté dans le travail […] j’ai voyagé pour fuir la maison […] Je t’ai laissé seul avec ta mère […] Elle n’était pas bien […] On s’engueulait tellement qu’on n’avait rien vu… » Derrière la fuite dans le travail, la fuite des gens que l’on aime, se cache probablement une grande peur et un grand déni relationnel. Un déni regretté par le père d’Alain, qui, plus tard, admet les bienfaits de la psychanalyse pour traiter cette anxiété en conseillant à son fils de ne pas répéter ses erreurs, sa négligence.

« C’est un hommage réussi à ceux qui ont su nous percer de leur éclat »

Les désirs de grandeur d’Alain concernant son mariage semblent, en partie, incarner les erreurs que cherche à lui épargner son père. Ces comportements lui sont reprochés par son cousin et garçon d’honneur Édouard comme étant une forme de négligence et de heurt pour les autres. La démesure de son mariage, le souci de se distancer des autres, de se singulariser dans l’ambition, le carriérisme, sont alors perçus comme des signes de prétention, d’égoïsme. La maîtrise de Farah dans l’art du dialogue est indéniable dans ces échanges entre les deux cousins qui sont peut-être réellement le deuxième couple de cette histoire de mariage. Le chapitre « Les deux imbéciles » est construit comme une scène qu’aurait pu filmer Quentin Tarantino. Il y a une authenticité langagière et temporelle désarmante derrière le dialogue ; l’espace et le temps de la page deviennent l’espace et le temps de la remorqueuse. Car c’est dans une remorqueuse qu’Édouard conduit Alain à son mariage et le lecteur se trouve presque immergé, avec humour, dans une expérience de cinéma direct. On perçoit l’amour de l’auteur pour le septième art par ce genre de références à Tarantino (Fiction pulpeuse) ainsi qu’à Coppola (Le parrain), mais aussi par l’influence du caractère autofictif intrinsèque au cinéma direct de Michel Brault, par exemple. 

« C’est aussi une façon de parler des personnes qui transfigurent en miel nos journées d’oignons »

L’identité nationale nuisible à l’union

Outre ce genre d’aspect psychanalytique, Mille secrets nous dévoile aussi beaucoup de choses sur les problématiques sociales du nationalisme identitaire. Le concept de l’entre-deux, qui affecte la figure de l’immigrant et son rapport à l’identité, est mis de l’avant avec humour par la notion de « mariés volants » où ceux-ci sont sensés se déplacer équitablement entre les différentes tables qui, chacune, symbolise un concept assez ghettoïsant de « clique familiale ». L’expression « entre deux chaises » n’a jamais eu autant de sens que dans ce contexte. Transcender cette peur de l’altérité, mais surtout, transcender nos propres parents et leur regard sur cette peur de l’union semble à l’œuvre dans ce passage du roman. Le mariage, le discours du père et tout ce qui est dit au sujet de l’absurdité du passé, des traditions et des constructions sociales, semblent représenter les décisions prises par les personnages permettant de ne plus être divisé et d’ouvrir la voie vers un avenir plus uni.

Car c’est ce concept de division, ressentie toute sa vie, qui mène le personnage d’Alain à s’imposer un racisme à lui-même. « J’étais un importé », déclare-t-il. Or, cette méfiance de l’altérité n’est pas décrite avec un biais contre l’Occident, mais plutôt comme un sentiment universel de peur propre à chaque humain. Cette crainte, c’est peut-être de se confronter à l’autre. De voir. Constater l’état de nos aplanissements respectifs. Comprendre qu’il n’y a rien, dans les faits, qui nous élève ou nous rabaisse vis-à-vis des autres. Une réalisation terrible. Alors on choisit la voie facile de l’erreur du racisme ; que l’on pratique ou que l’on s’impose.

Maladie, honte et hommage

Là où l’écriture de Farah semble la plus mature, c’est lorsqu’il adresse frontalement sa souffrance personnelle ; la maladie, l’insomnie, le deuil. L’œuvre ne se borne plus à choisir une posture formaliste ou de témoignage. Elle baigne dans un entre-deux, une union entre ces deux types d’écriture. La honte d’instrumentaliser sa souffrance, sa maladie, le deuil d’une amie morte d’un cancer (Myriam), cette honte qui se doit de ronger tout écrivain qui se respecte, n’a, malgré tout, pas sa raison d’être dans Mille secrets, puisqu’il s’agit d’un récit de résilience vis-à-vis la maladie, de compréhension de soi, d’une page tournée sur le passé, mais surtout d’un hommage plutôt qu’un voyeurisme instrumentalisant un traumatisme. 

C’est un hommage réussi à ceux qui ont su nous percer de leur éclat et qui sont partis en laissant des trous, des manques de leur lumière aimée : « Shafik ne sait pas que son fils, dans le silence d’un deuil à venir, au plus noir d’une nuit d’insomnie, la ressortira de la housse où Virginie la conserve encore aujourd’hui. Cette robe, il la serrera entre ses doigts, jusqu’à voir apparaître, à travers la tulle illusion, le souvenir de sa présence, la présence de Myriam. » Cette présence est rendue immortelle par l’écriture. Et il y a quelque chose de sublime dans cette idée. L’idée que derrière le personnage raconté de Myriam, celle qui a réellement existé, jaillisse de toute sa beauté dans l’imaginaire de tous ceux et celles qui liront le livre.


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