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Le pouvoir éthique du roman

Martha Nussbaum et l’imagination littéraire.

Parker Le Bras-Brown | Le Délit

« On peut lire Antigone le matin et être tortionnaire l’après-midi. Est-ce qu’il n’y a rien qui puisse nous donner un certain espoir qu’un jour se traduira dans la pragmatique de la conduite humaine personnelle l’illumination, l’extase, le coup de foudre qu’est un tel texte ? » – George Steiner

 

Le fait de vivre une expérience artistique peut-il faire de nous de meilleures personnes ? Si oui, y a‑t-il une forme d’art particulière qui favorise ce genre d’épanouissement éthique ? Ces questions obsèdent les philosophes depuis des milliers d’années : par exemple, Platon était profondément conscient des effets des arts sur l’éthique du public. Avec son curriculum au carrefour de la philosophie morale et de la culture, la philosophe américaine Martha Nussbaum est particulièrement bien placée pour penser ces questions. Dans son livre Poetic Justice, Nussbaum fait valoir le potentiel des romans réalistes afin de nous permettre de développer un point de vue éthique plus complet relativement aux vies de nos concitoyen·ne·s. En utilisant le roman Les temps difficiles de Charles Dickens en exemple, elle présente une vision profondément optimiste et humaniste du pouvoir éthique de l’art. Nussbaum oppose l’imagination littéraire promue par le roman à la raison utilitariste qui prédomine dans plusieurs sphères publiques, comme l’économie et le droit : cela afin de nous faire prendre conscience de l’importance d’évaluer les vies des autres qualitativement plutôt que quantitativement.

L’éducation Gradgrind

Le roman Les temps difficiles raconte le quotidien de plusieurs groupes sociaux, dont celui d’enfants élevés par l’enseignant Thomas Gradgrind. Ce dernier inculque à ses élèves une vision exclusivement rationnelle du monde, et c’est le côté réducteur de cette vision que Dickens et Nussbaum critiquent. Les enfants se font enseigner à toujours voir les faits, et seulement les faits, dans chaque situation. Le problème est que Gradgrind ne se contente pas simplement d’enseigner aux enfants l’importance des faits, il s’efforce aussi de les débarrasser de leur imagination, qu’il juge inutile. La vision de l’être humain véhiculée dans cette école est froide : tout le monde est un réservoir similaire de satisfaction, la seule et unique motivation des êtres humains est leur intérêt personnel. De plus, la philosophie Gradgrind est aveugle à l’individualité des élèves ; elle ne considère que le niveau de satisfaction des gens, sans se préoccuper des différences qualitatives de leurs vies. Ainsi, la méthode de l’enseignant visant à mesurer la qualité d’une vie relève de la quantification et non de la qualification. De plus, elle prend pour acquis que toute chose de valeur peut être mesurée sur une même échelle. Par exemple, pour mesurer la qualité de vie d’un ouvrier de son époque, Gradgrind pourrait conclure que celui-ci vit dans des conditions de pauvreté en se contentant de comparer son salaire à ses dépenses nécessaires. Et si l’éducateur apprenait l’existence des douleurs corporelles que subit cet ouvrier, il convertirait ces douleurs en quantité d’insatisfaction et en réduirait d’autant le score de qualité de vie. C’est cette réduction du qualitatif au quantitatif que Nussbaum dénonce. Une telle réduction explique pourquoi l’imagination est jugée inutile par Gradgrind : si la différence entre notre qualité de vie et celle des autres n’est qu’un degré de ce que nous avons déjà (la satisfaction), alors n’avons-nous pas vraiment besoin d’imagination (au sens d’imaginer la différence) pour comprendre ce que c’est d’être dans une autre situation de vie. 

Une clarification demeure néanmoins importante ici : Nussbaum n’essaie pas de s’attaquer à l’idée-même de l’économie ou de la science, bien au contraire. La philosophe voudrait qu’une science s’intéressant à la qualité de vie des personnes soit basée sur des critères plus variés que l’unique satisfaction, qui ne traduit pas la réalité humaine vécue à elle seule. Développer son imagination littéraire à travers la lecture de romans permettrait justement de découvrir ce genre de critères variés.

