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Quand le mont Royal cède ses érables au mont Liban

Un an après l’explosion du port de Beyrouth, comment la communauté
libanaise de Montréal fait-elle son devoir de mémoire ? 

Sara Yacoub

Le 4 août 2020, j’avais l’heure libanaise sur un poignet chanceux quand Beyrouth explosa. Un sursaut arracha le pouls sous des montres prises au hasard à l’autre bout du monde. Les responsables de la catastrophe sont les dirigeants politiques, incompétents et corrompus. Ils savaient que 2 750 tonnes de matériel explosif étaient entreposées dans le port de la capitale libanaise, entourées de quartiers résidentiels et commerciaux. Ils ont délibérément fermé les yeux pendant six ans – ils étaient abrités, eux – et ont attendu le massacre sans le voir. Ils ont tué plus de 220 personnes, en ont blessé 6 500 et déplacé 300 000 autres. Aujourd’hui, ces mêmes meurtriers contrôlent le système juridique, empêchent le déroulement d’une enquête, étranglent toute la population qui paie collectivement pour leurs crimes. 

« Nous avions l’air d’érables déguisés en cèdres »

Un an plus tard à Montréal, je ne savais plus lire l’heure, que la date : 4 août 2021. La diaspora libanaise s’était rassemblée devant le Consulat. Naturellement, nous avions besoin de rendre hommage aux victimes. Nous voulions nous faire entendre, sans qu’on nous écoute. Ce soir-là, beaucoup d’entre nous nous sentions comme des Libanais·es ponctuel·le·s, imposteurs. Nous avions l’air d’érables déguisés en cèdres. Nous appréhendions de nous voir avec les yeux qui débordent. Très vite nous devenions une foule, silencieuse, et nous faisions ce qu’il fallait.

Sara Yacoub

La soirée était coorganisée par deux groupes représentant les Libanais·es expatrié·e·s. Le premier était le Bloc national libanais, représenté par Joe Abou Malhab, qui décrit le Bloc national libanais comme le seul parti réellement démocratique du pays et y voit un espoir pour la jeunesse libanaise et ses attentes politiques. Le second organisateur était le Réseau de la diaspora unie (Meghterbin Mejtemiin, en arabe). Il a été créé en 2019, lors de la révolution libanaise. Il s’agit d’une organisation permettant aux expatrié·e·s de soutenir les revendications de Libanais·es resté·e·s au pays. Le porte-parole, Ghadi Elkoreh, insiste sur l’importance de la communauté internationale dans l’exigence de réformes fondamentales, aussi bien politiques qu’économiques et juridiques. Les demandes faites par les Libanais·es sont rudimentaires et nous paraissent absurdes lorsqu’on vit en diaspora, tant elles sont simples. Par exemple, il·elle·s demandent que les aides versées par plusieurs pays ne soient plus envoyées directement au gouvernement libanais, car, malgré la misère, les chefs d’État détournent les fonds à leur propre avantage sans pitié. Les Libanais·es demandent surtout des explications sur l’accident d’août 2020, qu’une enquête soit menée sans être interrompue par les gouverneurs et sans que des preuves soient détruites. La porte-parole Karen Tannous a raconté son expérience du jour de l’explosion. Comme beaucoup, elle était à Montréal, loin des sien·ne·s, impuissante, à attendre qu’on l’appelle, qu’on ne l’appelle pas. Karen a raconté sa frustration et sa volonté de compenser son absence en s’impliquant à l’étranger.  

« Les Libanais·es évoluent en ayant pour but ultime de fuir leur propre pays »

La commémoration a permis à des artistes de saisir de plus près la profondeur symbolique du rassemblement. Elissa Kayal a noué nos expériences avec son poème « Je reviens d’une nuit longue et sans fête », composé des mots les plus justement choisis. Sara Ghandour a interprété Li Beirut, chanson emblématique de Fairuz, pour faire dresser nos poils à l’unisson. Ces artistes nous transmettaient un frisson pour nous faire vivre un deuil unificateur. 

Sara Yacoub

À travers plusieurs de mes échanges avec les autres jeunes présent·e·s à l’événement, on sentait leur culpabilité. Au téléphone, il faut rassurer nos proches restés au pays alors que, nous-mêmes, nous avons fui. Nous leur disons qu’un avenir viable, pour eux et elles, y est envisageable. Cependant, il·elle·s savent qu’il ne l’est pas assez pour que nous voulions rester… À partir de ces témoignages, on voit se dégager l’influence de l’immigration sur les dynamiques familiales. En effet, une famille aisée au Liban essaie par tous les moyens de faire sortir ses membres du pays. La plupart du temps, ce départ survient à l’occasion des études universitaires. Les membres d’une famille qui se sont installés à l’étranger y deviennent fréquemment des individus plus accomplis aux yeux de leurs proches. Ces personnes obtiennent un statut d’autorité : le rapport d’échange d’idées est déséquilibré et penche en faveur des Libanais·es qui vivent dans un pays d’accueil. Kaissar, un étudiant de 22 ans, raconte qu’il a pu quitter le Liban pour ses études il y a quatre ans. Sa sœur de 19 ans était destinée à suivre son parcours, mais la situation financière de sa famille, à laquelle se sont ajoutées les contraintes sanitaires, administratives et d’immigration, l’empêchent de partir. Il ajoute qu’il se sent perçu comme un monument à respecter, en ce sens qu’il représente tous les espoirs de sa famille. Cet échange met en relief une faille bien plus profonde et lointaine : les Libanais·es évoluent en ayant pour but ultime de fuir leur propre pays. Beaucoup ne s’y sentent pas accueilli·e·s, ni chez eux·lles – même ceux·lles qui y ont passé toute leur vie. 

