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Vision émancipatoire du droit du travail

La professeure Adelle Blackett a été invitée par l’organisme Montréal en Action pour parler de discrimination en matière d’emploi.

Parker Le Bras-Brown

Le 23 septembre dernier a eu lieu le webinaire bilingue « Discrimination en matière d’emploi » organisé par Montréal en Action, un organisme de mobilisation citoyenne promouvant l’inclusion, la diversité et l’égalité à Montréal. 

La conférencière invitée, la professeure Adelle Blackett, enseigne à la Faculté de droit de l’Université McGill et fait de la recherche dans les domaines du droit du travail et de l’emploi, de la réglementation commerciale, du droit et du développement, de la critical race theory (théorie critique de la race) et de l’esclavage et du droit. 

À la lumière de la publication le 15 juin dernier du rapport et des recommandations de l’Office de consultation publique de Montréal (OCPM) sur le racisme et la discrimination systémique dans les compétences de la Ville de Montréal, la professeure Blackett a été invitée par Montréal en Action afin de discuter des enjeux de discrimination en matière d’emploi et de pistes de solution. 

Un enjeu actuel et ancien

La professeure Blackett a entamé sa présentation en soulignant le caractère fondamental du travail dans notre société. La conférencière a affirmé qu’en cette ère de COVID-19, l’importance critique du travail que l’on qualifie d’« essentiel » a été mise sous les projecteurs et a rendu inévitable le constat de la puissante et persistante « segmentation professionnelle » qui afflige notre société. 

En effet, les employé·e·s sous-payé·e·s et sans ressource, les « anges gardiens », seraient disproportionnément des membres de la communauté noire. Cette segmentation professionnelle basée sur la couleur de peau serait ancrée, selon la conférencière, dans des facteurs structurels de discrimination systémique. En refusant de défier cette stratification sociale via des changements de nature structurelle, la société limiterait les options des personnes racisées, définissant la place qu’elles devraient occuper sur le marché de l’emploi par la couleur de leur peau. 

« La racialisation demeure invisible au sens qu’elle n’est pas défiée »

La professeure Blackett a rappelé à plusieurs reprises durant la conférence que les enjeux de segmentation professionnelle des personnes racisées ne sont pas nouveaux. Elle a cité en exemple l’affaire du Centre maraîcher Eugène Guinois, où, en 2000 et 2001, des travailleur·se·s noir·e·s d’origine haïtienne avaient été exclu·e·s de la « cafétéria des blancs ».

Le rôle de Montréal 

La professeure Blackett a souligné le « rôle névralgique » que doit jouer la Ville de Montréal dans la lutte contre la discrimination en matière d’emploi : non seulement la Ville doit-elle agir à titre de guide envers la société, mais elle est également l’une des plus grandes employeuses de la région de Montréal. 

Le rapport de l’OCPM sur le racisme et la discrimination systémique dans les compétences de la Ville de Montréal, cité par la conférencière, « appelle à un redressement rigoureux qui demandera une réelle volonté politique et un engagement tout aussi important des services et arrondissements. » Cet appel est accompagné de la recommandation de fixer des cibles de représentativité contraignantes et spécifiques pour chacun des groupes visés (minorités visibles, minorités ethnoculturelles, autochtones, femmes, personnes en situation de handicap) et différenciées selon les catégories d’emploi.

Pour mettre en évidence la « possibilité de mieux faire » lorsqu’une politique de représentativité est mise en œuvre avec des cibles et des échéanciers, la professeure Blackett cite les démarches entreprises par la Société de transport de Montréal (STM). La STM s’étant dotée d’un plan d’accès à l’égalité en emploi, en 2017, 48% des personnes embauchées par la société faisaient partie des minorités visibles, des minorités ethniques ou des autochtones. Cette proportion était de 28,4% parmi l’ensemble des effectifs de la Ville de Montréal pour la même période. 

Au-delà d’une vision étroite

Pour évaluer sérieusement les progrès sociétaux en ce qui a trait à la discrimination en matière d’emploi, la professeure Blackett a souligné l’importance capitale de données désagrégées (divisées et réparties en unités plus petites pour souligner les problèmes qui appartiennent à des sous-groupes particuliers) et d’une analyse intersectionnelle. Sans ces deux éléments, la sous-représentation de groupes spécifiques, par exemple les membres de la communauté noire, risquerait d’être masquée. 

Appelant à élargir notre compréhension de la discrimination en matière d’emploi, la professeure Blackett a affirmé qu’une transformation sociale – qui reconnaîtrait explicitement et qui s’engagerait sérieusement contre la discrimination systémique – est de mise si la société souhaite véritablement devenir plus inclusive. Celle-ci devrait être ouverte à l’idée d’un changement des milieux de travail allant bien au-delà des accommodements raisonnables : il s’agirait d’un élargissement de l’idée même des individus ayant leur place dans les lieux de travail. 

« Il faut créer des conditions pour que [les personnes les plus marginalisées] puissent entrer sur le marché du travail d’une manière respectueuse de leur dignité »

Appelant à aller au-delà des traditionnels cadres législatifs servant à contrer la discrimination en matière d’emploi, la professeure Blackett a salué le travail politique et militant de Montréal en Action ; un travail allant, selon elle, au-delà de la performativité des innombrables recommandations émises au fil des ans. Le travail législatif, seul, faillirait à la tâche : « la mobilisation [et] l’organisation sont critiques » afin de créer un espace pour une vision émancipatoire au sein du droit du travail selon la professeure.

Biais, quotas et inconfort

Durant la période de questions qui a suivi sa présentation, la professeure Blackett a offert quelques pistes pour favoriser des processus de recrutement inclusifs. 

Il serait nécessaire de se délester de la supposition selon laquelle les biais seraient absents du recrutement professionnel ; ils seraient souvent présents de façon statistiquement démontrable et empêcheraient certaines personnes de pénétrer le marché du travail. Pour pallier l’impact de ces biais, il serait crucial de clarifier législativement les informations qui peuvent et ne peuvent pas être demandées aux candidat·e·s. La professeure a également cité certaines pratiques courantes telles les entrevues écrites ou encore la soumission de curriculum vitae sans nom. 

En ce qui a trait aux quotas favorisant l’emploi de personnes marginalisées, la professeure Blackett répond que ce sont des mesures nécessaires pour commencer à voir un composite reflétant la société sur l’ensemble du marché du travail. « Il faut cesser de percevoir une salle “normale” en une salle remplie d’hommes blancs non-handicapés» ; des quotas d’emploi avec des cibles et échéanciers fixes serviraient cette transformation sociétale que nous nous devons d’entreprendre, selon la conférencière. 

Pour toute entreprise reconnaissant son manque de diversité et cherchant à y remédier, la professeure Blackett a affirmé que tout milieu de travail mal à l’aise quant à sa représentativité déficiente est sur la bonne voie. « Commencez par être inconfortables, et commencez par être suffisamment inconfortables pour que vous agissiez pour changer la situation », a conclu la professeure Blackett. 


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