L’imagination littéraire

Ce qui fascine Nussbaum dans Les temps difficiles, c’est le contraste entre la façon froide et cruelle dont Gradgrind voit le monde et la façon humaine et empathique dont le narrateur s’intéresse à Gradgrind et à ses élèves en tant que personnes. Tandis que Gradgrind ne s’intéresse qu’à quelques aspects de la vie des gens, le narrateur suit l’homme dans son quotidien, décrivant amplement ses agissements, autant dans son enseignement que dans sa famille. Selon Nussbaum, le point de vue du roman nous invite à cultiver notre curiosité et notre empathie envers Gradgrind, à nous poser des questions sur lui : Quelles sont ses relations avec les membres de sa famille ? Maintient-il toujours sa philosophie réductrice ? Comment est-il devenu aussi mécanique ? Au-delà des réponses que le roman donne à ces questions, c’est sa capacité à provoquer chez le lecteur cet intérêt qualitatif envers la vie des personnages qui est importante pour Nussbaum. 

En suivant aussi les vies des élèves, le roman nous montre de nombreux exemples d’aspirations, de réussites et d’échecs. Il nous invite à nous demander : comment serait ma vie si j’étais ce personnage ? C’est en nous encourageant à nous identifier à ces personnages et à établir des liens entre leurs vies et la nôtre à travers l’espace-temps que le roman nous permet de cultiver une imagination littéraire, c’est-à-dire une imagination empathique qualitative. Nussbaum utilise ensuite l’imagination littéraire pour imaginer un système de calcul de qualité de vie qui prendrait en compte non pas un seul critère quantitatif, comme l’argent ou la satisfaction, mais plusieurs critères qualitatifs particulièrement importants, comme la santé et les relations sociales. Les romans réalistes comme Les temps difficiles nous montrent de façon convaincante l’importance de ces critères dans la vie de leurs personnages, nous poussant donc à nous interroger sur leur importance dans notre vie. C’est cela qui permet de voir les autres personnes selon le point de vue de l’imagination littéraire, qui demande « comment est-ce d’être toi ? ».

Finalement, Nussbaum suggère que, si sa philosophie qualitative et individuelle de la qualité de vie que nous donne l’imagination littéraire était adoptée dans plus de sphères publique—particulièrement au sein de l’économie et du droit—nos mesures pour la qualité de vie seraient beaucoup plus fidèles à la réalité et donc, beaucoup plus utiles. Ainsi, même la raison scientifique devrait adopter le point de vue littéraire plutôt que le point de vue de Gradgrind afin de se rapprocher le plus possible de la réalité. Considérant que Poetic Justice est paru en 1995, il pourrait être intéressant de savoir à quel point l’esprit de l’éducation Gradgrind est-il plus ou moins influent en économie aujourd’hui.

Une question de forme

Nussbaum affirme que le roman est la forme d’art la plus propice à favoriser le développement de notre vision éthique parce que son thème principal reste notre capacité à nous projeter, à nous imaginer, à la place d’autres personnes. Elle reconnaît que d’autres formes d’art, comme le cinéma ou le théâtre, permettent ce genre d’expérience, mais considère que le roman est la forme d’art populaire la plus utilisée dans le but de vivre cela. Toutefois, Nussbaum aura écrit Poetic Justice avant l’avènement de la réalité virtuelle, qui permet de se projeter dans un environnement, une époque ou même un corps différent. Il serait donc intéressant de se demander, à l’aube de la popularisation de cette technologie, si elle ne pourrait pas supplanter éventuellement le roman quant à sa capacité de stimuler notre imagination littéraire. Verra-t-on une époque où jouer aux jeux vidéo voudra dire travailler éthiquement sur nous-mêmes ? Peut-être serait-ce là l’aboutissement du projet empathique de Martha Nussbaum !

 

L’auteur tient à remercier Simon Tardif pour l’aide qu’il a apportée au choix de la thématique et aux références de cet article.


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