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L’abstentionnisme, un parti pris

Regard critique sur l’essai de Francis Dupuis-Déri, qui promeut l’abstention de vote.

Evangéline Durand-Allizé | Le Délit

Le 30 septembre dernier, deux colis guettaient sagement mon retour dans ma boîte aux lettres. Les deux étaient attendus, mais l’ironie (et la contingence) a voulu qu’ils arrivent le même jour. Le premier était ma carte d’électeur, court message pour me mentionner que j’étais bel et bien sur les listes électorales et mandaté d’aller voter le 21 octobre prochain. Rien de nouveau sous le froid soleil d’automne, puisque j’en avais déjà fait la (certes peu excitante) expérience l’an dernier. Le second était une commande de lecture que Plus on est de fous, plus on lit ! m’envoyait à lire pour le mercredi 2 octobre : Nous n’irons plus aux urnes, plaidoyer pour l’abstention (2019) de Francis Dupuis-Déri, professeur de sciences politiques et d’études féministes à l’UQAM. Ce grinçant hasard me fit sourire : laquelle de ces deux courtes lectures allait ou n’allait pas m’emmener aux urnes à la fin du mois ? Cet article vise à vous donner le pourquoi de ma réponse, car, oui, j’irai voter, mais aussi des raisons pour lesquelles l’abstention n’est pas un acte à condamner pour autant. 

Un emballage qui fourvoie

Malgré un titre qui sent à plein nez les lettres grandiloquentes de la révolution, il n’en est rien. En ce sens, le sous-titre « plaidoyer pour l’abstention » est plus intéressant (et juste) que le titre. Il ne s’agit pas d’un manifeste, mais plutôt d’un essai ou d’un précis. L’ouvrage de 180 pages est divisé en 88 petits chapitres formant un tout plus ou moins cohérent. La lecture est à la fois digeste et informative puisque le langage évite toutes sophistications inutiles tandis que les exemples, notes de bas de page et anecdotes abondent. Le public ciblé est double : primo, les abstentionnistes (anarchistes) convaincu·e·s qui auront un ouvrage de plus à citer pour leur défense ; deuxio, les progressistes, les cyniques et les désillusionnés qui sembleraient n’avoir besoin que d’une (petite) poussée pour faire le saut vers l’abstentionnisme. Malgré cela, ne vous laissez pas impressionner par ce titre provocateur : il s’agit tout d’abord d’un excellent outil de référence pour bâtir une réflexion. 

Premier service

En commençant par les points forts, il est à noter que Dupuis-Déri dresse une excellente critique, fort bien documentée, du parlementarisme. L’abstentionniste (anarchiste) insiste entre autres sur le détournement qu’a subi le mot démocratie avec l’avènement de la république moderne. Un système, pour être démocratique, doit selon lui être basé sur une démocratie directe, soit par l’exercice du pouvoir du peuple par le peuple. En ce sens, le principe d’élection même serait un acte antidémocratique puisqu’il s’agirait d’une passation du pouvoir du peuple à une infime élite censée représenter les intérêts multiples et variés d’une multitude d’individus. La « démocratie » telle que nous la comprenons aujourd’hui n’est d’ailleurs pas basée sur la démocratie (directe) athénienne, mais sur le modèle du sénat romain. L’auteur se fait d’ailleurs un plaisir de citer le Petit manuel de campagne électorale de Quintus Cicéron (102–43 av. J.-C.) qui conseille au député « un mensonge de ta part plutôt qu’un refus ». Comme quoi les fausses promesses des politicien·ne·s n’ont pas été inventées avec la guillotine ! 

Mais à ne pas être dans une démocratie, dans quel système politique sommes-nous exactement ? Dans une aristocratie élective, nous répondrait Rousseau. Autrement dit, nous sommes dans un régime parlementaire gouverné et régi par une élite sociale. « L’aristocratie élective est souvent composée de “politiciens professionnels’’ […] et de membres des classes moyennes et supérieures », précise Dupuis-Déri. Cette aristocratie élective enlève encore plus de crédibilité au mythe de la représentation puisque les représentant·e·s sont majoritairement des hommes issus de classes sociales élevées, excluant de facto les groupes opprimés et minoritaires, notamment les personnes racisées, les femmes et les personnes autochtones. Démographiquement, l’échantillon échoue donc au test de la représentativité. En bref, Dupuis-Déri résume que « [l]’expression “démocratie représentative ” est donc un oxymore, une contradiction logique et politique, une imposture. »

Deuxième service

En plus de mettre à mal le régime parlementaire en soi, l’auteur illustre clairement une certaine hypocrisie et un certain double standard dans les discours anti-abstentionnistes traditionnels. Tout d’abord, bien des gens parlent du vote comme « devoir du·de la citoyen·ne », une sorte de bienséance politique, de savoir-vivre sophistiqué. Toutefois, cet appel au cœur patriotique semble s’essouffler lorsqu’il est soumis à d’autres conditions que les élections nationales. Par exemple, les taux d’abstention deviennent faramineux (et normalisés) lors des élections municipales (57,53% d’abstention pour Montréal en 2017) ou de commissions scolaires (en 2014, 5,54% de participation au Québec). Pourtant, les citoyen·ne·s gagneraient à s’impliquer au niveau local plutôt que de s’attendre à ce que la politique nationale gère des problèmes spécifiques liés à chaque région. Plus d’implication locale signifierait plus d’autonomie pour les instances de gestion citoyenne et, donc, plus d’impact sur l’environnement immédiat qui structure et constitue notre quotidien. Pour en revenir au vote, ce « devoir » en serait donc un tout relatif, un genre de beau veston que l’on met une fois tous les deux, voire quatre ans.

