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Projet de prison pour migrant·e·s à Laval, de l’hypocrisie à la révolte

Quels sont les enjeux du projet de construction du centre de détention ?

Solidarités sans Frontières

Mise en contexte


En juillet 2016, une cinquantaine de migrant·e·s détenu·e·s en Ontario amorcent une grève de la faim pour dénoncer leurs conditions de détention et réclamer l’abolition des détentions indéfinies des personnes migrantes. En réponse à leur mobilisation et à la suite des décès d’immigrant·e·s détenu·e·s, le gouvernement fédéral annonce, à l’été 2016, qu’il investira 138 millions de dollars pour créer, selon le ministre de la Sécurité publique Ralph Goodale, un « meilleur et plus juste système de détention d’immigration ».

Le gouvernement fédéral promet alors de trouver des « alternatives à la détention » et d’améliorer les conditions de détention des personnes migrantes se présentant au Canada. Élément vedette du « meilleur et plus juste système de détention d’immigration » : la construction d’une nouvelle prison pour migrant·e·s à Laval, juste à côté de la prison Leclerc. Cette prison pourra enfermer jusqu’à 158 personnes et se veut « plus humaine » que sa voisine. D’ailleurs, un terrain de jeu se retrouve même dans les plans, question de distraire les enfants qui y seront incarcéré·e·s.

McGill, le Canada et les droits de l’Homme

La liberté de circulation, garantie par l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme (Déclaration), donne à toute personne le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un État, de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays. Au sein du comité de rédaction de la Déclaration, composé de 9 membres parmi les 58 États participants à l’Assemblée générale des Nations Unies, siège John Peters Humphrey, un Canadien. Avocat, professeur à la Faculté de droit de l’Université McGill et doyen de cette même faculté pour quelques années, puis directeur fondateur de la Division des droits de l’homme de l’Organisation des Nations unies de 1946 à 1966 et président fondateur d’Amnesty International (Canada), John Peters Humphrey participe à la rédaction de la première ébauche de la Déclaration universelle des droits de l’Homme.

Le Canada est donc présent dès les premières ébauches de la Déclaration. L’idéal commun qu’il s’est engagé à tenter d’atteindre se reflète-t-il pour autant dans ses politiques en matière d’immigration ? Comment expliquer que 8781 migrant·e·s aient été détenu·e·s au Canada pendant l’année fiscale 2018–2019 ? (CIC DWS – Business Reporting – IHDA Datamart) Comment expliquer qu’en 2017 et 2018, 144 migrant·e·s mineur·e·s aient été détenu·e·s dans des Centres de surveillance de l’immigration (CSI) canadiens (Agence des services frontaliers du Canada)?

Nous nous sommes entretenues avec différentes personnes touchées par ce projet, y compris des membres de Solidarité sans frontières, afin de mieux comprendre les impacts de cette prison et les enjeux liés à la détention des migrant·e·s.

Solidarité sans frontières est un regroupement de personnes migrant·e·s et réfugié·e·s, d’allié·e·s et de supporteur·e·s, qui a été créé en 2003. Les demandes principales du groupe sont l’abolition de la détention des personnes migrantes, l’abolition de la déportation des personnes migrantes et la régularisation de toute personne vivant au Canada (un statut pour tout·e·s).


Laura Doyle Péan

Quels sont les enjeux du projet de construction du centre de détention ?

Le 16 octobre dernier, à la Faculté de droit de McGill, le comité étudiant RadLaw, un groupe abolitionniste non hiérarchique, recevait 2 membres de l’organisme Solidarité sans frontières, Mary Foster et Carmelo Monge, pour discuter du projet de construction de la prison pour personnes migrantes à Laval, de l’histoire de la détention des migrant·e·s au Canada et des enjeux juridiques s’y rattachant.

La détention : un processus colonial

« [Il est] impossible de parler de la détention des migrant·e·s au Canada sans commencer par rappeler que nous nous situons présentement sur des terres volées, a déclaré Mary au début de la conférence, et sans rappeler que les peuples autochtones sont surreprésentés à l’intérieur du système carcéral [canadien] ». Pour cette militante, alliée des luttes des personnes migrantes, la résistance à la détention est donc nécessairement une résistance au colonialisme. L’État canadien profite d’un système d’emprisonnement et de déportation afin de restreindre l’accès au pays à certains groupes de personnes pour faciliter la venue d’autres groupes pouvant l’aider à maintenir en place sa domination. Et ce n’est pas un phénomène nouveau. « D’ailleurs, a ajouté Mary, le Ministère de l’Immigration portait le nom du Ministère de l’Immigration et de la Colonisation jusqu’en 1936. » Notons que de nombreuses politiques dans l’histoire du Canada ont servi à encourager l’immigration blanche et à décourager, parallèlement, l’immigration de tout autre type de personnes. Cela s’est fait en imposant des droits d’entrée, des frais de débarquement, des accords bilatéraux de restrictions… Des mesures ont été prises pour limiter les voyages aux Asiatiques lors de la Première Guerre mondiale, et aux migrant·e·s noir·e·s au début des années 1900. Le gouvernement ordonnait alors « aux inspecteurs de l’immigration et aux assistants médicaux qui travaillent à la frontière américaine de n’accepter aucun Noir et d’invoquer des raisons médicales » (Encyclopédie canadienne). Les manifestations de cette violence coloniale dans l’histoire canadienne sont donc nombreuses.

