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Songes et poésie

Réflexions bachelardiennes sur l’imagination.

Audrey Bourdon | Le Délit

Gaston Bachelard avait cette formulation qui, je dois bien l’avouer, m’avait semblé marquante en la description fort audacieuse qu’elle donnait de Victor Hugo et de Honoré de Balzac : ils sont, disait Bachelard, des « botanistes des songes ». Ils nourrissent notre imagination avec leurs mots, l’entretiennent. Quelles images sont si évocatrices qu’elles alimentent les poèmes, et encore, la vie poétique, de plusieurs ? Le scientifique devenu philosophe – Bachelard enseigne d’abord la chimie et les mathématiques – a écrit à ce sujet une dizaine d’œuvres sur l’imagination poétique ; au cœur de celles-ci se retrouvent les quatre éléments, mais aussi l’espace, le rêve, la rêverie, la poétique. Moi-même apprentie scientifique devenue apprentie philosophe, la lecture de Bachelard stimule mon être comme aucune autre. Le philosophe-poète – sa plume est définitivement influencée par ses nombreuses lectures – disait débuter chaque jour par la lecture de poètes, cela car c’était ce qui le réveillait le plus. Feu de cheminée le matin, lecture de poésie, travail sur l’imagination, écriture à la flamme d’une chandelle ; Bachelard peut-être aura-t-il su vivre poétiquement dans ce monde.

« Rêveur des demeures »

Le philosophe à la voix chantante permet donc, entre autres, de mieux vivre au sein du monde et de ses éléments qui nous entourent. Apprendre à rêver et à rêvasser dans nos espaces connus et clos est une tâche qui n’apparaît que davantage cruciale en ces temps confinés. Bachelard nous informe d’ailleurs que l’«on a toujours à gagner à donner aux objets familiers l’amitié attentive qu’ils méritent ». Cela n’est pas sans rappeler un des vers de Virgile dans Le souci de la terre (nouvelle traduction des Géorgiques): « Oh oui chanter les grands espaces mais en cultiver un petit. »

Bachelard avoue toutefois, n’étant pas poète, ne pas pouvoir habiter lui-même poétiquement l’espace, même le plus heureux des espaces. Il confiait en entretien en 1959 : « Je ne vis pas dans l’infini, car dans l’infini, on n’est pas chez soi. » Et c’est donc dans le chez-soi que l’on peut d’abord apprendre cette manière de vivre.

« Logé partout, mais enfermé nulle part, telle est la devise du rêveur de demeures »

La poétique de l’espace

La rêverie, quant à elle, est centrale dans cet apprentissage. Je me permettrai d’apporter une précision sur la distinction bachelardienne entre les mots âme, ce « mot de souffle », et esprit : l’âme s’associe à une conscience – un état d’éveil – plus reposée, alors que l’esprit s’associe à une conscience plus intentionnalisée. L’âme est puissance première, elle inaugure la forme poétique, vient l’habiter. Bachelard nomme d’ailleurs la poésie une « phénoménologie de l’âme ». Cette distinction permet de poser les bases pour une réflexion de la rêverie poétique. Je ne peux expliquer plus clairement que Bachelard lui-même ce qui distingue la rêverie poétique du rêve : « Mais quand il s’agit d’une rêverie poétique, d’une rêverie qui jouit non seulement d’elle-même, mais qui prépare pour d’autres âmes des jouissances poétiques, on sait bien qu’on n’est plus sur la pente des somnolences. L’esprit peut connaître une détente, mais dans la rêverie poétique, l’âme veille, sans tension, reposée et active. »

« La flamme est un monde pour l’homme seul »

Si Bachelard a voulu traiter des quatre éléments du point de vue de l’imagination, celui auquel je m’associerai toujours le plus est le feu. Il fut ma plus grande peur dans mon enfance, peuplant mes cauchemars incendiaires, et ma plus grande fascination de jeune adulte ; je me suis fait tatouer son symbole sur le corps. La psychanalyse du feu est d’ailleurs ma première lecture bachelardienne. Le philosophe y écrit dans l’introduction : « Il ne faut qu’un soir d’hiver, que le vent autour de la maison, qu’un feu clair, pour qu’une âme douloureuse dise à la fois ses souvenirs et ses peines. » Le feu naît, grandit, s’épuise, et meurt ; il est l’image poétique de la vie humaine. Peut-être est-ce en fait ce qui nourrit autant les rêveries devant les feux de cheminée.

