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Une éthique du futur

Shannon Vallor et l’empathie à l’ère technosociale.

Evangéline Durand-Allizé | Le Délit

Le lointain de l’indécidabilité n’est assurément pas quelque chose qui se trouverait ‘‘au-delà’’ ; c’est au contraire le plus proche d’un là qui n’est pas encore fondé par le fait d’être là, devenu lui-même instant, s’il est prêt pour ce qui oppose un refus, en tant que déferlement de la pleine essence de l’Être

Martin Heidegger

Qui d’entre nous ne se considère pas dans une quête personnelle visant à atteindre une bonne vie (a good life) ? Nous désirons tous, d’une façon ou d’une autre, une vie équilibrée, une vie que nous croyons vertueuse, heureuse, et empreinte de sens à la mesure de nos valeurs. À travers les époques, nombreux·ses sont ceux et celles qui ont tenté d’articuler les éléments nécessaires à la vie vertueuse ainsi que les moyens de les mettre en pratique. C’est notamment le cas des traditions aristotélicienne, confucienne, et bouddhiste, et c’est ce que fait, en s’appuyant sur ces trois courants, la philosophe Shannon Vallor dans son ouvrage Technology and the Virtues : A Philosophical Guide to a Future Worth Wanting. Vallor s’intéresse à la vertu et la bonne vie d’aujourd’hui, c’est-à-dire à comment conjuguer la meilleure vie possible et l’ère « technosociale », terme qu’elle utilise pour définir notre réalité, où ce n’est pas seulement l’individu qui est transformé par la technologie, mais bien des sociétés entières. Et comme elle le précise, ces changements ne requièrent rien de moins qu’une éthique complètement nouvelle, une éthique « technomorale » adaptée à notre réalité « technosociale ».

Pourquoi une éthique de la vertu ?

Vallor choisit de bâtir son modèle sur les traditions relevant de l’éthique de la vertu pour plusieurs raisons. Une d’entre elles concerne le fait que l’autrice entend bâtir une « éthique technomorale » ayant le potentiel de rejoindre un très grand nombre d’individus internationalement. Il est donc devenu impératif que les sources de cette nouvelle éthique technomorale tiennent compte des traditions bien au-delà de celles de l’Occident et d’Aristote. C’est pourquoi Vallor analyse avec profondeur les pensées confucienne et bouddhiste dans l’élaboration de sa propre éthique de la vertu, tout en prenant soin d’expliciter en quoi les trois traditions sont similaires et peuvent être qualifiées d’éthique de la vertu. Ces points en commun sont : 1) une conception du genre de vie bonne pour l’humain ; 2) une caractérisation des vertus morales en tant que traits de caractère ; 3) la culture du sens moral par la pratique délibérée et soutenue de la moralité  ;  4)  une idée générale de la nature humaine, ce par quoi l’on entend la manière qu’ont les gens d’être typiquement. Une autre raison pour laquelle Vallor préfère l’éthique de la vertu aux traditions conséquentialistes ou déontologiques est ce que les partisans de ces dernières reprochent bien souvent à leur rivale : de ne pas être assez précise dans sa distinction entre ce qui est moral et ce qui ne l’est pas, et donc, de ne pas guider notre moralité de façon assez claire. Cependant, Vallor préfère voir en cela quelque chose de plutôt avantageux  ; l’ère technosociale est à un tel point différente du passé, et notre futur si imprévisible, que nous ne pouvons nous contenter de règles strictes, établies dans un temps qui n’est pas le nôtre. Nous avons délibérément besoin de cette flexibilité et de cette adaptabilité que nous permet l’éthique de la vertu pour espérer nous épanouir dans notre réalité technosociale. Même si les douze vertus avec lesquelles Vallor croit que nous devrions bâtir notre nouvelle éthique technomorale — l’honnêteté, le courage, l’empathie, la civilité, le contrôle de soi, pour ne nommer que celles-là — sont présentes depuis des millénaires dans les traditions aristotélicienne, confucienne, et bouddhiste sous une forme ou une autre, l’autrice précise tout de même que ces vertus se devront d’être interprétées et mises en action bien différemment à l’ère technosociale, et que les détails devront être déterminés de façon collective, même si l’on peut imaginer la complexité d’une telle entreprise.

