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« Personne n’est illégal·e sur des terres volées »

Qui s’oppose au projet de construction du centre de détention de migrant·e·s ?

Webmestre, Le Délit | Le Délit

Fatima Gabriela Salazar Gomez a quitté le Pérou avec sa mère et son frère, alors un bambin, lorsqu’elle avait 6 ans. Ils arrivent à Miami en 1999, mais, face aux conditions de travail médiocres et au refus du gouvernement des États-Unis à leur donner la citoyenneté, décident d’aller s’établir au Canada avec un visa de touristes. Ils se font expulser du pays et doivent repartir aux États-Unis, où ils vivent sans papiers pendant 1 an et se partagent à trois un matelas dans un sous-sol. Résiliente, la mère de Fatima décide de retenter sa chance au Canada. Nous sommes alors pendant la dictature d’Alberto Fujimori, ce qui facilite le processus de demande d’asile. Fatima, sa mère et son frère traversent donc à pied la frontière États-Unis-Canada et se font interpeller par les douaniers américains. Toute la famille est en pleurs, et le frère de Fatima supplie la douanière de ne pas tuer sa mère. Finalement, les douaniers les laissent passer, mais non sans conséquence : Fatima a été barrée des États-Unis pendant 10 ans, et se fait maintenant questionner sur ces événements à chaque fois qu’elle passe les douanes. « À jamais, je resterai pour eux une personne ayant vécu de manière ‘‘undocumented’’».

Militante, féministe, étudiante engagée et citoyenne canadienne, Fatima fait maintenant un projet de maîtrise en communication à l’UdeM sur la représentation sociale de la Latina dans la culture québécoise, et travaille comme consultante pour le projet MTLElles qui vise la participation égalitaire des femmes à la vie démocratique municipale et communautaire. Lorsque je lui parle du projet de prison à Laval, celle qui autrefois était réfugiée politique au Canada s’insurge. « C’est un projet déshumanisant et empli d’une immense violence coloniale et raciste », me dit-elle. « Personne n’est illégal sur des terres volées ». Elle espère que le travail de sensibilisation et de mobilisation effectué par les différents groupes d’activistes s’opposant à la prison, notamment Solidarité sans Frontières (SSF), mais aussi par les 80 autres organismes signataires de la déclaration contre la construction de la prison, en feront réfléchir plusieurs quant aux enjeux liés à la migration. « Plus de personnes que vous ne le pensez sont affectées par ces politiques », me dit-elle.

« C’est un projet déshumanisant et empli d’une immense violence coloniale et raciste » – Fatima Gabriela

Des cibles différentes

M. Smith*, président d’une des compagnies qui avaient été approchées par le gouvernement pour soumissionner pendant l’appel de projets pour la construction de la prison à Laval, m’a accordé une demi-heure pour discuter des enjeux liés à la prison. Son message principal : lui, ses employé·e·s et les autres compagnies ayant été approchées ne sont pas tous « des monstres racistes et pro Trump ». Au moment où nous nous sommes parlé, fin mars 2019, la compagnie de M. Smith n’avait pas encore répondu à l’appel de projets, mais ne rejetait pas la possibilité de le faire, malgré la forte pression publique l’appelant à ne pas s’impliquer dans ce processus. M. Smith m’a confié que près d’une centaine de personnes l’avaient appelé en l’espace de quelques semaines pour lui demander de se retirer de ce projet « moralement répréhensible », pour reprendre leurs mots. Pour M. Smith, cependant, il s’agit bien « d’un contrat comme un autre », en ce sens que ce n’est pas l’aspect moral, mais plutôt les critères financiers qui le guident dans les prises de décision pour son entreprise. « Des contrats de 50 millions, on n’en voit pas tous les jours », me confie-t-il. Ce montant représente de quoi sécuriser une année financière complète pour une entreprise petite comme la sienne. « Mes employé·e·s doivent nourrir leurs enfants, je dois penser à eux aussi ». Lorsque je le questionne sur la moralité de nourrir ses enfants en enfermant ceux des autres, il m’avoue ne pas approuver totalement le projet. Cependant, il a l’impression que les activistes ne se tournent pas vers les « bons coupables » en s’adressant aux compagnies. « C’est l’État qu’on doit blâmer » me dit-il. « Après tout, c’est lui qui finance le projet ».

