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Panier blues

Achat local, entreprises d’ici et philanthropie

Parker Le Bras-Brown | Le Délit

Le contexte

Ces temps COVID me rappellent une prise de bec (attention, c’est maintenant interdit : ne vous prenez plus les becs) lors d’une sortie avec un ami dans un restaurant.

Le tout est parti d’une anecdote qu’il m’a racontée. Et pour tout dire, un panier de fraises était à l’origine de la querelle :

Quand je suis revenu du marché avec un panier de fraises, locales et en saison, ma copine m’a dit que c’était un luxe, a‑t-il dit.

J’ai soutenu la thèse de sa copine, et mon ami, ses fraises. Après un ardent débat aux assises théoriques bancales, mon ami m’a finalement lancé :

Tu es probablement la seule personne qui pense comme ça.

Cette remarque m’est restée. Mes arguments, peu extravagants ou révolutionnaires à mes yeux, l’avaient choqué, lui qui d’habitude était mon allié politique. Alors que le Panier Bleu fait fureur, je vous fais ici état de l’argument des fraises luxueuses, dans l’espoir de ne pas être si seul que ça !

L’argumentaire

Argument de base : l’achat local (entendre aussi bio, de saison, etc.) est un privilège. Un privilège économique camouflé par la boiteuse présentation d’un choix ou devoir moral. L’achat local permet de sauver la planète et d’encourager les petites entreprises. Aussi, l’achat local permet à l’individu de hisser son statut éthique et moral en sauvant la planète et en encourageant les petites entreprises. Conséquemment, sont souvent évitées des questions de fond par rapport à cette nécessité d’en venir à un « choix » par rapport à quelque chose qui influence l’état du monde de manière critique.

Étant donné qu’un produit local ou biologique est souvent plus cher qu’un produit qui ne présente pas ces qualités, l’achat « responsable » est un privilège, car la différence de prix ne représente pas le même sacrifice proportionnellement aux revenus et besoins de tous. C’est une bonne action à laquelle les privilégiés ont plus facilement accès.

En l’absence de solution miracle à proposer, la question se pose : un choix peut-il être considéré moralement meilleur alors qu’il dépend d’un sacrifice inégal ? Peut-être, mais seulement si l’on rappelle scrupuleusement les conditions d’accès à ce choix. Acheter de façon « responsable » est conditionnel à la situation économique des individus. Il faut le répéter. Ce choix n’a pas de qualité de facto « responsable » et doit être nuancé. Si l’on ne reconnaît pas que ce « choix » est un privilège économique, l’achat dit « responsable », présenté comme un simple acte volontaire, camoufle des maux et étouffe de possibles solutions égalitaires aux problèmes locaux et mondiaux.

La solution (qui n’en est pas une)

Bien que je n’aie pas la solution, imaginons gérer la concurrence en réglementant les prix pour que le choix entre une pomme biologique et locale et une pomme importée soit strictement moral. 40 cent versus 40 cent, vais-je sauver la planète ou non ? Et encore, 40 cent, ce n’est pas la même chose pour tout le monde. Cependant, les multinationales ne pourraient plus profiter de l’accès privilégié aux marchés des démunis. Peut-on imaginer rendre économiquement accessible (obligatoire?) l’achat local et développer la production locale ? Peut-on vivre sans kiwis jusqu’à ce qu’ils poussent dans des conditions écoresponsables ici ? Amenons le libre marché et ses abus dans leurs derniers retranchements. Trouvons des solutions, plutôt que de feindre que c’est une question de bonne volonté. S’il était vraiment question de sauver la planète et d’encourager les entreprises d’ici, la législation stricte, le contrôle des prix et d’autres obstacles au libre marché seraient-elles des solutions plus égalitaires et performantes que le prétendu  « choix responsable » ?

Anticipons : « À mon épicerie zéro déchet, c’est le même prix qu’à l’épicerie. » 

Répondons : en termes de calorie par dollar, ce qui importe à ceux qui peinent à payer leur épicerie, rien ne bat les soldes de Maxi ou les fruits et légumes importés et suremballés des fruiteries. Même avec l’intention d’influencer positivement les gens à acheter « responsable », on peut tomber dans une dangereuse rhétorique : « les alternatives responsables à bon prix existent, alors il n’y a pas d’excuse pour ne pas acheter local et bio ». On n’est malheureusement pas loin de blâmer des boucs émissaires classiques : les pauvres qu’on pense paresseux. J’excuse les choix « irresponsables » s’ils sont inaccessibles, voire invisibles.

Conclusion

L’argument des fraises luxueuses :

  • La production locale, bio, etc., est préférable ;
  • Le cadre actuel d’achat, un genre de volontariat moral, n’est pas égalitaire ;
  • C’est un privilège économique présenté comme un choix ;
  • Ce cadre d’achat cache des idéologies plus profondes.

À mon avis, l’essence de la logique actuelle de l’achat « responsable » découle des mythes capitalistes d’une liberté de choix et de l’effort récompensé. Le choix et l’effort existent, mais il s’agira toujours d’abord de chance. Oui, acheter local est le bon choix à faire, mais s’il s’agit réellement d’un si bon choix, pourquoi n’est-il accessible qu’à ceux qui ont les moyens de le faire ? Pourquoi les conditions du bon choix sont-elles dictées par l’argent et, avant tout, les capitaux social et symbolique des individus ?

Notre monde tolère la misère. Encourager les petites entreprises, c’est mieux qu’encourager une multinationale. Reste que l’entrepreneuriat, dans notre système, c’est souvent la belle réussite ou l’échec tragique de quelques personnes, sans que les conditions de vie des miséreux ne changent. La philanthropie, ça aide, mais c’est réservé à certains. La philanthropie des pauvres c’est de donner leur vie à enrichir les philanthropes. Certains « bons » choix cachent des problèmes de fond... C’est bien de faire ces choix, bravo, mais il faut en même temps repenser le tout.

Enfin bref ! 

Afin que vous le sachiez, mon ami, lui, trouvait que mes arguments servaient l’indifférence par rapport aux responsabilités des individus, ce qui renforçait en bout de ligne la légitimité des grandes productions multinationales. Néanmoins, le but principal de cette boueuse déblatération était de remettre en question que ce « bon » choix soit présenté dans les médias de façon si neutre, si morale, sans contexte, naturellement, comme si ça allait de soi. Le Panier Bleu à Radio-Canada, ce n’est qu’un beau choix, alors que pour plusieurs, c’est un choix difficile.


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