« Un individu de la diaspora garde en lui, plus ou moins fermement, les attentes et les normes de son pays d’origine »

Sara Yacoub

Enfin, nous avons tous·tes retenu l’intervention de Ian Abinakle. Il a séduit la foule par son éloquence. « Nous avons besoin d’un État laïc, d’un pays qui défend les droits de la personne. Peu importe d’où tu viens, ta religion et ton orientation sexuelle. Je suis venu prononcer les mots que vous n’entendez pas souvent. Je dis lesbienne, gai. Je dis homosexuel. Je dis transgenre. Je dis travesti. Je dis des gens qui ne sont pas respectés au nom de la religion et de l’ignorance. » Il s’est exprimé pour mettre des mots sur les réalités « qu’il ne faut pas montrer ». Il a abordé le sujet de la jeunesse LGBTQ2+ au Liban, pour qui le quotidien était déjà une explosion avant celle du port. Son projet Cœurs en éclats (Shattered Hearts) permettrait de venir en aide à 14 victimes LGBTQ2+ de l’explosion que l’on ne peut pas toujours nommer. Sur le site Web de la collecte de fonds sont présentés ces individus, certains portant des noms fictifs : si leur identité était révélée, il y en a qui viendraient les frapper encore plus fort que la catastrophe d’août 2020. Abinakle a insisté sur l’urgence de la collecte de fonds et nous avons saisi son caractère exceptionnel, car c’est l’une des rares qui vienne en aide à ces laissé·e·s‑pour-compte. Pour une raison qui nous échappait, nous ne nous attendions pas à entendre des propos assumés et décomplexés pour aborder la cause LGBTQ2+. Bien que l’expression de la diversité soit tenue pour acquise par les jeunes de la diaspora libanaise à Montréal, en tant que Libanais·es dans un pays d’accueil, l’identité de chacun·e demeure constituée d’un morceau du pays d’origine. Un individu de la diaspora garde en lui, plus ou moins fermement, les attentes et les normes de son pays d’origine. Souvent, il adopte celles du pays d’accueil ; mais lorsqu’il se retrouve dans un microcosme libanais, il redéfinit ses attentes et se restreint dans sa liberté d’expression. Ian Abinakle a réussi à nous extraire de ces contraintes le temps de son discours et nous a invité·e·s à faire de même, à éduquer nos parents, nos voisin·e·s, et nos enfants pour qu’il·elle·s acceptent la différence, sans se borner dans l’espace, sans avoir peur de brusquer les pensées dépassées. 

« Au Liban, les tabous grouillent sous les tapis. La sexualité n’est pas verbalisée, on sait simplement que la virginité des jeunes filles est sacrée. Les réflexions sont faites dans un régime de la honte ou du eib »

Au début du mois de septembre, je me suis entretenu avec Yara Coussa, étudiante à McGill et ambassadrice de la campagne de financement pour soutenir les étudiant·e·s libanais·es de l’Université. Elle m’a expliqué sa relation conflictuelle avec le Liban. C’est un pays qu’elle aime, mais qui ne veut pas l’aimer en tant que femme. Les normes familiales y sont genrées : ce n’est pas une société qui valorise la femme et ses accomplissements. Paradoxalement, dit-elle, c’est une société qui pense que la femme devrait tout faire. Il y a un an, elle a décidé de créer une bourse avec son amie Alexia Chammas, également étudiante à McGill. Elles ont à ce jour levé plus de 70 000$. Yara – renseignée, assurée, dont tous les mots avaient un but – a abordé son implication dans le projet de bourse et m’a révélé que personne n’avait valorisé son travail, ni celui d’Alexia Chammas, alors que celui de l’homme qui occupait le même poste que les deux jeunes Libanaises l’avait été, naturellement. Quand l’homme était avec elles, elles étaient prises au sérieux ; autrement, on ne s’adressait pas à elles. Bien qu’elles soient comblées par les résultats de leur mobilisation, qui parlent d’eux-mêmes, Yara a raconté qu’Alexia et elle n’avaient reçu ni félicitations ni encouragements des Libanais·es. Même sur un autre continent, on constate qu’elles aussi ont un espace restreint pour étendre leurs branches. Aussi absurde que cela puisse paraître, les Libanais·es ne s’attendent pas à voir des femmes prendre de la place. Les Libanaises sont pressées, elles doivent être prêtes, car elles sont attendues, mais lorsqu’elles arrivent, personne ne les remarque. Le sexisme est imprégné dans la police et dans la classe politique. L’éducation des enfants se fait par la transmission de valeurs archaïques qui donnent aux garçons le goût de la domination et qui dessinent les filles en poupées fragiles qui doivent être protégées. Au Liban, les tabous grouillent sous les tapis. La sexualité n’est pas verbalisée, on sait simplement que la virginité des jeunes filles est sacrée. Les réflexions sont faites dans un régime de la honte ou du eib. L’image d’une personne vaut plus que la personne elle-même. Il faut avoir l’air d’un·e autre pour éviter les questions.

Sara Yacoub

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