Portrait des détenu·e·s

La Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés permet à l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) d’arrêter ou de détenir toute personne migrante — tant ceux·celles qui sont ici sans la permission de l’État canadien que des résident·e·s permanent·e·s — soupçonné·e·s d’être une « menace » à la sécurité publique, sujette à ne pas se présenter à son audience ou dont l’identité est remise en question. L’observation des statistiques annuelles de détention de l’ASFC montre que la peur qu’une personne ne se présente pas à son audience est l’excuse utilisée dans la plupart des cas de détention. Ainsi, a expliqué Mary lors de la conférence, toute personne faisant part à un agent frontalier de son impossibilité de retourner dans son pays d’origine, pour des raisons de sécurité, est à risque de se faire arrêter. Par ailleurs, la caractérisation de « menace à la sécurité publique » est très large. En effet, une personne jugée à risque de suicide peut être considérée comme telle. Pour ce qui est de la durée des détentions, la loi ne prévoit aucune limite, ce qui fait que les personnes détenues se retrouvent dans une situation d’extrême incertitude en attente de leur jugement et de leur possible déportation. Certaines personnes, a expliqué Carmelo, se retrouvent dans ces établissements pendant des années. 

Le gouvernement prétend que ce nouvel établissement sera « plus humain » que les précédents. Les membres de Solidarité sans frontières ont tenu à rappeler qu’il n’existe pas de prison qui soit humaine, et que peu importe si les barreaux de la prison sont apparents ou pas de l’extérieur, ces derniers ont tout de même les mêmes effets sur les individus détenus : développement de problèmes d’anxiété, cauchemars, troubles alimentaires ou dépression ne sont que quelques-unes des conséquences possibles et observées chez les individus détenus, conséquences qui peuvent parfois durer bien après la libération et marquer toute une vie. 

S’ajoute également à ces conséquences le déchirement des familles et des communautés des individus détenu·e·s, de même que les conséquences sociales sur leurs enfants, qui sont soit séparé·e·s de leur famille, soit privé·e·s d’un accès à l’éducation décent, et qui perdent toute envie de jouer.

Des ressources inaccessibles

De nombreuses barrières — autres que celles des murs de leur prison — s’imposent aux personnes migrantes en détention. Entre autres, un manque d’avocat·e·s en immigration prêt·e·s et aptes à accompagner ces individus de façon bénévole ou à tarif réduit. En avril, le Gouvernement progressiste conservateur de Doug Ford en Ontario a éliminé le financement de l’aide juridique pour les services pour l’immigration et les réfugié·e·s, réduisant de 30% le budget annuel d’associations comme Legal Aid Ontario, qui se sont retrouvées obligées de refuser de prendre de nouveaux dossiers, faute de moyens financiers. Partout à travers le pays, des personnes migrantes détenues dans les centres de détention ou dans des prisons provinciales, comme si elles étaient des criminelles, se retrouvent à devoir écrire leur propre défense pour leur procès, n’ayant pas les moyens financiers pour payer un·e avocat·e. Par ailleurs, les barrières linguistiques empêchent plusieurs personnes de comprendre adéquatement les conditions de leur détention et de préparer correctement leur défense. « Si tu ne connais pas le pays, ne parle pas la langue, il est beaucoup plus difficile d’avoir accès aux ressources, de savoir quels sont tes droits », a mentionné Carmelo. Des réseaux d’aide, comme Solidarité sans frontières, existent, mais combien sont ceux et celles qui les connaissent avant d’être incarcéré·e·s ?

Solidarité sans frontières appelle à l’abandon complet du projet de construction de la prison à Laval. La vision de SSF s’étend toutefois au-delà de l’opposition à la prison à Laval, a conclu Mary : « Notre but est d’abolir la détention [des migrant·e·s] au Canada ». Cependant, d’ici à ce que les trois demandes du regroupement ( la fin de la détention des migrant.e.s, la fin de la déportation des migrant.e.s et un statut pour tous·tes ) ne soient adressées, il faudra aussi trouver des façons d’adresser les barrières systémiques et linguistiques empêchant les personnes présentement en détention de connaître leurs droits et d’accéder aux ressources légales, psychologiques et sociales nécessaires à leur bien-être et à leur sécurité .

Découvrez la suite de notre enquête : « Personne n’est illégal·e sur des terres volées » et « La violence est silencieuse », rencontre avec Carmelo Monge, qui partage son expérience en tant qu’ex-détenu.


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