Au final, ce n’est pas la compagnie de M.Smith, mais les entreprises Lemay et Groupe A, deux firmes d’architecture basées respectivement à Montréal et à Québec, qui ont signé des contrats pour la conception des plans de construction de la prison. L’entrepreneur général Construction Tisseur Inc., dont le siège social est basé à Val-David, a quant à lui obtenu, en juillet, le contrat pour superviser la construction de la nouvelle prison. Ses travaux sur le site ont commencé le 5 août. Après que plus de 70 personnes se soient rassemblées devant les bureaux de l’entrepreneur pour la première d’une série d’actions déterminées à dénoncer la violence du système de détention du Canada, Tisseur a obtenu de la Cour Supérieure du Québec une injonction juridique contre le réseau de justice migrante Solidarité sans frontières empêchant les membres de SSF de manifester devant leur siège social. L’injonction, qui devait durer jusqu’au 1er septembre, a ensuite été renouvelée jusqu’au 31 octobre. « Les propriétaires de Tisseur aiment présenter leur compagnie comme une entreprise socialement responsable, mais ils profitent de la misère et de la violence auxquelles le gouvernement canadien contraint les migrant·e·s » a déclaré Amy Darwish de Solidarité sans frontières, lors de l’occupation devant les bureaux de Tisseur.

« Les propriétaires de Tisseur […] profitent de la misère et de la violence auxquelles le gouvernement canadien contraint les migrant·e·s »

L’image du·de la migrant·e

Fatima me parle beaucoup du pouvoir des mots et des images qui y sont associées. « Le pouvoir des mots est tellement important dans une société qui valorise la connaissance. Ce serait faux de penser que [le langage utilisé pour parler des personnes migrantes] est anodin. » Associer le mot « illégal » au mot « immigrant·e », comme le font certains médias pour parler de personnes se présentant de façon irrégulière à une frontière, de migrant·e·s et de demandeur·euse·s d’asile, ça frappe fort l’imaginaire et c’est aussi extrêmement péjoratif : « Quand tu te présentes à la frontière, oui, tu es migrante, mais tu es aussi une mère, une fille, une citoyenne d’un autre pays. Lorsque les journalistes parlent de toi d’une telle façon, c’est déshumanisant. La population se fait une image de toi sans savoir tout ce que tu as vécu, juge de ton sort avant même que le gouvernement n’ait à le faire ».

La détention est-elle nécessaire ?

Dans son essai La prison est-elle obsolète ?, paru pour la première fois en avril 2003 (Are prisons obsolete ?, en anglais, ndlr) et analysant les soubassements racistes et sexistes du système carcéral américain, Angela Davis écrit : « Dans l’ensemble, les gens considèrent la prison comme un fait acquis. Ils ont du mal à imaginer une société sans elle. En même temps, nul n’a envie de regarder la réalité carcérale en face, de découvrir ce qui se passe vraiment à l’intérieur de ces lieux. » (p.17)

Le parallèle avec la situation carcérale des migrant·e·s au Canada est facile à faire. Peu s’intéressent aux conditions des migrant·e·s à l’intérieur de ces « Centres de surveillance de l’immigration », qu’ils peinent à nommer par ce qu’ils sont réellement : des prisons. Beaucoup tentent de se convaincre qu’ils doivent être plus ou moins agréables, considérant la présence d’un terrain de jeu pour enfants, l’absence de barreaux visibles de l’extérieur. Très rares sont ceux qui parviennent à imaginer un paysage canadien sans centres de détention pour migrant·e·s. « Qu’est-ce qu’on fait si on sait que quelqu’un ne se présentera pas à son procès pour être déporté ? », a demandé l’une des membres de l’assistance lors de la conférence du 16 octobre. « Quelles sont les alternatives ? ».

Bien que l’emprisonnement de migrant·e·s ne soit pas un phénomène nouveau au Canada et fasse partie d’une longue histoire de violations des droits humains et de déportation, il est bon de se rappeler qu’il

n’en a pas toujours été ainsi — et que d’autres alternatives existent. En effet, le gouvernement fédéral loue parfois des chambres d’hôtels ou des résidences universitaires pour y héberger des familles et personnes demandeuses d’asile. Pour M. Smith*, la décision du gouvernement de se tourner vers la construction d’une prison pour migrants plutôt que de favoriser l’hébergement temporaire dans des lieux plus humains pourrait s’expliquer par un facteur strictement économique : « Alors qu’il en coûte cher à l’État de louer des chambres d’hôtels et chambres de résidence, ce qui empêche aux propriétaires de ces établissements de les rendre disponibles à d’autres clients, la construction d’une prison représente davantage un investissement qu’une dépense, car le centre de détention pourra être revendu dans plusieurs années, ce qui permettra de rembourser la plupart des dépenses que sa construction aura engendrées. C’est un peu comme l’achat d’une maison », résume-t-il. La question se pose alors à savoir si l’État canadien préfère protéger ses finances ou protéger les 

droits humains.

« La possibilité de bloquer la prison dépendra de la prise de conscience de la population », a dit Mary, représentante de SSF, lors de la conférence organisée par RadLaw le 16 octobre. « Il faut que les gens en parlent autour d’eux, se partagent des articles, réalisent ce qui se passe à côté de chez nous ».  La construction devrait être terminée pour 2021, à moins qu’elle ne soit bloquée par des citoyen·ne·s.

*Nom fictif, le nom de cette personne a été modifié à sa demande


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