Est-ce que s’abstenir pour ne pas cautionner veut automatiquement dire que voter, c’est cautionner ? 

Ensuite, si bien des parlementaires nous incitent avec acharnement à nous rendre aux urnes pour leurs élections, eux·elles-mêmes sont parfois plutôt dissipé·e·s une fois élu·e·s. Pour exemple, Dupuis-Déri nous informe que « Philippe Couillard était absent de la chambre législative lors de 29% des votes sur des projets de loi » et, « à Ottawa, 25 députés ont raté plus de 25% des votes ». Ainsi, l’importance de ce fameux droit de vote ne prendrait sens pour la plupart des gens qu’une cinquantaine de jours tous  les deux ou quatre ans, soit le temps des élections nationales.

Le dessert

En résumé, il y a premièrement critique de l’usage du mot démocratie dont l’identité aurait été usurpée par une machine nommée régime parlementaire. Son deuxième nom, démocratie représentative, est également une imposture puisqu’il ne représente ni adéquatement (classe sociale, genre, ethnie), ni proportionnellement la société (possibilité d’un gouvernement majoritaire avec une forte minorité des votes). Il y a deuxièmement une forme de relativisation, de double standard et d’hypocrisie quant au « devoir moral » que représente le vote. Il y a donc une tentative de tromper l’électeur·rice, de lui faire croire en une illusion en montant tout autour de la politique un grand spectacle. En reprenant l’expression du penseur et militant français Guy Debord, on peut voir que la sphère politique s’éloigne de la société, des masses, en s’isolant derrière une représentation, derrière un spectacle. Dans La Société du Spectacle (1967), Debord affirme que « [le] spectacle ne veut en venir à rien d’autre qu’à lui-même », ce qui est également le cas des partis politiques. Le parti politique ne veut en venir qu’à son élection puis, si porté au pouvoir, à sa réélection. Ce principe est automatique et incessant chez les partis politiques. Ces derniers possèdent donc un fonctionnement similaire à celui du spectacle. Ainsi, si le mandat est le spectacle, on pourrait dire que les élections sont les auditions et, le vote, un billet pour assister à la représentation. 

L’arrière-goût

Bien que ce plaidoyer abstentionniste dépeint assez lucidement les tares de nos « démocraties » modernes, le texte reste loin d’être parfait. Le style essayistique est d’ailleurs cause de plusieurs inconforts de lecture. Premièrement, la ligne directrice est plutôt brouillonne d’un chapitre à l’autre. Cela laisse parfois le·la lecteur·rice seul·e dans un brouillard d’anecdotes et de statistiques. Ensuite, plusieurs chapitres censés être des contre-arguments, ou du moins des réponses pour justifier l’abstention, laissent le·la lecteur·rice sur sa faim. Il s’agit souvent de réponses décevantes, comme au chapitre Mais si personne ne votait ? Sa conclusion : « Et si un jour personne ne vote, on verra bien alors ce qu’il adviendra de notre système politique. Quoi qu’il en soit, je n’ai jamais bien compris en quoi cet  “ argument ” devrait convaincre les abstentionnistes de voter. » Le compliment pourrait être renvoyé. Finalement, le texte est peu convaincant puisque l’opinion de l’auteur y est rarement ardemment défendue. Il relate et rapporte beaucoup sans pour autant se positionner ou défendre un point de vue précis. Ainsi, plus souvent qu’autrement, il présente des faits plutôt que ne défend une cause. 

La difficile digestion

Toutefois, les lacunes structurelles et argumentatives de l’ouvrage ne sont pas ce qui m’a fait choisir mon carton de vote plutôt que l’abstention. L’un des principaux arguments en faveur de l’abstention, donné par Depuis-Déri, est le suivant : « En s’abstenant de voter, on refuse également d’être politiquement et moralement responsable de décisions et d’actions fondamentalement immorales » prises et portées par le gouvernement. Mais est-ce que s’abstenir pour ne pas cautionner veut automatiquement dire que voter, c’est cautionner ? Il y a selon moi ici une trop grande simplification de la problématique. Ce n’est pas parce qu’on use du système pour passer un message (comme l’importance que l’on accorde à l’environnement, par exemple) que l’on soutient automatiquement ledit système. Ce n’est pas parce que j’achète un billet de spectacle que je crois qu’il s’agit du réel. Cet argument réduit l’enjeu à un affrontement manichéen entre le tu votes, donc tu approuves et le tu ne votes pas donc tu désapprouves.

Pourquoi ne pourrait-on pas conjuguer désaveu politique et vote stratégique, par exemple ? Être un·e abstentionniste (anarchiste) convaincu·e, c’est aussi refuser de pouvoir éviter le pire. Dans certains cas, même les anarchistes convaincu·e·s ont lancé des campagnes de mobilisation, comme en France, en 2002, où ils·elles appelaient les gens à aller voter pour Jacques Chirac afin de bloquer Jean-Marie Le Pen. Parfois, quand la crise menace d’éclater, il faut voter. Ne serait-ce que pour ajouter un compte aux verts pas assez pleins.

En bref, oui, le 21 octobre prochain, j’irai voter. 


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