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Se défaire de l’invisibilité

Magali Thouvenin | Le Délit

La langue, comme outil d’expression, donne à voir certaines choses, en délaisse d’autres. La langue, comme outil de représentation, offre un espace à certaines personnes, en invisibilise d’autres. Elle est jolie en bouche, cette langue française, si complexe, compliquée et diversifiée. Elle accroche sur les sons, son écriture est parfois sans le sens, mais sa construction n’est pas le fruit d’un simple adon. Elle relève, comme toute langue, des idéaux, des valeurs et des biais de la société qui l’articule. J’aime la langue française mais je me bute parfois en l’utilisant. Je suis freinée par son aspect genré, par cette construction grammaticale qui m’oblige à m’ajouter si je veux m’y affirmer.

J’aime la langue française et je veut y exister. 

Je est constamment représentée à travers il lui eux

Je est nommée sans jamais l’être. 

Je est un dérangeant point médian, un e qui représente une écrasante collectivité. 

Je est ce nous, exclues par souci de concision. 

Je doit être incluse.

J’écoute d’une oreille distraite l’enseignante parler de pompiers et de mères à la maison, de premiers ministres et de gardiennes d’enfants, de patrons d’entreprise et d’infirmières auxiliaires. J’absorbe. 

Le langage permet une compréhension de l’existence. Ce qui est nommé, ce qui ne l’est pas, peut forger les esprits et leur offrir une représentation biaisée de la réalité. Quand le masculin l’emporte, je est invisible. À force de se répéter la règle, l’on prend collectivement l’habitude de l’invisibilité. 

Cette absence devient insidieusement la norme. 

J’écris avec minutie dans mon cahier les règles d’accords pour les groupes nominaux : si un groupe de personnes est composé de plusieurs femmes et d’un homme, il faut mettre au masculin. C’est le genre neutre, celui qui l’emporte et englobe tout. J’en prends note.

L’Académie française a décidé il y a 400 ans que le masculin est le genre noble. Derrière cette noblesse, je disparaît. Je est bâillonnée, sa représentation étouffée. On lui dit de se taire, que je est incluse dans les docteurs, les écrivains, les étudiants. Mais le langage est un outil à faire évoluer. Je insiste. 

Je ne me vois pas.

Je ne m’entends pas. 

Je n’existe pas. 

Je me fais gentiment expliquer par des hommes que l’écriture inclusive dans un texte dérange la lecture, rend le tout moins attrayant, moins fluide. Ils me répètent que le masculin, c’est tout le monde.

Je est une femme cisgenre ; qui d’autre s’efface quand le masculin l’emporte ? L’écriture inclusive peut représenter certaines identités, mais la réappropriation doit avoir lieu de tous les côtés. Je veut ouvrir la porte à une plus grande représentativité, une langue accueillante pour tous, toutes et tout ce qui existe entre ces deux pôles et au-delà. Le point médian n’est pas la seule manière de rendre la langue française plus inclusive. Est-ce une si grande douleur, de s’habituer à la lecture et à l’usage de nouvelles alternatives ? À l’accord en fonction de la majorité, de la proximité, de manière alternée ? 

Le langage et le pouvoir sont directement liés. 

Je veut reprendre ce pouvoir. 


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