La technologie comme épreuve supplémentaire

Il nous faut cependant noter une difficulté supplémentaire s’ajoutant à cette tâche déjà herculéenne qu’est celle de définir la vie vertueuse à notre époque technosociale : l’omniprésence de la technologie elle-même, autant dans le quotidien de chacun que dans la structure de nos sociétés. La technologie rend encore plus difficile notre quête pour une vie vertueuse, puisqu’elle s’attaque directement à ce que Vallor appelle notre « attention morale ». L’attention morale nous est cruciale, puisqu’elle permet d’apprendre et de pratiquer de façon intentionnelle les vertus et de devenir meilleur·e·s. Essayer d’apprendre et de maitriser une idée ou une vertu sans y porter attention, et ce lorsque notre attention est captée de toute part, se situe quelque part entre l’impossible et l’inefficace, de là l’importance que l’on doit porter à l’attention morale.

L’empathie face à la technologie

Les manières par lesquelles la technologie empiète sur notre attention morale sont nombreuses, mais celle que l’on abordera ici concerne l’affaiblissement de notre empathie, l’une des vertus technomorales essentielles. En effet, l’empathie, comme nous le dit Vallor, est l’habileté de ressentir l’émotion d’une autre personne avec elle. Il ne s’agit pas seulement de se sentir concerné·e·s par l’émotion que vit cette personne, attitude qui relève davantage de la sympathie. Les deux sont néanmoins rapprochées, et l’une peut faciliter l’autre. Prenons l’exemple de Vallor où l’empathie que nous pourrions ressentir face à un·e vétérant·e de notre quartier ayant de la difficulté à s’adapter à son retour à la maison peut nous rendre plus sympathiques à la situation des milliers d’autres vétérant·e·s que nous ne connaissons pas personnellement, mais qui se trouvent eux-mêmes et elles-mêmes dans une situation similaire. Ces dispositions émotionnelles nous poussent aussi à agir en conséquence — j’aide le ou la vétérant·e dans mon quartier en lui cuisinant un bon plat et en lui tenant compagnie, ou je fais un don en argent à un organisme qui aide les vétérant·e·s à leur retour à la maison. Ce qui est clair, c’est que, pour accéder à l’empathie, je dois avoir une connexion directe avec la personne concernée je dois percevoir ses émotions pour être en mesure d’ensuite moi-même les ressentir. Mais comment cela est-il possible si, chaque minute, mon téléphone intelligent s’illumine, notification à l’écran, me suppliant de regarder ? Comment, à ma première rencontre avec cette nouvelle personne dans mon quartier, serais-je capable de percevoir ses émotions, de m’enquérir de son histoire, si je suis tellement absorbée dans mon écran que je ne fais qu’acquiescer, que je ne pense même pas à pousser la conversation ? Je ne pourrai simplement pas, puisque comme Vallor le précise, la recherche démontre que l’empathie prend du temps, du temps passé à porter attention à l’autre. En cela, la technologie transforme la façon dont nous passons notre temps au point d’en appauvrir nos relations interpersonnelles. 

Malgré le fait que nous ne pouvons pas, à l’heure actuelle, établir un lien causal entre l’omniprésence de la technologie et une baisse réelle ou imaginée de l’empathie chez l’humain, l’exemple précédent nous indique que la technologie peut néanmoins créer une distance morale entre les humains. Cette distance est marquée par l’absence d’empathie, qui ne cause à son tour rien de moins que la non-reconnaissance de l’humanité de l’autre. Pensons à la section « commentaires » sur n’importe quel forum ou site web, où un échange entre deux étranger·ère·s en vient presque automatiquement aux attaques personnelles et aux insultes les plus viles. L’empathie entre ces deux étranger·ère·s est inexistante, car il·elle·s ne perçoivent qu’un nom ou pseudonyme, parfois une photo, n’étant pas témoins des émotions que peut vivre l’autre personne — ni de son humanité —, trop enflammé·e·s pour même s’arrêter et y réfléchir. Au mieux, les deux étranger·ère·s ne pensent pas à l’autre et à ses potentielles émotions ; au pire, chacun·e ressent une haine viscérale envers cet·te étranger·ère devenu·e ennemi·e.

Bref, même si nous acceptons que la solution à notre épanouissement à l’ère technosociale réside dans une nouvelle éthique de la vertu, comme le propose Vallor, il serait également souhaitable de réfléchir aux idées de Paul Ricœur sur ceux et celles que chacun de nous appelle « l’étranger » ; il nous faut apprendre à connaitre l’étranger·ère, il nous faut développer de l’empathie pour cette personne, car cela nous permet d’apprendre à la connaître, mais aussi – par ricochet – d’apprendre à mieux nous connaitre nous-mêmes, ce par quoi l’on peut réaliser que nous sommes tous·tes un·e étrangé·ère aux yeux des autres. 

Oeuvres à consulter

Soi-même comme un autre (Ricoeur)

La condition d’étranger (Ricoeur)

L’enracinement (Weil)

Le Principe responsabilité (Jonas)

La critique de la chair (Stiegler)


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