« Le feu est l’ultra-vivant. Le feu est intime et il est universel. Il vit dans notre cœur. Il vit dans le ciel. Il monte des profondeurs de la substance et s’offre comme un amour. Il redescend dans la matière et se cache, latent, contenu comme la haine et la vengeance. […] Il est douceur et torture »

La psychanalyse du feu

Si cette réalité semble bien loin de la nôtre, il fut un temps où le travail après le coucher du soleil devait être accompli à la lumière ondulante d’une chandelle. Bachelard aura vécu une transformation importante de l’histoire humaine en raison de l’avènement de l’électricité ; ayant une habitude de travail à la chandelle, le philosophe avait pu remarquer, par comparaison, l’impact de cette flamme sur l’imagination et la rêverie : cette flamme est créatrice. Le bulbe de lumière au plafond, pas tout autant. Ainsi le penseur disait-il que « tout rêveur de flamme est un poète en puissance ».

Le clair-obscur d’une chandelle est en fait l’ouverture d’un monde onirique propre à lui-même ; là se trouve en sécurité l’être. Les rêveries de la verticalité de la flamme, comme tendue vers un rêve, sont créatrices de poésie. C’est le temps même qui se met à vaciller ; c’est l’âme même qui se met à composer. Les coins sombres en nous peut-être ne tolèrent-ils que cette lumière vacillante pour se laisser révéler. C’est dans cette intimité que chacun retrouve sa solitude.

« Penser le monde avec de la poésie »

Il arrive qu’une image poétique s’imprime en nous puis en délaisse la source. Certains livres lus à l’adolescence, ou pendant l’enfance, peuvent ainsi nourrir notre imagination de manière cachée. Il me vient en tête des impressions de lectures, des états passés, que je n’arrive pas à renouer à leurs origines. Je suis ainsi habitée d’images poétiques non retraçables. Je suis en quelque sorte ces images, cette poésie. « C’est la rêverie qui dessine les derniers confins de notre esprit », nous dit Bachelard. C’est grâce à elle que nous pouvons produire psychiquement ; « nous sommes créés par notre rêverie ». Entre la réalité et la rêverie, jamais la réalité ne triomphera.

« Mais l’image a touché les profondeurs avant d’émouvoir la surface »

La flamme d’une chandelle

L’imagination et la poétique me font revenir à ce que je considère comme l’équivalent matériel de la poésie : la peinture. Il y a en la contemplation d’un tableau quelque chose d’authentiquement poétique : c’est une expérience qui invite à la rêverie et au repos imposé afin de construire notre solitude. C’est dans ce partage intime de l’œuvre au rêveur que se construit quelque chose en lui ; cela n’est pas l’affaire des autres. Si le poète est « ce peintre par les mots » et la poésie est remplie des « images-phrases qui peignent », dans les mots de Bachelard, la peinture est un « univers onirique d’essences charnelles », dans les mots de Maurice Merleau-Ponty. Les deux formes d’expression donnent à méditer.

En dépit de ce parallèle, Bachelard restera focalisé sur la poésie comme expression fondamentale de la rêverie. Il affirme : « Mais les mots nous dominent plus que nous ne pensons. » Que distingue le poème de la peinture ? En lisant un poème, je le fais mien. L’acte de prendre les mots et de les faire miens dans mon être parlant triomphe. « Le poète parle au seuil de l’être» ; mon être prend ces mots et les imprime en ma chair. Qui plus est, chaque nouvelle lecture produira une impression différente en mon âme ; les vers de Paul-Jean Toulet ne me laissent pas le même sentiment aujourd’hui qu’à ma lecture d’hier :

C’est à voix basse qu’on enchaîne

Sous la cendre d’hiver

Ce cœur, pareil au feu couvert, 

Qui se consume et chante

Porter un poème en soi est peut-être l’expérience poétique la plus retentissante. Entendre un poème diffère de le parler, de le faire sien. C’est dans cette appropriation poétique que je vis la poésie, à même mon rapport au monde.

Ce qui ressort finalement des diverses explorations bachelardiennes, c’est la position centrale du mouvement. Que l’on parle d’une eau coulante de rivière, d’une mer en furie, d’une terre que l’on écrase entre ses doigts, des brises légères ou de vents violents, des flammes ondulantes, le mouvement marque l’imagination. Même les eaux dormantes et stagnantes n’affectent l’âme que par le manque de mouvement ; cela peut être d’une terrifiante idée que de se demander le pouvoir et la force de cette eau qui pourtant a l’air inoffensive. Comme quoi l’image poétique encore une fois se révèle plus puissante que la réalité.

Si ces réflexions poétiques sont brèves, elles ne tentent que d’être à la hauteur des âmes débordant d’imagination, où métaphores et songes cohabitent. Dans l’indicible présence onirique fleurit le poème.


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